Entre 1887 et 1917, Paul François Arnold Cardon, alias Dornac, entreprend une vaste collection photographique intitulée « Nos contemporains chez eux ». Riche des 531 visages appartenant à 238 sujets et quelques inconnus1, tous insérés dans leurs décors domestiques ou/et professionnels, cette collection possède un double intérêt : archivistique d’une part, car il s'agit de l’un des plus riches panoramas de la vie intellectuelle et artistique française ; médiologique, d’autre part, puisque cette mine visuelle s’inscrit dans une sorte d’entre-chien-et-loup historique qui voit se superposer les archaïsmes de portraits photographiques encore marqués par les codes picturaux, et par ailleurs, à l’ère du cinématographe naissant, le basculement dans le régime de la figuration spontanée dont les 1425 personnalités Pathé, et les 1734 portraits Gaumont2 forment un gisement encore peu exploité.
Or ce tuilage historique offre à l’analyste une fenêtre d’observation de choix. Sur les 116 écrivains et 72 artistes saisis par Dornac, soit 188 personnalités, 573 sont également filmés par Pathé ou Gaumont (Fig. 1).
Fig. 1. Représentation schématique du corpus.
C’est bien cette intersection des corpus photographique et cinématographique qui nous intéresse plus particulièrement, dans la mesure où elle permet d’observer les faits de mutation médiatique de la scénographie de l’écrivain et de l’artiste. Et au sein de cette intersection, une catégorie plus spécifique nous servira de repère, de marqueur, si l’on veut : l’objet4. Dans la mesure où l’approche « cratylienne » des corps photographiés, selon laquelle un rapport de nécessité s’établirait entre le corps (signifiant) et le génie (signifié), révèle son insuffisance, puisqu’on n’a pas toujours le visage de son génie, l’objet, noble ou symbolique, dans le portrait photographique, put en effet être appréhendé comme un mode de réparation de la sacralité. D’où cette question : dans quelle mesure l’objet essaie-t-il de sauver, en régime médiatique, la dimension muséographique du portrait, et de résister, par sa permanence, au régime de la péremption ? D’une expression médiatique à l’autre, l’hypothèse d’une raréfaction progressive de l’objet, avant sa quasi-totale disparition, semble en réalité se présenter. Une hypothèse est que, d’abord partie prenante d’un régime in praesentia, l’objet se trouverait soumis à l’injonction de la concentration et de la signification symboliques, avant de connaître une mue socio-historique qui l’inscrirait dans la trivialité et la pléthore. Puis on passerait de ce régime de la présence par concentration symbolique ou multiplication pléthorique à un régime in absentia soumettant le sujet, privé de la « béquille » de l’objet, à la nécessité d’inventer un comportement médiatique. Au fil de cette grande liquidation des objets, tout, donc, devrait disparaître, pour ne plus laisser place qu’aux nouvelles significations du corps en mouvement.
Commençons par une délimitation précise de notre corpus des 57 personnalités au moins ayant connu à la fois l’appareil photographique de Dornac, et les opérateurs du « Pathé-Journal », soit deux modes de saisie radicalement différents. Dornac, qui réalise entre 1888 et 1899 des épreuves sur papier albuminé de grand format (20*25 ordinairement) montées sur support cartonné, puis, entre 1903 et 1910, des épreuves sur papier citrate de format 10*175, n’exploite pas le potentiel de l’instantané : ses sujets, cernés par la syntaxe insistante des objets, se pétrifient pour la postérité. Tout autre est la perspective des portraits filmés qui relève de l’expérimentation hasardeuse plutôt que de la formule codifiée héritée de la rhétorique des symboles, même si cette dernière marque encore quelques signes de résistance.
Mais qui sont les 57 sujets photographiques partagés par les collections photographique et cinématographique ? En voici la liste, qui se divise en deux catégories générales : les artistes (peintres, sculpteurs, comédiens), au nombre de 19, et les écrivains (poètes, romanciers, dramaturges), au nombre de 38 (Fig. 2).
Fig. 2. Détail du corpus des écrivains et artistes à la fois photographiés par Dornac et filmés par Pathé.
Si ce corpus laisse sur le bas-côté un certain nombre de figures dont l’absence est partiellement due, pour 15 d’entre elles, à une incompatibilité historique avec les débuts du cinématographe (Renan, Verlaine, Mallarmé, Sarcey…), la proportion des bénéficiaires de la double expérience photographique et cinématographique y est tout à fait significative, puisqu’un peu plus de 30% des écrivains et artistes immortalisés par Dornac expérimenteront le cinématographe. On peut même établir, quantitativement et qualitativement, que le passage du « portrait Dornac » au « portrait Pathé » relève davantage du fondu-enchaîné que de la rupture iconographique, et ce pour deux raisons. La première est chronologique. Dans la plupart des cas en effet, notamment pour des raisons techniques, les apparitions « Pathé-Gaumont » sont postérieures aux saisies photographiques de Dornac, ainsi que le révèle la juxtaposition des visages photographiés puis filmés, tels ceux, touchants et vieillissants, de Camille Flammarion (Fig. 3a et 3b)6, plus « photogénique » dans un gros-plan cinématographique que dans la capture photographique de sa dilution parmi les objets du quotidien : ce sont donc les « outrages du temps » qu’il est donné d’observer dans les corps penchés ou les têtes blanches des grands de ce monde, ou bien encore les processus biographiques de consécration institutionnelle qui viennent couronner une longue carrière. Ces derniers établissent une transition non seulement externe, entre les séries photographique et filmique, mais également interne, au sein du seul corpus filmique, le ballet des scènes d’entrée à l’Académie française scandant la disparition de l’un et l’entrée de l’autre : En 1924, Albert Besnard succède ainsi au défunt Pierre Loti (Fig. 4)7, de même qu’en 1922, Bergerat a remplacé Paul Margueritte à l’Académie Goncourt et ainsi de suite, la scène d’intronisation académique inscrivant le portrait filmé dans le régime patrimonial et continu de la transmission. Mais de la série photographique à la cinématographique, le fondu-enchaîné est également esthétique, un certain nombre de portraits filmés prolongeant les scénographies des objets mises en place par Dornac, avec leur lexique et leur syntaxe précis.
Le mouvement est simple : entre la série Nos contemporains chez eux de Dornac et les premiers portraits filmés s’opère une transition que l’on peut expliquer comme un donné technique, ou interpréter comme un déplacement de l’attention, un glissement du régime de représentation : on passe d’une surcharge sémiologique et d’un encombrement physique et spatial proche de la saturation, visant à penser la permanence, à inscrire l’artiste dans un temps long, stable, vers une pensée de la capture de l’éphémère, de l’expression fugitive qui, le mot d’ordre étant la mobilité, l’instant, a moins besoin de s’appuyer sur un dispositif spatial.
Il s’agit donc de proposer une réflexion sur l’instrumentalisation sémiologique des objets dans le portrait photographique, qu’elle ait fonction de symbolisation, de description sociologique ou de fabrique d’une sorte de culture matérielle des classes vocationnelles. Or cette réflexion suscite de multiples questions. Quelle culture matérielle le portrait photographique au XIXe siècle choisit-il précisément de mettre en représentation ? Quid de la période-charnière des XIXe-XXe siècles ? Dans la mesure où elle est à la fois celle de la consolidation de la légitimité médiatique et culturelle de la photographie, celle des premières images filmées et d’un renouveau de l’émerveillement devant les prodiges de la représentation, celle de la fluctuation du statut conceptuel et fantasmatique de ces images qui bougent – patrimonialisation, actualité, instantanéité, bouleversement de la notion d’archive, etc. –, quels régimes d’existence des objets cette période met-elle en œuvre ? De quelle expérience la photographie d’« artiste/écrivain avec objet » (choisi ou rare), et la photographie d’« artiste/écrivain au milieu d’objets » (en cohorte, en système) rendent-elles compte, qu’il s’agisse de l’expérience du sujet photographié ou de celle du spectateur ? Quel agencement d’objets le photographe et le modèle choisissent-ils de faire voir et de faire valoir (c’est-à-dire d’instituer en valeur) ?
Étant destiné, dès les premiers portraits photographiques, à la construction d’une mémoire qui sert de modèle ou d’héritage, ce faire voir / faire valoir va, d’emblée, se déployer à la fois dans la réception immédiate et dans la durée. Mais il se trouve également aux prises avec une problématique nouvelle pour le sujet photographié, dans la mesure où le portrait peint ne la posait pas en ces termes : celle de la transformation de soi en image, certes, mais en image qui est un objet dont la manipulation, l’échange, la circulation, le rassemblement en collection, en album, etc. procèdent de la gestion mémorielle – de la gestion de biens mémoriels – dont il s’agit de contrôler les signes.
Dans le cas des photographies de personnages illustres, la problématique mémorielle, qui se joue aussi pour les gens du commun au sein de la sphère familiale, se formule également comme une entreprise prescriptive et pédagogique qui s’amplifie pour prendre une dimension publique, médiatique et patrimoniale. Quelle image de soi passera à la postérité ? Quelle armature matérielle offrir au corps qui n’est qu’un corps pour qu’il fasse date et signifie plus intensément que d’autres carcasses humaines ? Les objets choisis seront investis de vertus sémiologiques et symbolisantes, soit hors des fonctions et usages ordinaires, soit par surdétermination de leur fonction ainsi soulignée, en particulier quand il s’agit d’instruments de travail chargés de pointer l’exercice. Une plume photographiée (Fig. 5) n’ayant ainsi pas de fonction d’usage, mais une fonction de soulignement de l’écriture comme métier et comme vocation, ces objets passent dans l’ordre supérieur des significations.
Fig. 5. Jules Clarétie (détail, 1891) et Ferdinand Brunetière (1899) à leurs plumes, par Dornac. Respectivement carte postale (coll. part.) et Musée Carnavalet (Paris). CODML, 52 et 38A.
Il s’agit donc d’éviter toute manifestation incontrôlée de la vie matérielle, en particulier le surgissement intempestif d’un détail qui ne serait que le référent d’une réalité ordinaire brute, non sublimable. Est ainsi visée la résolution hyper-contrôlée du dilemme du détail par la mise en œuvre du principe de son nécessaire sacrifice. Le détail matériel n’est vertueux que dans la mesure où il fait trace, où il est identifié comme empreinte de l’illustre personnage dont il permet ainsi de s’approcher, suscitant une émotion de proximité sensible. Parce que le matériel « cru », juste fonctionnel ou non signifiant, est inacceptable, il s’agit de le spiritualiser et / ou d’en faire un relais sémiologique fort, qu’il soit symbole ou indice.
Mis à part le mobilier de posture corporelle qui sert à s’accouder ou à s’appuyer pour structurer le corps et l’inscrire dans l’espace, grâce aux cheminées, guéridons et autres demi-colonnes romaines, ou grâce à quelques bureaux (Fig. 6), l’objet, avant la période Dornac, est soit inexistant, soit censuré, soit indésirable, dans la mesure où il forme une entrave à la relation de vérité psychique ou spirituelle avec le sujet, et où il peut être considéré comme un artifice maladroit. Il n’y a donc pour ainsi dire pas d’objets chez Nadar.
Fig 6. Jules Janin photographié par Bertall. Vers 1885 ? Coll. part.
De fait – et c’est tout sauf un hasard –, la vogue de la carte de visite réalisée en studio donne une place aux objets dans le portrait. C’est Disdéri, homme du Second Empire bien disposé envers la vie matérielle, photographe officiel et exclusif de l’Exposition universelle de 1855, commis-voyageur avant de faire fortune dans la photographie, qui en est l’initiateur, avec son magasin d’accessoires en studio, véritable coulisse de théâtre où l’on choisit le mobilier et les attributs de la scénarisation de soi (Fig. 7), avec les absurdités que l’on sait, mais qu’il faut considérer comme une étape historique et quasiment comme un moment théorique de réflexion sur la fonction des objets dans l’art du portrait. Disdéri, au sujet duquel on gagnerait à sortir du jugement normatif relatif à la valeur esthétique ou idéologique, est intéressant parce qu’il élabore une proposition qui articule le dilemme typologie / individuation que rencontre le portraitiste – est-ce un être pris dans son essence individuelle, que l’on montre, ou un type socio-professionnel ? – avec la fonction symbolique de l’objet qui vient partiellement résoudre ce dilemme8.
Fig. 7. Arsène Houssaye, par Disdéri, entre 1857 et 1865, coll. part.
Avec le déplacement de l’espace impersonnel du studio (Disdéri) vers l’espace privé (Dornac), on passe d’un régime de quasi-inexistence des objets ou de symbolisation artificielle à un régime de débordement à effet d’ancrage sociologique et à portée naturalisante, dans tous les sens du terme, puisqu’un certain nombre de photographies relèvent de la nature morte avec figure artiste (Fig. 8 et 9).
Dornac entreprend donc de faire l’éthologie d’une sélection d’artistes, d’écrivains et de savants, photographiés dans leur milieu matériel, ce biotope d’observation constitué par le bureau, l’atelier ou le laboratoire. Il participe ainsi à la fabrique des célébrités, selon un canevas visuel qui élabore, en modèle standardisé, un récit de la vie intellectuelle, et qui devient une entreprise publicitaire et normative puisque, ainsi que l’indique la réclame qui accompagne les photographies,
M. DORNAC informe toutes les personnes qui désireraient être représentées dans un milieu d’art ou de souvenirs, de façon naturelle avec une pleine réussite, qu’il se tient à leur disposition9.
Il inaugure alors un nouveau cadre de la représentation de soi avec une double finalité ou fonction de la représentation : l’art ou le souvenir, qui, en pleine période d’essor de manuels de décoration, à la fois agencent le bon goût en matière d’aménagement intérieur bourgeois des pièces non utilitaires, et orientent la destination future de la photo selon une finalité tout ensemble esthétique et mémorielle, à la conjonction ambiguë entre le privé et le public, l’intime et le collectif.
Si l’on considère le cas de la série Nos contemporains chez eux, les contemporains ne sont évidemment pas n’importe quels contemporains, et il ne s’agit pas d’un reportage sur la vie quotidienne des Français. Nos contemporains rassemble une élite intellectuelle à distinguer comme telle, à reconnaître selon des ensembles catégoriels : comme contemporains et comme élite d’abord, comme intellectuels, savants ou hommes de théâtre, comme artistes, comme écrivains enfin, de façon à construire une appartenance que le corps seul ne peut signifier10, mais que le corps saisi dans son environnement matériel, ou augmenté d’accessoires d’attribution identitaire et professionnelle (symboles et instruments de travail identifiables, la plume, le livre, le chevalet, la croix) donnent à lire : sans surprise, le piano campe le pianiste, la croix signale le croyant (Fig. 9 et. 10).
Il s’agit de ménager les conditions d’une reconnaissance dont l’opération doit se jouer à deux niveaux, le niveau de l’appartenance collective, et le niveau de la singularité. On va reconnaître un intellectuel, classer un « homme de lettres » ou un « artiste », et comme dans le jeu des 7 familles, dans la famille « écrivains », il faut identifier Zola, ou Loti, ou Claudel (Fig. 11), qu’on va de surcroît identifier « chez eux ». Ce chez eux est une construction d’espace impliquant un dispositif sémiologique transparent où tout converge pour signifier cette appartenance intellectuelle ou professionnelle, ainsi que la dignité culturelle associée, même si quelques cas sont un peu plus complexes : comment, par exemple, mettre en scène un historien de la littérature tel que Gustave Lanson ?
On peut dès lors reformuler la question posée plus tôt : quelle expérience fait-on, en tant que spectateur, lorsqu’on regarde l’écrivain chez lui ? Avec quelle sensibilité, quel savoir ? Ce chez lui est presque toujours le bureau, qui est à la fois l’espace de travail, c’est-à-dire le lieu d’exercice d’un métier, un espace intime, et qui nourrit le fantasme de l’espace de création, d’extériorisation concrète du travail de l’esprit que manifestent, métonymiquement, des symptômes matériels : c’est bien le monde intérieur du créateur qui se trouve exprimé dans sa singularité, pour ne pas dire son génie. Ce « discours visuel du travail intellectuel »11, signifié à travers la répétition de ces espaces intérieurs, et impliquant une inscription dans la permanence, cultive chez le spectateur une adhésion admirative.
Le chez lui de l’écrivain, qui est plus rarement un chez elle, est donc cet espace rempli d’objets, un système signifiant clos. La configuration de ces objets est à la fois typifiante, via notamment la fonction d’identification sociologique, voire psychologique, des espaces rangés ou en désordre, et particularisante, dès lors que l’objet fonctionne selon les grands mécanismes de fabrication des singularités, qui sont d’ailleurs les mêmes que ceux que les écrivains pratiquent dans les systèmes descriptifs réalistes et structurés des milieux, en particulier pour les espaces intérieurs. Il convient toutefois de distinguer cette configuration typifiante et singularisante de la charge narrative des objets appréhendés comme des vecteurs de signification soumis à des mécanismes de particularisation par artialisation, symbolisation, inscription mémorielle, ou indicialité affective de « l’objet – trace ». À ce titre il est clair que le cercueil anthume de Sarah Bernhardt12 est un objet de singularisation réussi.
Dès lors, il y a matière à s’interroger sur plusieurs points, notamment l’équilibre entre la conformité aux codes et le décalage ou la déviance par rapport au dispositif, le décalage faisant lui-même partie du système dès lors qu’il s’agit d’une manifestation de distinction par originalité. Existe-t-il ainsi des systèmes ou des objets spécifiques de « déviation » ? Car chez Dornac, il ne semble pas qu’il y ait véritablement rupture de l’horizon d’attente, tant on peut s’interroger sur l’interchangeabilité et la sérialisation des espaces. Comme les autres, Mallarmé est à côté de la cheminée ; Mirbeau est à son bureau, un bureau similaire à d’autres bureaux qui disent l’air du temps des espaces intérieurs bourgeois13. Dès lors il s’agit de savoir comment penser la tension de la sérialité et de la singularité, qui relève de l’unicité irréductible des hommes et des choses, telle celle de Mallarmé qui, étant certes à côté d’une cheminée semblable à d’autres cheminées, est également doublé par son portrait peint par Manet (Fig. 12 et 13). La sérialité se manifeste quant à elle par la surcharge, la répétition de motifs d’un espace à l’autre, les multiples occurrences d’objets d’art. Au demeurant, si certains n’en semblent pas moins singuliers, parfois reconnaissables par une distinction suprême, ils restent pourtant terriblement sériels dans leurs attributions et dans leur commune et identique fonction de particularisation esthétique, précisément.
Fig. 12. De l’art d’habiller une cheminée. Dornac, Nos contemporains chez eux, respectivement Jean Aicard (CODML, 3B), Jules Bois (24), Maurice Donnay (79A), Paul Bourget (30B), et Maurice Barrès (9B). Coll. part.
Fig. 13. Dornac, Mallarmé, Nos contemporains chez eux, 1898, CODML, 159B. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.
Or le problème vient peut-être de ce qu’on ne peut penser ces images que de manière sérielle. La structure éditoriale y pousse, la réception s’y conforme. Cela tient aussi, pour nous, au décalage des modes de réception. « Nos » contemporains ne sont pas ceux de Dornac ; les lecteurs ou spectateurs que nous sommes n’ont pas les mêmes compétences de décodage du singulier et du générique. On peut reprendre l’analyse que Kracauer propose, en 1927, d’une photo de 1864 :
Bon, c’était donc la grand-mère, mais en réalité c’est n’importe quelle jeune fille en l’année 1864. La jeune fille sourit sans arrêt, toujours du même sourire, le sourire demeure sans plus témoigner de l’existence dont il est tiré. La ressemblance ne sert plus à rien. Les poupées dans les boutiques des coiffeurs ont ce sourire figé et permanent. La poupée n’est pas d’aujourd’hui, elle pourrait se trouver dans un musée, avec d’autres semblables, dans une vitrine qui porterait l’indication « Costumes 1864 ». Les poupées sont là-bas pour les costumes historiques et la grand-mère sur la photographie, elle aussi est un mannequin archéologique, qui sert à bien faire voir le costume de l’époque. C’est donc ainsi qu’on allait en ce temps-là, avec des chignons, la taille étroitement serrée par la crinoline […]14.
Notre « mannequin archéologique » à nous est un écrivain de la fin du XIXe siècle dans son cabinet de travail agencé dans l’hétérogénéité pléthorique d’objets sémiologiquement orientés. C’est ainsi que s’exprime une culture matérielle bourgeoise encombrée, faite d’un dosage subtil et tourmenté – parce que porteur de valeurs et d’aspirations contradictoires – entre les objets de la modernité (espaces confortables, articles, matières, techniques du progrès et de la consommation), les objets du passé sublimé et de l’art (avec le cas tangent de la décoration, le bibelot), et les objets de la mémoire intime (souvenirs, photos), qui expriment tout simplement le dilemme du bourgeois depuis 183015. Comment, alors, interpréter le désordre, l’encombrement, le débordement ? En réalité on semble confronté à une forme d’accumulation raisonnée en régime culturellement noble, qui doit paradoxalement signifier la retraite intellectuelle, l’intériorité de la pensée en acte, plutôt que l’accumulation marchande et l’entrée triomphale dans l’ère de la consommation de masse.
Dès lors il est possible, pour lire ce corpus d’espaces photographiés, d’envisager une méthode, un programme régi par diverses approches. Une approche typologique, tout d’abord, associant des objets d’ameublement, de travail, de culture, d’art – tableaux, livres, papiers –. Mais on peut également envisager une approche par identification précise des singularités consistant à suivre un objet, voire une approche de détail, sur le modèle de lecture historienne proposé pour les textes littéraires par Judith Lyon-Caen16, ou sur celui de la biographie d’objet proposée par Kopytoff17. Mais il est aussi possible d’observer le fonctionnement des objets selon des réseaux et interactions qu’il s’agirait de caractériser, de sorte que la surcharge et la saturation des microcosmes se feraient signifiantes.
La scénographie du débordement est quoi qu’il en soit complexe. On ne peut rien induire des objets retirés du cadre de représentation, si ce n’est à dire que le désordre est toujours orienté et que l’ordinaire de l’intellectuel, tel qu’il est représenté, exclut les objets de trivialité, que c’est un ordinaire surdéterminé comme cérébral, créatif. Même le déchet (Fig. 14) est à affilier à l’ordre de la pensée, du foisonnement de l’esprit plutôt qu’à celui du détritus vulgaire, de la vie physique et matérielle en expansion incontrôlée : ce que Martine Lavaud associe au syndrome de la poubelle trop pleine18, métonymie douteuse du cerveau en effervescence.
Fig. 14. Jules Simon par Dornac, Nos contemporains chez eux, 1892, CODML, n°219, coll. part.
Résumons. D’abord s’impose le constat d’une cohésion du système de représentation qui organise la pléthore d’objets en système sémiologique et sociologique immédiatement déchiffrable. Le déchiffrement joue paradoxalement sur deux types de faits. D’une part, l’harmonie fonctionnelle du réseau est renforcée par les différents niveaux de sérialisation, puisque non seulement les objets forment des séries – séries de livres, séries de tableaux –, mais encore les images sont elles-mêmes regroupées en séries ou collections qui donnent à voir des séries de bureaux, d’ateliers qui tendent à l’indistinction dans la distinction. D’autre part, les mécanismes de singularisation par des objets participent à l’affermissement du réseau. Ainsi l’objet de trivialité a été poussé hors du champ de vision, en raison de sa rupture avec la cohésion du système : « chez eux » n’est que très partiellement un lieu où ils, « eux », habitent. Il y a au fond peu d’objets domestiques d’utilité autre que la monstration du travail intellectuel. Ces faits soulèvent plusieurs questions : pourquoi la vie ordinaire de l’artiste ou de l’écrivain est-elle camouflée ? Pourquoi est-elle représentée de manière sélective, biaisée, mythifiée, et pourquoi d’ailleurs faut-il la mythifier ? Quel discours idéologique de la vie ordinaire de l’artiste ou de l’écrivain ces images livrent-elles ?
Qu’il s’agisse d’images où l’on raconte autre chose, ou d’images où l’on raconte la même chose, mais autrement, trois exceptions peuvent être toutefois repérées. La première concerne un portrait de Marguerite Audoux (Fig. 15a et 15b), qui se distingue par sa capacité à assumer l’ordinaire, laquelle fait s’interroger sur les causes de ce phénomène, qu’il s’agisse du genre, de l’appartenance sociale, ou du fil signifiant reliant l’œuvre à la manière de se donner à voir. Une autre exception portant cette fois sur le mécanisme de déchiffrement est illustrée par le cas de Jules Barbey d’Aurevilly (Fig. 16), cas de représentation in absentia puisque la photographie posthume montre l’espace sans l’écrivain. Dès lors, les objets possèdent une fonction mémorielle, commémorative, et produisent un effet de nature morte, via la fixation d’un état des lieux au moment de la mort qui ne laisse que l’indicialité des objets : la canne posée, de guingois, sur la table, semble prête à servir ; les vêtements, juste enlevés, sont en désordre. Quant à l’hypertrophie ornementale, illustrée par les cas de Gyp ou de Loti (Fig. 17), elle est une autre forme de surdétermination de l’espace domestique.
Fig. 15a. Marguerite Audoux par Dornac, Nos contemporains chez eux, vers 1910. CODML, n°5B. Bibliothèque Marguerite Durand. Domaine public.
Fig. 15b. Marguerite Audoux par Dornac,
Nos contemporains chez eux, vers 1910. CODML, n°5C. Coll. part.
Fig. 16. Intérieur de Jules Barbey d’Aurevilly, par Dornac, Nos contemporains chez eux, n.d., CODML, 7A.
Fig. 17. Pierre Loti par Dornac, Nos contemporains chez eux, 1892 ; CODML, n°156A, reproduit ici en fac simile dans La Revue encyclopédique, janvier 1892, n°33, t. II, p. 565-566. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
En somme, ces systèmes d’objets en cohésion sémantique sont des systèmes clos. Non seulement parce qu’on y figure des espaces eux-mêmes fermés, individuels (ce ne sont pas des pièces familiales), dont on ne voit jamais les fenêtres (ce qui peut indiquer une contrainte d’éclairage, mais aussi un rapport au monde), ou des espaces sans ouverture sur l’extérieur, immobiles et saturés, qui n’admettent pas le vide, mais aussi parce que s’y trouve déterminé un rapport autoritaire au temps. Ces systèmes se destinent à durer, selon une double injonction revendiquée : la permanence et la postérité, combinatoire temporelle que le cinéma va modifier.
À première vue, bien des séquences cinématographiques semblent cependant les développements animés, et en cela inscrits dans l’épaisseur du temps, des formules scénographiques de Dornac. Qu’on en juge en comparant un certain nombre de portraits photographiques et d’images arrêtées, d’un portrait de Bonnat (Fig. 22 a et b)19 à un autre d’Anatole France, en passant par le portrait extérieur d’un Bergson lisant dans son jardin, en 1908 (Fig. 23a), qu’on peut comparer à un autre encore (Fig. 23b)20, tiré des images d’actualité, et officiellement daté de 1917. Pourtant de subtiles différences distinguent le second Bergson filmé du Bergson de Dornac : le corps n’est plus tenu, droit et raide, par le dossier d’une chaise métallique, mais il se relâche en prenant appui sur le dossier penché d’un fauteuil bas en osier ; l’heure est à la détente annoncée par le livre dont on coupe les pages, la tête nue ayant abandonné le couvre-chef. Ce Bergson filmé se rapproche davantage de Paul Adam (Fig. 24), l’auteur du roman naturaliste Chair molle21, tel qu’il est photographié par Dornac, en 1899, lisant, alangui, dans un fauteuil en osier.
Afin de mieux saisir les faits de mue du portrait « dynamique », parcourons six séries de cas dont le classement permettra de restituer un double phénomène : non seulement celui de la raréfaction des objets et des choses, mais également celui d’une mutation du régime de signification caractérisée par un affaiblissement de la sémiotique de l’objet au profit d’un discours du corps et de son inscription dans le temps. La capacité du corps à prendre désormais en charge la production du sens marque un infléchissement de l’ordre symbolique et sociologique vers un régime d’expression psychologique du portrait.
La première série de cas concerne la célébration institutionnelle impliquant une rhétorique des objets associée à une situation-type : la réception à l’Académie. De telles scènes, dont le système est à la fois invariable et dépouillé, se caractérisent par l’austère concentration des signes, et le caractère paradoxalement fugitif de la saisie des immortels, ainsi que l’illustrent les consécrations académiques de Bergson (en 1914, voir Fig. 25)22, Albert Besnard (en 1924)23, ou Paul Valéry en 1925, (voir Fig. 26)24, dont les corps figés, « encodés » par le bicorne et l’épée, se posent, à la descente d’une voiture, sur le fond architectural invariable et austère du portique ou d’un mur écaillé de l’Académie, dont l’usure marque le caractère antique. Le régime de signification de cette première série repose sur trois objets relevant d’un système de distinction aristocratique : le bicorne, l’habit et l’épée. Analogue à la scène de couronnement royal, l’entrée à l’Académie française relève d’un ordre de type aristocratique et monarchique fondé sur le rituel, que sa temporalité itérative, sa permanence et la stabilité institutionnelle qu’il présuppose distinguent encore du régime contemporain de l’événement, marqué par l’instabilité et la singularité. En régime événementiel et démocratique en effet, un instant photographié, en cela absolument unique, ne se retrouve jamais.
La deuxième série de cas concerne la saisie dynamique du geste créatif, que ce soit celui du peintre, celui du sculpteur ou celui de l’écrivain à l’œuvre. Dès lors l’objet n’est plus un signe symbolique, sémantiquement opératoire et fonctionnellement inerte, mais l’outil dont l’intelligence créative, comme saisie in vivo, s’empare. Dans ce registre, on peut distinguer trois situations types : le travail de l’écrivain à son bureau, ou celui du peintre en direct, avec ou sans son modèle ; la réversibilité de l’observateur observé, lorsque le dessinateur croque, en temps réel, le caméraman ; et pour ce qui concerne plus particulièrement la représentation du travail littéraire, la scénographie (auto-)parodique. Pour la peinture, on songe à Léon Bonnat (Fig. 22b), directeur de l’Académie des Beaux-Arts, faisant du cinématographe la chambre d’enregistrement d’une scène convenue, l’autoportrait à la palette en trois-quarts-face, qui du même coup s’inscrit dans la tradition de la mise en abîme spéculaire, la séquence filmique semblant la chambre d’écho de l’histoire de la peinture. On songe aussi à Marcel-Lenoir (pseudonyme de Jules Oury), dont l’excentricité mystique et christique tranche avec l’humilité d’un Auguste Renoir aux mains déformées par l’arthrose. On songe enfin au dessinateur Sem (Fig. 27)25, dont le crayon enregistre sur le papier celui qui le fixe, simultanément, sur la pellicule. Du côté des écrivains, le cinéma exalte les séquences graphomaniaques, la caméra pouvant suivre le glissement de la plume sur le papier. Ainsi la discrète affectation d’un Victor Margueritte (Fig. 28)26, plongé, les yeux levés vers le ciel de sa pensée, dans les affres de l’écriture, trahit la facticité de sa concentration. C’est bien cette scénographie infiniment resservie de l’inspiration que singe Dranem (Fig. 29)27, chanteur fantaisiste que Sarcey appelait l’idiot de génie, la tête posée sur la main, et les yeux bêtement levés au ciel, comme saisi par la voix de l’esprit.
Une troisième série de cas est celle de la situation oratoire, qui nous confronte à cette scène si étrange, et cependant si fréquente dans les séquences filmées : le sublime sans objet de la déclamation muette et de l’éloquence supposée. C’est le cas avec Jean Aicard, ou bien Tristan Bernard (Fig. 30)28, dont l’éloquence, qui se déploie dans un décor minimaliste réduit à deux objets, ou même à rien, concentre toute l’attention sur une parole dont le flot est porté par l’articulation appuyée de la mâchoire et de la gestuelle : de ce mutisme paradoxal résulte une conscience d’autant plus aiguë de la force poétique du sujet qu’elle se pratique in absentia, épurant et sublimant un texte non plus écouté, mais deviné sur les lèvres, et en définitive, imaginé.
La quatrième série est caractérisée par la substitution des réseaux culturels et des sociabilités littéraires et artistiques à la structure en réseaux des objets. La pléthore n’est plus celle des choses, mais celle des corps costumés et réunis, dans une débauche d’interactions sociales et de mondanités. C’est l’inscription du sujet dans le portrait de groupe animé. On ne dévisage plus, mais on aperçoit, l’objet disparaissant au profit d’un régime de l’échange psychologique. C’est Paul Valéry discutant, en 1920, à Berlin (Fig. 31)29, dans une réunion qui accueillait également Tristan Bernard et Einstein. C’est Colette devisant, en 1900, avec Anna de Noailles, puis Van Dongen (Fig. 32)30, l’œil espiègle dardé vers un hors-champ énigmatique qui élargit potentiellement l’espace observé, de sorte que l’image s’enrichit de ce qu’elle ne montre pas, mais qui cependant existe, avant qu’au fil d’une accumulation qui fait passer de un, à deux, à trois, à quatre, et jusqu’à la dizaine de représentants de l’élite mondaine et artistique, la singularité de l’artiste ne se trouve, peu à peu, emportée dans le tourbillon du groupe artistique et littéraire. De fait, la fascination cinématographique pour le mouvement des interactions individuelles, du dialogue à l’agitation du cercle, et plus encore, au grouillement de la foule, contribue à diluer la singularité de l’artiste dans une communauté plus vaste dont il n’est qu’une occurrence. Ce goût cinématographique pour l’interaction sort absolument de la sphère d’intérêt de Dornac, où la solitude laborieuse est constante, itérative, même à deux, dès lors que le binôme ne fait que juxtaposer un couple de corps complémentaires ou gémellaires considérés comme les deux lobes d’une intelligence pour ainsi dire bicéphale (Colette et Willy, les frères Tharaud ou Rosny). Dans les séquences filmées, les bureaux sombres et surchargés de Dornac sont remplacés par le jardin lumineux et peuplé, la pléthore des objets par celle des corps et du groupe. Ainsi la mélancolie solitaire se retourne en sociabilité heureuse, la réclusion en ouverture, le ressassement névrotique en dialogues féconds, l’introversion en extraversion. De quoi favoriser la mutation des représentations culturelles de la création, nourries non plus par la macération de la bile noire, mais dynamisées par une jubilation plus solaire et la dynamique des interactions. Interactions mondaines et enjouées ; interactions filiales, et tendres, comme dans une scène de baiser entre Paul Claudel et sa fille, en 1928, sur le pont du Duquesne (Fig. 33)31 ; interactions comiques, comme à l’occasion d’un autre baiser, qui plonge une « groopie » de Dranem dans la plus totale extase (Fig. 34)32; interactions polémiques, aussi, de l’écrivain duelliste, les affaires de Léon Daudet33 faisant celles des opérateurs de Pathé, tandis que le fleuret en action marque la persistance d’un code aristocratique ancien et comme anachroniquement exhibé par une technique qui « fait mouche » : le cinématographe. Ajoutons, dans un registre opposé, marqué par la familiarité et l’intimité, un nouveau régime d’interactions valorisé par le portrait cinématographique : la communication avec l’animal qui fait entrer l’affection désordonnée du chien dans le champ de la représentation littéraire. C’est, bien sûr, Colette entourée de ses bêtes (Fig. 35)34, mais c’est aussi Henri Bataille jouant avec son animal (Fig. 36a)35, bien loin du dandy guindé de Dornac (Fig. 36b). La dignité et l’aura magnétique du chat baudelairien cohabitent désormais avec le chahut bon-enfant du chien, et ce faisant, le portrait, en quelque sorte, se « déboutonne ».
Fig. 31. Paul Valéry discutant à Berlin. Archives Gaumont Pathé. Image arrêtée.
Fig. 32. Colette, Van Dongen. Archives Gaumont Pathé. Image arrêtée.
Fig. 33. Paul Claudel embrassant sa fille à bord du « Duquesne ». Archives Gaumont Pathé. Image arrêtée.
Fig. 34. Le chanteur Dranem embrassant une admiratrice. Archives Gaumont Pathé. Image arrêtée.
Fig. 35. Colette cajolant ses deux chats et son chien. Archives Gaumont Pathé. Image arrêtée.
Une cinquième série de portraits fugitifs inscrit le sujet dans le régime temporel de la vitesse et de la modernité, qui fait passer d’anonymes badauds devant les illustres ainsi banalisés, et se dissoudre le corps individuel dans la masse sociale. De sorte que dans une représentation troublée par les passages et les ombres, l’inversion des plans met les badauds au premier quand l’homme ou la femme d’élite se trouve relégué(e) au second. C’est ainsi que s’accentue la trivialisation des élites prises dans les contingences de la vie quotidienne qui accueille dans son champ les ombres des autres, et, comme dans le cas d’une saisie du « prince des poètes », Léon Dierx, le bruit des affiches d’une publicité qu’elle réalise, dans le même temps, performativement (Fig. 37)36.
Enfin une sixième et dernière série de cas signe la totale disparition de l’objet : c’est le cinématon37 avant la lettre, qui oppose à la caméra des corps solitaires, souvent coupés par les plans américains, hors, le plus souvent, de toute interaction sociale et psychologique. Quelques rares objets subsistent, qui viennent soutenir le corps et offrir une contenance, comme ces cigarettes dont les volutes exaltent, tout en la poétisant, l’image instantanée, ainsi qu’on le voit dans une poétique microséquence montrant Gabriel Fauré, en 1913 (Fig. 38)38. Les images de saisie hors des choses, en désactualisant les visages au profit de l’expression seule, induisent une pleine concentration sur le medium privé de la béquille des objets symboliques et de la syntaxe de leur organisation. Tout se passe alors comme si, grâce à ces « pré-cinématons », le cinématographe ouvrait à ses élites la voie d’une expérience paradoxale : la compréhension de la photographie conçue moins comme la saisie d’un sujet que comme celle de son rapport avec le hors-champ de la représentation.
Fig. 38. Gabriel Fauré fumant. Archives Gaumont Pathé. Image arrêtée.
Parce que le portrait animé fait société, le cinéma devient le médiateur d’une expérience de type photographique relevant non de l’héraldique des signes figés, mais des inventions spontanées de la psychologie individuelle et sociale. En somme, l’expérience cinématographique, dans sa capacité à inscrire ostensiblement les métamorphoses du temps dans son régime de figuration, semble avoir favorisé la compréhension d’une modernité du medium photographique dont la spécificité a longtemps échappé à la perspicacité des gens de lettres. Ce processus est intimement lié à une histoire médiatique déterminée par un glissement paradigmatique de type politique, puisqu’on passe d’un régime de représentation du créateur aristocratique et figé, marqué par la stabilité du rituel et de la perpétuation mimétique, à un régime démocratique cahotique, dirigé par la contingence des événements et de l’invention biographique. On passe, également, de la représentation individuelle à la prise en compte de l’environnement matériel et social qui fait rentrer le groupe dans le champ de la représentation. Dans cette grande mue politico-culturelle des représentations de nos créateurs, certains sont plus à l’aise que d’autres. Quand le dramaturge Émile Fabre (Fig. 39), dont la pose emphatique semble vouloir compenser le déficit de sacralité que font risquer sa tenue ainsi que l’étrange présence, sur son bureau, d’un cochon dont on ne peut nier les risques narcissiques qu’il fait courir à son propriétaire, invente une noblesse de robe de chambre, Camille Flammarion, lui, exploite et décline, au fil du temps, toute la palette expérimentale du reportage visuel. La succession des portraits filmés de cet écrivain astronome restitue en effet les variations créatives qu’il parvient à opérer, dépassant ainsi la rhétorique visuelle plus convenue à l’œuvre chez Dornac. C’est ainsi que le sujet photogénique invente le portrait cinégénique.
[1] Voir Martine LAVAUD, Catalogue de l’œuvre de Dornac, 2018, 223 p. Pour les références aux photographies de Nos contemporains chez eux, nous renverrons désormais à ce catalogue, sous la mention CODML (suivie du numéro de la photographie).
[2] Voir le site « GP Archives », https://gparchives.com/index.php?&langue=FR.
[3] Compte tenu de la forêt d’archives dans laquelle Pathé-Gaumont nous fait progresser, nous avançons ce chiffre avec prudence : à défaut d’une exactitude qu’une étude ultérieure plus poussée permettra peut-être d’atteindre, il fournit tout au moins un ordre de grandeur et une base de travail.
[4] Sur ce sujet, voir Marta CARAION, Comment la littérature pense les objets, Seyssel, Éditions Champ Vallon, « Détours », 2020.
[5] Voir également Marie MALLARD, Étude de la série de Dornac : « Nos contemporains chez eux, 1887-1917 » : personnalités et espaces en représentation, dir. Sylvie Aubenas et Bruno Foucart, Mémoire de Maîtrise, Université Paris IV, 1999.
[6] Voir https://gparchives.com, PERS F4 3177. Pour le visionnage des séquences, nous renvoyons systématiquement au site des archives Gaumont Pathé, en indiquant les cotes. Le visionnage est possible sous-réserve de création et activation gratuite d’un compte.
[7] https://gparchives.com, doc. 2600GP 01919.
[8] Voir à ce sujet L’Art de la photographie, Paris, Chez l’auteur, 1862.
[9] Voici par exemple l’intégralité du texte figurant au verso
du portrait du peintre Jean-Léon Gérôme : « La Galerie "Nos
contemporains chez eux" la première du genre, est la seule judicieusement
établie et d'un caractère vraiment artistique. Aussi croyons-nous devoir mettre
en garde les Amateurs contre des productions similaires faites sans goût ni
souci d'art et de vérité que notre succès a suscitées.
La galerie se continue au cours des événements. Elle comporte à ce jour 71
personnalités. Les photographies en sont déposées ; et leur propriété garantie
par la loi. À moins d’autorisation spéciale, leur reproduction est
rigoureusement interdite. M. Dornac informe toutes personnes qui désireraient
être représentées dans un milieu d'art ou de souvenirs, de façon naturelle avec
une pleine réussite, qu'il se tient à leur disposition. »
[10] On renvoie à l’article que Pascal Durand a consacré à cette question, « De Nadar à Dornac », COnTEXTES [En ligne], 14 | 2014, mis en ligne le 17 juin 2014, consulté le 13 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/contextes/5933 ; DOI : https://doi.org/10.4000/contextes.5933.
[11] Martine LAVAUD, Être littéraire ou scientifique. Visages et représentations de l’intelligence sous la IIIe République [littérature, médias, sciences, photographie], IIe partie, Chapitre V, « Les visages dans leurs cadres : l’élite au travail dans les photographies de Dornac », Inédit d’habilitation à diriger des recherches, garant Antoine Compagnon, Collège de France, 18 juin 2018, p. 321. À paraître.
[12] C’est pour le photographe Achille Mélandri que l’actrice a ainsi posé.
[13] Voir les travaux de Manuel Charpy sur la culture matérielle de la bourgeoisie entre 1850 et la première guerre, par exemple « L’ordre des choses. Sur quelques traits de la culture matérielle bourgeoise parisienne, 1830-1914 », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2007/1, ainsi que Le Théâtre des objets. Espaces privés, culture matérielle et identité bourgeoise. Paris, 1830-1914, thèse de doctorat, dir. Jean-Luc Pinol, Université François Rabelais de Tours, 2010.
[14] Siegfried KRACAUER, « La photographie », Frankfurter Zeitung, 28 octobre 1927, in Sur le seuil du temps. Essais sur la photographie, éd. Philippe Despoix, Presses de l’Université de Montréal, 2014, p. 28.
[15] Voir également les travaux de Manuel Charpy.
[16] Judith LYON-CAEN, La Griffe du temps. Ce que l’histoire peut dire de la littérature, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2019.
[17] Voir notamment Igor KOPYTOFF, « The cultural biography of things: commoditization as process », in Arjun APPADURAI (dir.), The Social Life of Things: Comodities in Cultural Perspective, Cambridge University Press, 1986, p. 64-94.
[18] Martine LAVAUD, op. cit. en note 9, p. 345.
[20] https://gparchives.com, doc. 1917 17 1.
[21] Paul ADAM, Chair molle, Bruxelles, Auguste Brancart, 1885.
[33] Voir par exemple le duel entre Léon Daudet et Henri Chervet, en 1911, https://www.youtube.com/watch?v=RZQormJLOVM.
[34] Voir par exemple cette scène, datée de. 1920, https://gparchives.com, 2000GP 00683.
[37] Pour plus de précision sur ce genre développé par Gérard Courant, voir l’article qui lui est consacré dans le présent dossier.
Résumé
À la charnière des XIXe et XXe siècles, deux aventures visuelles se croisent : la série de portraits photographiques réalisés par Dornac, Nos contemporains chez eux, et le lancement des séquences cinématographiques proposées par Pathé Journal. Si le passage de l’une à l’autre de ces séries semble signer l’arrêt de mort des objets, jusqu’alors dotés par la photographie de fonctions symboliques ou sociologiques précises, la réalité n’est pas si simple. C’est bien la complexité historico-sémantique de ce « discours des objets » que la présente étude tâche de restituer.
Abstract
At the crossroads of the 19th and 20th centuries, two visual adventures intersected: the series of photographic portraits by Dornac, Nos contemporains chez eux, and the beginning of film sequences launched by Pathé Journal. While the transition from one series to the other may seem to signal the end of objects, which until then had been endowed by photography with precise symbolic or sociological functions, the reality is not so simple. It is indeed the historical-semantic complexity of this « discourse of objects» that the present study seeks to restore.
Balisage du double corpus : datations, recoupements, enchaînements
In praesentia : régimes de sens et systèmes rhétoriques dans l’œuvre de Dornac
Marta CARAION
Université de Lausanne (UNIL), SHC
Martine LAVAUD
Université d’Artois, « Textes et Cultures », UR 4028
CARAION, Marta, Comment la littérature pense les objets, Seyssel, Éditions Champ Vallon, « Détours », 2020.
Catalogue de l’œuvre de Dornac, 2018, 223 p.
CHARPY, Manuel, « L’ordre des choses. Sur quelques traits de la culture matérielle bourgeoise parisienne, 1830-1914 », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2007/1.
DISDÉRI, Eugène, L’Art de la photographie, Paris, Chez l’auteur, 1862.
DURAND, Pascal, « De Nadar à Dornac », COnTEXTES [En ligne], 14 | 2014, mis en ligne le 17 juin 2014, consulté le 13 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/contextes/5933 ; DOI : https://doi.org/10.4000/contextes.5933.
KOPYTOFF, Igor, « The cultural biography of things: commoditization as process », in Arjun APPADURAI (dir.), The Social Life of Things: Comodities in Cultural Perspective, Cambridge University Press, 1986, p. 64-94
KRACAUER, Siegfid, « La photographie », Frankfurter Zeitung, 28 octobre 1927, in Sur le seuil du temps. Essais sur la photographie, éd. Philippe Despoix, Presses de l’Université de Montréal, 2014, p. 28.
LAVAUD, Martine, Être littéraire ou scientifique. Visages et représentations de l’intelligence sous la IIIe République [littérature, médias, sciences, photographie], IIe partie, Chapitre V, « Les visages dans leurs cadres : l’élite au travail dans les photographies de Dornac », Inédit d’habilitation à diriger des recherches, garant Antoine Compagnon, Collège de France, 18 juin 2018, p 321. À paraître.
Le Théâtre des objets. Espaces privés, culture matérielle et identité bourgeoise. Paris, 1830-1914, thèse de doctorat, dir. Jean-Luc Pinol, Université François Rabelais de Tours, 2010.
LYON-CAEN, Judith, La Griffe du temps, Ce que l’histoire peut dire de la littérature, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2019.
MALLARD, Marie, Étude de la série de Dornac : « Nos contemporains chez eux, 1887-1917 » : personnalités et espaces en représentation, dir. Sylvie Aubenas et Bruno Foucart, Mémoire de Maîtrise, Université Paris IV, 1999.