Le Roman de Goya de Lion Feuchtwanger1 a exercé une grande influence sur la façon dont nous imaginons et dont nous parlons de ce peintre de renommée internationale. Depuis sa publication en 1951, sous le titre original de Goya oder der arge Weg der Erkenntnis2, l’influence de cette œuvre n’a fait qu’augmenter, même si curieusement elle est de moins en moins citée et qu’elle n’est pas mentionnée dans les nombreuses reconstitutions littéraires et cinématographiques postérieures de la vie ou d’une partie de la vie du peintre. Souvent, ces reconstitutions reprennent, adaptent et/ou font des variations sur des motifs qui apparaissaient pour la première fois dans le roman de Feuchtwanger.
Divisé en trois parties sans titre, ce roman propose une reconstitution de la vie du peintre de 1794 à 1802, à l’exception de ses dernières pages, qui concernent l'époque postérieure durant laquelle Goya est installé à la Quinta del Sordo. Le choix de cette époque de transition entre le Siècle des Lumières et l’ère que Hobsbawm appelle des révolutions3 permet à Feuchtwanger de traiter l’évolution de Goya vers une peinture engagée sous l’influence de la Révolution Française. La question centrale du roman est l’interrogation sur ce que veut dire être un artiste engagé et sur les formes possibles de cet engagement lorsque l’artiste travaille pour le pouvoir, en ‘'occurrence le roi Charles IV, la reine María Luisa de Parma et le premier ministre Manuel Godoy. Plusieurs chapitres montrent la pression que Goya recevait de la part de ses amis libéraux pour faire un usage politique de sa peinture. Ces chapitres permettent de voir que cette idée signifiait différentes choses selon chacun, ainsi que l’impact de chaque avis sur Goya et sur la façon dont il cherche son propre chemin, ce « dur chemin » vers la connaissance, comme le dit le titre original du roman en allemand. Sur ce chemin, Goya aura, toujours dans la version de Feuchtwanger, la complicité des rois contre l’Inquisition.
Ce roman est souvent passé sous silence pour des raisons qui ne sont pas toujours dites ouvertement. Outre les motifs économiques qui peuvent être en jeu quand il s’agit de reconnaître des dettes intellectuelles, pour certains, ce silence peut être motivé par le fait que Feuchtwanger n’était pas un spécialiste de l’Espagne. Pour d’autres, par le fait qu’il était juif, bien qu’il ne fût pas pratiquant. Enfin, pour d’autres, par le fait qu’il était ou avait été marxiste et que, même s’il n’était pas militant, il ne renia pas, en exil, les sympathies staliniennes qu’il avait affichées dans les années 1930.
On pourrait considérer que les motifs sur lesquels s’appuie la reconstitution d’une partie de la vie de Goya dans ce roman ne sont pas vraiment de Feuchtwanger, car ils sont inspirés de la vie réelle de Goya. Feuchtwanger, exilé aux États-Unis de 19404 à la fin de sa vie en 1958, a mis sept ans5 à préparer et à écrire un roman qui n’est donc pas une simple recréation littéraire fondée sur les topoi qu’on connaissait bien dans les années 1940. Les biographies sur Goya qui existaient déjà montraient les nombreuses lacunes et les zones d’ombre qui empêchaient de reconstruire l’agenda personnel du peintre jour par jour. D’un autre côté, les nombreux documents qui ont été conservés sur Goya grâce au fait qu’il était peintre de cour, ainsi qu’une bonne partie de la correspondance qu’il a maintenue et de celle où il est mentionné, ont fourni une base solide sur laquelle les romanciers et les cinéastes se sont fondés pour construire leur Goya. Grâce à sa façon de remplir les espaces vides, inconnus ou mal connus de la vie de Goya, pour avoir insisté sur le sens politique de son œuvre par rapport à son vécu et pour avoir montré un Goya vivant et perturbé, conscient de ses contradictions et de la nécessité de s'engager, le roman de Feuchtwanger a marqué la bibliographie sur le peintre6.
Immédiatement traduit en plusieurs langues, y compris en anglais, en espagnol, en français et en italien, le roman eut un grand succès, dont la raison n’est pas seulement liée à son érudition. Un roman peut être bien documenté mais il peut être en même temps difficile à lire ou avoir l’air d’un essai romancé plutôt que d’un roman. Feuchtwanger relie constamment la vie privée de Goya à sa vie publique et à la politique intérieure de l’Espagne de la fin du XVIIIe siècle. Il y a peu de références à la politique extérieure espagnole en Amérique, bien qu’elle ne soit tout de même pas ignorée. Les conflits politiques dont il est question sont, d’un côté, ceux qui proviennent de la pression exercée sur la monarchie et sur le gouvernement par la Révolution Française et, de l’autre côté, de la pression exercée par l’Inquisition. Une double pression, donc, qui va, d’une part, de la réforme à la révolution et, d’autre part, du traditionalisme à l’absolutisme. En évitant les longs exposés historiques ou artistiques, en dramatisant l’action et en maîtrisant remarquablement le style indirect libre, la tension narrative est, dans ce long roman, au service d’une meilleure connaissance à la fois de l’œuvre de Goya, de la vie de la cour de Charles IV et des clés d’interprétation de la politique espagnole lors de la Transition entre l’Ancien Régime et l’époque contemporaine. À cette époque où la révolution culturelle des Lumières donne lieu sur le plan politique au libéralisme, les artistes font souvent le lien entre les deux, chacun selon son positionnement et son idéologie, et Goya se trouve à la fin du XVIIIe siècle dans une situation idéale pour exercer une influence sur les rois.
Souvent comparé à Velázquez qu’il admirait, Goya suivit la trajectoire ascendante que l’on connaît : il réalisa des cartons pour la Manufacture Royale des Tapisseries de Santa Bárbara entre 1775 et 1791, il fut reçu à l’Académie Royale des Beaux-Arts de San Fernando en 1880, il devint peintre de Charles III en 1786, peintre de cour de Charles IV en 1789, directeur de la Peinture à l’Académie de San Fernando en 1795 (poste dont il démissionna deux ans après, officiellement en raison de sa surdité) et premier peintre de la Chambre en 1799, à 53 ans7. Il reçut des commandes de la famille royale et des grands de la noblesse espagnole, mais il accepta aussi des commandes de la petite noblesse et de bourgeois plus ou moins libéraux8. Parallèlement, il élabora de son côté, à partir des années 1790, l’œuvre qu’il souhaitait, ce qui témoigne d’un haut degré de liberté pour un peintre de cour, malgré le grand nombre de commandes qu’il avait et les risques qu’il prenait face à l’Inquisition.
Les biographes de Goya soulignent que sa démarche ne fut pas facile au sens où il eut du mal à se faire accepter et à accepter de faire partie d’une cour évidemment composée de personnes qui jouissaient des privilèges de leur caste, alors qu’il était issu d’une modeste famille originaire du village aragonais de Fuendetodos. Velázquez, qui avait des origines modestes lui aussi, bien qu’il se réclamât d’une ascendance noble, accéda aux plus hautes fonctions à la cour plus rapidement. Peintre du roi à 24 ans et premier peintre de cour à 28 ans, il gravit parallèlement les échelons courtisans qui firent de lui un homme jouissant de la plus haute confiance du roi Philippe IV, en tant que ayuda de cámara, aposentador de palacio et superintendente de obras particulares9. Le roi lui confia des missions pleinement politiques au palais et à l'extérieur. Vers la fin de sa vie, grâce à l’insistance du roi et à celle du pape Alexandre VII, il fut nommé membre de l’Ordre de Santiago et donc anobli, contre l’avis de nombreux membres de cet ordre traditionnellement militaire et religieux10.
Goya, en revanche, une fois devenu premier peintre de la Chambre, s’éloigna progressivement de la vie courtisane et protocolaire et se consacra davantage à l’œuvre qu’il souhaitait faire de son propre chef. Outre la surdité qui l’isolait des autres, il est difficile de déterminer les raisons de cet éloignement. Ses biographes laissent souvent entendre qu’il eut toujours du mal à se faire à la vie de la cour, et qu’une fois arrivé au plus haut poste auquel un peintre officiel pouvait aspirer, il ne fit plus d’efforts pour mériter les honneurs qui auraient pu s’ensuivre, des honneurs équivalents à ceux que Velázquez reçut, pour revenir à l’exemple de référence du maître sévillan. Goya était sans doute conscient que ces honneurs l’auraient engagé politiquement du côté du pouvoir de façon active (comme courtisan), et pas seulement de façon artistique (comme peintre). Ainsi le roman de Feuchtwanger montre-t-il un Goya qui commence à agir politiquement, en faisant l’intermédiaire entre les libéraux, le premier ministre Godoy et les rois, qui aiment avoir l’avis de Goya et qui pensent que celui-ci doit être leur Velázquez, ce peintre qui est exceptionnel parce que sa capacité à analyser le monde doit aussi être exceptionnelle.
Si les démarches de Velázquez pour être reconnu comme noble ne font pas de doute11, Goya se considérait d’abord comme un peintre et n’aurait voulu être vu que comme tel, du moins pendant de longues années. Pour Todorov, l'introduction de la préposition « de » entre son prénom et son nom ne serait qu'une imitation des manières de l' « élite espagnole dans laquelle il s'est introduit »12, comme si Goya n'avait pas eu l'intention de se faire passer pour un noble. Velázquez était peintre et courtisan, comme le disait le titre de l’étude de référence de Brown13. Goya était courtisan malgré lui, du moins jusqu’à ce que son tournant politique se manifeste dans les années 179014. Il n'aurait pas voulu faire de la politique auparavant, ni accessoirement ni principalement. C’est pour cela qu’il aimait dire qu’il peignait la réalité comme il la voyait, « non comme il croyait qu’elle devait être »15. C’est-à-dire qu’il n’aurait pas eu la volonté d’améliorer ou de transformer la réalité à travers sa peinture. Pendant des années, il n’aurait pas eu l’intention d’agir politiquement sur la réalité à travers sa peinture. Il voulait montrer la vérité, les choses comme elles sont, c’est-à-dire comme il les voyait, ce que Feuchtwanger fait dire souvent à son Goya quand celui-ci subit la pression de ses amis libéraux16. Certes, montrer les choses telles qu’elles sont peut être considéré comme un acte bien politique, voire même un acte révolutionnaire à une époque à laquelle tout devait être conforme à l’idéologie de la politique dominante, y compris celle de l’Inquisition. Le statut de Goya comme peintre de cour le contraignait à avoir une conduite correcte, ce qui est en soi une attitude politique volontairement acceptée, mais Goya aimait parfois transgresser les normes, sûrement pour signaler son indépendance d’esprit. La plus connue de ces transgressions aurait été sa relation avec la duchesse d’Albe, fait que l’on considère souvent comme fort probable, « la brève et orageuse liaison de 1796 avec la duchesse d’Albe », comme le dit Rita de Angelis17.
La liaison de Goya avec la XIIIe duchesse d’Albe est l’élément le plus romanesque de ses biographies et le plus récurrent dans les recréations littéraires et cinématographiques. Le roman de Feuchtwanger a beaucoup contribué à la vraisemblance de cette liaison. Ce qui a empêché de mieux connaître le caractère de leur relation, c’est surtout le fait qu’elle devait rester discrète, d’une part parce que Goya et la duchesse n’appartenaient pas à la même classe sociale, et d’autre part, parce qu’elle eut lieu après la mort mystérieuse du duc d’Albe, survenue le 9 juin 1796. Pour Todorov, cette relation existait déjà « quelques mois » avant la mort du duc, parce que leur liaison « ne peut avoir commencé à la mort du duc »18. Dans tous les cas, elle est incontournable dans les romans et les films qui ont été consacrés au peintre. Même le film Goya à Bordeaux de Carlos Saura (1999), qui donne l’impression de par son titre d’être consacré à l’exil du peintre à la fin de sa vie, est fondé sur une dichotomie entre l’époque finale de la vie de Goya (celle de Bordeaux, 1824-1828) et celle où il aurait été l’amant de la duchesse, ce qui permet d’organiser l’argument du film autour de cette relation et de ses conséquences, au détriment d’une trame plus intéressante ou plus approfondie d’un point de vue politique ou historique. Même quand un ouvrage sur Goya a l’air de ne pas cibler sa courte relation avec la duchesse d’Albe, cette relation semble s’imposer. Une exception de référence à cette habitude est la pièce d’Antonio Buero Vallejo El sueño de la razón (1970), bien que celle-ci mette en avant une autre relation : celle de Goya avec sa dernière compagne, Leocadia Zorrilla de Weiss, à Madrid en 1823, juste avant de s’exiler avec elle à Bordeaux.
Feuchtwanger connaissait bien les possibilités du langage dramatique. Dans le Berlin des années 1920, après sa jeunesse munichoise, il avait été ami et collaborateur de Bertolt Brecht, bavarois lui aussi. Il était connu notamment pour avoir adapté avec Brecht, au tournant des années 1923-1924, la pièce de Christopher Marlowe Edward II (La Vie d’Édouard II d’Angleterre), qui occupe une place importante dans la production brechtienne, puisqu’elle est considérée comme la pièce qui marque le début de son théâtre épique19.
Or, en 1951, sept ans avant sa mort, survenue à 74 ans, Feuchtwanger était un romancier confirmé, sa spécialité étant le roman historique. Son roman le plus célèbre, Le Juif Süss (1925), était centré sur la figure de Joseph Süss Oppenheimer, à laquelle il avait aussi consacré une pièce en 1916. C’est Feuchtwanger qui popularisa la figure de ce banquier juif ayant financé la politique du duc Charles-Alexandre de Wurtemberg au milieu des années 1730, une politique d’opposition aux privilèges sociaux qui sera réprimée à la mort inattendue du duc en 1737. Victime idéale de la haine raciale et religieuse, Süss sera jugé et condamné à mort l’année suivante20.
Si Feuchtwanger put échapper à la répression nazie, c’est parce qu’il était en train de donner des conférences aux États-Unis quand Hitler prit le pouvoir en tant que chancelier à la fin du mois de janvier 1933. Pendant des années, Feuchtwanger fut considéré comme l’ennemi numéro un de l’Allemagne nazie. Tous les exemplaires de ses livres devaient être brûlés lors de l’autodafé nazi du 10 mai 1933. Au lieu de rester aux États-Unis, Feuchtwanger s’installa, fin avril 1933, à Sanary-sur-Mer, près de Toulon, où une communauté d’intellectuels allemands et autrichiens s’était créée autour de lui et de Brecht21. C’est d’ailleurs là que Brecht, Feuchtwanger et Willi Bredel créèrent Das Wort en 1936, une revue qui cherchait à rassembler les exilés germanophones autour des idées marxistes.
On peut sans doute se demander pourquoi un juif allemand exilé aux États-Unis s’est intéressé avec une telle adresse et quasiment dès son installation à Pacific Palisades (Californie), où il y avait une communauté de réfugiés allemands22, à la figure de Goya. Pourquoi a-t-il consacré sept ans de sa vie à l’écriture d’un roman historique sur un peintre qui n’était ni de son pays ni de son pays d’accueil, et qui appartenait à une autre culture, en l’occurrence celle d’un pays catholique qui vivait une dictature pendant ces années-là et qui était encore l’ennemi des démocraties occidentales ? Certes, on connaît l’intérêt de l’auteur pour le XVIIIe siècle allemand grâce à son roman Le Juif Süss, mais les différences entre le début du XVIIIe siècle dans l’ancien État du Wurtemberg et la fin du même siècle en Espagne l’obligeaient pratiquement à changer de monde et à s’exposer à de dures critiques.
Ces critiques ont souvent pris la forme de remarques sur certaines erreurs historiques signalées par des historiens et par des spécialistes de certains aspects du roman. Par exemple, Lioba Simon Schuhmacher a formulé des remarques sur la représentation de Jovellanos, sans pour autant cesser de qualifier le roman de Feuchtwanger de « magistral » et d’affirmer qu’il est « très documenté »23. À notre connaissance, parmi ces spécialistes, personne ne semble avoir remis en question la valeur littéraire et historique de l’ouvrage de Feuchtwanger, sa capacité à transmettre de façon littéraire la nature socio-politique des conflits d’une époque ainsi que le caractère de l’œuvre d’un artiste majeur.
Luis Acosta a rappelé les idées théoriques de Feuchtwanger sur le roman historique, exposées dans Das Haus der Desdemona oder Größe und Grenzen der historischen Dichtung24. Feuchtwanger était pleinement conscient de la tendance scientiste et historiciste présente dans nombre de romans historiques de son temps qui accordaient plus d’importance au respect strict des faits historiques connus qu’à la création de vraisemblance à travers le récit et à la capacité du roman à être apprécié par des lecteurs bien éloignés de ces faits. Feuchtwanger signalait les risques d’une conception trop scientiste du roman historique. Il voyait entre l’auteur et son roman le même problème que Nietzsche voyait entre un historien et le fait historique. Celui-ci ne peut jamais, selon Nietzsche, être saisi objectivement. L’explication, la récupération ou la compréhension des faits historiques dépendront toujours des conditionnements intellectuels et idéologiques de chaque personne, y compris un historien. Pour Feutchwanger, celui-ci doit comprendre que sa façon d’étudier et de transmettre le passé est déterminée par le présent, même si on ne s’en rend pas compte ou si l’on fait de son mieux pour oublier le présent quand on étudie le passé. Ce présent n’est pas qu’un hic et nunc : c’est aussi un état de conscience de l’évolution sociale. Que l’auteur soit historien ou romancier, il y a toujours une distance entre l’auteur et le moment historique qui constitue l’objet d’étude. C’est parce qu’on ne peut pas effacer cette distance que l’historien ou le romancier qui aspirent à un maximum d’objectivité ou de respect du passé doivent remettre constamment en question leur point de vue et s’apercevoir de l’influence silencieuse que celui-ci exerce sur leur travail25.
Afficher ou avouer son idéologie peut être un bon moyen de se défaire de la pression ou de la peur qu’on peut ressentir à être vu comme quelqu’un de telle ou telle confession. À cet égard, Feuchtwanger assumait le fait qu’il était vu comme un communiste aux États-Unis. Né en 1884, il avait été mobilisé pendant la Ire Guerre Mondiale, quand il « se définit comme un pacifiste résolu et engagé »26. Il soutint Staline lors d’un voyage en URSS réalisé fin 1936 début 1937. Comme lui, beaucoup d’intellectuels continuèrent à soutenir Staline, malgré les accusations contre les Procès de Moscou. À la fin de la IIe Guerre Mondiale, grâce aux victoires soviétiques contre les nazis, l’admiration pour Staline ne fit qu’augmenter, malgré les crimes commis sous son mandat, majoritairement mal connus ou volontairement ignorés en Occident pendant des années. Les partis communistes occidentaux jouèrent un rôle important dans la vie politique d’après-guerre de leur pays. Plus tard, comme tant de personnes juives ou d’origine juive, Feuchtwanger fut déçu de la politique ouvertement antisémite que Staline mena dès la fin des années 1940.
Dans des cas comme le sien, à la fin de la IIe Guerre Mondiale, il était normal de quitter les États-Unis et de s’installer en RDA, comme Brecht le fit en 1947. Entre octobre 1942 et février 1943, pendant son exil californien, celui-ci avait coécrit une autre pièce avec Feuchtwanger, Les Visions de Simone Marchand, une pièce dont l’action se passait pendant la débâcle française de 1940, dont le but était d’exercer une influence militante sur les résistants français27.
Feuchtwanger ne dut sans doute pas s’étonner des problèmes qu’eut Brecht (qui n’avait pas voulu adhérer officiellement au parti communiste unique, le Parti Socialiste Unifié d’Allemagne) en RDA. Les dirigeants de ce pays souhaitaient de sa part un théâtre beaucoup plus proche de la doctrine communiste. Ils n’aimaient pas son langage dialectique, les zones d’ombre de ses personnages, les actions qui se situaient dans un espace-temps bien éloigné de la RDA des années 1950, et le fait que la fin de ses pièces ne fût pas heureuse ni porteuse d’espoir pour le communisme. Comme le dit Miguel Sáenz, Brecht ne considérait pas pour autant que son théâtre n’était plus marxiste. Il s’intéressait toujours aux conflits sociaux mais sans vouloir les circonscrire au contexte immédiat d’une société politisée qui n’acceptait pas d’être mise en perspective :
Brecht, qui avait passé de nombreuses années en exil, a trouvé en RDA une société nouvelle dans laquelle la classe ouvrière n’était plus celle qu’il avait connue. Il continuait à penser avec des catégories marxistes qui étaient peut-être valables dans les années trente, mais dans l’État des Ouvriers et des Paysans la réalité était beaucoup plus complexe28.
Feuchtwanger, par contre, resta aux États-Unis jusqu’à la fin de sa vie. Il n’eut pas peur d’afficher sa sympathie envers la RDA, bien qu’il fût né et qu’il grandît à Munich. Même s’il passait pour un ingrat aux yeux de beaucoup d’Américains en pleine Guerre Froide et en plein maccarthysme, cette attitude lui permettait de vivre, bien que surveillé, dans une relative tranquillité. Personne n’avait à démontrer qu’il était communiste, et ses compatriotes sympathisants de la RFA n’avaient pas à le solliciter pour participer aux activités de propagande anticommuniste. Bien entendu, cela lui valut le refus de la nationalité américaine, mais il n’en avait pas besoin pour rester au pays en tant qu’exilé politique.
Bien conscient de l’influence des conflits du présent quand on pense au passé historique, Feuchtwanger dut penser à Brecht quand il imagina les problèmes que Goya avait rencontrés à la cour de Charles IV. Certes la cour de Charles IV n’était pas un régime communiste, mais il s’agit dans les deux cas de la question de l’engagement que doit prendre un artiste dépendant du pouvoir mais désireux de garder son indépendance artistique et la possibilité même d’utiliser son art pour faire pression sur le gouvernement quand l’artiste considère que cela est positif. Feuchtwanger pensait sans doute aussi à son propre cas, celui d’un écrivain célèbre qui vivait des droits d’auteur de ses livres et qui pouvait se permettre d’être indépendant. Mais il était aussi un auteur qui avait échappé à une mort certaine grâce à l’aide de plusieurs diplomates américains qui avaient organisé son évasion du Camp des Milles, près d'Aix-en-Provence, et son voyage aux États-Unis en traversant l’Espagne et le Portugal en train. Il ne collaborait pas avec le gouvernement du pays qui lui avait sauvé la vie et qui lui permettait de continuer à mener une vie d’écrivain. Il n’était pas comme Goya, et peut-être que sa grande admiration pour lui tenait au fait que Goya avait pu développer une œuvre critique d’une énorme qualité artistique en des circonstances difficiles de soumission au pouvoir. L’une des choses qui intéressaient le plus Feuchtwanger était sans doute la lutte interne de Goya entre ses obligations comme peintre de Charles IV et son désir de développer l’œuvre critique que son esprit tourmenté lui dictait. Dans une lettre à Arnold Zweig, Feuchtwanger a dit qu'il se sentait attiré par « le fait étrange que Goya ait mis cinquante ans à passer de peintre courant à artiste »29.
La question du marxisme du Goya de Feuchtwanger s’est donc posée. La plus grande tentation pour certains serait de dire que le roman est en effet marxiste parce qu’on sait que Feuchtwanger, qui avait reçu le Prix National de la RDA en 1953, était resté sympathisant de ce pays jusqu’à la fin de sa vie. Pour le démontrer, il suffirait de souligner les termes à dénotation ou à connotation marxiste, des termes qui sont souvent très courants et qui peuvent être utilisés par toutes les idéologies politiques, tels que « classe sociale », « bourgeois » ou « peuple », même si Feuchtwanger s’est employé à éviter les anachronismes. Un langage plus spécifiquement marxiste n’apparaît pas dans le roman. Le risque opposé serait de faire une analyse qui ne prendrait pas en compte le contexte et le vécu de l’auteur avant et pendant le long travail de préparation de son roman. La solution intermédiaire risque d’être aussi imparfaite : l’idée que le roman serait marxiste mais pas trop. Comme pour d’autres ouvrages dont on a pu faire une interprétation politique à partir de catégories qui n’existaient pas à l’époque traitée dans le roman, il vaudrait mieux lire le roman, avant toute considération de cet ordre, même avant de se renseigner en détail sur son auteur.
Dans son ouvrage Goya and his Critics (1977), Nigel Glendinning s’arrête un moment sur le roman de Feuchtwanger. Il donne d’abord l’impression de l’apprécier mais finit par le discréditer. Sa critique est à notre avis trop politiquement orientée. Sans offrir d’analyse textuelle, il considère que le roman de Feuchtwanger est simplement marxiste malgré sa qualité littéraire. Dans son commentaire sur les romans consacrés à la vie de Goya, Glendinning s’intéresse à plusieurs romans écrits à l’origine en anglais, mais il tient à faire une exception pour parler de l’ouvrage de Feuchtwanger. Pour lui, c’est la première fois qu’un roman ne met pas l’accent que sur la vie amoureuse de Goya, ce qui était le trait commun des romans en anglais depuis celui de Marion Chapman, intitulé justement The Loves of Goya (Les Amours de Goya, 1937), même quand un écrivain semblait bien connaître la bibliographie de Goya. Or, si nous devions considérer, comme Glendinning, que « le roman de Feuchtwanger a un point de vue marxiste évident et conçoit l’art de Goya comme un produit de son époque et de sa société, en exaltant son réalisme social »30, tous les romans historiques cherchant à donner une vision réaliste de la société dont il est question pourraient être appelés marxistes. Bien que Glendinning reconnaisse que « malgré tout, ce roman présente une vision de Goya en lien avec son époque et son entourage plus intelligente et intéressante que la plupart des autres romans et pièces fondés sur l’artiste »31, il n’hésite pas à qualifier le roman de marxiste dans le même paragraphe où il affirme (sans en donner un exemple) qu’il y a « des distorsions historiques et aussi des anachronismes », comme si le fait d’être marxiste faisait partie des aspects négatifs du roman.
Leonardo Romero Tobar justifie sa critique du roman de Feuchtwanger sur une lecture plus textuelle. Bien qu’il parle aussi de certaines erreurs ayant trait à la chronologie historique et à certains personnages, il le considère d’emblée comme « une recréation intense de la subjectivité du peintre » et « un panorama brillant de l’histoire espagnole de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle »32. Il considère même que les brefs commentaires poétiques qui apparaissent à la fin de chaque chapitre (sur un ton complètement différent de celui du reste des chapitres) sont des marques de distanciation qui produisent un effet d’étrangeté qui ne peuvent pas surprendre chez quelqu’un qui avait collaboré si étroitement avec Brecht. Cela ne veut pas dire que Brecht les aurait écrits comme Feuchtwanger, mais Glendinning n’a pas apprécié le caractère brechtien de ces commentaires qu’il qualifie simplement d’« appendices poétiques […] vraiment décevants »33. Romero Tobar fait l’éloge du roman qui a enfin rendu solidaires le traitement dense de la vie intérieure du peintre et la critique parallèle de la politique espagnole. Pour cela, il fallait limiter la période traitée dans l’œuvre, à la différence des romans qui traitent de toute la vie de l’artiste sans s’arrêter suffisamment sur ses états d’âme. Malgré les quelques erreurs du roman (Romero Tobar les appelle « inventions » et n’en signale que trois34, bien qu’on puisse en signaler davantage), et bien qu’il soit conscient de la condition de Feuchtwanger de « juif persécuté dans l’Allemagne nazie »35, il considère ce roman comme un « point de référence incontournable dans la chronologie des ouvrages sur le sujet »36. Il n’utilise même pas le terme « marxiste » dans les 4 pages qu’il consacre au roman de Feuchtwanger, bien qu’il dise que celui-ci était un représentant du « réalisme socialiste »37.
Parmi les ouvrages que Feuchtwanger a dû étudier pour se documenter sur Goya, Luis Acosta en mentionne deux en particulier : Goya in der demokratischen Tradition Spaniens de l’historien de l’art qualifié de marxiste F. D. Klingender (1948) et Geschichte Spaniens vom Ausbruch der Französischen Revolution bis auf unsere Tage de Hermann Baumgarten, spécialiste et défenseur du libéralisme allemand (1861). Feuchtwanger a dû en consulter beaucoup plus, mais, à notre avis, l’auteur qui l’a influencé le plus est August Mayer et son Francisco de Goya (1923), l’étude la plus exhaustive et le catalogue raisonné le plus complet sur l’œuvre de Goya qui existait dans les années vingt. Incluant 732 œuvres, cet ouvrage fut traduit en espagnol, en anglais et en italien. Il fallut attendre le Goya de José Gudiol de 1970 pour avoir un catalogue incluant plus de travaux du peintre, 768 au total38.
Grâce à l’ouvrage de Teresa Posada Kubissa August L. Mayer y la pintura española (2010), nous connaissons la trajectoire de ce spécialiste de la peinture espagnole, particulièrement de la peinture baroque. D’origine juive comme Feuchtwanger et d’un an son cadet, Mayer étudia d’abord à l’Université de Munich, où il se lia d’amitié avec Feuchtwanger, et partit ensuite à Berlin pour faire une thèse sur José de Ribera sous la direction de Heinrich Wölfflin, qu’il soutint en 1907. Ses travaux postérieurs sur la peinture espagnole, qui incluent des monographies sur Le Greco, Murillo et Velázquez, ont été très bien accueillis en Espagne. Installé à Paris pour fuir le nazisme (après avoir passé quatre mois en prison en Allemagne en 1933 et payé de fortes amendes), il s’installa à Nice au début de la IIe Guerre Mondiale. Il fut finalement dénoncé et arrêté par la Gestapo en février 1944. On sait qu’il fut envoyé du camp de Drancy à celui d’Auschwitz le 7 mars de la même année. À peine arrivé, il fut exécuté dans la chambre à gaz, vraisemblablement le 12 mars39.
La raison de la disparition de Mayer fut longtemps inconnue. Dix ans après la mort de Mayer, dans une lettre au physicien allemand exilé Gustav Wendel, datée du 16 juillet 1954, Feuchtwanger disait ne pas savoir où était Mayer. Wendel (résidant à Long Island, New York) lui écrivit d’abord pour lui souhaiter un joyeux anniversaire (Feuchtwanger fêta son 70e anniversaire le 7 juillet 1954) et il en profita ensuite pour lui demander des nouvelles de Mayer :
Cela fait 50 ans qu’August Mayer vous a amené à notre table habituelle au café Luitpold40. Vous ne devez pas vous souvenir de moi. Nous ne nous sommes vus qu’une ou deux fois. Mais August Mayer était un vieil ami à vous. J’aimerais savoir ce qu’il est devenu. Il était un homme bon, toujours aimable, il me parlait souvent d’art, j’ai connu sa popularité, je savais qu’il était l’autorité de la peinture espagnole […]. Je vous serais reconnaissant si vous pouviez me donner des nouvelles de August Mayer, espérant que rien de grave ne lui est arrivé.
Le 16 juillet Feuchtwanger répondit à Wendel :
Votre lettre m’a rappelé le bon vieux temps avec August L. Mayer. Je lui dois beaucoup. Son ouvrage sur Goya m’a été particulièrement utile. Quant à lui, je sais qu’il est allé en Amérique du Sud avant la guerre, mais depuis il a complètement disparu, et mes efforts pour savoir où il est n’ont rien donné41.
Au vu de cette lettre, on est tenté de dire que Feuchtwanger a écrit son long roman sur Goya aussi comme une sorte d’hommage à son ancien ami dont le prénom coïncide avec celui d’Esteve, l’assistant et l’ami de Goya dans son roman. Feuchtwanger tisse une amitié entre les deux peintres propre à ce roman sans être invraisemblable42. Il s’agissait peut-être aussi d’une façon d’être en contact avec Mayer et sans doute d’avoir l’espoir de recevoir de ses nouvelles une fois le roman publié et le domicile de son auteur rappelé au grand public.
Malgré l’influence de ce roman en ce qui concerne notamment les rapports entre Goya et la famille royale et Godoy, entre Goya et l’Inquisition et entre Goya et la duchesse d’Albe et d’autres femmes de la cour de Charles IV, la relation entre Goya et Esteve est celle qui a eu le moins d’influence sur les recréations postérieures de Goya. La figure de Agustín Esteve est très peu ou pas mentionnée dans les recréations fictionnelles les plus connues qu’on a faites de la vie de Goya, malgré l’intérêt et la proximité que Feuchtwanger imagine entre les deux hommes, une proximité pourtant logique si on pense que « Esteve était généralement affecté aux copies des portraits officiels du maître aragonais, qui avait horreur de répéter deux fois le même sujet »43. Au début du XIXe siècle, Esteve était vu comme le meilleur portraitiste après Goya44. Dans son roman, Feuchtwanger le présente comme quelqu’un qui se consacrait en effet aux commandes royales mais dont l’avis sur les tableaux de Goya était très important pour celui-ci, quelqu’un que Goya sollicitait constamment pour obtenir un bon conseil, la personne qui connaissait son esprit mieux que quiconque, ce qui permet à Feuchtwanger de parler de Goya souvent à travers les pensées d’Esteve : « Goya n’aurait pas pu se passer de sa critique grognonne ou de ses reproches muets. Ils le mettaient en fureur mais il en avait besoin »45. Esteve aurait même peint des tableaux signés par Goya, parfois partiellement, parfois entièrement, pour que celui-ci puisse se consacrer à d’autres œuvres ainsi qu’à sa vie courtisane :
Agustín lui rappela qu’il aurait dû livrer depuis plus de trois semaines le portrait du comte Miranda. Le duc de Montilano [sic]46, lui aussi, lui rappelait sa promesse. Agustín avait avancé les deux toiles autant qu’il le pouvait. C’était à Goya de les finir.
—Fait-le, toi, répondit négligemment Goya.
—Parles-tu sérieusement ? demanda Agustín, plein d’espoir.
—Mais oui ! dit Goya.
[…] Goya confia de plus en plus souvent à Agustín les toiles sur lesquelles il n’avait guère fait que des ébauches. Nul ne le remarqua, et Francisco s’amusait beaucoup de l’incompréhension de ses admirateurs. […] Le maître, en signant les tableaux peints par Agustín, avait donné à son aide la preuve d’une étroite amitié47.
Dans la version de Feuchtwanger, l’influence d’Esteve est décisive sur le tournant politique que subit la peinture de Goya, comme on peut le voir notamment dans les discussions sur l’interprétation de La Famille de Charles IV qui se croisent dans le roman et dans les discussions de Goya avec Esteve, Jovellanos et Bermúdez sur l’usage socio-politique de la peinture. En quelque sorte, le thème de ces discussions concerne ce qu’on appellera le réalisme socialiste, mais il ne faut pas penser pour autant que Goya adopte une attitude marxiste face à cette question. Au contraire, Feuchtwanger insiste sur les grands doutes que Goya a eus pendant longtemps quant à sa capacité à adopter une attitude politique quelconque, et ensuite quant à l’orientation concrète de cette attitude.
Le modèle qui est souvent mentionné par ceux qui veulent gagner Goya à la cause libérale est Jacques-Louis David, peintre révolutionnaire à l’époque (sa phase postérieure au service de Napoléon ne concerne pas ce roman). Dans le roman, Jovellanos remercie Goya d’avoir obtenu auprès de Godoy son retour d’exil, mais il critique son éloignement de la ligne classique et son expérimentation avec les couleurs et les ombres, qui sont contraires, à son avis, au style qui convient aux contenus politiques, celui de David. Esteve, de son côté, pense que l’évolution du style de Goya peut très bien s’adapter aux contenus politiques, qu’il ne s’agit pas tant d’une question de style que de sujet et de point de vue. Goya suivra le conseil d’Esteve, bien que Feuchtwanger montre aussi que Goya était conscient bien avant des enjeux de sa position à la cour et de sa proximité avec la famille royale et avec Godoy. Simplement, Goya devait attendre le meilleur moment pour avoir le soutien des rois et du premier ministre, notamment face à l’Inquisition. Malgré le déclin et les difficultés de la politique espagnole de cette époque, le roman de Feuchtwanger donne une image positive des intentions réformistes de Charles IV, la reine María Luisa et Godoy. Les rois doivent supporter l’humiliation du portrait La Famille de Charles IV48, mais ils seraient conscients de ce que Goya fait à travers son nouveau réalisme pour la désacraliser, pour la rendre plus humaine et pour éviter à terme qu’elle subisse le même sort que la famille royale française :
Celle-ci, doña María, vieille et laide, sans bijoux, se tient entre son mari, son ami et ses enfants, et ses yeux vifs prennent la mesure de la reine parée du tableau. À beaucoup, elle pourrait déplaire : à elle, elle plaît. À cette femme, elle dit « oui ». Elle est laide mais unique, et la voir c’est ne jamais l’oublier. Oui, c’est elle, María Luisa de Bourbon, princesse de Parme, reine de toutes les Espagnes […]. C’est un bon tableau, ni mou ni flatté, mais dur et vrai49.
L’un des points culminants du roman est sans aucun doute ce moment où Goya montre son tableau aux rois, devant les grands d’Espagne, et attend leur réaction. L’autre terrain de bataille de Goya dans ce roman, ce sont ses Caprichos. Dans ce cas, son ennemi est l’Inquisition, qui menace Goya mais n’intervient finalement pas contre le premier peintre de la Chambre. Les rois acceptent les gravures originales des Caprichos comme cadeau de Goya pour éviter un procès inquisitorial contre leur peintre, mais, à nouveau, la reine doit accepter l’humiliation de se voir caricaturée, non sans faire hésiter Goya, comme on peut le voir dans cet extrait qui montre aussi la maîtrise de Feuchtwanger du style indirect libre :
Les Majestés regardaient les « caprichos ». Elles feuilletaient, se passaient mutuellement les gravures, étudiaient et, dans le cœur de Francisco, la gaieté faisait place peu à peu au malaise. Peut-être que la reine, en dépit de toutes les prévisions, à la vue de « Hasta la muerte », oublierait sa dignité pour rejeter son présent et abandonner son auteur à l’Inquisition.
De leur côté, Manuel et Pepa50 observaient doña María Luisa. À coup sûr assez intelligente pour comprendre, le serait-elle assez pour fermer les yeux ? […]
Elle était dans les meilleures conditions pour regarder ces « caprichos ». Oui, son peintre Goya avait l’œil gai et cynique. Avec quelle âpreté, quelle netteté, montrait-il les hommes tels qu’ils étaient, comme il avait exploré leurs profondeurs si tumultueuses et si vides à la fois ! […]
—Cette horrible vieille devant son miroir… Mon cher Francisco, n’avez-vous pas été bien cruel pour notre excellente Osuna ?
Tous trois, Manuel, Goya et Pepa, comprenaient : elle savait que « Hasta la muerte » la visait. Mais elle ne cillait pas, elle tenait bon. Elle ne donnait pas prise. […]
—Voici de bons dessins, dans leur hardiesse et leur folie. Il est possible que certains de nos grands en prennent ombrage. Mais nous avons à Parme un proverbe qui dit : « Seul le sot se fâche contre son miroir qui lui renvoie son image ». […] Notre Espagne, dit-elle d’une voix calme et fière, est bien vieille, mais très vivante encore, quoi qu’en puissent penser certains de nos voisins. Elle sait accepter la vérité quand on la lui présente avec art et les épices qui conviennent. […] Nous acceptons votre présent, don Francisco, dit-elle. Nous nous chargerons de faire connaître vos « caprichos », aussi bien dans les limites de l’empire qu’à l’étranger51.
Ce degré de complicité de la part des rois avec un peintre de cour qui ose caricaturer le pouvoir et redéfinir les règles du jeu n’est pas très conforme aux principes plus nettement révolutionnaires de l’art selon le marxisme. Le haut degré d’intention libérale prêté par Feuchtwanger à Charles IV, à María Luisa et à Godoy peut être jugé excessif, mais on peut considérer aussi qu’à ce niveau-là, au niveau des rapports entre ceux-ci et le premier peintre de la Chambre, ce que Goya faisait en risquant sa position et sa vie était révolutionnaire, comme l’a été sa peinture pour l’Histoire de l’Art.
Une ou plusieurs citations ne suffisent sans doute pas pour décider du caractère marxiste qu’on a voulu prêter au roman de Feuchtwanger, et de son réalisme historique. Chaque lecteur devrait se faire sa propre idée à travers une lecture complète de cet ouvrage, mais il nous semble que cette question n’est sans doute pas la meilleure à se poser pour apprécier les qualités de ce roman, même s’il est clair que pour Feuchtwanger un véritable artiste est celui qui a une volonté de transformation du monde à travers son art, et qu’un véritable artiste ne peut donc être un simple conformiste. Feuchtwanger est influencé par les études de Mayer sur Goya et par les rapports difficiles de Brecht avec la doctrine communiste, en montrant implicitement que les conflits représentés dans son roman étaient toujours d’actualité concernant le rôle des artistes engagés, et en considérant Goya comme un modèle de conduite à suivre pour les artistes qui peuvent exercer une influence positive sur les gouvernants. Concernant ces derniers, Feuchtwanger semble vouloir montrer que, réciproquement, ils doivent chercher la collaboration des artistes et des intellectuels et s’engager à entamer avec eux un dialogue fructueux sur le plan politique, car si l’art véritable est toujours politique, la politique ne saurait se passer de lui.
[1] Lion FEUCHTWANGER, Le Roman de Goya (1re éd. 1951), traduction de l’allemand d’Henri Thies, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Grands romans historiques », 1986.
[2] La traduction littérale est Goya ou le dur chemin de la connaissance, mais les éditions françaises l’ont traduit comme Le Roman de Goya, sûrement parce que le titre allemand donne l’impression d’être un essai. Pour savoir ce qu’il faut comprendre par « connaissance » et par « vérité » chez Goya, voir Tzvetan TODOROV, Goya à l'ombre des Lumières, Paris, Flammarion, 2011, p. 31-32.
[3] Eric HOBSBAWM, L'Ère des révolutions, 1789-1848 (1re éd. 1962), Paris, Fayard, 2011.
[4] Il arrive à New York le 5 octobre 1940 (Jean-Claude CAPÈLE, « Postface » au livre de Lion FEUCHTWANGER Le Diable en France (1re éd. 1942), traduit de l’allemand par Jean-Claude CapÈle, Paris, Belfond, 2010, p. 340).
[5] Lioba SIMON SCHUHMACHER, « La caracterización de Jovellanos en la novela Goya de Lion Feuchtwanger », Cuadernos de investigación, Gijón, Fundación Foro Jovellanos del Principado de Asturias, 6-7, 2013, p. 199-226, p. 203.
[6] Le titre de la traduction anglaise met en avant cet aspect central du roman de Feuchtwanger : This is the Hour, c'est-à-dire, l'heure de l'engagement.
[7] Rita DE ANGELIS, Tout l’œuvre peint de Goya (1re éd. 1974), introduction de Paul Guinard, traduction de l’italien de Simone Darses, Paris, Flammarion, 1990, p. 84.
[8] Jacques SOUBEYROUX, Goya politique, Cabris, Éditions Sulliver, 2011, p. 73-75.
[9] Jonathan BROWN, Imágenes e ideas en la pintura española del siglo XVII (1re éd. 1978), traduction de l’anglais de Vicente Lleó Cañal, Madrid, Alianza, 1980, p. 135.
[10] Ibid., p. 141.
[11] Ibid., p. 135.
[12] Tzvetan TODOROV, op. cit., p. 20.
[13] Jonathan BROWN, Velázquez, Painter and Courtier, New Haven, Yale University Press, 1988.
[14] « On s’accorde généralement à considérer que les années 1790 ont marqué un tournant dans la vie et dans l’œuvre de Goya » (cf. Jacques SOUBEYROUX, op. cit., p. 87).
[15] Propos de August Mayer dans Francisco de Goya, cité par Nigel GLENDINNING, Goya y sus críticos (1re éd. 1977), traduction de l’anglais de María Lozano, Madrid, Taurus, 1982, p. 165.
[16] Lion FEUCHTWANGER, Le Roman de Goya, op. cit., p. 248.
[17] Rita DE ANGELIS, op. cit., p. 6. Todorov (cf. op. cit., p. 54) rappelle que la duchesse a fait du fils de Goya, Javier, l’un de ses héritiers dans son testament rédigé en février 1797.
[18] Tzvetan TODOROV, op. cit., p. 55.
[19] Tony MEECH, « Brecht’s Early Plays », in Peter Thomson et Glendyr Sacks (éd.), The Cambridge Companion to Brecht, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 43-55.
[20] Devenu un véritable succès éditorial, cet ouvrage a fait l’objet de deux adaptations cinématographiques éponymes mais bien différentes, dans le contexte du nazisme : celle de Lothar Mendes (1934) fait l’éloge de la démarche de Süss ; celle de Veit Harlan (1940) est un film de propagande nazie qui veut éclipser le succès du film de Mendes (et celui du roman de Feuchtwanger) et qui déforme le cas de Süss pour justifier la haine envers les juifs considérés comme coupables des crises économiques et sociales du système capitaliste.
[21] Jean-Claude CAPÈLE, op. cit., p. 346.
[22] Thomas Mann était parmi eux. Feuchtwanger collabora là-bas avec Brecht au scénario du film Les Bourreaux meurent aussi, dirigé par Fritz Lang en 1943.
[23] Lioba SIMON SCHUHMACHER, op. cit., p. 204. Feuchtwanger a même travaillé sur les manuels de protocole de l’époque que certains de ses personnages étudient pour être acceptés à la cour (Lion FEUCHTWANGER, Le Roman de Goya, op. cit., p. 350, 357).
[24] Luis ACOSTA, « Literatura e historia: la historia en la literatura », Revista de Filología alemana, 28, 2005, p. 63-88, p. 73.
[25] Cf. Jean-Claude CAPÈLE, op. cit., p. 347.
[26] Ibid., p. 343.
[27] Danielle BLEITRACH, Bertolt Brecht et Fritz Lang. Le nazisme n’a jamais été éradiqué, La Madeleine, LettMotif, 2015, p. 77.
[28] Miguel SÁENZ, « Introducción », in Teatro completo de Bertolt Brecht, traduit de l’allemand par Miguel Sáenz, Madrid, Cátedra, 2006, p. 11-36, p. 30.
[29] Cité par Fritz Rudolf FRIES dans son épilogue à l'édition espagnole du roman de Lion FEUCHTWANGER, Goya, Madrid, EDAF, 2006, p. 690.
[30] Nigel GLENDINNING, op. cit., p. 248.
[31] Id.
[32] Leonardo ROMERO TOBAR, Goya en las literaturas, Madrid, Marcial Pons, 2016, p. 215.
[33] Nigel GLENDINNING, op. cit., p. 248. Dans la traduction française du roman de Feuchtwanger on supprime complètement ces petits fragments distanciateurs de la fin des chapitres. Ils apparaissent bien dans les traductions espagnole et anglaise.
[34] Romero Tobar signale d’abord que Feuchtwanger invente la relation entre Goya et madame Bermúdez. Ensuite, le procès inquisitorial auquel Goya assiste ne pouvait pas être celui de Pablo de Olavide, qui avait eu lieu vingt ans auparavant, en 1778. Enfin, le livre Vidas de españoles célebres de José Quintana fut publié en 1807, après la période dont il est question dans le roman. Lioba Simon Schuhmacher, qui avait déjà expliqué l’anachronisme de la deuxième remarque, en parle comme si cela ne nuisait pas à l’efficacité du roman : « Exceptée cette inexactitude historique, tout de même importante, on ne peut qu’apprécier dans tous les cas l’ambiance (re-)créé par l’auteur autour du cercle de Jovellanos et son engagement pour les causes libérales » (cf. Lioba SIMON Schuhmacher, op. cit., p. 215). Il faut aussi considérer que Feuchtwanger se trouvait dans une situation d’exil dans laquelle, même s’il a consacré sept ans à ce roman, il était difficile d’être sûr de certaines choses concernant l’Espagne de la fin du XVIIIe siècle. On peut aimer le point de vue du roman ou non, mais il est indéniable qu’il y a peu d’erreurs quant à la qualité et à la quantité des contenus historiques et artistiques.
[35] Leonardo ROMERO TOBAR, op. cit., p. 215.
[36] Ibid., p. 214.
[37] Ibid., p. 218.
[38] Nigel GLENDINNING, op. cit., p. 34. Selon Todorov (op. cit., p. 13), les tableaux, les dessins, et les gravures de Goya forment un ensemble de presque deux mille œuvres.
[39] Teresa POSADA KUBISSA, August L. Mayer y la pintura española. Ribera, Goya, El Greco, Velázquez, Madrid, Centro de Estudios Europa Hispánica, 2010, p. 108-109.
[40] Café de Munich, célèbre lieu de rencontre d’artistes et d’intellectuels, dont ceux qui ont fait partie du mouvement Der Blaue Reiter.
[41] Nous traduisons à partir de la reproduction de ces lettres dans l’article de Christian FUHRMEISTER et Susanne KIENLECHNER, « August Liebmann Mayer (1885-1944): Succes, Failure, Emigration, Deportation and Murder », in Ines ROTERMUND-REYNARD (éd.), Echoes of Exile: Moscow Archives and the Arts in Paris (1933-1945), Berlin, Munich, Boston, Walter De Gruyter, 2015, p. 139-160, qui traduisent ces lettres de l’allemand (cf. p. 159). Ils signalent que la correspondance de Gustav Wendel est conservée au Leo Baeck Institute (New York).
[42] Cf. Martín SORIA, « Agustín Esteve and Goya », The Art Bulletin, New York, The College Art Association of America, volume XXV, 3, septembre 1943, p. 241-266.
[43] Jeannine BATICLE, Goya, Paris, Fayard, 1992, p. 280.
[44] Ibid., p. 406.
[45] Lion FEUCHTWANGER, Le Roman de Goya, op. cit., p. 21.
[46] Il doit s’agir du duc de Montellano.
[47] Lion FEUCHTWANGER, Le Roman de Goya, op. cit., p. 408-409.
[48] Ibid., p. 244-253.
[49] Lion FEUCHTWANGER, Le Roman de Goya, op. cit., p. 249.
[50] Manuel Godoy et Pepa Tudó.
[51] Lion FEUCHTWANGER, Le Roman de Goya, op. cit., p. 463-467.
Résumé
Cet article s’intéresse au contexte de production du Roman de Goya de Lion Feuchtwanger (1951) pour attirer l’attention sur la motivation et l’originalité d’un roman dont les motifs et les situations ont eu une grande influence sur d’autres œuvres consacrées à la figure de Goya. L’auteur se propose de revenir sur la critique de ce roman considéré comme l’œuvre d’un marxiste, ami et collaborateur de Brecht, et de justifier son intérêt depuis d’autres perspectives, notamment celle qui provient de la principale influence de Feuchtwanger : le Goya de August Mayer.
Resumen
Dedicado a la novela Goya de Lion Feuchtwanger (1951), este artículo ofrece datos sobre el contexto de producción de la obra que ayudan a entender la motivación y la originalidad de una novela cuyos motivos argumentales han influido mucho en obras posteriores dedicadas a Goya. Se pretende superar la crítica de esta novela como obra de un marxista, amigo y colaborador de Brecht, y justificar su profundo interés desde otras perspectivas, como la que proviene de la principal influencia en Feuchtwanger: el Goya de August Mayer.
Jaime CÉSPEDES
Univ. Artois, EA 4028, Textes et Cultures, F-62000 Arras, France
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