L’affaire du rayon vert a récemment secoué la population alsacienne au sujet de sa cathédrale. Dans un article du journal Le Monde, M le Magazine, du samedi 9 octobre 2022, il est indiqué que la Drac, l’Etat et l’Évêché de Strasbourg se sont mis d’accord pour boucher par une patine, pour des raisons de restauration, l’un des vitraux de la cathédrale qui délivrait un rai de lumière verte qui, traversant le pied de Judas, illuminait le Christ en croix de la chaire. Cette curiosité, admirée par de nombreuses personnes, y compris des non-chrétiens, semblait indiquer que la cathédrale était devenue un lieu mythique et que d’aucuns lui conféraient une valeur sacrée, bien au-delà de ses fonctions chrétiennes.
Que l’on soit bercé ou non à l’aune du mysticisme ou de l’ésotérisme, il faut bien reconnaître que la polémique qui est née de cette décision est un baromètre idéal pour mesurer la popularité de la cathédrale au grès rose dont l’unique flèche de 142 mètres en fait une exception européenne jusqu’au XIXe siècle et dont la massive implantation au cœur de la ville dans la partie médiévale bordée par l’Ill, un des bras du Rhin, la rend majestueuse et très visible, tout à côté de la maison qu’on pourrait nommer joyeusement comme celle d’Hansel et Gretel, autrement dit la Maison Kammerzell aux vitres en cul de bouteilles jaunies.
Il n’est donc pas étonnant que l’un des illustrateurs les plus emblématiques de l’Alsace, Tomi Ungerer, né en 1932 et mort en 2019, seul auteur de littérature de jeunesse ayant un musée de son vivant, à Strasbourg qui plus est, l’ait croquée, dessinée, réécrite à maintes reprises et sous des aspects différents. Son intérêt pour la cathédrale lui permet d’être en phase avec ses concitoyens, de perpétuer un symbole de l’Alsace qu’il défend et dont il revendique fermement les racines. Ainsi, au gré de sa carrière d’illustrateur en Alsace1 et surtout ailleurs2, il a ponctué ses passages à Strasbourg, selon les commandes qui lui sont faites ou selon son inspiration, de dessins de la cathédrale. Il y revient toujours, comme aimanté par celle-ci, lui, né à Strasbourg mais enfant du Haut-Rhin, habitant le Logelbach3, un hameau à côté de Colmar, inspiré fortement par le musée Unterlinden qu’il visita à maintes reprises en allant ou revenant du lycée. Si Tomi Ungerer est issu d’une famille de la bourgeoisie protestante, il est aussi un enfant de la guerre qu’il a racontée à travers ses albums comme Otto4, Le Nuage bleu5 et surtout à travers son autobiographie À la guerre comme à la guerre6 illustrée par ses dessins d’enfants que sa mère avait conservés, auto-traduite en allemand et en anglais où il raconte comment il a dû changer de nationalité et de langue au gré des annexions subies par l’Alsace.
Dès lors, il est tout à fait opportun que ses multiples dessins soient rassemblés dans une anthologie emblématique de cette carrière et de sa passion pour le motif iconographique que représente la cathédrale, réunissant ses dessins de 1975 à 2007. Ainsi, ce projet éditorial unique est d’abord né d’une rencontre amicale entre l’auteur et celui qui devint par la suite le président de l’association des amis de Tomi Ungerer, Jean Willer. Les éditions La Nuée bleue, édition strasbourgeoise de référence ont donc réfléchi à la possibilité de réunir dessins et peintures de la cathédrale sous la forme d’un florilège, soit, pas moins de quatre-vingt-dix dessins, qui sont pourtant loin de représenter l’entièreté de sa production7. Revisitée par le dessin satirique ou humoristique de Tomi Ungerer, les multiples visages de la cathédrale personnifiée convoquent une sacralisation laïque de celle-ci et rappelle sa valeur universelle, au -delà du seul contexte alsacien. Il s’agit également de se fonder sur la notoriété de Ungerer pour lui conférer cette capacité à faire une autobiographie d’artiste, il s’agit de « mes cathédrales », comme le montre une photo bien connue de lui où il est assis avec une cathédrale en miniature sur roulettes posée sur ses genoux.
Or, le principe de cette anthologie fondée sur l’idée de réaliser un beau livre d’art, celui qu’on offre à Noël parce qu’il est un objet qui restera dans une bibliothèque, est de jouer, par le processus de l’accumulation, à mettre du sens, à la fois dans l’œuvre de l’artiste et dans l’accompagnement, dans le temps historique qu’il propose, avec la figure de la cathédrale. Lorsque l’image devient ainsi vectrice de valeurs et décline à la fois l’histoire de l’Alsace toute entière, ses évolutions et les fondements artistiques du dessinateur, on peut dire que l’entreprise éditoriale est réussie puisqu’elle éclaire l’homme, l’œuvre et son contexte.
Cet album, qui réunit des dessins et collages, des illustrations de livres, des affiches, des publicités, des cartes postales, retrouve le sens premier du mot « album » comme livre d’images où chacune est livrée sans texte, mais qui ne s’adresse donc pas à un destinataire enfantin. La présentation est soignée : chaque page ou double page offre une image dessinée ou peinte de la cathédrale sur un large fond blanc. L’ouvrage est augmenté d’une préface de Jean Willer (page 5 à 10) intitulée « La vieille dame et l’éternel adolescent », puis de celle de Tomi Ungerer lui-même « Mes cathédrales » qui revient sur le sens même de cette figure emblématique de Strasbourg, depuis son enfance jusqu’à aujourd’hui (page 13 à 17) et il est terminé d’une double page de références et de légendes des dessins (page 104- 105).
L’ensemble est sobre et coloré tout à la fois, les fonds blancs mettant en valeur, par contraste, les couleurs vives choisies par Tomi Ungerer. La première de couverture invite, sous la forme d’un clin d’œil au peintre Edward Hopper, par l’entremise de l’ombre d’un personnage vu de dos (l’auteur) qui ouvre la fenêtre, à contempler la cathédrale reproduite quatre fois, visant à montrer la façon très personnelle que va prendre l’artiste pour dépeindre ce monument. « La réalité s’efface au profit du symbole »8 Il s’agit d’un pas de côté, d’une réinterprétation que l’auteur annonce d’emblée, assumant sa liberté de ton et de parole qui font le sel de ses dessins. Il s’agit donc bien de revisiter le monument, de le réactualiser et de l’inscrire dans un feuilleté interprétatif très personnel. Le thème de la contemplation est donc omniprésent. À l’instar de Caspar David Friedrich avec son célèbre tableau Le voyageur immobile contemplant une mer de nuages9, monument du romantisme allemand, l’auteur nous invite à épouser son point de vue. Sa proximité avec la cathédrale qui fait presque partie de son intérieur domestique est souligné par le motif de la fenêtre qui s’ouvre face au monument. Tout comme pour lui, la cathédrale de Strasbourg fait partie du paysage intérieur de chaque Alsacien.
Comment Tomi Ungerer s’est-il emparé de ce motif, que représente-t-il pour lui ? Comment a-t-il pu trouver autour de cet emblème une façon de représenter son temps ? Quelles valeurs et quelles facettes de son art réunit-il dans ces dessins de la cathédrale ?
Nous proposerons tout d’abord un détour par l’enfance avec l’ombre de la cathédrale de Strasbourg comme figure tutélaire, puis nous montrerons comment la cathédrale est devenue l’emblème d’une double culture franco-allemande, enfin, nous ferons l’hypothèse que les dessins de la cathédrale relèvent avant tout chez Tomi Ungerer de son engagement universel pour la tolérance, en particulier à travers l’écriture de l’histoire bouleversée de l’Alsace meurtrie.
Le dessin qui figure en première page de couverture est représentatif, grâce à la présence de l’ombre du personnage, du poids de l’histoire familiale. Il faut savoir que le jeune Tomi se retrouve, dès l’âge de trois ans, orphelin de père. Celui-ci meurt de maladie. Or, à cet âge-là, Tomi visite son père aux hospices civils de Strasbourg et cette fenêtre ouverte sur la cathédrale représente vraiment ce que le très jeune enfant a pu observer depuis les fenêtres de la chambre d’hôpital de son père : la figure tutélaire de la cathédrale que l’on aperçoit de très loin et partout dans la ville. Cette image est donc fixée à tout jamais dans son esprit et de façon inconsciente, elle sonne le glas de la vie familiale et devient un motif obsessionnel de l’artiste.
Issu d’une famille d’horlogers de la cathédrale par son arrière-grand-père, son grand-père puis son père, Théodore qui « a réalisé en 1933 l’horloge astronomique de la cathédrale de Messine »10, comme le montre la photographie de celui-ci dans Mes Cathédrales, Tomi Ungerer a été marqué par cet héritage particulier et ce, à double titre. Bien que son père meure alors qu’il a trois ans, il restera fasciné pendant toute sa vie par l’horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg qu’il contemple régulièrement : « Si la cathédrale est de mon ressort, c’est en raison de mes racines horlogères » dit-il dans Mes Cathédrales11, non sans humour si l’on considère cette métaphore mécanique. « Les rouages de son horloge astronomique ont modelé ma cervelle, expliquant l’origine de mes élucubrations »12. Cette filiation dont il assume l’origine nous indique que la question du monument, la cathédrale, et donc du patrimoine littéraire et culturel de l’Alsace, traverse toute son œuvre en étant articulée à la question du temps. Son album posthume Non-Stop traduit en français par Juste à temps !13 n’indique-t-il pas cette prédominance de la vision du temps dans son œuvre, à la fois comme élément de vigilance individuelle et collective et comme jalon entre passé et futur14 ?
C’est à partir de cette hypothèse de ce qui deviendra chez Ungerer une urgence temporelle et créative que nous pouvons dire que les représentations du temps font sens dans ses représentations de la cathédrale, à la fois comme réalité horlogère, mais aussi comme inventivité formelle qui bouscule les codes temporels classiques de la narration. Cet effet de l’horlogerie comme rouage narratif et ressort dramatique nous semble être un marqueur de la capacité mémorielle et de transmission de Tomi Ungerer, visionnaire et gardien, à la fois du temps qui passe et de la mémoire de l’Alsace, comme le montre cette image d’un jouet sous la forme d’une cathédrale à remonter, comme un réveil mécanique par exemple15, qui croise ses deux passions, sa passion des rouages, mécanismes et horlogeries en tous genres, mais aussi des jouets mécaniques qu’il collectionne et qu’il a possédé enfant.
Ainsi, ses dessins de cathédrales émanent de sa passion simple pour l’Alsace qu’il représente avec tout son amour, en particulier dans cette série de cinq dessins présents dans l’album qui ont pour motif les fêtes de Noël, très présentes en Alsace (de la page 68 à 73.) Dans l’une d’elle, le père Noël transporte dans sa hotte des jouets dont une cathédrale et une poupée alsacienne. Dans un autre dessin, une rose de Noël s’envole par-dessus les toits enneigés de Strasbourg et de la cathédrale, avec le commentaire suivant, écrit au crayon de la main d’Ungerer : « Es ist ein Ros entsprungen »16, ce qui renvoie à un chant chrétien de Noël fondé sur un hymne marial d'origine allemande, la rose dans le texte allemand étant une référence symbolique à la Vierge Marie. Un peu plus loin, une planche crayonnée montre le père Noël chauve et très déçu d’avoir perdu son bonnet… qui se trouve coiffer la flèche de la cathédrale, la seule couleur de ce dessin très stylisé étant le rouge du bonnet et du costume du père Noël17. Ces dessins renvoyant au caractère très festif de l’Alsace à cette période sont aussi l’occasion de rappeler les valeurs de partage ancrées dans cette région et spécifiquement à cette période. Ainsi, le Père Noël offre son manteau à un homme noir, devant la cathédrale illuminée18. Nul doute que la réminiscence de l’épisode biblique de saint-Martin qui, selon la légende, partagea avec un pauvre homme son manteau rouge qu’il coupa avec son épée, est omniprésente. Ces valeurs chrétiennes doublées d’antiracisme sont traitées avec une pointe d’humour, le père Noël se retrouve en tee-shirt et bretelles sous la neige, ce qui produit un effet cocasse.
Il faut en effet savoir que Tomi Ungerer appartient à une famille bourgeoise protestante francophile, même s’il a appris sur le tas l’alsacien avec ses copains d’enfance. Cette branche du christianisme explique qu’il développe un lien différent de celui qu’entretiennent les catholiques avec la cathédrale, c’est ce qui explique notamment son humour provocateur que l’on retrouve dès la préface et la désacralisation qu’il opère dans tous ses dessins. Il déclare à ce propos : « je préfère l’humilité intime d’une chapelle à la grandiose arrogance d’un monument érigé pour manifester une foi qui veut en imposer. »19 ou encore « ma spiritualité s’élève peu dans la cathédrale »20 De plus, il n’hésite pas à fustiger les touristes, « visiteurs de passage qui viennent se rincer l’œil dans son bénitier. Ainsi, ce touriste américain que j’ai entendu s’adresser à sa famille : « « My God ! It’s just like Disneyland ! » (Mon Dieu ! C’est comme Disneyland !) »21
C’est ce qui explique aussi cette préface très iconoclaste qui, sous une ironie mordante, établit un historique drôle et piquant de la fondation de la cathédrale avec une légende toute personnelle, puisque, d’après lui, elle remonterait « à l’époque glaciaire où un énorme bloc de grès aurait été déposé à l’emplacement actuel de la ville »22. Selon lui, « la cathédrale fut taillée, sculptée, ciselée d’une seule pièce dans ce monolithe »23.
D’autres facéties ponctuent cette préface en lien avec les tumultueux changements historiques, comme la Révolution et les changements de cultes entre protestants et catholiques, que ce monument a subis. Il va même jusqu’à la décrire comme un corps immense et à rappeler « qu’elle est la seule des cathédrales à honorer les vierges folles »24 en clin d’œil au portail de la cathédrale sculptée de vierges folles sur la gauche, narguant sur l’autre partie, mais presque face à elle, les vierges sages. Le corps de la cathédrale est ainsi décrit :
La cathédrale, tel un corps de chasse, a son anatomie : ses orgues et ses organes, son chœur qui bat, son tympan, l’œil cyclope de sa rosace, un portail sur son poitrail, les arcs boutants de sa cage thoracique, des piliers vertébrés sur son dos voutés, le tocsin des cloches. Elle souffre d’une dermatose due aux pots d’échappement et à leurs émissions d’absides sulfuriques. Mais elle jouit avec bonheur d’un priapisme qui la maintient en érection permanente25.
L’utilisation de la métaphore corporelle et érotique est une constante dans l’œuvre de Tomi Ungerer, mais elle acquiert une saveur iconoclaste particulière lorsqu’il s’agit de toucher à ce monument vénéré par tous les Alsaciens, qui se tient au cœur de la ville et qui fait l’objet de visites, de cérémonies, et de messes catholiques très suivies. Il faut dire que sa description est d’abord celle d’un géant comme le cyclope, avant de devenir érotique. L’ensemble de la description fondée sur l’anatomie de la cathédrale glisse en effet peu à peu vers l’érotisme, qui fait partie intégrante de l’imaginaire de Tomi Ungerer, ce que ses détracteurs lui ont beaucoup reproché.
Avant tout, et même s’il le fait avec humour, voire de façon satirique, Tomi Ungerer marque son attachement à ce monument qui figure comme une ombre tutélaire pour la population tout comme pour lui. Dans un de ses dessins en lavis d’encre de couleurs sur une double page, page 80-81, un mexicain assis à l’ombre de la cathédrale, dont l’immense silhouette peinte à l’encre de Chine se découpe sous le jaune du sable du désert ayant pour ciel un rose pâle, ploie sous le chagrin du « Heimweh », le mal du pays. Sans doute un Alsacien exilé…le commentaire au crayon de l’auteur : « Heimweh à l’ombre de la cathédrale » indique l’universalité de la condition de l’Alsacien, voué au mal du pays dès qu’il est éloigné de sa cathédrale, comme a pu le ressentir l’auteur lui-même, exilé aux États-Unis, au Canada, en Irlande. En effet, il le sait, la cathédrale est d’abord chargée d’histoire et de mémoire, ce qui la rend si attachante. C’est sous une forme humoristique qu’il révèle ainsi également le caractère profondément mixte de la cathédrale, appartenant à une double culture, franco-germanique.
Tout d’abord, Ungerer s’attache à montrer la culture spécifique de cette région germano-française au fil du temps. L’image qui montre sous la forme d’un blason au fond vert, au Moyen-Âge, un fou du roi au bonnet à hochet, allusion à La Nef des fous de Sébastien Brandt, qui repêche à l’hameçon la cathédrale de Strasbourg rappelle que la caractéristique de « Strasbourg, ville rhénane » est fortement soulignée dans ses dessins. Cette dimension germanique fascine par ailleurs Tomi Ungerer, bercé aux Märchen allemands durant son enfance, mais aussi aux grands illustrateurs comme Dürer, Grünewald, Baldung Grien. De ce fait, il s’essaye tout aussi bien avec humour à la critique de la culture allemande qu’à celle de l’Alsace. Dans une affiche qu’il a dessinée, il montre une Alsacienne biberonnant un enfant allemand vêtu d’un Loden vert et d’un chapeau bavarois à l’aide d’une bouteille de vin, tandis qu’à côté un enfant français au béret et tee-shirt rayé est gavé de saucisses. Dans la même veine, dans notre album, un dessin symétrique26 montre d’un côté, un Alsacien mangeant avec une satisfaction tranquille une cathédrale en choucroute accompagnée d’un verre de vin blanc, et de l’autre, un Allemand en gilet bavarois, qui semble rire jaune, tenant un bock de bière mousseuse à la main, lequel prend la forme d’une cathédrale. Le pauvre arbore un œil au beurre noir, signe qu’il s’est visiblement crevé un œil avec la flèche de la cathédrale en portant sa chope de bière à la bouche. Cette vision très drôle de « qui s’y frotte s’y pique » résume bien la capacité de résistance des Alsaciens et leurs ruses qui, sous prétexte de gastronomie innocente, s’exprime franchement. Il faut dire que le motif de la nourriture et de la dévoration sont très fréquents dans les albums de Tomi Ungerer, non seulement dans ses albums pour enfants – on se souvient de Zéralda qui cuit de la nourriture pour amadouer le géant – mais aussi dans tous ses dessins où les personnages jouent avec malveillance et concupiscence à se dévorer les uns les autres. Dans notre album, un personnage aux yeux lubriques salive ainsi, montrant sa langue, devant une assiette où l’on voit Strasbourg et sa cathédrale27 : un Allemand peut-être qui serait prêt à n’en faire qu’une bouchée… ?
D’autres dessins font état de sa fascination et de son soutien à la construction européenne, symbole du couple franco-allemand et du dépassement possible des conflits entre la France et l’Allemagne. Ainsi, de la page 46 à 49, de nombreuses références à l’Europe ponctuent-elles l’imaginaire de Tomi Ungerer. Sur l’une d’elle, page 46, les rois mages se guident à l’aide des étoiles de l’Europe, tandis que sur l’autre, page 47, deux oiseaux, l’un français, l’autre allemand, tirent avec leur bec un fil, afin d’emballer la flèche de la cathédrale dans un nœud de paquet cadeau. Dans l’aquarelle bleue et jaune aux couleurs de l’Europe de la page 49, une walkyrie chante, bouche ouverte, tandis que sur sa tête est juché un casque avec deux cathédrales accrochées de part et d’autre. Le motif guerrier est donc détourné au profit d’un hymne à la cathédrale, support de l’Europe qui s’enracine en elle. Il est à noter que cette planche un peu érotique – la walkyrie arbore un soutien-gorge en forme de bouclier bleu avec les étoiles de l’Europ – inaugure une série de dessins érotiques, page 50 à 56, où l’image de la cathédrale est soumise à de nombreuses variations : chaussures sous la forme de talon-aiguilles au bout de jambes dénudées, formés par la flèche de la cathédrale, porte-jarretelles-portail de la cathédrale retenant des bas, devenu un peu plus loin, dans une autre image, un soutien-gorge pointu…
Mais là où Tomi Ungerer développe une poétique des ruines et reflète une émotion universelle grâce à l’iconique cathédrale, c’est surtout à travers le motif de la guerre, des guerres. L’Alsacien se trouve en effet être très émouvant lorsqu’il décline une série de dessins, placés de la page 36 à 41, sur les affres de la guerre, les souffrances subies et les dégâts causés à Strasbourg, au milieu de laquelle reste intacte la cathédrale, symbole de résistance.
Dans Mes cathédrales, nombre de dessins font référence à plusieurs guerres subies par l’Alsace, contrée meurtrie et victime d’annexions permanentes. L’Alsace a toujours été une colonie de peuplement, comme lorsqu’elle a été annexée par les Prussiens en 1870 et que cette guerre a provoqué de multiples déplacements de population et une transformation totale de son environnement, puis elle est redevenue française, ensuite elle a connu la guerre 1914-1918 pour redevenir allemande, puis française à l’issue de la guerre, et enfin, la guerre 1939-1945 la fit à nouveau allemande. Ce panorama des guerres, visible par les décors guerriers qui accompagnent les dessins de Tomi Ungerer, avec, en arrière-fond, la cathédrale, est très présent. Les planches historiques figurent, comme un imagier vivant, des périodes de guerres et permettent, en quelques dessins, d’embrasser toute l’histoire de l’Alsace. En effet, « la cathédrale apparaît comme le lieu qui a permis à la mémoire historique de s’intégrer à la mémoire collective »28
Tout d’abord, il faut savoir que la cathédrale a été de façon emblématique très présente dans les affiches de propagande, on pense par exemple à l’affiche de propagande d’Albert Spaety de 1941, intitulée « Hinaus » qui montre qu’à l’arrivée des Allemands, tout symbole de la France : le coq français, le béret, la Marianne, le livre illustré Mon village de Hansi, etc. sont jetés hors de l’Alsace par un grand coup de balai, la cathédrale figurant en arrière-plan, symbole de la résistance à l’occupant allemand. En effet, « si la cathédrale a pu devenir ainsi un symbole, c’est en grande partie, parce qu’elle est un lieu chargé de signification politique »29.
Ainsi, dans la série de dessins placés de la page 34 à 41, Ungerer évoque tout d’abord la guerre de 1870 et l’annexion prussienne. Ce couple d’Alsaciens qui est sans doute prêt à quitter le territoire devenu le Reichsland Elsaß Lothringen pleure et observe de loin la cathédrale perdue, tandis que dans l’image suivante, au même endroit, se déroulent les champs de bataille de la Première Guerre mondiale où les corps des blessés sont transportés par les soldats eux-mêmes. Dans un autre dessin, on aperçoit au loin Strasbourg qui brûle autour de la cathédrale intacte. L’image rappelle par ailleurs certaines gravures de Goya, appartenant aux « Désastres de la guerre » comme celle intitulée « Aun podár servir ».
Mais c’est aussi avec humour qu’Ungerer va jusqu’à la satire pour égratigner les russiens aux casques à pointe qui procèdent au siège de Strasbourg. Il dessine littéralement un Allemand au casque à pointe, un Prussien donc, qui aux toilettes se retrouve les fesses piquées par la flèche de la cathédrale sortant de la cuvette des toilettes ! « Le siège de Strasbourg ! » écrit Tomi Ungerer lui-même au crayon, féru de jeux de mots qui sont la marque de son humour, pour légender son dessin. Ces deux tendances, gravité et caricature, vont sous-tendre toute l’œuvre de Tomi Ungerer. On les retrouve dès ses dessins d’enfants puisque Tomi, inspiré par Hansi, a croqué les officiers allemands avec humour et les scènes de guerre autour de lui de façon soit drôle, soit avec réalisme, et dans tous les cas, avec un sens de l’observation peu commun. On retrouve d’ailleurs déjà dans ses dessins d’enfants produits vers l’âge de douze ou treize ans un dessin de la cathédrale, signe qu’il en est fortement inspiré et qu’elle représente pout tout Alsacien un symbole très fort. Ainsi, la cathédrale est-elle dessinée à l’encre de Chine dans une frise verticale qui ponctue son journal, page 60 lorsqu’il y mentionne que son frère Bernard revient de Strasbourg30.
Dans de nombreux ouvrages et affiches, on retrouve la fascination de Tomi Ungerer pour les médailles, les uniformes, les champs de bataille. Tout d’abord, de très nombreuses affiches vont mettre en valeur sa satire de la guerre, que ce soit la guerre du Vietnam ou tout autre guerre contre lesquelles il s’engage. Les dessins de char, d’armes et de soldats casqués sont légion chez Tomi Ungerer, comme le montre ces affiches extraites de Mes Cathédrales où la cathédrale, par des jeux de collage, devient munitions ou partie d’un tank. Dans l’image page 39, un blessé alité et dont les yeux sont bandés reçoit une perfusion dont la poche est une cathédrale à l’envers, de couleur bleu, blanc, rouge : nul doute qu’il sera sauvé ! La page suivante, un soldat tire des munitions à partir d’une mitraillette dont le chargeur est fait de multiples cathédrales, la légende indique de la main de Tomi Ungerer, au crayon, « Novembre 1944 », ce qui renvoie à la Libération de Colmar qu’il a vécu enfant et dont la bataille qualifiée par l’appellation de « la poche de Colmar » a été particulièrement violente, les Allemands ayant longtemps résisté. Le chargeur indique que les Français sont eux-mêmes nourris à l’imaginaire de la cathédrale et que c’est ce bout de France représenté par le monument qui suscite l’énergie de la victoire : « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine ! » Ni la cathédrale de Metz, ni celle de Strasbourg, aurions-nous envie d’ajouter !
Comme l’indique Malou Schneider, ancienne conservatrice du Musée alsacien31, à propos de l’exposition qu’elle a créée au musée en septembre 1989 intitulée : « Cathédrale à tout prix, la cathédrale de Strasbourg, images et histoire d’un mythe »32, le mythe s’affaiblit. La polémique toute récente autour du rayon vert et son relais médiatique montre cependant que ce n’est pas forcément le cas, alors même que le choix par les institutions semble être fait, délibérément, d’affadir ce qui relève du mythe, qui selon Roland Barthes est « constitué par la déperdition de la qualité historique des choses : les choses perdent en lui le souvenir de leur fabrication »33, en empêchant cette culture populaire ésotérique de perdurer.
Tomi Ungerer a choisi, en son temps, de revivifier le mythe, de le reconfigurer sous des facettes inattendues : historiques, satiriques, humoristiques, érotiques, politiques. Usant de ses qualités graphiques, il a décidé de le mettre en valeur, d’une part, par la saturation de l’espace par la couleur avec ses grands aplats, d’autre part, par l’épuration du trait, sous l’influence de Saul Steinberg. Le premier choix graphique, la saturation par la couleur, consiste à conférer une forme d’intériorité et de mystère à ce monument et à le personnifier, le deuxième, l’épuration du trait, vise par le détournement à lui donner légèreté et grâce.
Il n’est pas anodin, à cet égard, qu’un des premiers dessins de l’album présente l’image d’un Alsacien-jardinier qui cultive la cathédrale dans un pot en l’arrosant pour la faire pousser peu à peu34. Il s’agit d’une métaphore de l’écrivain, dont le rôle a été de rendre vie au monument, en le cultivant, en l’observant, en le nourrissant de son affection.
Quoi qu’il en soit, cette ultime tentative, entre mythification et démystification constitue une forme de testament laissé à l’Alsace. En effet, par ses innombrables dessins de la cathédrale de Strasbourg, Tomi Ungerer a réaffirmé sa fidélité et sa loyauté au peuple d’Alsace, comme le montre avec humour, dans la préface, l’électrocardiogramme de son cœur en forme de cathédrale, laissant ainsi une trace indélébile de son appartenance linguistique, culturelle et affective à cette contrée et de son irrésistible envie de la transmettre.
[1] Sa carrière n’a débuté en Alsace qu’au milieu des années 1970.
[2] Il est parti à l’âge de vingt ans avec soixante dollars en poche aux Etats-Unis, il habite New-York à ses débuts où il s’est fait connaître comme illustrateur engagé et comme auteur pour les enfants, puis en Nouvelle-Ecosse et en Irlande où il a fini sa vie.
[3] Il a habité au Logelbach de l’âge de 4 ans à 20 ans.
[5] Tomi UNGERER, Le Nuage bleu, Paris, L’École des Loisirs, 2000.
[6] Tomi UNGERER, À la guerre comme à la guerre, Dessins et souvenirs d’enfance, Strasbourg, Éditions de la Nuée Bleue, 1991.
[7]On pense par exemple à cette affiche publicitaire pour la SNCF qui ne figure pas dans l’album, représentant les rails passant sous la Tour Eiffel dont la pointe se termine en la flèche de la en cathédrale, soulignant la proximité avec Paris : « Paris-Strasbourg, 2 H 20 c’est parti ! »
[8] Malou SCHNEIDER, Cathédrale à tout prix, catalogue de l’exposition, Strasbourg, Editions des musées de la ville de Strasbourg, 1989, p. 26.
[9] Caspar David FRIEDRICH, Der Wanderer über dem Nebelmeer, 1818, huile sur toile, Kunsthalle de Hambourg.
[10] Tomi UNGERER, Mes cathédrales, Préface de Jean Willer, Strasbourg, Editions La Nuée Bleue, 2007, page 7.
[11] Ibid, p. 13
[12] Ibid, p. 13.
[14] Ce qu’il évoquera également dans le catalogue de l’exposition publié par Raymond Weydlich avec les textes de Pierre Pflimlin, Tomi UNGERER, Germain MÜLLER, Claude ROSSIGNOL, Bernadette SCHNITZLER, Mutarotnegra, 3790 après Jésus-Christ, Une archéologie du futur, Editions de La Nuée Bleue, 1995.
[15] Mes cathédrales, op. cit. , p. 84.
[16] Ibid, p. 73. « Une rose a poussé », (notre traduction). Il évoquera également ce chant dans Das grosse Liederbuch, Zürich, Editions Diogenes, 1975 qui comporte une sélection des plus beaux chants populaires allemands et chansons pour enfants, parues entre le 14e et le 20e siècle.
[17] Ibid., p. 70.
[18] Ibid, p. 71.
[19] Ibid, p. 17.
[20] Ibid.
[21] Ibid., p. 13.
[22] Ibid., p. 14.
[23] Ibid.
[24] Ibid.
[25] Ibid.
[26] Ibid., p. 22.
[27] Ibid. p. 57.
[28] Roger LEHNI, « L’image d’une architecture gothique, de la Renaissance au Romantisme, Bulletin de la cathédrale de Strasbourg, XVI, 1894, pp. 51-57. Cité par Malou SCHNEIDER, op. cit., p. 25.
[29] Malou SCHNEIDER, Cathédrale à tout prix, catalogue de l’exposition, op. cit., p. 25.
[30] Tomi UNGERER, À la guerre comme à la guerre, Dessins et souvenirs d’enfance, Édition de la Nuée Bleue, 1991, p. 60.
[31] Et par ailleurs, tante de l’autrice de cet article.
[32] Malou SCHNEIDER, Cathédrale à tout prix, catalogue de l’exposition, op. cit.
[33] Roland BARTHES, Mythologies, Paris, Editions du Seuil, 1957, édition de 2014, p. 252.
[34] Mes cathédrales, op. cit., p. 18.
Résumé
La cathédrale de Strasbourg a été, de multiples fois, dessinée par l’auteur-illustrateur Tomi Ungerer. Ses affiches, cartes postales, dessins, collages, illustrations de livres, publicités, créés entre 1975 et 2007 ont fait l’objet d’un album intitulé Mes cathédrales (édition de la Nuée Bleue, 2007). Cette anthologie savoureuse retrace avec humour les représentations et l’imaginaire de la cathédrale de Strasbourg développé par cet Alsacien qui n’hésite pas à réinterpréter cet emblème de la culture alsacienne.
Abstract
The cathedral of Strasbourg has been drawn many times by the author-illustrator Tomi Ungerer. His posters, postcards, drawings, collages, book illustrations, and advertisements, created between 1975 and 2007, were published in an album entitled Mes cathédrales (published by La Nuée Bleue, 2007). This tasty anthology retraces with humor the representations and the imaginary of the cathedral of Strasbourg developed by this Alsatian who does not hesitate to reinterpret this emblem of the Alsatian culture.
La cathédrale de Strasbourg, une ombre tutélaire
Tomi Ungerer enfant, la mort du père
L’horloge de la cathédrale, héritage familial et filiation
La cathédrale de Strasbourg, une double culture
Une culture de l’entre-deux : le couple franco-allemand
La construction d’une culture européenne
La cathédrale de Strasbourg, une histoire de l’Alsace
D’une guerre à l’autre : raconter les souffrances de l’Alsace
Anne SCHNEIDER
Université de Caen Normandie, LASLAR EA 4256
Corpus principal
UNGERER, Tomi, Mes cathédrales, Préface de Jean Willer, Strasbourg, Editions de La Nuée Bleue, 2007.
Corpus périphérique
UNGERER, Tomi, À la guerre comme à la guerre, Dessins et souvenirs d’enfance, Strasbourg, Éditions de la Nuée Bleue, 1991.
—, Otto, Paris, Paris, L’École des Loisirs, 1999.
—, Le Nuage bleu, Paris, L’École des Loisirs, 2000.
—, Juste à temps ! Paris, L’École des Loisirs, 2019.
—, Das grosse Liederbuch, Zürich, Editions Diogenes, 1975.
Ouvrages critiques
BARTHES, Roland, Mythologies, Paris, coll. Points, Éditions du Seuil, 1957.
LEHNI, Roger, « L’image d’une architecture gothique, de la Renaissance au Romantisme », Strasbourg, Bulletin de la cathédrale de Strasbourg, XVI, 1894, p. 51-57.
SCHNEIDER, Malou, Cathédrale à tout prix, catalogue de l’exposition, Strasbourg, Editions des musées de la ville de Strasbourg, 1989.
WEYDLICH, Raymond, Mutarotnegra, 3790 après Jésus-Christ, Une archéologie du futur, Strasbourg, Editions de La Nuée Bleue, 1995.
Autres références
David FRIEDRICH, Caspar, Der Wanderer über dem Nebelmeer, 1818, huile sur toile, Kunsthalle de Hambourg.