La place de la cathédrale de Reims dans l’imaginaire de Paul Claudel ne prend sens que si l’on considère en lui l’homme et l’enfant. L’homme qui l’a successivement évoquée en diplomate pour déplorer les destructions infligées en 1914 ; en visionnaire et en poète rêvant d’une catholicité future que tout l’œuvre appelle de ses vœux ; en dramaturge dans La Jeune fille Violaine et L’Annonce faite à Marie ; en exégète également, car la cathédrale est moins « Église matérielle » que « résidence spirituelle »1 (domus Dei). « Paradis de la couleur illuminée »2, elle n’est pas seulement l’église principale du diocèse, le siège de l’Évêque, mais un lieu à la croisée du Ciel et de la terre. Partant, les résonances de la cathédrale de Reims ne sauraient être tout uniment historiques ou théologiques – comme si le lieu ne devait être pensé que de manière tout extérieure, intellectuelle et non sensible.
Le détour par l’enfance de Claudel, dans « cette atmosphère de nos pays entre Rheims et Compiègne dont [s]on âme est restée pénétrée, malgré [s]es voyages »3 accorde à cette fascination une profondeur émotionnelle et affective. Fascination redoublée, amplifiée par une présence qui est l’autre nom d’une absence : la cathédrale est perceptible mais pas visible, elle structure le paysage dans le temps et l’espace, horizontalement et verticalement, mais demeure un pur horizon. Claudel retient le mystère de cette présence lointaine dans L’Annonce faite à Marie, l’acte III évoquant le chemin tracé par les gens de Chevoche jusqu’à la cathédrale, lieu du sacre, lieu vers lequel tendent tous les efforts, toutes les aspirations, tous les désirs également, mais lieu irréductiblement hors-scène. Dans un entretien accordé avant les représentations de Protée et de L’Annonce faite à Marie, Claudel revient sur les modalités singulières de cette demi-présence :
Avez-vous songé depuis toujours à la Cathédrale de Reims, que nous devinons dans L’Annonce ? [l’interroge Henry Magnan] Reims est toujours à l’horizon [répond-t-il], « capitaine de ces grands diocèses plats ». Mais l’auto n’existait pas dans mon enfance et je n’avais pas de vélo. Je n’ai pu connaître Reims que très tard dans mon enfance. Mon village était un promontoire sur la plaine et l’on y respirait le grand air qui vient de la mer4.
Les fragments d’entretien qui abordent l’enfance du poète manifestent l’imprégnation profonde de ce terroir sur son esprit, son imaginaire et sa sensibilité : « nulle part ailleurs qu’à Villeneuve-sur-Fère-en-Tardenois, village de l’Aisne bâti sur un plateau d’où l’on découvre la route de Reims, l’œuvre de Claudel n’est plus saisissante ni plus intelligible »5. Plus que Strasbourg, plus que Paris – qui voit l’éveil de sa propre conversion – Reims lui inspire des paroles et des actes qui reflètent un véritable attachement à la cathédrale et à ce qu’elle représente. En poste à Copenhague, il a ainsi lancé une souscription pour sa reconstruction et le comité danois lui a remis un chèque de plus d’un million de francs6.
Les deux œuvres retenues comme bornes sont liées à une chronologie qui est moins celle de l’écriture (1911 pour L’Annonce faite à Marie, 1915 pour La Nuit de Noël 1914) que celle des périodes de l’histoire qu’elles recouvrent. Berceau du sacre des Rois de France, la cathédrale de Reims est évoquée dans L’Annonce à la veille du sacre de Charles VII. Dans La Jeune fille Violaine, qui constitue la version primitive du drame, « l’unité d’un même corps mystique »7 est projetée dans la construction de l’Église « Sainte-Justice », bâtie sur le modèle de Notre-Dame de Reims. La cathédrale se place alors à la croisée de domaines liturgique, symbolique et politique. Trois aspects préservés dans La Nuit de Noël 1914, « petite pièce de circonstance »8 composée par Claudel en 1915. Son final est ponctué par l’alternance des déflagrations de la « pièce allemande de 220 » sur la cathédrale et des « invocations » qui « ne cesse[nt] de s’élever jusqu’à ce qu’elles deviennent semblables, à la fin de la scène, aux vociférations de l’Apocalypse »9.
La période médiévale et la période contemporaine prennent à leur manière la forme d’un acmé dans l’histoire de la cathédrale de Reims : acmé atteint dans le prestige royal d’un lieu consacré comme dans une dévastation sans mesure. Une dialectique de la construction et de la destruction ordonne ainsi la relation des deux pièces, marquées par une empreinte liturgique plus forte encore dans La Nuit de Noël. La cathédrale est à la fois un horizon – car elle est toute proche sans constituer le lieu même de l’action – et un au-delà moins céleste qu’incarné dans la douleur de la chair. Reims est en ce sens une « vieille mère au milieu de ses enfants que bombardent [les] fils de Luther, toutes les hordes de la sombre Germanie »10. Sa cathédrale est pour l’Allemagne l’emblème du monde chrétien, comme l’atteste une note manuscrite mentionnant le « cri d’allégresse » qui accueille sa destruction.
L’objet de ces pages tient ainsi à sonder l’imaginaire claudélien de la cathédrale de Reims, envisagée dans le temps long de l’Histoire et dont l’œuvre restitue le feuilletage temporel et symbolique. En synchronie comme en diachronie, elle est le lieu privilégié de toutes les convergences : de la grandeur et de la misère, de la pensée comme de l’imaginaire, du spirituel et du temporel, du symbole et du signe. Car avec l’architecture gothique, si « la matière constructive s’était animée, nous la voyons maintenant se transformer dans la conscience que l’église prend d’elle-même et de son unité »11.
L’œuvre dramatique de Claudel retrace, autour de la cathédrale de Reims, un parcours chronologique du Moyen Âge au XXe siècle. Trois pièces de facture et de genre contrastés évoquent les jalons essentiels de son histoire : le mystère de L’Annonce faite à Marie (1912), le drame pour patronage La Nuit de Noël 1914 (1915) et l’oratorio dramatique Jeanne d’Arc au Bûcher (1938). La distance chronologique qui sépare l’écriture de ces pièces destinées à la scène préserve l’unité profonde de son évocation. Jeanne d’Arc au Bûcher renoue avec la rusticité médiévalisante de L’Annonce, La Nuit de Noël incluant un mysticisme également présent dans les deux autres pièces. Cette unité est sensible dans les destinées partagées du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, mais également dans un repère chronologique qui se donne comme un véritable invariant. La nuit de Noël préside au mythe fondateur du baptême de Clovis (point d’origine marquant l’alliance du pouvoir politique et du christianisme), comme elle accueille – pour Claudel du moins – le sacre du roi Charles (17 juillet 1429) et la destruction de la cathédrale (19 septembre 1914). Unité recomposée, fantasmée dès lors autour de la nuit de Noël. Unité inscrite en tous les cas dans la lettre du texte claudélien :
une femme : Et qu’vlà un bon petit Noël.
l’apprenti : C’est le jour de Noël que le roi Clovis fut à Rheims baptisé.
une autre femme : C’est le jour de Noël que not’ roi Charles revient se faire sacrer.
une autre : C’est une simple fille, de Dieu envoyée,
Qui le ramène à son foyer12.
La tournure archaïsante du dialogue accorde au peuple une place de premier ordre dans un événement qui engage le devenir de la nation. Et en effet, « Proust [lui-même] admirait beaucoup le fait qu’au moment où Claudel évoque le cortège qui conduit le roi à Reims, il ait recouru à une petite chanson populaire au lieu d’une grande tirade rhétorique »13. La première scène de l’acte III de L’Annonce faite à Marie se fait l’écho de la « large percée rectiligne » tracée dans la forêt pour permettre l’accès à Reims du cortège de la Pucelle et du Roi. Image fantasmatique dont Michel Malicet, remplaçant « large » par « long », a livré une lecture érotique fondée sur L’Interprétation des rêves de Freud :
cette longue percée rectiligne à travers une forêt pleine de ronces et de marées, cette église au bout, ce couple triomphal du Roi et de Jeanne répétés en monstres gardiens du seuil, toute cette imagerie nous inclinerait à voir ici un paysage sexuel dont tous les éléments sont réunis : la forêt, la route, l’église14.
Image qu’il semble préférable de rapprocher des pages claudéliennes qui rappellent son enfance : Reims se distingue à l’horizon mais les voies pour y parvenir doivent être tracées, défrichées, traversées. Image enfin dont la fonction est précisée par le dialogue quelque peu lunaire de l’Apprenti et du Maire :
l’apprenti : [Pierre de Craon] dit que son métier n’est pas de faire des routes pour le Roi, mais une demeure pour Dieu.
le maire : À quoi sert Rheims, si le Roi n’y peut aller ?
l’apprenti : À quoi sert la route, s’il n’y a pas d’église au bout ?15
De L’Annonce à Jeanne d’Arc au Bûcher, Claudel décentre (ou recentre) la scène du retour, de l’exaltation du peuple qui prépare, pressent mais ne voit pas, à Jeanne elle-même, qui conduit Charles à Reims. L’évocation de son geste replace le sacre dans le temps long du haut Moyen Âge au Moyen Âge tardif, de l’unité chrétienne du royaume de France à son unité politique, triomphe d’une nation sur une fragmentation de contrées et de peuples. Pour Claudel, les événements que la cathédrale accueille en son sein rayonnent aux dimensions du royaume, de sorte qu’elle en devient à elle seule le symbole. Symbole politique, symbole religieux d’une unité indivisible désormais :
Jeanne : C’est moi qui l’ai amené à Rheims ! […] C’est moi qui ai sauvé la France ! C’est moi qui ai réuni la France ! toutes les mains de la France en une seule main ! Une telle main qu’elle ne sera plus divisée !16
Le dispositif scénique de Jeanne d’Arc au Bûcher étant ainsi de nature dialectique, parce qu’il emprunte au dithyrambe comme à la deuxième partie du nô de rêverie17, les « forces et moyens » qui ont permis à la pucelle de ramener le roi sont soumis à une équivoque :
demi-chœur : C’est elle qui a ramené not’ Roi à Rheims !
demi-chœur : C’est elle qui a ramené le roi à Rheims, Avec le secours du diable.
demi-chœur : Avec le secours de Dieu18.
Les invariants thématiques que sont le royaume devenu nation, la religion chrétienne et la solennité sont également présents dans La Nuit de Noël 1914, dont les destructions perpétrées sur la cathédrale sont à la fois la matière du final et le centre de gravité. Du Moyen Âge à la veille de la Première Guerre mondiale, Reims apparaît comme un principe de permanence, de pérennité voire d’éternité. Brusquement, ce qui demeurait n’est plus. L’Allemagne atteint à l’intégrité d’un monument, mais plus profondément de la foi qu’il préservait jusqu’alors. Les résonances de ces destructions sont matérielles, symboliques, spirituelles et intimes, à l’image d’un lieu entre Ciel et terre.
La cathédrale inspire au poète une multitude de métaphores qui tendent à la penser sous toutes ses dimensions : alternativement et surtout conjointement, car Claudel est le penseur de la totalité (de la totalité du monde, des cinq continents et de l’univers, de la totalité des mondes, spirituel et temporel). La cathédrale, dans sa féminité, est « corps creux, ventre, espace originel »19, trait qu’il amplifie lorsqu’il évoque Notre-Dame de Paris et « insiste sur le symbolisme utérin de la cathédrale, lieu de la nouvelle naissance »20. La cathédrale est le « vaisseau de notre comprésence en Dieu »21 et procède de « l’expression haute d’une âme collective »22. Elle est à la fois un rêve et la réalisation d’un rêve, accomplissement des promesses de la Bible (« la cathédrale toute illuminée des pierreries du Soleil Couchant. Immense embrasement de pierreries, littéralement comme les portes de Jérusalem dans l’Apocalypse »)23 et projection dans un devenir :
comme ça serait beau si tous les hommes à la fois avaient conscience de ce qu’ils font ensemble, sous l’œil de quelqu’un qui les regarde attentivement, de l’aide qu’ils se portent, de la cérémonie à laquelle ils coopèrent, de l’offrande immense que constitue la seule élévation de leurs yeux vers le ciel, de la communion délectable qu’ils ont24.
La temporalité de la cathédrale se situe à la fois sur le temps long de l’histoire de France – berceau du sacre des Empereurs – et sur le temps intime de l’existence humaine. La cathédrale est ainsi vecteur de réminiscences. Le « vers suggestif » de la Corona benignitatis anni Dei, « La grande femme folle et vague avec son visage de fée ! Plus vaine que l’eau qui fuit, plus que le Rhin flexueuse »25 lui est inspiré par « la sculpture de la Synagogue au portail de Reims »26, à laquelle se superpose la figure douloureuse et centrale de Rosalie Vetch. Nommée Ysé dans Partage de Midi, drame du désir et de la conversion, et dans une correspondance rassemblée sous le titre de Lettres à Ysé, elle est la femme fatale qui l’amène à écrire dans la préface de 1948 que « le chemin de Dieu se trouve barré par un obstacle irréductible »27. En Claudel et Ysé s’incarne la double allégorie Ecclesia et Synagoga, allégorie des vérités de la foi et de l’aveuglement spirituel. Les figures qui ornent la cathédrale et la cathédrale elle-même éveillent une mémoire historique et intime qui préserve la violence d’un combat spirituel entre soi et soi comme entre soi et l’autre.
« Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes », écrit Arthur Rimbaud dans le poème final, « Adieu », d’Une Saison en Enfer. La « bataille d’hommes » dont la Champagne est l’un des théâtres fait rage au point de défigurer la cathédrale, qui au-delà de ce qu’elle représente pour Claudel, devient l’une des figurations sensibles d’un « combat spirituel » dans lequel la France représente le Catholicisme et l’Allemagne la religion de Luther que le poète n’évoque qu’en mauvaise part. Le rayonnement spirituel de Reims revêt sa cathédrale d’une valeur de symbole. Sa seule présence à l’horizon lointain de la frontière allemande cristallise un double antagonisme (entre France et Allemagne, catholicisme et luthérianisme).
La traduction allemande de L’Annonce faite à Marie par Jakob Hegner, éditée en 1913 à la veille du conflit, comporte des altérations et transpositions dont la nature n’est pas seulement esthétique. Dans une lettre au compositeur Walter Braunfels, qui envisage une adaptation lyrique de L’Annonce, Claudel se montre favorable à un rétablissement de la version originale, fût-elle traduite en allemand, car « Hegner a tripatouillé [son] texte » 28 au point que ses « cloches ne sonnent pas comme à Reims… la Violaine allemande n’est plus Violaine »29. La cathédrale de Reims, pourtant si fondamentale dans la pièce, qui culmine symboliquement dans le sacre, est littéralement effacée et remplacée par le Kaiserdom de Spire, cathédrale impériale défigurée par les troupes de Louis XIV et menacée de démolition par l’Empereur Napoléon. Cette substitution se donne comme une subversion voire une provocation, car Spire ne saurait être pensée comme un équivalent neutre de Reims. Les résonances politiques d’un tel geste, en 1913 de surcroît, sont trop apertes pour être ignorées, et ce d’autant plus que l’équilibre du texte et du drame claudélien s’en trouve altéré :
L’adaptation de Hegner, il faut en convenir, modifiait quelque peu cette pièce par une série de transpositions. L’Annonce allemande se passe beaucoup plus tôt dans le temps, sous le règne de Konrad II, c’est-à-dire au commencement du XIe siècle. Et à la cathédrale de Reims le traducteur a substitué celle de Spire, ce qui convient très mal au texte de Claudel. Au lieu de Jeanne d’Arc, il était question d’un héros germanique fort obscur30.
Traduttore, traditore. La vérité de l’adage est indéniable dans cette trahison méditée. Alors que Claudel venait de vivre l’expérience théâtrale déterminante de Hellerau, qui l’a amené à repenser les virtualités que présente l’espace scénique, l’adaptation de L’Annonce sonne comme une reconnaissance esthétique. Les modifications du traducteur suggèrent une distinction entre l’esthétique et le politique, qui s’aggrave en rupture dans la manière dont Claudel perçoit désormais le monde germanique. Si Hegner faisait la part entre le drame claudélien et les éléments chrétiens que la pensée allemande ne peut admettre littéralement, Claudel rejette dans un mouvement brusque « le génie du mal que l’Allemand porte en lui »31. Car pour lui, « toutes les occasions sont bonnes pour montrer que la France défend maintenant Dieu »32, après le règne sans partage de Renan sur le « bagne matérialiste »33 de ses jeunes années. L’antagonisme esthétique procède d’un conflit politique derrière lequel le poète décèle l’affrontement séculaire du catholicisme et de la Réforme.
La cathédrale personnifiée, en partie détruite par les bombardements, est « assassinée par les Allemands en haine de la foi »34. Sur la cathédrale de Reims se greffent des considérations qui ne relèvent plus de la « bataille d’hommes » mais du seul « combat spirituel ». En cela, Claudel rejoint de sa voix singulière les écrivains qui, se considérant comme les « garants de la culture et qui ont souvent eux-mêmes lutté pour la sauvegarde des monuments historiques, sont prompts à réagir, de manière collective ou individuelle ». Ainsi du dixième volume des Cahiers vaudois qui,
en 1914, réunit des noms célèbres du monde des lettres, avec des articles d’André Suarès, de Romain Rolland, des lettres de Paul Claudel, Paul Fort, Émile Verhaeren. Un fascicule complémentaire publie, en 1915, le texte des pétitions signées par des sociétés d’écrivains non francophones, ce qui donne une portée internationale à la protestation collective35.
Parmi la floraison de textes qui accompagnent la destruction de Notre-Dame de Reims, le tract « La Guerre et la Foi » oriente ainsi le conflit vers un domaine spirituel qui scinde en creux les belligérants au-delà de leur histoire et de leurs mentalités. Dans ce combat spirituel quelque peu manichéen, la France – et Reims à travers elle – représente l’implantation de la foi chrétienne, catholique, les Allemands ne se concevant que dans le sacrilège, la profanation, l’impiété, le blasphème et l’hérésie : « dans les villes bombardées, comme à Reims, c’est dans les caves qu’il faut se cacher pour dire la messe, car les Allemands tirent le canon même sur les enterrements ! »36 Comment, dans la mention des caves, ne pas songer aux persécutions des premiers Chrétiens condamnés à une vie de clandestinité ?
Ce sont deux conceptions de la foi plus encore que deux forces politiques aux vues contraires qui semblent inconciliables : les destructions perpétrées par les Allemands sont rapportées en France en des termes qui ne relèvent plus de la stratégie militaire : la « colère » en lieu et place d’un plan d’invasion raisonné, l’« inutilité » alors que les combats tendent vers un impératif d’efficacité, l’« allégresse » sans être suscitée par une victoire décisive déplace la fonction stratégique de Reims en fonction symbolique. L’alliance du paganisme et de l’allégresse est présente en 1938 dans les récriminations que le Clerc de Jeanne d’Arc au Bûcher adresse aux « paysans, croquants ! rustres agrestes et grossiers » :
n’avez-vous point vergogne de vous réjouir comme des païens en cette sainte veille de Noël pendant que le Roi Notre Seigneur se rend à Rheims / pour y être sacré de la Main des Anges ?37.
Le tract comporte une note rajoutée à la main par Claudel qui infléchit plus encore, de la « colère » à l’« allégresse », le sens du « martyre » infligé à la cathédrale :
La ville de Reims, berceau du christianisme français, a été particulièrement en butte à la colère des Allemands.
La merveilleuse cathédrale où le premier roi franc Clovis avait été baptisé en 511 a été volontairement et inutilement incendiée par leurs obus le 19 septembre 1914.
Ses vitraux célèbres et ses toits, une grande partie de ses incomparables sculptures ont été irrémédiablement perdus.
[Note rajoutée de la main de P. Claudel :] – La destruction de la cathédrale de Reims a été accueillie dans toute l’Allemagne par un cri d’allégresse. Le principal journal de Berlin a publié une poésie qui contient le couplet :
Les cloches ne sonnent plus
Dans la cathédrale à deux tours,
Finie la bénédiction !
Nous avons fermé avec du plomb
Ô Reims, ta maison d’idolâtrie38.
Les deux nations s’excluent mutuellement en s’attribuant – paradoxe suprême – les mêmes errements. « L’idolâtrie » chrétienne est le pendant du « culte » protestant, que Claudel ne mentionne jamais sans guillemets contempteurs. En-deçà de l’Église et du protestantisme figure en surimpression l’antagonisme premier des Chrétiens et des païens, de la civilisation romaine et de la barbarie :
et cette cathédrale comme un drapeau, comme une vieille mère au milieu de ses enfants que bombardent ces fils de Luther, toutes les hordes de la sombre Germanie ! N.-S. ne laissera pas sans vengeance cette injure faite à sa mère. Les protestants détestent tellement la Sainte Vierge !39
Ce qui relève du combat spirituel prend un tour plus sensible, plus pathétique encore, dans le final solennel de La Nuit de Noël 1914, dont l’intensité dramatique croissante procède de l’alternance des traces sonores de la « bataille d’hommes » et d’un « combat spirituel » que la ferveur et l’innocence persécutée des voix d’enfants portent à des sommets d’émotion. Reims, comme dans L’Annonce, n’est pas l’église figurée sur scène mais celle qui, au-dehors, hors-champ, constitue l’horizon véritable du drame :
la pièce allemande de 220, bombardant la cathédrale de reims : Boum !
La porte de la grange s’ouvre et l’on voit la scène de Noël – la Vierge, l’Enfant, saint Joseph, le bœuf et l’âne – telle qu’on a l’habitude de la représenter dans les églises.
voix de femmes et d’hommes, chantant dans l’église dévastée : Gloria in excelsis Deo et in terra pax hominibus bonæ voluntatis !
m. le curé : Dieu vivant !
les enfants (la force des invocations ne cesse de s’élever jusqu’à ce qu’elles deviennent semblables, à la fin de la scène, aux vociférations de l’Apocalypse) : Sauvez la France !
le canon allemand, 2e coup : Boum !
les voix : Laudamus te !
m. le curé : Dieu enfant ! Dieu innocent ! Dieu fait homme ! Dieu avec nous !
les enfants, tous ensemble : Sauvez la France !
le canon allemand, 3e coup : Boum !
les voix : Benedicimus te ! Adoramus te ! Glorificamus te ! Gratias agimus tibi propter magnam gloriam tuam !
[…]
le canon allemand, 12e coup : Boum !
m. le curé : Jésus-Christ, sauvez la France !
les voix : Cum sancto spiritu in gloria Dei Patris !
les enfants, tous ensemble : Jésus-Christ, sauvez la France ! Jésus-Christ, sauvez la France ! Jésus-Christ, sauvez la France ! Jésus-Christ, sauvez la France !
les voix : Amen !40
« La pièce allemande de 220 » devient un personnage proprement dit dans un drame qui exclut la parole pour ne retenir que les déprécations, les chants de louanges et l’onomatopée, « Boum ». Le « canon allemand », inscrit à la manière d’un personnage du drame dans la lettre même du texte est une figure de pure barbarie qui ne relève ni de la parole, ni de la pensée, ni de la foi, mais d’un geste de destruction inspiré par un conflit en forme de guerre de religion. En ce sens, la cathédrale de Reims constitue par excellence le symbole du catholicisme martyrisé par les assauts d’une Allemagne impie que les « abominables crimes de Louvain et de Rheims déshonorent à jamais »41. L’image de la cathédrale en ruine s’est ancrée dans l’esprit claudélien, et s’impose à nouveau, en 1924-1925, dans La Parabole du festin :
La scène forme un vaste hémicycle pareil à l’abside d’une cathédrale dont les voussures partant d’une clef de voûte où elles se pincent et rattachées par en bas à de gros piliers romans déterminent une série de chapelles ou de loges éclairées par-derrière. Au fond et au milieu une large ouverture béante. Le tout a l’air d’une ruine comme celle de la Cathédrale de Reims. […] Chacune des loges est remplie d’acteurs ou de mannequins représentant une des scènes de la vie courante, par exemple, un café, un salon de modiste, un atelier, un bal, une banque, une salle de jeu, une salle de dissection, une chambre avec deux amoureux, etc. Tout cela est représenté d’une manière naïve et populaire, donnant une sorte d’impression cadavérique42.
Dans le commentaire de sa correspondance avec Jean Cocteau, Louis Aragon a parfaitement restitué l’esprit qui présidait à l’arrière, durant la Première Guerre mondiale, l’importance d’une figure comme Claudel en des temps où les controverses politiques ont rappelé à la nation française la profondeur de son enracinement chrétien. Au point de rendre suffocante cette exaltation patriotique :
Alors presque tous les poètes étaient devenus fous : un poème de Paul Fort sur la destruction de la cathédrale de Reims, un autre de Claudel au général Joffre, voilà ce qu’on récitait partout. Le cubisme était à l’index : toute innovation était taxée de trahison envers la France etc. C’est ce qui explique auprès de jeune gens que l’on bridait de mille manières le succès sentimental de deux manifestations qui firent scandale en 1917 : Les Mamelles de Tirésias, Parade43.
La destruction de la cathédrale de Reims n’en demeure pas moins un crime en quelque sorte tragique, dans la mesure où elle devait advenir. Si Reims est avec Strasbourg plus encore à l’Est, un phare du christianisme, l’antagonisme de la branche catholique et de la branche luthérienne, la haine de la Vierge, ne pouvaient se résoudre que dans un geste symbolique de destruction. Cette destruction, aux premières heures de la guerre, est vécue comme le violent rappel d’un enracinement chrétien nié par le matérialisme et le positivisme. L’histoire de la cathédrale de Reims, de la correspondance à l’œuvre poétique et dramatique de Claudel, est ainsi récrite dans le sens d’une unité fantasmée. À la manière des clercs du Moyen Âge, le poète décèle dans les événements, les lieux et les êtres les signes d’un plus haut sens. La cathédrale de Reims en est transfigurée et acquiert une unité qui préserve la multiplicité des significations qui lui sont attachées – à l’histoire intime répond en elle l’Histoire de France, au peuple les figures royales, à l’architecture et aux pierres consacrées la cathédrale cosmique.
[1] « La Cathédrale de Strasbourg », Pr., p. 315.
[2] « Vitraux des Cathédrales de France. XIIe et XIIIe siècles », Œuvres en prose [Pr.], Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 323.
[3] Cité par Doris JAKUBEC, Sylvain Pitt ou les avatars de la liberté, Fribourg, Éditions universitaires, 1979, p. 203.
[4] « Interview par Henry Magnan avant la représentation de L’Annonce faite à Marie au Théâtre-Français et de Protée à la Comédie de Paris », Supplément aux Œuvres Complètes, vol. 2, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1990, p. 521. La citation, qui désigne Reims et Laon, est extraite de « Sainte-Geneviève », Œuvre poétique, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 639.
[5] Louis CHAIGNE, La Rencontre de Paul Claudel, Paris, Lethielleux, 1946, p. 6.
[6] Cahiers Paul Claudel, vol 4, p. 162.
[7] La Jeune fille Violaine, seconde version, Théâtre, vol. 1, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 646.
[8] « Lettre à Aurélien Lugné-Poe » (27 janvier 1915), Cahiers Paul Claudel, vol. 5, p. 167.
[9] La Nuit de Noël 1914 (février 1915), scène 2, Théâtre, vol. 2, p. 88-89.
[10] « Lettre à Francis Jammes » (24 septembre 1914), Correspondance Claudel-Jammes-Frizeau, Paris, Gallimard, 1952, p. 274.
[11] Œuvres Complètes, vol. 5, p. 120.
[12] L’Annonce faite à Marie, III, 1, Théâtre, vol. 1, p. 1042.
[13] Entretiens sur Paul Claudel, éd. G. Cattaui, Paris-La Haye, Mouton, 1968, p. 51.
[14] Michel MALICET, Le Monde imaginaire de Paul Claudel, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 1989, p. 142.
[15] L’Annonce faite à Marie, III, 1, Théâtre, vol. 1, p. 1043-1044.
[16] Jeanne d’Arc au Bûcher, scène VIII, « Le Roi qui va-t-à Rheims », Théâtre, vol. 2, p. 665.
[17] Sur cette question, adaptée à d’autres pièces, voir Shinobu CHUJO, « Un Supplément à la dramaturgie de Paul Claudel », BSPC, 235, 2021, p. 101-116.
[18] Jeanne d’Arc au Bûcher, scène XI, « Jeanne d’Arc en flammes », Théâtre, vol. 2, p. 670.
[19] André VACHON, Le Temps et l’espace dans l’œuvre de Paul Claudel, Paris, Seuil, 1965, p. 143.
[20] Nina HELLERSTEIN, Mythe et structure des Cinq Grandes Odes, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté et Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 47. L’auteur cite à la même page un fragment d’une lettre de Claudel à Francis Jammes : « Vous ne doutez pas que mon église soit Notre-Dame, la vieille mère vénérable dans le sein de qui j’ai été conçu une seconde fois. C’est mélangé à ses ténèbres que j’ai reçu l’étincelle séminale et la respiration essentielle » (Correspondance Paul Claudel-Francis Jammes-Gabriel Frizeau 1897-1938, Paris, Gallimard, 1952, p. 69).
[21] Œuvres Complètes, vol. 17, p. 143.
[22] Didier ALEXANDRE, Paul Claudel, du matérialisme au lyrisme, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 32.
[23] Journal, vol. 2, p. 133.
[24] « Conversations dans le Loir-et-Cher », Pr., p. 721.
[25] Corona benignitatis anni Dei, « Strasbourg », Po., p. 430.
[26] Stanislas FUMET, Claudel, Paris, Gallimard, 1958, p. 64.
[27] Œuvres Complètes, vol. 11, p. 308.
[28] « Lettre de Paul Claudel à Walter Braunfels » (Bruxelles, 3 mars 1934), Bulletin de la Société Paul Claudel, 164, 2004, p. 68.
[29] NRF, 1er avril 1914, 64, p. 735-736.
[30] Klara FASSBINDER, « Souvenirs sur Paul Claudel », Entretiens sur Paul Claudel (1969), éd. Georges Cattaui et Jacques Madaule, Berlin, De Gruyter, 2014, p. 257-258. Jeanne d’Arc dont la statue subsiste miraculeusement dans les décombres de la cathédrale.
[31] Mgr A. BAUDRILLART, L’Âme de la France à Reims (sermon du 30 septembre 1914), Paris, Beauchesne, 1915, p. 7.
[32] Christopher FLOOD, Pensée politique et imagination historique dans l’œuvre de Paul Claudel, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté et Paris, Belles Lettres, 1991, p. 154.
[33] « Ma Conversion », Pr., p. 1009.
[34] Le Correspondant, vol. 259, 1915, p. 93.
[35] Joëlle PRUNGNAUD, « Les cathédrales dans la Grande Guerre et le regard des écrivains », Cathédrales en guerre, XVIe-XXIe siècle, éd. Xavier Boniface et Louis Dessaivre, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2020, p. 225.
[36] « La Guerre et la Foi. Tract », p. 15, Théâtre, vol. 2, éd. 2011, p. 1116.
[39] « Lettre à Francis Jammes » (24 septembre 1914), Correspondance Claudel-Jammes-Frizeau, Paris, Gallimard, 1952, p. 274.
[40] La Nuit de Noël 1914 (février 1915), scène 2, Théâtre, vol. 2, p. 88-89.
[41] « Lettre de Paul Claudel », Cahiers vaudois, vol. 9, « Louvain… Reims… », p. 53.
[42] La Parabole du Festin (1924-1925), Première Partie, Théâtre, vol. 2, p. 545.
[43] Louis ARAGON, « Commentaire de la correspondance avec Jean Cocteau, novembre 1918-février 1920 », 1923.
Résumé
L’objet de cet article tient à sonder l’imaginaire claudélien de la cathédrale de Reims, envisagée dans le temps long de l’Histoire, dont l’œuvre de Paul Claudel restitue le feuilletage temporel et symbolique. En synchronie comme en diachronie, elle est le lieu privilégié de toutes les convergences : de la grandeur et de la misère, du spirituel et du temporel, du symbole et du signe.
Abstract
The purpose of this article is to probe Claudel's imagination of Reims Cathedral, considered in the long time of History, whose Claudel’s work restores the temporal and symbolic layering. In synchrony as in diachrony, it is the privileged place of all convergences: of greatness and misery, of the spiritual and the temporal, of the symbol and the sign.
Jean-François POISSON-GUEFFIER
Université de Franche-Comté, laboratoire ELLIADD
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