La cathédrale exerce une séduction durable sur notre imaginaire1. Les deux colloques2 consacrés aux « Imaginaires contemporains de la cathédrale » se fondaient in primis sur le travail effectué par Joëlle Prungnaud pour mesurer les changements et les évolutions qui ont caractérisé la période successive et qui appelle une attention particulière pour de nouvelles formes de mise en images : la photographie, le cinéma, la bande dessinée et les arts contemporains – comme l’installation ou le land art entre autres. Notre démarche se fonde désormais sur un regard croisé entre texte et image entre littérature et arts visuels. Cette approche globale qui tend à faire surgir un « imaginaire » qui serait spécifique de la place et du statut réel ou symbolique que prend la cathédrale à l’époque contemporaine. L’imaginaire est un mot d’usage et de destination incertains : placé à mi-chemin du concept et de la sensation, il désigne moins une fonction de l’esprit qu’un espace d’échange et de virtualité. En procédant par images et association d’images – mentales, textuelles et iconographiques – l’artiste aboutit à la création d’un imaginaire spécifique. Son originalité tient donc à sa faculté de stimuler l’imagination et la pensée de façon vertigineuse, de réaffirmer la puissance de la pensée poétique. La notion de « pensée poétique » fait référence au travail de Bachelard sur l’imagination, elle invite à questionner les éléments à travers leur symbolique, un retour à l’élémentaire : les éléments, variations réelles et symboliques de la matière, par exemple dans le cas du feu. Contre l’absolutisme de la rationalité, c’est une conception qui sera au cœur des préoccupations des surréalistes et de la pensée de Roger Caillois sur l’imaginaire. La notion d’imaginaire est complexe et répond à des acceptions différentes selon les domaines de réflexion considérés ; les auteurs ne la reconnaissent pas tous comme une « fonction » ou une « faculté » de l’esprit – ce qui serait plutôt le cas de l’imagination – mais s’accordent à la représenter comme un « espace » de tensions et de libertés – un domaine voire un registre. La psychanalyse, en assimilant la création artistique et littéraire au processus du rêve, fait de l’imagination l’activité – dont le lieu privilégié est l’inconscient – permettant de s’affranchir des contraintes du réel. Une telle approche fait surgir l’idée d’expérience transgressive, la possibilité d’outrepasser le réel ainsi que le rappelle Italo Calvino lorsqu’il envisage, dans le domaine littéraire, le conte comme le « catalogue de tous les destins humains possibles », comme une proposition d’expérimentation inoffensive du réel par l’imaginaire (un concept théorisé par le psychanalyste B. Bettelheim). Le conte, tout comme la légende, en tant qu’avatars du mythe, ouvre la voie d’une réflexion sur la fonction imaginative et la formation des imaginaires, voilà pourquoi le questionnement emprunte nécessairement à la mythocritique (École de Grenoble) certains de ses outils d’analyse. Ajoutons que le regard que Georges Didi-Huberman (L’image ouverte) porte sur l’image et sur l’expérience intérieure qui en résulte, conduit à réévaluer le rapport de l’image au corps ramenant ainsi la question du sensible et du réel au cœur de la réflexion. L’imaginaire, en tant qu’il serait le produit de l’imagination, est associé par Gilles Durand, continuateur de Bachelard, à l’idée de dynamique indispensable à la construction et à la polarisation des images. Surgit l’idée du chantier, de l’atelier de fabrication/création des images qui rappelle que l’imaginaire peut être envisagé comme un lieu, dans le cas qui nous occupe ce « lieu » polysémique sera celui de la cathédrale.
Déjà Rodin, évoquait les fées en décrivant les cathédrales3. Sylvain Tesson, récemment interrogé sur sa réaction lors de l’incendie de Notre-Dame de Paris, répond :
- J’ai trouvé que c’était normal que la flèche se retire.
- Pourquoi ?
- Parce que : à quoi peut servir en 2019, à l’aube du XXIe siècle, au moment où des hommes s’occupent de s’augmenter, de se soumettre à des machines, de décider qu’ils seront gouvernés par des puces, d’accepter que toutes ces centaines d’années d’aventure humaine qui a créé la poésie, l’art, le mystère, la conversation, le verbe, soient soldées à la grande braderie des images, des écrans et de la technologie. Franchement, à quoi ça sert qu’une flèche montre le ciel ? Est-ce que les hommes n’ont pas autre chose à faire dans le monde connecté que de regarder le ciel et de savoir ce qu’il y a par-dessus les étoiles ? Franchement c’est inutile. Donc, moi, j’aurais été la flèche, j’aurais fait exactement ce qu’elle a fait, je me serais retiré, elle a retiré son épingle du jeu ; le jeu que nous menons aujourd’hui ne concerne pas du tout les charpentes de bois du XIIIe siècle ni les flèches, fussent-elles récentes, parce que celle-là n’était finalement que de 1870.
- Alors vous êtes en train de dire qu’elle était devenue archaïque.
Bien sûr.
- Si ça avait été vrai, elle n’aurait pas provoqué par cette chute l’émotion qu’on a constatée. C’est-à-dire que le monde des puces n’est sans doute pas un monde dans lequel tout le monde souhaite vivre.
- Peut-être, encore faudrait-il s’interroger sur la profondeur de cette émotion. Elle a été immédiate, elle a été probablement réelle. D’abord, elle n’a pas concerné tout le monde, mais elle a existé, vous avez raison, il y a eu un sentiment, notre cœur a été pincé, oui, c’est vrai, quelques instants. Il y a eu le pire et le meilleur. Le meilleur, ça a été ces larmes, ça a été le courage de tous ces hommes du général Gallet, de la brigade des pompiers de Paris, qui sont vraiment allés mener un combat contre quelque chose qui pouvait paraître un peu plus effrayant qu’un feu. C’était peut-être autre chose qu’un incendie. Évidemment, alors là j’extrapole, c’est comme quand je dis que la panthère est le regard du temps, le feu, c’était peut-être autre chose qu’un incendie, alors, bien sûr, tout ça a révélé des profondeurs chez l’homme. Mais est-ce que tout cela changera les choses ? Je ne le crois pas et je maintiens profondément que la flèche avait raison de se retirer4.
Pourtant… Peut-être que la profondeur de l’émotion mérite d’être discutée. C’est ce que nous explorerons en partie ici5.
L’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris a réveillé la terreur médiévale du feu dévastateur et ravivé une crainte toujours latente : la cathédrale est vulnérable, elle n’est pas éternelle. Il a suscité des réactions violentes et contrastées : tour à tour l’édifice a été qualifié de « Tas de pierre, ruine, cœur du catholicisme français, haut lieu de la spiritualité chrétienne, monument des Parisiens, patrimoine artistique mondial, joyaux du gothique français, sanctuaire mémoriel, conservatoire de savoir-faire artisanaux mais encore nasse à touristes, machine à cash, dispositif de défiscalisation, faire-valoir des mécènes milliardaires, image de l’incurie… ». Des discours émus, apitoyés, blasés ou outrés en passant par les silences de la sidération ou de l’indifférence affichée… jusqu’au « Jm’en Balek » d’une responsable syndicale.
La combustion lente mais inexorable de la « forêt » partie en fumée a frappé les esprits : la « forêt » étant le surnom donné à la charpente vieille de huit siècles, « enchevêtrement de poutres en bois de chêne, chacune taillée dans un arbre différent ». En outre, les spectateurs, directs ou indirects, ont assisté dans le monde entier à l’effondrement de la « flèche », élément symbolique de l’édifice et au sauvetage du « coq », dit « paratonnerre spirituel » et des épines de la couronne du Christ. Flammes, fumée, bois, forêt, flèche, coq, épines : c’est un imaginaire végétal, animal, sauvage et élémentaire qui a ainsi été convoqué. Bertrand de Feydeau, vice-président de la Fondation du patrimoine rappelle que cette « forêt » était faite « d’arbres qui constituaient ce qu’on appelle la forêt primaire » aujourd’hui disparue. À l’heure où la forêt primaire amazonienne est en flammes, la disparition de la forêt cathédrale prend un sens particulier et fait naître un imaginaire radicalement nouveau : il convoque le temps long de la croissance de l’arbre et celui de l’ouvrage d’art médiéval, le geste lent, répétitif et inspiré de l’artisan. Il évoque l’imaginaire du feu et de la selva intimement lié à l’histoire des cathédrales, la forme de l’arbre étant historiquement associée à celle de la cathédrale (cf. La douceur de l’ombre, Alain Corbin, 2013). Il convie une mémoire fantastique plus ancienne que la cathédrale elle-même mais en rapport étroit avec la forme spécifique des cathédrales (cf. les « cathédrales végétales » de Giuliano Mauri, Val Sella Trente, Italie). Gilles Clément dans son Manifeste du Tiers paysage appelle à préserver les lieux de la croyance comme « lieux d’errements de l’esprit », il nous incite peut-être à repenser cet imaginaire selon de nouveaux paradigmes.
ENJEUX MÉMORIELS
Le brasier a surtout convoqué Victor Hugo et Notre-Dame de Paris comme texte canonique de la mémoire littéraire de l’édifice. Si le roman d’Hugo a enflammé l’esprit des commentateurs ce jour-là, la référence à Viollet Le-Duc a fait resurgir un Moyen Âge repensé par le XIXe siècle et par les Romantiques comme un tout cohérent dont la mémoire indirecte est tout aussi précieuse et significative que le souvenir de l’édifice originel. L’imaginaire moderne de la cathédrale a fait l’objet de travaux récents (Georges Roque, dir., 2012) pour comprendre « comment l’imaginaire de la cathédrale s’est transformé à la fin du XIXe siècle et comment en il en est venu à rejoindre les aspirations de la modernité en art » (Travaux du Centre de recherches sur les arts et le langage, CNRS-EHESS, 2006). La question se pose de savoir si les tournants majeurs et les ruptures qui caractérisent la période allant de la seconde partie du XXe siècle au début du XXIe imposent de nouvelles questions épistémologiques.
ENJEUX SOCIAUX CULTURELS
L’événement a ouvert un débat sociétal sur les enjeux de la future reconstruction du monument et suscité des interrogations nouvelles sur la cathédrale de Paris et plus généralement sur les cathédrales. Il invite à penser/repenser la place de la cathédrale dans l’espace urbain citadin, national et international, la nature même du lieu et les enjeux de sa représentation. L’étymologie est une première source de réflexion. En italien, on parle de chiesa cattedrale (église cathédrale) l’adjectif pointe alors essentiellement la fonction : la chaire étant le lieu d’expression d’une autorité. Le débat questionne aussi le statut du « visiteur » : pèlerin, fidèle, touriste, curieux, amateur, spécialiste et même spectateur ou auditeur – quand la cathédrale devient un lieu de spectacles et d’expositions. La question du consumérisme et de la rentabilité confronte le chercheur à celle du rapport entre sacré et profane.
ENJEUX ESTHÉTIQUES ET ÉTHIQUES
Dans le domaine littéraire, le projet invite à enquêter sur la présence ou l’absence de l’objet cathédrale dans le roman et plus largement dans le récit de fiction : sa place, sa fonction réelle ou symbolique et son statut dans l’imaginaire contemporain. Il s’agit de recenser les auteurs qui s’en emparent dans les différentes sphères linguistiques considérées et d’interroger/confronter leurs points de vue. Une démarche qui convoque significativement le domaine cinématographique pour aborder, par exemple, la question de l’image et de la visibilité du monument et en mesurer le sens et la portée. Dans le domaine musical, la musique sacrée mais aussi profane, a toujours tenu une place privilégiée dans la cathédrale, lieu d’accueil des concerts, célébrations, festivals... Le projet invite à questionner la spécificité du lieu et des événements musicaux qui s’y tiennent, sa vocation pédagogique, liturgique, artistique. Se pose enfin la question de l’architecture : ses fondements, ses références, ses évolutions, ses projets lorsqu’on confronte la cathédrale médiévale aux multiples formes contemporaines que prennent les cathédrales – au sens large – aujourd’hui (cathédrales de verre, de fer, de sable…).
On le voit, les enjeux sont de différents ordres : sociaux, culturels, esthétiques et éthiques ; pour les envisager, il est indispensable de confronter un « imaginaire contemporain » à un imaginaire qui s’est élaboré au fil des siècles à partir d’un modèle originel qui appartient au « Temps des cathédrales » : non pas pour actualiser une vision médiévale, qui reste étroitement liée à un contexte historique spécifique, mais plutôt pour tenter de comprendre ce qui, à travers des processus de sédimentations, de relectures et de recréations demeure actif et se révèle à même d’influer sur notre perception présente du monument.
De fait, il s’agit pour le présent volume d’explorer les imaginaires contemporains de la cathédrale, ce qui s’inscrit conjointement dans les travaux des centres de recherches « Textes et Cultures » (« TransLittéraires ») d’Arras du LASLAR (« Actualité de l’Ancien ») de Caen. La cathédrale que nous explorons ici est autant réelle qu’imaginaire, comme tous les objets mythologiques constitutifs de notre identité. Déjà en 1957, dans ses Mythologies, Roland Barthes rapprochait l’automobile (et notamment la DS) de la cathédrale gothique :
Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique6.
L’incendie de Notre-Dame a rendu particulièrement visible notre attachement collectif aux cathédrales. Dans le petit volume À Notre-Dame, François Cheng évoque « une mémorable communion universelle »7. D’ailleurs, le premier colloque préliminaire à ce volume s’est tenu quelques semaines après la sortie du film de Jean-Jacques Annaud, Notre-Dame brûle, dans un bel écho médiatique.
Nous avons pris le parti, ici, de nous intéresser à la cathédrale essentiellement aux XX et XXIe siècles, en privilégiant même les prises en charge les plus contemporaines. Néanmoins, nous n’avons pas pour autant voulu nous priver de quelques retours sur le passé, tant il est impossible de délester la cathédrale de la charge symbolique complexe qu’elle hérite d’une très longue histoire. Originellement, la cathédrale est conçue comme hautement symbolique : les proportions, la géométrie, l’association de la croix, du carré et du cercle, l’orientation, l’analogie avec le corps, la représentation de la Jérusalem céleste, les proportions mathématiques symboliques spécifiques au dédicataire… Très rapidement, d’autres lectures interprétations viennent se superposer aux significations originelles. La cathédrale devient symbolique du temps, de la mémoire, ou du passé. François Cheng souligne qu’elle est associée à « un sentiment de ‘trop tard’ »8. Chacune de ses facettes, monumentale ou secrète, imposante ou discrète, de la flèche ou vitrail, de l’autel à la nef, des arcs-boutants au portail, des rosaces aux gargouilles (voir Isabelle Olivier), tout participe à la polysémie et à la transgression constante du liturgique, du religieux, du profane, du symbolique, du patrimonial, du politique, de l’authentique, de l’ancien ou du contemporain…
La cathédrale est sans cesse relue, réinterprétée, utilisée, orientée… Super-église permettant l’élévation vers Dieu, mais aussi, dans d’autres contextes, Temple de la Raison, ou plus récemment, Temple du tourisme et du mercantilisme… Tout le développement d’un imaginaire entre le XVIIIe siècle et le début du XXe siècle a d’ailleurs déjà été abondamment analysé. Aujourd’hui encore, les persistances de l’héritage des Romantiques, par exemple, restent perceptibles. Et le XXe siècle si moderne et rationnel n’a pas reculé devant une approche mystique ou ésotérique dont Le Mystère des cathédrales9 de l’énigmatique Fulcanelli, par exemple, donne la tonalité en 1926. Encore aujourd’hui, géo- ou cosmo-biologues proposent différentes interprétations concernant d’hypothétiques énergies renforçant une sacralité tellurique des édifices.
Cette superposition des perceptions sur la longue durée invite à interroger avec la cathédrale la question de la synchronie. Nous confrontons un regard ancien et une approche extra-contemporaine dans la communication d’El Mustapha Mouaddib et de Joëlle Prungnaud, par exemple. Au cours de l’histoire, cette question s’est posée de manière cruciale et houleuse parfois, au plan des restaurations et de l’architecture. Pensons aux méthodes de Viollet-le-Duc… Doit-on chercher à retrouver l’original ou au contraire se réapproprier, actualiser l’ancien ? Doit-on donner l’illusion du moyenâgeux en donnant à voir au public ce qu’il attend ou imagine devoir voir ? Comment faire comprendre qu’une cathédrale colorée n’est pas seulement une fantaisie technique actuelle ? Doit-on surprendre, déjouer les préjugés, renouveler, réaffecter ? Réinventer Notre-Dame en serre botanique (Gilles Clément)10 ? Ce ne serait finalement que raviver le fantasme ancien de voir dans ses piliers et le bois de sa charpente la métaphore d’une vaste forêt (voir Myriam White-Le Goff)…
Le rapport à l’Histoire s’élargit et ouvre en outre sur des dimensions sociales et politiques diversifiées. La cathédrale est la manifestation d’une croyance mais aussi d’un travail collectif. Elle est à la fois, lieu de culte, lieu de refuge11 et œuvre d’art. Le vestige de sa sacralité invite même à tous les sacrilèges, comme la gigantesque araignée robot de 38 tonnes, possiblement démoniaque, qu’on a fait arpenter la cathédrale d’Ottawa, en 2017, ou encore, dans la sphère géographique qui nous intéresse ici, le clip osé Ateo du rappeur C. Tangana dans la cathédrale de Tolède en 2021…
Rapidement, la cathédrale matérialise ce que l’Occident propose de plus noble et de plus ambitieux. Dans les Noyers de l’Altenburg12, au moment de la deuxième guerre mondiale, André Malraux range la cathédrale au rang de symbole de l’unité des Français. La cathédrale, nous l’avons observé avec Notre-Dame, est comprise comme emblématique d’une ville, d’un pays, d’une culture… Dans Les Cathédrales de France13, Auguste Rodin considère que « la cathédrale est la synthèse du pays […]. Roches, forêts, jardins, soleil du Nord, tout cela est en raccourci dans ce corps gigantesque ; toute notre France est dans les cathédrales, comme toute la Grèce est en raccourci dans le Panthéon ». Peut-être notre parcours pluriculturel nous permettra-t-il de mettre en lumière certaines singularités ou, au contraire, des persistances dans les imaginaires convoqués. Même si le gothique, qui suscite aujourd’hui une grande partie de l’attention portée aux cathédrales, est effectivement lié à l’Histoire française, il n’en demeure pas moins que la cathédrale soit également puissamment associée à d’autres identités nationales : l’Angleterre et l’Allemagne (pensons à l’importance artistique de la cathédrale de Cologne, par exemple), notamment. Pensons à Goethe et aux Romantiques. C’est pour compléter les études concernant ce riche héritage qui s’exprime encore aujourd’hui que nous avons choisi ici de nous concentrer sur les imaginaires contemporains de la cathédrale en France, en Italie, en Espagne et au Portugal. De fait, la cathédrale relève du patrimoine bien plus vaste, de l’humanité. Cette impression de familiarité ne serait-elle qu’un fantasme ? Qu’une projection ?
Dès la fin du Moyen Âge, Notre-Dame est le monument parisien le plus représenté par les peintres (Jean Fouquet, les frères Limbourg…)14. Les cathédrales auront une belle longévité picturale, chez les impressionnistes (Sisley, Pissaro, Monet…), les pointillistes, les symbolistes (Odilon Redon…), mais aussi au-delà (Delaunay, Matisse…).
En ce qui concerne la littérature, la cathédrale apparaît dès le Moyen Âge. Au XVIe siècle, Rabelais, lui, inscrit la cathédrale dans son dessein comique et irrévérencieux, puisque Gargantua15 « compisse » les Parisiens depuis son sommet. La cathédrale fascine particulièrement le XIXe, comme en témoignent notamment Notre-Dame de Paris16 de Victor Hugo ou La Cathédrale17 de Huysmans. Joëlle Prungnaud18 a brillamment étudié les figures littéraires de la cathédrale entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Nous avons fait le choix de ne pas rouvrir l’abondant (et passionnant) dossier proustien. Proust est traducteur de Ruskin et lecteur d’Émile Mâle19. Il s’inspire de l’architecture médiévale pour édifier son roman20 comme bâtiment de mémoire21. Et, en sus de la métaphore macrostructurale, il retrouve une cathédrale en explorant les cheminements de la mémoire involontaire dans le Temps retrouvé, par exemple, au moment où il butte sur un pavé et que cela lui rappelle sa visite à Saint-Marc de Venise.
Aujourd’hui, il n’est pas possible de ne pas faire une place de choix au roman historique qui passionne tant de lecteurs qu’il est l’un des meilleurs témoins des imaginaires contemporains de la cathédrale. Le succès retentissant des Piliers de la Terre22 (1989, 1990 en français), la saga de Ken Follett, qui retrace l’édification de la cathédrale de Kingsbridge au XIIe siècle l’a parfaitement fait sentir. La cathédrale n’est pas seulement un élément de décor. Toute l’intrigue s’élabore autour de sa construction. Au chapitre 33, l’un des protagonistes devenu bâtisseur à la suite de son beau-père, déclare en forme d’oraison funèbre au moment du décès de ce dernier : « Tu m’as donné ce que nul autre homme n’aurait pu me donner, même mon père, tu m’as donné la cathédrale ». Ce personnage se rend par la suite à Paris et est ébloui par le travail de Suger à Saint-Denis, qui lui apparaît comme « une structure d’air et de lumière qui paraissait tenir par enchantement » et lui permet de faire « l’expérience de la beauté pure ». Plus tard, au moment où il est tenté par le suicide, il est retenu de sauter du toit de la cathédrale quand il pense trouver une nouvelle solution architecturale pour contrer l’apparition de fissures lors d’une tempête. C’est ainsi la cathédrale qui redonne sens à sa vie. En outre, les déplacements des personnages à travers toute l’Europe sont l’occasion de commentaires, parfois très précis et techniques, à propos des changements et tendances architecturales… De fait, les romans historiques permettent d’associer à la fois un savoir de pointe et une haute littérarité. Nous aurons l’occasion de le comprendre, notamment pour les romans historiques espagnols, avec la communication de Caroline Mena et dans l’interview de l’historien et romancier espagnol José Luis Corral, auteur en particulier du Nombre de Dieu23.
Les articles sont organisés en trois grandes sections. La première nous conduit du côté de l’Histoire, entre patrimoine et expérience, la deuxième s’intéresse à la cathédrale dans le champ littéraire et la troisième s’engage du côté de l’art.
Dans la première partie, on trouvera l’article de Xavier Boniface, « Les Picards et leurs cathédrales », qui étudie la promotion patrimoniale, culturelle et identitaire des cathédrales picardes, qui concourt à leur rayonnement.
Dans « La Sagrada Familia, une église en construction au XXIe siècle », Judith Urbano retrace l’histoire de la construction de la basilique de Gaudí, la Sagrada Família, qui se dresse au cœur de Barcelone et dont la construction n’est pas encore achevée.
Anne-Marie Riss questionne l’esthétique énigmatique des labyrinthes lorsque ces derniers quittent l’espace cathédral en se désolidarisant des valeurs du religieux. Ils migrent dans des secteurs comme le mieux-être, l’éducation et le développement personnel et suscitent l’intérêt des concepteurs et des créateurs, en particulier dans les domaines de l’art des jardins et du land art.
El Mustapha Mouaddib et Joelle Prungnaud proposent une « Visite virtuelle de la cathédrale d’Amiens guidée par les parcours de John Ruskin », au cœur d’une réflexion pluridisciplinaire, à la croisée de la robotique et de la littérature, qui interroge la pertinence du recoure au modèle 3D. L’article présente une brève vidéo reconstituant virtuellement la visite.
Dans la deuxième section du côté de la littérature, « Louis-Sébastien Mercier, la cathédrale comme livre de pierre » de Yinsu Vizcarra a pour objet de démontrer que la cathédrale n’est pas seulement une œuvre d’art architecturale, elle est également un véritable livre d’histoire dont il convient de déchiffrer le sens. En mettant en regard le célèbre Tableau de Paris de Jean-Sébastien Mercier et l’édifice de Notre-Dame de Paris, Yinsu Vizcarra fait dialoguer deux codes sémiotiques afin de démontrer l’inscription dans l’histoire des messages ornant la pierre de la cathédrale gothique.
Lors de l’entrevue qu’il nous a accordée, l’écrivain et historien José Luis Corral évoque les procédés à l’œuvre dans l’écriture de son roman intitulé El número de Dios. Il explique la genèse de cet ouvrage avant de dévoiler comment les enjeux propres à la construction d’une cathédrale gothique se confondent avec l’intrigue du récit pour mieux définir l’intérêt du « roman historique ».
Dans « La cathédrale, lieu de mémoire dans La puerta pintada (2016) de Carlos Aurensanz », Caroline Mena met en lumière la charge symbolique de la cathédrale de Tudèle qui dépasse l’histoire d’une ville ou d’un pays, en se faisant réservoir de la mémoire d’un peuple et le lieu de la justice qui transcende l’humain.
Anne Schneider prend pour objet d’étude un album du célèbre illustrateur Tomi Ungerer, intitulé Mes cathédrales et paru en 2007, dans lequel il rend compte, sur le mode humoristique, de l’imaginaire de la cathédrale de Strasbourg. L’article montre comment l’artiste réinterprète cet emblème de la culture alsacienne.
Jean-François Poisson-Gueffier évoque « La Cathédrale de Reims dans l’imaginaire claudélien » selon un feuilletage temporel et symbolique, en synchronie et en diachronie, qui fait d’elle est le lieu privilégié de toutes les convergences.
Dans « Quand la forêt se fait cathédrale, dans quelques œuvres d’écrivains de nature… », Myriam White-Le Goff observe les motivations et les enjeux de l’assimilation de la forêt à une cathédrale chez Sylvain Tesson ou Edouard Cortès.
La troisième partie ouvre le terrain de recherches du côté de l’art. L’article d’Andrea Grassi porte sur un opéra, intitulé Maximilien Kolbe, né d’une collaboration entre le compositeur Dominique Probst et Eugène Ionesco, il fut conçu comme un hommage au Père Kolbe, mort en martyr à Auschwitz. Andrea Grassi questionne le choix de représenter cette œuvre, pour la première fois en France en 1989, non pas dans un théâtre mais dans un lieu sacré, celui de la Cathédrale d’Arras.
Marie Garré Nicoara nous invite à considérer « La cathédrale comme espace d’écoute dans le spectacle vivant ». Elle analyse des démarches qui s’élaborent tantôt sur les proportions hors norme de la cathédrale, tantôt, au contraire, sur les possibilités d’écoute et sur les incitations à une attention affinée qu’elle présente. L’article prend en compte une cathédrale sensible dans une approche phénoménologique, en mettant en avant différents spectacles immersifs.
Philippe Roger consacre son article au documentaire de Jean Grémillon, intitulé Alchimie sorti en 1951 – dans lequel la cathédrale Notre-Dame de Paris occupe une place centrale – ainsi qu’à d’autre courts métrages tel que Chartres ; il montre comment le réalisateur relie le monde médiéval et l’imaginaire de la cathédrale à sa propre perception du monde contemporain en s’appuyant sur l’ouvrage de Fulcanelli Le Mystère des cathédrales.
Isabelle Olivier nous entretient « De la gargouille à la cathédrale en littérature de jeunesse contemporaine », où elle devient un personnage, tantôt pour le champ des créatures monstrueuses, tantôt en lien plus étroit avec l’imaginaire de la cathédrale, dont elle devient un élément de sublimation.
Dans « La matière de l’imaginaire ; Les cathédrales de Dino Buzzati et de Giuliano Mauri », Brigitte Poitrenaud-Lamesi repense l’imaginaire de la cathédrale, à l’aune de la matière élémentaire qui la compose : la pierre, le bois, la terre, par le prisme des créations de deux artistes italiens qui ont imaginé des monuments « élémentaires », cathédrale montagne ou cathédrale forêt, reliant la cathédrale médiévale à des enjeux écologiques actuels.
Dans son essai, Attilio Motta analyse la présence et les modes de représentation de la cathédrale et des espaces sacrés, dans la série télévisée The Young Pope de Paolo Sorrentino, sorti en 2016 : le rôle joué par la basilique Saint-Marc à Venise, par la basilique Saint-Pierre de Rome et sa célèbre place ou encore par les jardins du Palais Apostolique et même par des lieux « quelconques » pour interroger la question de l’absence ou de la présence d’une sacralité authentique.
L’article « L’espace sacré comme corps : la représentation de la Basilique de Saint Antoine de Padoue dans La lingua del Santo de Carlo Mazzacurati » se propose d’analyser la représentation de la basilique de Saint Antoine de Padoue dans le film La lingua del Santo de Carlo Mazzacurati sorti en 2000. Francesco Rizzo s’emploie à mettre l’œuvre de Mazzacurati en relation avec les caractéristiques du tissu économique et social de la ville de Padoue. Il explore la relation qui s’établit entre espace sacré et individu, à l’aune de la doctrine franciscaine.
Dans l’article, « Cathédrale en bandes dessinées : ‘où l’esprit humain réfléchit sur sa propre destination’ », Marlène Fraterno et Anne Schneider explorent les réécritures de la cathédrale de Notre-Dame de Paris dans la bande dessinée, questionnant les représentations de la monumentalité de l’édifice pour mieux en dévoiler la dimension symbolique. Elles interrogent la mise en œuvre des codes graphiques au service de la transcendance du monument24.
[1] Différents auteurs de contributions convoquent dans ce volume l’idée d’une forme d’émerveillement : Isabelle Olivier, Myriam White-Le Goff…
[2] L’un s’est tenu à Arras, les 12 et 13 mai 2022, le second à Caen, les 13 et 14 octobre 2022. Nous remercions nos centres de recherches « Textes et Cultures » (Arras) et le LASLAR (Caen), ainsi que l’IEFR, l’université d’Artois, la région Hauts-de-France, la communauté urbaine Caen la mer Normandie, la MRSH Normandie-Caen et l’UFR HSS de l’université de Caen, qui ont rendu possibles ces événements. Notre gratitude va également aux collègues qui ont participé aux réflexions préliminaires à ces colloques lors d’une journée d’étude à Caen : Yann Calvet (Caen), Stephanie Glaser (université de la Ruhr), Anne Jusseaume (Arras), Didier Lechat (Caen), Patricia Rochwert-Zuili (Arras). D’autre part, l’université d’Artois n’en est pas à son premier colloque sur les cathédrales puisqu’en 2017, des collègues d’Histoire ont organisé le colloque « D’une cathédrale à l’autre : les cathédrales d’Arras du Moyen Âge à nos jours ».
[3] Dans son bel ouvrage sur la Cathédrale littéraire, Joëlle Prungnaud (Figures littéraires de la cathédrale, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2008) rappelle l’imaginaire érotique, même, qu’elle a suscité.
[4] https://www.franceculture.fr/emissions/science-en-questions/quel-genre-de-science-est-la-geographie-selon-sylvain-tesson. C’est Myriam White-Le Goff qui retranscrit.
[5] Les articles d’El Mustapha Mouaddib et Joëlle Prungaud, ainsi que de Jean-François Poisson-Gueffier, par exemple, abordent cette question.
[6] Roland Barthes, Mythologies, 1957, Œuvres complètes I, Paris, Seuil, 2002.
[7] Paris, Salvator, 2019, p. 13. Il considère également que la cathédrale « incarne notre âme commune » (ibid., p. 13).
[8] Op. cit., p. 15.
[9] Fulcanelli, Le Mystère des cathédrales et l’interprétation ésotérique des symboles hermétiques du grand oeuvre, Paris, Albin Michel, 2015.
[10] Gilles ClÉment, Notre-Dame des plantes, Paris, Bayard, 2021.
[11] François Cheng reconnaît dans la cathédrale « une présence maternelle » (op. cit., p. 15).
[12] André Malraux, Noyers de l’Altenburg, Paris, Gallimard, 1948.
[13] Auguste Rodin, Les Cathédrales de France, Paris, Magellan & Cie, 2021.
[14] Elle s’impose à partir des années 1470 selon Raphaëlle Skupien, « La cathédrale transfigurée : Notre-Dame de Paris dans les images de la fin du Moyen-Âge (XVe-XVIe siècle) », Livraisons de l’histoire de l’architecture, 38, 2019, p. 23-37.
[15] François Rabelais, Gargantua, Paris, Champion, 1995.
[16] Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Paris, Flammarion, 2017.
[17] Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale, Paris, Folio, 2017.
[18] Voir Joëlle Prungnaud, op. cit.
[19] Marcel Proust, Préface, traduction et notes à La Bible d’Amiens de John Ruskin, Paris, Bartillat, 2007 [1904] ; John Ruskin, Sésame et les lys, trad. Marcel Proust, Bruxelles, Complexe, 1987 [1906] ; Marcel Proust, Pastiches et mélanges (avec Contre Sainte-Beuve et Essais et articles), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1971 [1919] ; Émile MÂle, L’art religieux du XIIIe siècle en France, Paris, Librairie Générale Française (Le livre de poche), 1987 [1898].
[20] Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. IV Le temps retrouvé, 1989 [1922], p. 610.
[21] Voir Guillaume Perrier, « Proust et l’art de la mémoire : l’allégorie médiévale », Bulletin d’informations proustiennes, 39, 2009, p. 101-111.
[22] Ken Follett, Les Piliers de la Terre, Paris, Le Livre de Poche, 1992.
[23] Paris, Pocket, 2016 [publié en espagnol en 2004].
[24] Nous remercions Caroline Mena pour plusieurs de ces très brefs résumés.
Brigitte POITRENAUD-LAMESI
Université de Caen Normandie, Laslar UR 4256
Myriam WHITE-LE GOFF
Université d’Artois, « Textes et Cultures », UR 4028
Barthes, Roland, Mythologies, 1957, Œuvres complètes I, Paris, Seuil, 2002.
CHENG, François, À Notre-Dame, Paris, Salvator, 2019.
ClÉment, Gilles, Notre-Dame des plantes, Paris, Bayard, 2021.
Follett, Ken, Les Piliers de la Terre, Paris, Le Livre de Poche, 1992.
Fulcanelli, Le Mystère des cathédrales et l’interprétation ésotérique des symboles hermétiques du grand oeuvre, Paris, Albin Michel, 2015.
Hugo, Victor, Notre-Dame de Paris, Paris, Flammarion, 2017.
MÂle, Émile, L’art religieux du XIIIe siècle en France, Paris, Librairie Générale Française (Le livre de poche), 1987 [1898].
Malraux, André, Noyers de l’Altenburg, Paris, Gallimard, 1948.
Perrier, Guillaume, « Proust et l’art de la mémoire : l’allégorie médiévale », Bulletin d’informations proustiennes, 39, 2009.
Proust, Marcel, Préface, traduction et notes à La Bible d’Amiens de John Ruskin, Paris, Bartillat, 2007 [1904].
—, Préface, traduction et notes à La Bible d’Amiens de John Ruskin, Paris, Bartillat, 2007 [1904].
—, Pastiches et mélanges (avec Contre Sainte-Beuve et Essais et articles), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1971 [1919].
—, À la recherche du temps perdu. IV Le temps retrouvé, 1989 [1922].
Prungnaud, Joëlle, Figures littéraires de la cathédrale, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2008.
Rabelais, François, Gargantua, Paris, Champion, 1995.
Rodin, Auguste, Les Cathédrales de France, Paris, Magellan & Cie, 2021.
Ruskin, John, Sésame et les lys, trad. Marcel Proust, Bruxelles, Complexe, 1987 [1906].
Skupien, Raphaële, « La cathédrale transfigurée : Notre-Dame de Paris dans les images de la fin du Moyen-Âge (XVe-XVIe siècle) », Livraisons de l’histoire de l’architecture, 38, 2019.