Carlos Aurensanz occupe une place de choix dans le panorama des lettres espagnoles grâce au succès rencontré par ses romans historiques, parmi lesquels la trilogie de Banu Qasi1 publiée à partir de 2013. La puerta pintada (2016)2 se détache de cette prose romanesque pour explorer les arcanes du roman policier en dévoilant les ressorts psychologiques d’un assassin en série. L’action se déroule à Tudèle, petite ville de Navarre baignée par l’Ebre au cœur de laquelle se dresse la cathédrale Sainte-Marie, érigée aux XIIe et XIIe siècles. Elle devient le scénario privilégié du récit raconté par un narrateur omniscient qui voit en elle le réceptacle des âmes blessées par l’histoire de l’Espagne. Deux moments clefs sont convoqués – 1936 (début de la guerre civile qui dura trois années) et 1949 (en plein cœur de la dictature du Général Franco) –pour brosser le portrait douloureux d’une société marquée par les conséquences du conflit fratricide que François Godicheau considère comme l’ « une des plus saisissante tragédie du XXe siècle »3.
Tout au long du roman, alors que le Capitaine Solís et le médecin légiste, Manuel Vargas, sont chargés d’enquêter sur les crimes, le sonneur de la cathédrale au prénom évocateur (Ángel)4 dessine sur un cahier les différentes parties du monument, activité dans laquelle il a trouvé refuge après avoir été défiguré lors d’un combat contre les troupes nationalistes. Un dialogue entre la manifestation scripturale de la cathédrale et sa représentation graphique s’engage alors, ouvrant le champ narratif à la problématique de l’appropriation de l’espace sacré par le discours romanesque. Au-delà de la réalité tangible du monument religieux, n’est-il pas possible de voir dans l’édifice sacré un instrument de l’universalisation de la blessure individuelle par le biais de la « mise en fable romanesque » ? Quelles techniques descriptives de la cathédrale conduisent-elles à une transfiguration du lieu liturgique en palais de la justice et lieu de mémoire ?
Pour mieux comprendre les ressorts qui animent l’omniprésence de cet espace – dont la dimension archétypale de demeure démiurgique ne nous échappe pas – nous dresserons, dans un premier temps, un portrait en mots de la cathédrale de Tudèle avant de nous pencher sur la tension entre écriture et photographie puisqu’au cœur du roman est inséré un livret de clichés en noir et blanc représentant les sculptures de la porte du Jugement Dernier jouant un rôle phare dans le déroulement de l’action romanesque. Dans un second temps, nous montrerons comment la cathédrale devient le lieu où l’action humaine est divinement transcendée. Nous terminerons notre analyse en portant un regard plus pointu sur la question du personnage, et plus spécifiquement sur la figure du sonneur qui n’est pas sans réveiller celle du carillonneur de la mythique Notre-Dame de Paris.
La cathédrale de Tudèle, classée monument national en 1884, est au cœur de l’intrigue du roman qui nous intéresse, plus encore, elle en est le moteur. Ainsi est-il donc nécessaire, avant de nous occuper de sa recréation littéraire, d’en proposer une brève présentation. La cathédrale Sainte-Marie est une cathédrale de style roman tardif, en forme de croix latine. Elle a été construite au XIIe siècle sur les restes d’une ancienne mosquée. Par ses chapelles orientées et la simplicité de son décor, l’édifice témoigne du rapide essor de l’architecture cistercienne en Espagne dans la seconde moitié du XIIe siècle. La cathédrale abrite, au-dessus de son portail principal de style protogothique, l’un des Jugements Derniers sculptés les plus complets de toute l’Europe médiévale. Cette composition iconographique, tout à fait atypique aux tournants des années 1200, totalise près de cent-vingt-trois représentations sculptées du Paradis et de l’Enfer. C’est précisément la partie consacrée à l’Enfer qui fait de cette « Puerta del Juicio »5 – qui donne son titre au roman – une œuvre unique en Europe, aucun portail de cathédrale dans l’art chrétien ne consacrant une telle place aux châtiments des condamnés. On soulignera la dimension édifiante et moralisatrice de cette œuvre d’art adressée à une population majoritairement analphabète. L’iconographie de la porte du jugement avait effectivement un caractère didactique, on pourrait parler de livre de pierre au sein duquel les enseignements étaient faits par le biais des sculptures avec lesquelles l’Eglise instruisait la population analphabète dans la morale chrétienne. Et l’on verra alors comment l’écrivain se réapproprie le message religieux pour mieux le renouveler.
Dans La puerta pintada, la description de la cathédrale Sainte-Marie occupe une place prépondérante. Carlos Aurensanz lui restitue d’abord sa majestuosité en insérant des signes visuels dans le langage romanesque. Dans ce roman, la cathédrale se voit et se lit. En effet, au centre du livre, apparaissent une dizaine de pages fonctionnant comme un chapitre à part entière grâce au titre qui leur est donné : « un cuaderno de imágenes »6. Les quatre photographies présentes sur chacune des pages possèdent toutes une légende renvoyant à une page de l’ouvrage et indiquant ainsi qu’elles viennent illustrer un fragment du texte. Nous comprenons alors qu’il ne s’agit pas seulement d’offrir aux lecteurs une approche plastique de l’édifice religieux. Au contraire, le rapport intersémiotique qui va s’établir entre les signes linguistiques et les signes visuels va conférer à la cathédrale un véritable protagonisme : ce qu’elle représente, ce qu’elle transmet et la dimension symbolique de ses ornements semblent faire partie intégrante des ressorts de l’intrigue. En invitant à une lecture plus spirituelle des évènements autour desquels se noue la narration, ces pages fonctionnent comme un iconotexte dont Liliane Louvel définit clairement les enjeux en soulignant « la présence d'une image visuelle convoquée par le texte et non pas seulement l’utilisation d’une image visible venant en illustration ou comme point de départ créatif »7.
Cette alliance entre le texte et l’image, perçue comme un dialogue entre deux codes d’expression conservant chacun leur spécificité, fait de la cathédrale un élément primordial de la narration en tant qu’espace où évoluent les personnages et en tant qu’instrument de la progression du récit. Ainsi, au premier abord, ces photographies représentent-elles les fragments d’une réalité architecturale dont s’inspirerait non seulement l’écrivain mais également le personnage du sonneur de la cathédrale qui, au crayon de bois, en reproduit les sculptures sur du papier. Le dialogue entre la littérature et l’image s’étoffe de manière décisive permettant au lecteur d’appréhender, tant par la lettre que par la photographie, le monument qui nous intéresse. En matérialisant la cathédrale par le biais de différents codes sémiotiques, l’écrivain semble indubitablement animé de la volonté de faire revivre un patrimoine architectural espagnol. En ce sens, lorsque Manuel, le médecin, contemple les dessins d’Ángel, le carillonneur, la qualité du graphisme – accessible au lecteur par l’écriture – lui permet d’identifier directement les scènes bibliques représentées. L’approche est complétée de notes systématiques en bas de page renvoyant à la photographie de l’élément dessiné. Ecriture, dessin et photographie entrent donc en résonance pour offrir au lecteur une connaissance exceptionnelle de la cathédrale.
D’ailleurs, avant de devenir un élément catalyseur de l’intrigue, la cathédrale est abordée sous l’angle du spécialiste en architecture. Elle est présentée comme «una joya del románico» 8. Son caractère unique au monde est encore mis en avant. On sait que, nulle part ailleurs, se trouvent autant de scènes bibliques représentées sur un même portail : « Hay otras portadas en las que se representa el Juicio Final, pero ninguna con tal cantidad de escenas referidas a los castigos del infierno »9. Il est également expliqué que l’édifice servait d’instrument pour l’Eglise qui avait besoin d’enseigner le message religieux à un peuple analphabète car les représentations qu’elle abritait exprimaient très clairement « los tormentos que aguardaban a los condenados »10. Elle est « un auténtico libro abierto para los habitantes de Puente Real de hace más de setecientos años »11. Plus loin dans le texte nous apprenons que les paysans vivant sous le règne de Sanche VII de Navarre « no necesitaban leer la Biblia para comprender el mensaje »12. On nous enseigne aussi qu’à l’origine elle était polychrome : « Además en sus orígenes era policromada, la llamaron La Puerta Pintada »13.
L’écrivain multiplie les informations nous permettant d’aborder la cathédrale dans ses dimensions tangible et spirituelle. On est en droit de se demander s’il n’est pas possible de voir dans ce roman une œuvre hybride au sein de laquelle coexistent différents codes sémiotiques incitant à reconsidérer le genre romanesque pour en faire un support original de préservation du patrimoine architectural. Nous évoquerons, en ce sens, la trilogie policière d’Eva Saenz de Urturi qui s’ouvre avec un roman intitulé El silencio de la ciudad blanca14. La romancière place au cœur de son intrigue la cathédrale de la ville de Vitoria. L’écrivaine basque semble être animée d’un même désir de mise en lumière du patrimoine architectural que Carlos Aurensanz. Nous retiendrons aussi que l’auteur de La puerta pintada prolonge cette volonté de restitution et de préservation de tout un patrimoine dans les pages d’un blog régulièrement alimenté à l’instar d’Eva Saenz de Urturi dont les romans ont permis la mise en place d’un trajet spécifique pour que les touristes découvrent, sous un nouvel angle, le lieu sacré de la ville.
Si le souhait de préserver et de donner à connaître la cathédrale est patent, on note cependant qu’Aurensanz va au-delà de cette première approche. En effet, alors que le réalisme des dessins laisse stupéfait le médecin menant l’enquête, sa réaction face à ces représentations graphiques qui, selon lui, ont un caractère « mejor que una fotografía, más expresivo »15 nous indique qu’il ne s’agit pas d’une simple reproduction mimétique de l’édifice et que l’intention dépasse la simple fonction représentative de l’objet traité.
Dans un premier temps, le carillonneur, non content de représenter la cathédrale tel un objet inanimé, va lui donner une existence singulière et, par le biais des dessins, les figures inertes de l’édifice se chargent d’une vie propre. L’illustration de la création des cieux et de la terre vient éclairer nos propos. Le dessin est si parfait qu’il semble possible de toucher le pli des vêtements des personnages et de percevoir les frémissements de l’eau. L’expressivité de ces mêmes personnages est renforcée par le fait que le sonneur s’est autorisé à rajouter des pupilles, originellement absentes, à leurs yeux, comme s’il souhaitait dire que l’œil voit tout et renouer alors avec le symbole de l’œil de Dieu exerçant sa surveillance sur l’humanité.
Le dessinateur sublime la réalité de la cathédrale et il transcende l’inertie du lieu sacré pour lui donner vie par le biais de l’hypotypose venant dramatiser la portée de la scène. À l’instar des personnages de fiction sous la plume de l’écrivain, l’architecture s’éveille sous le crayon de bois du carillonneur de la cathédrale. Le monument religieux devient alors le réceptacle silencieux de la parole divine qui s’anime pour mieux nous faire comprendre la dimension édifiante que va prendre le roman. Il s’agira, en effet, de donner aux lecteurs une leçon de mémoire et l’univers de l’architecture rejoint celui de la lettre du roman dans l’importance du rôle du lecteur dans la construction du sens à donner tant à l’œuvre d’art qu’est la cathédrale qu’à l’intrigue du récit.
Nous observons encore que, si souvent la photographie comble le vide de l’appréhension visuelle liée au texte romanesque, les ekphrasis, considérées par Murray Krieger16 – dont Liliane Louvel reprend les termes dans l’un de ses ouvrages – comme « un exercice littéraire de haute volée visant à décrire une œuvre d’art, à effectuer le passage entre le visible et le lisible »17, envahissement le roman, renforçant son degré de picturalisation et participant à la reconstruction d’un imaginaire lié à la cathédrale.
À maintes reprises, les dessins d’Ángel sont effectivement décrits avec force de détails et il est même possible d’y percevoir la profondeur de champ de la sculpture représentée. On illustra ici nos propos par la scène représentant l’avarice. On y voit un boucher devant une table sur laquelle repose un morceau de viande. Le texte décrivant cette scène nous dit que la plus grande partie de l’espace est occupée par une balance se trouvant au premier plan à droite, balance que le boucher tente d’incliner en sa faveur sous l’œil avide du chien. Une interaction entre les personnages du roman observant la scène attire à cet endroit du texte l’attention du lecteur sur la ressemblance entre le morceau de viande et la tête du chien dont la présence ne laisse aucun doute sur la qualité du produit vendu, enclenchant une réflexion bien plus complexe sur le péché représenté et rendant accessible au lecteur la portée de la représentation de ce même péché.
La représentation de la cathédrale est donc polymorphe et l’écrivain met en œuvre des stratégies multiples pour déclencher une lecture à la fois dynamique et symbolique. Le texte ekphrastique de Carlos Aurensanz se met au service de la représentation de l’édifice religieux dont chaque description, nous le verrons, se fait mise en abyme de l’un des éléments de l’intrigue. Sa présence dans le texte, sous la forme scripturale ou iconographique, suggère ainsi son importance pour le déroulement de la trame policière.
En effet, si l’ekphrasis balise le récit, c’est pour mieux renforcer la protagonisme de la cathédrale, élément catalyseur de l’action romanesque. Pour mieux comprendre comment la portée édifiante de la cathédrale entre en résonance avec la volonté de se venger du tueur, nous allons nous centrer sur les fonctions que la cathédrale remplit dans La puerta pintada.
Elle est bien évidemment le lieu liturgique par excellence, un lieu sacré où les personnages se rendent pour assister à la messe. Elle est le cœur des processions en l’honneur de sainte Anne, la patronne de la ville de Tudèle qu’elle libéra de l’épidémie de peste au XVIe siècle. Dans le roman, les festivités sont décrites avec force détails. La vie des habitants s’anime au rythme du calendrier liturgique mais aussi au tintement des cloches dont le retentissement scande, à maintes reprises, le corps du texte. On apprend que quarante coups appellent à la messe le matin, que d’autres convoquent la messe vespertine.
La caractère religieux, sacré, s’y double d’une intention politique. L’édifice est le lieu où les représentants de l’autorité de la ville doivent se montrer. L’enterrement du président de l’une des sections de l’UGT devient « un acto de marcado carácter político »18. Et nous renouons ici avec les propos de Xavier Boniface qui voit dans la cathédrale « les symboles spirituel, patrimonial, culturel et politique »19 propres à la ville ou bien encore avec l’idée de Joelle Prungnaux selon laquelle « la cathédrale est un lieu au sens large du lieu architectural, lieu cultuel et culturel où se cristallisent les débats esthétiques, idéologiques, voire politiques »20.
Dans La puerta pintada, la cathédrale est aussi un lieu de refuge. Pour Margarita, la femme du médecin légiste, c’est, par exemple, le seul endroit où elle parvient à trouver la paix intérieure depuis la mort de leur fils. Elle en a fait son repaire, comme on peut le lire dans le texte. Pour le carillonneur, rejeté par la société depuis l’accident qui l’a défiguré, l’édifice arbore cette même fonction. Cette approche n’est pas sans rappeler les propos de Fulcanelli qui, dans Le mystère des cathédrales, affirme que « la cathédrale est le refuge hospitalier de toutes les infortunes »21. Nous pouvons nous interroger ici sur le lien de continuité qui unit le récit fictionnel avec l’histoire au regard des propos de Paul Ricoeur qui souligne, dans Temps et récit, que, toujours, « la fiction se met au service de l’inoubliable »22. La cathédrale joue ce même rôle de vecteur d’une forme de mémoire historique lorsque le médecin affirme : « estas piedras rezuman Historia, ochocientos años de la Historia de Puente Real »23.
Nous arrivons alors au moment où l’histoire individuelle rejoint effectivement l’Histoire. Cette rencontre entre le particulier et le collectif va conférer au monument religieux une nouvelle dimension. La porte du Jugement que chaque personne franchit en entrant dans ce domaine prend tout son sens. Le prisme de la cathédrale va teinter d’universalité la tragique histoire du carillonneur faisant de sa douleur le réceptacle des maux de l’ensemble d’une nation meurtrie par la guerre civile et les conséquences du franquisme. Nous soulignerons ici le choix de l’écrivain de mettre une majuscule au mot « Histoire » (dans la citation précédente) comme s’il souhaitait y déposer son intention d’inscrire l’histoire individuelle de son personnage blessé dans celle de tout un peuple.
Avant d’être le sonneur défiguré de la cathédrale Sainte-Marie, Ángel avait une autre identité qui s’inscrivait dans la dynamique politique de l’Espagne de cette époque. Il s’appelait Salvador et il partageait avec Teresa, sa femme, les idéaux de la République et du progrès « sobre todo en lo referente a la justicia social y la superación de las sangrantes desigualdades que marcaban la vida cotidiana de la ciudad »24. Lorsque les franquistes ont pris le pouvoir, ils ont réduit au silence les opposants et Teresa est morte en donnant un fils que l’on confia à une famille traditionnelle considérée comme idéalement patriotique, celle du médecin légiste et de sa femme. Ignorant la naissance de cet enfant, Salvador s’est engagé dans la lutte contre l’ennemi fasciste et ce n’est que des années plus tard, au hasard d’une rencontre, qu’il a découvert son l’existence. Pour se rapprocher de son fils, il est devenu le sonneur de la cathédrale et a fini par faire corps avec l’architecture tourmentée de l’édifice dans lequel il s’est abrité du regard des autres pour mieux les observer. Les pupilles redonnées aux yeux des personnages des représentations graphiques que le carillonneur fait de la cathédrale prennent ici tout leur sens. Il est devenu Ángel, une sorte d’ange assoiffé de justice. Du haut de la cathédrale, il observe les hommes et se veut messager de la justice divine. La porte du jugement par laquelle il entra la première fois lui apporta la réponse à ses malheurs.
La cathédrale cesse donc ici d’être un lieu urbain. Elle devient l’endroit de l’exercice de la vengeance qui transcende l’individuel ramenant à notre mémoire cette phrase de Victor Hugo qui, dans Notre-Dame de Paris25, écrit lorsque Quasimodo s’arrête sous la porte : « la cathédrale était un lieu de refuge ; toute justice humaine expirait sur le seuil »26. À cet endroit de La puerta pintada, les dessins d’Ángel se teintent d’une nouvelle dimension. L’ekphrasis se charge d’un caractère symbolique conduisant à une transmutation poétique de la cathédrale. Chaque représentation se voit greffée d’une sorte d’exégèse permettant au lecteur de reconcevoir la lecture des sept péchés capitaux à l’aune de l’édifice pris dans sa dimension sociale. À titre d’exemple, nous évoquerons l’assassinat d’Herminio, ce haut fonctionnaire auquel le meurtrier brula la langue. Et le roman de nous dire : « on sait parfaitement que dans l’iconographie de la porte du jugement on représente souvent le châtiment contre l’organe qui a péché. La poitrine et le sexe pour la luxure, la bouche et la gorge pour la gourmandise, la main pour le vol ». Dans le cas d’Herminio, c’est par la langue qu’il a péché en tenant les fausses accusations qui conduisirent Teresa à la mort. On le retrouvera sans vie, la langue arrachée. Sa maîtresse, qui a agi contre la jeune Teresa car elle convoitait son poste d’institutrice, sera retrouvée avec les organes génitaux mutilés. En reproduisant le message des sculptures du portail du Jugement Dernier représentant le châtiment des condamnés, Àngel devient un personnage emblématique pensant exécuter la volonté divine de justice.
Nous comprenons ici que l’incursion dans le domaine des sculptures présentes sur la porte du Jugement de la cathédrale de Tudèle27 permet à l’auteur de mettre en orbite une problématique plus universelle. Par le biais de la cathédrale, l’histoire individuelle des personnages perçus comme autant de créatures ayant commis des actes répréhensibles sous le franquisme s’inscrit dans l’Histoire de l’Espagne dans son ensemble, celle de l’assassinat des opposants au régime fasciste évoquant encore le vol des enfants arrachés aux familles républicaines28. L’histoire du sonneur se gonfle de la mémoire de toux ceux qui ont souffert lors du conflit fratricide pour la préserver de l’oubli, incluant par conséquent le roman dans la problématique des devoirs mémoriels qui continuent, aujourd’hui encore, d’attiser les consciences en Espagne29. Le prisme de la cathédrale permet d’universaliser l’expérience particulière qui devient, en quelque sorte, le paradigme de l’exercice d’une justice supérieure. Sans le dédouaner de la cruauté de ses actes, le lieu sacré permet d’interroger l’essence de la douleur du personnage et la cathédrale devient le lieu où l’on interroge la monstruosité et le monstrueux par le biais de la blessure physique et morale, élargissant la portée d’une offense originelle et singulière à l’ensemble de la communauté humaine traumatisée par l’injustice et la trahison.
Nous clôturerons alors cette réflexion sur la présence emblématique de la cathédrale dans le roman d’Aurensanz en revenant sur le personnage d’Ángel. Dans la page de remerciements figurant à la fin du livre, l’écrivain confirme qu’il s’est inspiré de Quasimodo et, en ce sens, il met à disposition du lecteur tout un imaginaire propre à la cathédrale déjà agencé dans le monde des lettres. L’auteur joue avec ce patrimoine de façon plus qu’allusive : le personnage vit au plus haut de la cathédrale, dans une tour insalubre à laquelle on accède seulement par des escaliers en colimaçon qui ne sont pas sans rappeler l’esprit torturé du personnage. À l’image de Quasimodo, Ángel semble avoir épousé l’espace également monstrueux par sa grandeur et sa difformité. Par ailleurs, au-delà de cette même difformité qui les caractérise, Ángel possède une force similaire à celle du carillonneur de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Les deux protagonistes partagent encore une robustesse semblable. Dans les deux romans, l’architecture torturée de l’édifice entretient l’aspect effrayant et solitaire des personnages.
Le rapprochement avec la figure hugolienne ne laisse donc pas de place au doute et, d’ailleurs, Ángel est appelé Quasimodo par les jeunes enfants de Tudèle. Dans le corps du récit, le personnage monstrueux explique à Carmencita, la jeune servante dont il tombe amoureux, que ce personnage que les enfants moqueurs évoquent n’est autre que le protagoniste du roman de Victor Hugo. La présence de l’hypotexte hugolien convoque donc bien cet imaginaire préétabli dans la littérature de la cathédrale et le dialogue qui s’instaure entre les deux textes, à presque deux siècles d’écart, confirme l’importance de cet imaginaire fabuleux véhiculé par la présence du lieu sacré au sein de l’écriture. On pourrait alors également voir dans la chute de Manuel du haut de la tour, celle de Frollo qui avait pris sous son aile le petit enfant difforme qu’était Quasimodo. Manuel lui-même avait accueilli Ángel au sein de son foyer, lui promettant une vie meilleure.
Pour présenter un dernier lien unissant le personnage de Carlos Aurensanz au personnage de Victor Hugo, nous citerons cette phrase extraite de Notre-Dame de Paris dans la mesure où la leçon qu’elle transporte entre en résonance parfaite avec celle que véhicule le personnage du sonneur de la cathédrale de Tudèle : « Il était beau, lui, cet orphelin, cet enfant trouvé, ce rebut, il se sentait auguste et fort, il regardait en face cette société dont il était banni, et dans laquelle il intervenait si puissamment, cette justice humaine à laquelle il avait arraché sa proie […] toute cette force du roi qu’il venait de briser, lui infirme, avec la force de Dieu »30. À l’image de la cathédrale espagnole dont la porte servait à sensibiliser le peuple aux enseignements dogmatiques et religieux, le roman se gonfle d’une portée édifiante incitant le lecteur à tirer les leçons de l’histoire en dépassant le caractère manichéen qui lui est parfois conféré pour examiner, à l’aune du divin, le simplement humain.
Dans La puerta pintada, il ne fait aucun doute que la représentation de la cathédrale, omniprésente dans le récit, répond à une volonté essentielle de préserver le patrimoine national de la région de Navarre. Pour cela, Carlos Aurensanz convoque plusieurs codes sémiotiques lui permettant de multiplier les approches de l’édifice religieux. Les longues descriptions de ce lieu, doublées de la représentation par les mots des dessins le représentant et appuyées par l’insertion de nombreuses photographies incitent le lecteur à appréhender le monument sous des angles différents. Et progressivement, en jouant avec un imaginaire ancré dans les consciences littéraires, l’intention du romancier se charge de la volonté d’en faire un personnage à part entière. C’est alors qu’elle revêt le rôle de réceptacle de la mémoire des hommes et main de la justice.
[1] Famille d’origine wisigothique dont les domaines se situaient dans la vallée de l’Èbre entre les VIIIe et Xe siècles, alors que cette région faisait partie de l’Hispanie musulmane.
[2] Carlos AURENSANZ, La Puerta pintada, Barcelona, B de Bolsillo, 2020.
[3] François GODICHEAU, La guerre d’Espagne, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 9. Rappelons que la guerre d’Espagne (1936-1939) a fait plus d’un million de victimes dont 145000 morts, 134000 fusillés, 630000 morts de maladie et 400000 exilés.
[4] Ange, en français.
[5] Porte du Jugement.
[6] Un cahier d’images.
[7] Liliane LOUVEL, La description picturale. Pour une poétique de l’iconotexte, Poétique, n°112, 1997, p. 489.
[8] C. AURENSANZ, op cit., p. 85. « Un joyau de l’art roman » (je traduis toutes les citations).
[9] C. AURENSANZ, op cit., p. 85. (« Il existe d’autres portes où le Jugement Dernier est représenté, mais sur aucune n’apparaissent en telle quantité des scènes renvoyant aux châtiments de l’enfer »).
[10] Ibid. (« les tourments qui attendaient les condamnés »).
[11] Ibid. (« un authentique livre ouvert pour les habitants de Puente Real d’il y a 700 ans »).
[12] C. AURENSANZ, op cit., p. 97. (« ils n’avaient pas besoin de lire la Bible pour comprendre le message »).
[13] C. AURENSANZ, op cit., p. 86. (« De plus, à l’origine, elle était polychrome, on l’appelait La Porte Peinte »).
[14] Eva SAENZ DE URTURI, El silencio de la ciudad blanca, Barcelona, Planeta, 2016.
[15] C. AURENSANZ, op cit., p. 84 (« c’est mieux qu’une photographie, c’est plus expressif »).
[16] Murray KRIEGER, Ekphrasis, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1992.
[17] Liliane LOUVEL, Texte/Image, Images à lire, textes à voir, Rennes, PUR, 2002, p. 42.
[18] C. AURENSANZ, op cit., p. 279. (« un acte à forte dimension politique »).
[19] Xavier BONIFACE, Cathédrales en guerre, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2020, p. 2.
[20] Joëlle PRUNGNAUD, « La cathédrale : un lieu de représentation au tournant du XIXe siècle », in Pascale Auraix-Jonchière et Alain Montandon (dir.), Poétique des lieux, Université de Clermont-Ferrand, CRLMC, 2004, p. 122.
[21] FULANELLI, Le mystère des cathédrales, Paris, Albin Michel, 2015.
[22] Paul, RICOEUR, Temps et récit, Paris, Seuil, 1991, p. 275.
[23] C. AURENSANZ, op cit., p. 423. (« ces pierres transpirent l’Histoire, huit cents ans de l’Histoire de Puente Real »).
[24] C. AURENSANZ, op cit., p. 249. (« surtout en matière de justice sociale et d’élimination des sanglantes inégalités qui marquaient la vie quotidienne de la ville »).
[25] Victor HUGO, Notre Dame de Paris, 1831.
[26] Victor HUGO, Notre Dame de Paris, Paris, Editions Soleil, 2020, p. 389. Je fais le choix ici de renvoyer au roman dans l’édition illustrée par Benjamin Lacombe et où figurent de magnifiques illustrations de la cathédrale.
[27] Pour Julien Lance qui a effectué un important travail de recherche sur le portail du Jugement Dernier de la cathédrale de Tudèle, il ne fait aucun doute que « le Jugement Dernier est ici associé à la doctrine augustinienne des âges du monde, et les châtiments infernaux puisent la diversité exceptionnelle de leur iconographie dans les visions chrétiennes apocryphes, et même dans l’eschatologie musulmane », in Julien LANCE, Le portail du Jugement de Santa María la Mayor de Tudela, Cahiers de civilisation médiévale, n°179, 2002, p. 255.
[28] En Espagne, les associations estiment que presque 300000 enfants ont été enlevés à leurs familles sous la dictature de Franco.
[29] Nous rappelons que la première loi de Mémoire Historique a vu le jour en 2007, soit plus de 30 ans après la mort de Franco. Depuis lors, elle ne cesse de provoquer des controverses et ses derniers amendements ont été adoptés en octobre 2022. Cette loi permet aux descendants d’exilés de prendre la nationalité de leurs ancêtres, mais aussi de demander réparation auprès de la justice espagnole pour des crimes commis pendant le franquisme.
[30] Victor HUGO, Notre Dame de Paris, Paris, Editions Soleil, 2020, p. 392.
Résumé
Dans La puerta pintada, Carlos Aurensanz donne à ses lecteurs la possibilité de découvrir le riche patrimoine architectural de Tudèle. Il fait alors de la cathédrale de cette ville le noyau central du roman au sein duquel elle va figurer sous différentes formes. Progressivement, le romancier espagnol se détache de cette volonté de représentation pour emplir le monument d’une charge symbolique dépassant l’histoire individuelle d’une ville, d’un pays. La cathédrale y est alors représentée comme le réservoir de la mémoire d’un peuple et comme le lieu de la justice qui transcende l’humain.
Abstract
In La puerta pintada, Carlos Aurensanz gives his readers the opportunity to discover the rich architectural heritage of Tudela. He makes the city's cathedral the central nucleus of the novel, in which it will appear in various forms. Gradually, the Spanish novelist detaches himself from this desire for representation to fill the monument with a symbolic charge that goes beyond the individual history of a city, of a country. The cathedral is then represented as the reservoir of a people's memory and as the place of justice that transcends the human.
Caroline MENA
Université de Normandie, Laslar
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