L’autre : - Il est vrai, je me demande parfois s’il est juste d’aimer
les arbres comme vous le faites, et si vous ne vous égarez pas1.
Il peut paraître vertigineux d’observer qu’aujourd’hui encore, le monde de l’art ne cesse de reposer la question originelle de la mimesis, notamment par rapport au monde naturel. Le Land Art s’élabore autour de l’espace et des productions spontanées du monde, mais la sensibilité contemporaine fait également parfois entrer la « nature » dans le musée. En 2019-2020, deux lieux parisiens proposaient des expositions autour des arbres : « Nous les arbres »2 à la Fondation Cartier et « Le Rêveur de la forêt » au Musée Zadkine3. Nous les parcourrons en observant comment, en dépit du contact avec une matérialité hors du commun et souvent monumentale, l’approche de l’arbre permet le creusement et l’affinement de l’attention à l’intériorité humaine. Nous observerons les modalités de la mise en relation de l’artiste et de l’arbre, voire de l’artiste et du végétal. Nous nous demanderons à quelle dimension de l’humain cette mise en relation s’adresse. Pour ce faire, nous convoquerons également les œuvres d’écrivains et d’autres artistes, qu’ils soient jardinistes, c’est-à-dire jardiniers et artistes, selon l’expression de Gilles Clément, qu’ils créent à partir d’un lieu ou d’un paysage où l’arbre prend forme comme certains praticiens du Land Art (Nils Udo, par exemple) ou qu’ils réinventent un arbre coupé de son milieu (comme Giuseppe Penone, par exemple).
Une première nuance s’impose entre les intitulés des deux expositions puisqu’en dépit du pluriel du mot « arbres », dans celui de la fondation Cartier, le musée Zadkine semble davantage privilégier une approche globale4, celle de la forêt, à celle de l’arbre. Qui plus est, il est question de « rêver » la forêt, c’est-à-dire qu’un point de vue très culturel et chargé de références liées à un imaginaire ancien de la forêt est assumé ; il s’appuie sur une fascination faite à la fois de peur et d’enchantement. La présentation de l’exposition rappelle qu’« espace de liberté ou d’ensauvagement, ‘la lisière’ de la forêt représente l’une des frontières physiques et symboliques du monde civilisé ». L’exposition aborde la question du bois ou de la forêt sacrée, traditionnellement présente dans le champ artistique, comme en témoigne le célèbre tableau de Sérusier, L’Incantation ou le Bois Sacré (1891), par exemple. Mais si l’arbre ne cache pas la forêt, la forêt semble bien occulter l’arbre. De fait, la forêt est mobilisée pour penser le destin collectif, comme chez Giacometti qui l’assimile à la communauté humaine, mais l’individu arbre semble disparaître dans les futaies.
Pour autant, avec la forêt, on approche l’une des façons qu’ont les artistes d’interroger notre lien à l’arbre : le sentiment de fragilité ou de péril. C’est alors une dimension citoyenne, politique5 ou écologique qui est mise en jeu. Dans le « Rêveur de forêt », les artistes « Ariane Michel, Estefania Peñafiel Loaiza nous rappellent, à l’heure de la destruction avancée de la forêt, le danger de la coupure entre l’homme et la nature, et la nécessité de maintenir ou de restaurer les points de passage entre la civilisation et la forêt »6. Ce point de passage, partiellement perdu, est l’une des lignes de fuite du travail de Giuseppe Penone7, artiste italien qui œuvre depuis la fin des années 1960, parfois rapproché de l’arte povera. Il explique avec simplicité son intérêt pour la nature par son enfance rurale. Il porte son regard sur le lien entre l’homme et son environnement, en particulier en travaillant autour d’arbres. L’arbre et le bois comme matériau sont omniprésents dans l’œuvre de Penone : il sculpte un arbre dans la pierre, il taille un tronc dans un tronc, il exhibe des racines8 ou encore considère les cernes de l’arbre comme des empreintes9… En 196810, avec « Il poursuivra sa croissance sauf en ce point », Giuseppe Penone met en avant une écologie dans laquelle il insiste sur l’idée que la nature possède une mémoire, sur laquelle l’homme a un impact.
Dans cette perspective, exposer l’arbre, travailler l’arbre exprime une forme d’inquiétude écologique, voire d’inquiétude systémique plus vaste. Avec son Arbre aux couteaux exposé en 2009 au Domaine de Chaumont, le sculpteur et photographe François Méchain11 dénonce l’industrie du papier. De façon plus indirecte, les différents arbres de l’artiste Ai Weiwei12 peuvent être compris comme des images du rapport du présent au patrimoine et à l’héritage, en Chine. L’artiste s’inscrit dans une pratique culturelle ancestrale par la collecte d’objets de nature perçus à la fois sous leur angle esthétique et comme supports de méditation. Il assemble ainsi des branches et des racines d’origines diverses par tenon et mortaise, tout en ajoutant des écrous métalliques bien visibles qui dénoncent le caractère artificiel du pseudo-végétal. L’image a été analysée comme celle de la reconstruction parfois violente et brutale d’un héritage préalablement saccagé. Ainsi l’arbre, en tant qu’il fait système ou monde, ne parle plus seulement de la fragilité de notre lien avec la nature, mais aussi de celle de notre rapport au passé, à la contrainte (ici le maoïsme), au collectif…
Si l’arbre est chargé d’une signification si vaste, c’est qu’il semble intrinsèquement doté d’une valeur esthétique voire artistique. L’arbre, en lui-même ou par nature, « fait œuvre », ce qui permet de lui adjoindre ensuite différentes significations. L’urgence climatique, la rapidité de la déforestation ou encore l’angoisse de la perte d’un temps long et lent que l’arbre incarnerait rendent le regard posé sur lui particulièrement vibrant et intense. Cette perception de l’arbre comme œuvre est bien visible dans l’exposition à la fondation Cartier des dessins (certes très beaux !) d’étude de certains naturalistes ou botanistes. Francis Hallé13, par exemple, s’est exprimé largement sur cette évolution de la réception de son travail et même de sa propre conception de ses dessins. Il ne s’agit plus seulement de dessins scientifiques, ce sont des œuvres d’art, en partie en raison de leur sujet : l’arbre.
Les formes de l’arbre, ses textures, ses matériaux sont des sources d’inspiration directes, dans leur concrétude, comme l’exprime Ossip Zadkine : « Les sculpteurs de ma génération […] et moi-même pouvons être considérés comme les continuateurs de l’antique tradition de ces tailleurs de pierre et de bois qui, partis de la forêt, chantaient librement leurs rêves d’oiseaux fantastiques et de grands fûts d’arbres »14.
L’arbre est perçu comme un modèle du vivant, d’une création perpétuelle, d’une morphogénèse sans fin, comme chez la peintre Séraphine de Senlis. Jean Arp et Marc Couturier rêvent même de la photosynthèse comme modèle de création artistique. La croissance, la poussée, l’inventivité génétique de l’arbre sont des inspirations et des modèles pour les artistes. Giuseppe Penone aussi met en avant la création propre du végétal. Au fil du temps, l’arbre crée la sculpture, comme quand l’artiste reproduit sa propre main avec un moule en acier et l’insère dans un tronc qui continuera à pousser autour d’elle : « Continuerà a crescere tranne che in quel punto » (« Il continuera de croître sauf en ce point », 1968)15. Ainsi l’artiste ne fait que révéler un mouvement naturel. De fait, Giuseppe Penone affirme chercher à garder le geste de l’artiste invisible, même si sa maîtrise technique est indubitable, comme quand il rachète un cèdre abattu par la tempête de 1999 et décide de faire réapparaître le jeune arbre qu’il était, avant de l’exposer dans le parc de Versailles en 2013. Le travail du sculpteur n’est pas pour lui une confrontation avec la nature, au contraire, il s’agit de « révèle[r] la forme qui existe déjà dans la matière ». Il rappelle lors d’entretiens16 que « la chose qui est action est le végétal », non le geste du sculpteur. L’artiste est un continuateur de la nature, son travail réside dans la compréhension du geste contenu dans l’arbre, dans la réinvention d’un mouvement végétal.
Gisuppe Penone explore l’analogie entre le geste du sculpteur et la puissance de la nature. Il observe ainsi que la structure de l’arbre est créée par la force d’élévation de la lumière17 et que cette élévation peut supporter un poids énorme. Dans sa sculpture, il recherche ce « contraste entre force de gravité et élévation », « force de la lumière » et « force de croissance ». Dans son arbre exposé au Centre Pompidou de Metz, il travaille avant tout sur l’équilibre de la structure. Dans un entretien18, l’artiste exprime son sentiment esthétique à propos de l’arbre : « Il n’y a pas d’arbre qui n’est pas beau, tous les arbres sont beaux car c’est une forme, une structure qui est nécessaire à la vie ». Ainsi, on pourrait reconnaître comme beau, artistiquement, « ce qui est nécessaire à la vie » et, dans cette limite, on ne s’étonne pas de l’intérêt des créateurs pour le végétal, indispensable au tissu du vivant. Cette perspective contemplative de l’arbre caractérise le travail de Nucéra qui consiste à magnifier les formes déjà présentes dans la nature et en particulier dans l’arbre, soit en agissant sur le bois mort, soit en agissant sur la structure vivante par du modelage végétal. Quoi qu’il en soit, il rappelle sur son site19 que « la singularité de l’Arbre définit la sculpture à venir » et que « la sculpture existe au cœur plus qu’à la surface ». C’est donc jusqu’au niveau structurel et intérieur que l’arbre fait œuvre.
Ce dernier point souligne que l’artiste ne se contente pas de la forme et de la matérialité de l’arbre, mais qu’il cherche à toucher « au cœur plus qu’à la surface »20. Hélène Kelmachter, commissaire de l’exposition de la Fondation Cartier, met en avant l’idée d’« intimité » avec l’arbre. Elle évoque aussi un « dialogue » entre les artistes et les arbres ; elle exprime la volonté de « donner la parole aux arbres », d’être attentive à la « prise de parole par les arbres eux-mêmes ». L’exposition propose des œuvres21 avec des capteurs rendant perceptible la vie ou ce qu’on pourrait nommer la sensibilité des arbres : flux, craquements, vibrations, battements22... De cette approche scientifico-poétique, il ne faut qu’un pas de côté pour rejoindre la comédienne Laetitia Dosch qui lance Radio Arbres, « une émission des arbres pour les arbres ! », dont l’appel à participation est le suivant :
APPEL À PARTICIPANT·E·S POUR ENREGISTREMENT
Comment ça marche ? Vous avez un arbre en face de vous ? Un arbre qui vous inspire, vous fait de l’œil à travers la fenêtre, dans le jardin, au coin de la rue. Envoyez-nous un mail de la part de cet arbre sur radioarbres@gmail.com et nous vous recontacterons. “Ils pourraient nous avoir écrit un conte, des poèmes, des conférences, pour nous distraire et nous émouvoir, et par là nous faire prendre conscience de l‘urgence du péril écologique et de notre rôle à jouer, à travers un spectacle fait pour nous. Ils nous transmettraient ce qu’ils savent eux depuis des millénaires, et que nous, nous n’arrivons pas à sentir. Ils nous parleraient par exemple peut-être de leur façon de se mettre en réseau, leur solidarité, qui leur permet de maintenir un équilibre dans la forêt et que tout le monde survive, l‘épanouissement de l‘individu, de sa beauté, de ses feuilles, qui se fait sans altérer et sans se faire altérer par l’épanouissement de l‘ensemble. Ils nous ouvriraient les yeux, à nous, plongés dans un monde où la concurrence fait loi.
L’émission se présente comme la toute première émission de radio inter-espèces, en dialogue avec des arbres. Laetitia Dosch affirme vouloir « voir les végétaux comme des cohabitants plutôt que comme un décor »23, elle l’exprime par des dialogues attentifs, fictifs et scientifiques, fantaisistes et historiques, extrêmement variés dans leur ton et leur portée.
Cette plongée dans l’intimité de l’arbre prend un autre visage avec Claude Mollard qui recherche dans son œuvre les relations entre la nature et l’art, en choisissant de photographier des visages, des seins, des couples qu’il devine dans des écorces. Ainsi, il renvoie à des images de notre intimité d’humain pour établir un lien entre le public et la nature. On se reconnaît dans l’arbre, ce qui nous permet d’être plus attentifs à lui. Les poètes ont aussi parfois tenté l’aventure, y compris en inversant les rôles. On ne s’étonnera pas de la place privilégiée des arts du langage dans cette quête de l’intime et dans cette attention portée aux mouvements de la conscience ou à l’inquiétude sur l’identité. Pour Jules Supervielle, par exemple, il ne s’agit pas de reconnaître l’homme dans l’arbre, mais bien plutôt l’arbre dans l’homme24. Chez certains, le processus va jusqu’à la recherche d’un devenir arbre, comme chez Claude Louis-Combet, dont on sait par ailleurs l’intérêt pour les arts visuels25. Sur la longue durée, différentes images de ses œuvres reprennent l’idée d’un devenir arbre. Les degrés d’incorporation ou de métamorphoses sont divers. L’un des exemples les plus remarquables de cette problématique chez l’auteur est son roman Marinus et Marina, où il fait référence au goût de se blottir au cœur d’un arbre creux :
Je ne parle pas d’un arbre particulier mais d’une espèce fort répandue dans la campagne marécageuse où je vivais alors : le saule têtard, dont la silhouette trapue se répétait indéfiniment le long des chemins et sur le pourtour des pâtures. Il en était de parfaitement évidés, ne tenant plus au sol que par leur écorce. Et je sais que mon péché se réfugia longtemps en eux et que mon corps de péché vint souvent s’y blottir tout entier - peut-être pour y dissimuler sa honte mais plus encore pour adhérer à leur existence végétale, épouser leur masse apathique et immémoriale, s’intégrer dans la qualité de leur substance et par là même accéder à une manière de chair plus charnelle que la mienne, dans la permanence, dans l’absence de conscience, dans la pure soumission aux saisons et dans le renoncement à ces misérables efforts que déploie l’individualité pour se tenir en avant de son histoire26.
L’écrivain évoque l’hypothétique « adhé[sion] à [une] existence végétale »27, qui passerait par une transsubstantiation, chair animale contre chair ligneuse, considérée comme « plus charnelle »28 encore, y compris par son « absence de conscience »29. Comme souvent chez Louis-Combet, le travail de l’écriture repose sur la volonté de ne plus « se tenir en avant de son histoire »30. Le végétal coïnciderait, lui, avec son histoire ; il matérialiserait le présent. Plus loin dans le roman, quand la communauté religieuse qui avait accueilli Marinus le retrouve après qu’il s’est retiré dans la solitude d’une nature inculte, son corps semble être devenu proprement végétal, figé dans sa méditation immobile :
Les Frères qui soulevèrent le corps de Marinus durent d’abord le tirer de la terre dans laquelle les jambes étaient prises, exactement comme font les jardiniers qui extirpent une plante. Et lorsqu’ils le saisirent entre leurs bras, le portant délicatement comme s’ils se préparaient à le transplanter, il leur sembla qu’ils s’étaient emparés d’une racine calcinée, aussi légère et insensible que du charbon de bois. Et le corps de Marinus demeurait immobile, dans sa même position agenouillée. Et son regard continuait de briller avec une intensité étrangère à l’humain31.
On assiste ici à un déplacement de l’humain vers le végétal ainsi qu’à une forme de migration de l’âme que peut suggérer l’éclat intense du regard. Marinus est devenu arbre, il vit d’une vive vie végétale. Par ses racines, il a pu entrer en communion avec la création divine mieux que par toute prière.
Plus trouble et plus déroutant encore, ce qu’on lit dans la nouvelle « Yggdrasil » de Claude Louis-Combet. Le corps du personnage posé sur la terre, comme celui de Marinus, est envahi par une pousse de frêne. Les deux fibres se mêlent, le végétal emplit la chair qui se lignifie petit à petit…
Alors peut apparaître – et elle apparaît effectivement – comme née du contact du corps et de la terre, au point le plus obscur de tous les sens, la pousse tendrement feuillue du frêne. À l’instant où elle perce le sol, elle n’est guère plus qu’une herbe parmi les autres. Mais ses racines viennent de si loin, elles se sont si longuement et si profondément développées dans la nuit de la terre, que la jeune tige qui fait son apparition dans le monde semble douée d’une vigueur et d’une vitalité prodigieuses. Là où les herbes s’écrasaient, sous le poids du personnage, le frêne surgit, rigide, aigu, et s’impose et s’enfonce. Il pénètre, d’un coup, et bientôt progresse en grossissant dans la sombre chair du dormeur. Ce n’est plus une jeune pousse mais déjà un arbuste qui déploie ses ramures au-dedans. Les branches s’insinuent dans l’abondance des organes. Elles gagnent du terrain, elles suivent les lignes de force et s’articulent aux points sensibles à travers toute la profondeur du corps. La chair de l’homme, qui, dans son ignorance, rêvait d’un royaume, se végétalise et se lignifie. Les tissus se chargent de feuilles, les viscères se recouvrent d’écorce, la sève qui, d’abord, susurrait faiblement dans les infimes canaux de la plante commence à gronder dans les veines où elle afflue. La substance interne du corps regorge d’énergie en même temps qu’elle succombe de plaisir32.
Il y aurait donc jouissance à devenir arbre, jubilation à être arbre, comme s’il s’agissait d’un aboutissement ou d’une pleine réalisation. L’homme devient sa propre œuvre, il apparaît transfiguré en devenant arbre, comme si la démarche artistique portait l’artiste aux limites de son être, de son humanité, et que l’arbre ou le végétal constituait une matière privilégiée pour cette exploration.
C’est parfois par son altérité même que le végétal semble embrassé dans la démarche artistique. Par l’attention empathique à l’arbre, l’artiste parvient à affiner et à enrichir sa perception voire à la renouveler ou la réinitier. Il peut s’agir de contempler le monde par le prisme de l’arbre ou encore de se risquer sous l’écorce. Dans son travail sur la « Douceur de l’ombre », Alain Corbin montre que l’arbre peut permettre à l’artiste non seulement un changement de perspective, de point de vue, d’échelle, mais encore qu’il ouvre la voie à de nouvelles sensations, totalement inconnues pour l’homme33. Ce qu’Alain Corbin désigne par le mot « fusion » avec l’arbre, Henri Michaux va jusqu’à le nommer « confusion », quand il rappelle l’une des quêtes du poète, c’est-à-dire percevoir le monde comme au premier jour, comme pour la première fois : « Le poète aime toujours pour la première fois, retrouve le miracle de voir l’arbre pour la première fois. Il confond émerveillé sa vie d’homme et cette vie d’arbre, et se perd dans l’espace. Rien n’est clair et tout est translucide »34. Affiner l’expérience du monde, la densifier, projet poétique qui passe par le végétal. En poésie toujours, Jules Supervielle semble aller jusqu’à proposer une torsion de la perception, dans laquelle le végétal vient fixer des impressions humaines fugitives, dans laquelle l’homme semble s’incorporer à l’arbre pour mieux se percevoir lui-même. Il use d’un autre monde perceptif pour faire retour sur lui-même :
Il faut savoir être un arbre durant les quatre saisons.
Et regarder, pour mieux se taire,
Écouter les paroles des hommes et ne jamais répondre,
Il faut savoir être tout entier dans une feuille
Et la voir qui s’envole35
ou encore
Ah tout est arbre devenu,
Colère, orgueil, douceur amie.
Tout ce que j'aime dans la vie
En bois, en feuillage se mue,
En un feuillage patient
Toujours sous des vents différents36.
La végétalité ligneuse de l’arbre fixe dans l’immobilité et le silence les mots et le tumulte de l’expérience humaine autrement réduits au néant. L’arbre apparaît comme le devenir du poète. Il serait relief de poésie quand les sentiments et les mots se sont tus.
C’est en ce qu’il va survivre au poète qu’il va pouvoir matérialiser ses mots sans même être réduit au papier. C’est par son rapport au temps sur une longue durée qu’il fascine les artistes. Philippe Jaccottet explique une part de l’émotion causée par l’approche de l’arbre :
c’est du bois que nous voyons ; et sans que nous le sachions clairement, je crois qu’au fond de nous est touchée notre relation intime avec une matière essentielle à notre vie et presque constamment présente en elle ; et, sans que nous le sachions, encore une fois, ce sont plusieurs états du bois qui apparaissent en nous dans la mémoire, créant par leur diversité un espace et un temps profonds37.
Pour Giuseppe Penone, l’arbre semble avoir la singularité de « fig[er] dans sa structure la mémoire de son existence », ce qui en fait, pour lui, « une sculpture qui est parfaite »38. Ainsi l’arbre et l’œuvre d’art convergent dans leur appartenance à un temps intact, de plénitude sans oubli, de totalité ou d’unité sans déperdition. Toutefois, ce rapport au temps qui caractérise l’arbre, autre comparativement à celui de l’humain, est perçu d’une toute autre façon par Nils Udo39. Pour l’un de ceux qu’on a considérés comme les pionniers de l’art dans la nature, il s’agit avant tout de mettre en lumière la force vitale, de développement et de transformation des végétaux et en particulier de l’arbre. L’arbre devient sculpture vivante par la visibilité de sa croissance, par la puissance de son expansion et de ses transformations. L’artiste cherche alors à révéler un processus qui peut paraître infini, notamment en soulignant des formes, des textures, des mouvements d’écorces ou des sinuosités du bois… Par contraste avec les démarches et sensibilités arboricoles que nous avons explorées précédemment, celle de Nils Udo se caractérise par une acceptation du caractère éphémère de ses installations dont il contrecarre la fugacité grâce à la photographie.
Pour Nils Udo, l’arbre est aussi une matrice, il est vestige d’un monde originel. Différents mythes font de l’arbre un axe du monde, reliant le ciel et la terre, abritant les premiers représentants des espèces40. Comme nous l’avons vu pour l’espace de la forêt, l’arbre, même isolé, est porteur de sacralité et peut constituer une voie d’accès vers une dimension spirituelle de l’expérience humaine ou vers une présence divine41. C’est cette dimension matricielle, cette forme de « trame universelle » que reconnaît également Paul Valéry42 : « ce que tu vois d’un arbre ce n’est que le dehors et que l’instant offert à l’œil indifférent qui ne fait qu’effleurer la surface du monde mais la plante présente aux yeux spirituels un étrange vœu de trame universelle ».
Ce sont l’immobilité, l’enracinement et toute la part invisible d’un cyprès qui inspirent la retraite spirituelle et définitive de Marina dans le roman de Claude Louis-Combet :
Marina resta donc là précisément où elle s’était arrêtée car, en vérité, nul ailleurs ne sollicitait son désir. Ce cyprès, aux confins extrêmes du Désert et de la Terre des Saints, devait être, pendant vingt ans, son unique abri – modèle de rigueur mais aussi de fidélité (voire d’obstination) et image, dès le premier instant, de cette indifférence au monde et à soi-même et de ce dépouillement intérieur qu’elle avait encore à conquérir dans l’infinie patience des jours43.
L’arbre est « image » d’un « dépouillement intérieur » auquel le mystique et l’artiste peuvent aspirer. Cette association entre l’arbre et une forme de sacralité s’exprime de manière impressionnante dans la Cathédrale Végétale élaborée par l’artiste italien Giuliano Mauri dans la région de Bergame. Sa cathédrale débutée en 2001, est constituée de 42 colonnes en forme de cage et de cinq nefs. L’artiste a composé son édifice à l’aide de 1800 poteaux de sapin, 600 branches de châtaigniers, 6000 mètres de branches de noisetiers liées avec du bois, des clous et des chaînes, selon l’art du tissage. À l’intérieur de cette structure, se développent 80 charmes qui deviennent le matériau de construction de l’édifice végétal. La cathédrale végétale matérialise les idées de création et de contemplation. Cette convergence entre l’arbre, le végétal et une perspective spirituelle suggère que l’une des modalités d’accès privilégiée de l’artiste vis-à-vis de l’arbre est l’approche esthétique y compris quand elle met en jeu une part spirituelle ou une expression de la vie intérieure.
Ainsi, regarder l’arbre, exposer l’arbre, désirer devenir arbre, propose une expérience du monde renouvelée dont le régime est sinon spirituel, du moins esthétique, poétique ou artistique. Enfin, regarder l’arbre, exposer l’arbre, devenir arbre… c’est approcher ce qui vit de manière durable, même si c’est de façon presque imperceptible ou quasi-invisible. N’est-ce pas là le retentissement de chaque œuvre d’art en nous, quand nous la rencontrons vraiment ? En ce sens, la proximité de l’œuvre d’art, l’expérience qu’elle nous procure, serait l’une de celles qui nous permettraient de sentir quelque chose de la végétalité.
[1] Philippe JACCOTTET, « La Promenade sous les arbres », La Promenade sous les arbres, Bienne, « La Bibliothèque des Arts », 1988.
[2] Voir https://www.fondationcartier.com/expositions/nous-les-arbres, consulté le 17/09/2021 :« L’exposition « Nous les arbres », à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, réunit une communauté d’artistes, de botanistes et de philosophes. Elle est l’occasion de mettre en lumière la beauté et la richesse biologique de ces remarquables protagonistes du monde vivant… ».
[3] Voir https://www.zadkine.paris.fr/fr/exposition/le-reveur-de-la-foret, consulté le 17/09/2021 : Du 27 septembre 2019 au 23 février 2020, Guillaume Apollinaire, Karel Appel, Jean Arp, Bard Patrick, Christophe Berdaguer et Marie Péjus, Hicham Berrada, Joseph Beuys, Constantin Brancusi, Victor Brauner, Marc Couturier, André Derain, Jean Dubuffet, Max Ernst, Pascale Gadon- Gonzalez, Paul Gauguin, Alberto Giacometti, Natalia Gontcharova, Félix Gresset, Jean-Luc Hervé, Eva Jospin, Laurie Karp, André Masson, Ariane Michel, Edvard Munch, Eadweard Muybridge, Estefania Peñafiel Loaiza, A. R. Penck, Giuseppe Penone, Javier Pérez, Pablo Picasso, Laure Prouvost, Bernard Réquichot, Germaine Richier, Auguste Rodin, Séraphine de Senlis, Raoul Ubac, Maurice de Vlaminck, Theo Wiesen, Ossip Zadkine.
[4] Sur le végétal comme « nation », comme collectif, voir Stefano MANCUSO, Nous les plantes, Paris, Albin Michel, 2021.
[5] On lit dans la présentation de la fondation Cartier : « Cette exposition est significative de la posture récente de l’institution artistique qui mélange les finalités des fondations philanthropiques et celles des ONG impliquées dans les questions de transformation de la terre ».
[8] Voir Georges DIDI-HUBERMAN, « Images terre à terre », La besogne des images, sous la direction de Léa BISMUTH et Mathilde GIRARD, co-production Filigranes, Labanque-Béthune, 2019. Non paginé.
[9] Bernard FIBICHER (dir.), Giuseppe Penone. Regards croisés, cat. exp. Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts, Milan, 5 Continents Editions, 2015 ; Laurent BUSINE (dir.), Giuseppe Penone, Arles, Actes Sud, 2012 ; Françoise JAUNIN, Giuseppe Penone : le regard tactile [entretiens], Lausanne, La Bibliothèque des Arts, 2012.
[10] Les premières œuvres connues de Penone datent de 1968. Cette période de contestation de la modernité même et l’association de l’artiste au mouvement de l’arte povera ne doivent pas pour autant occulter la singularité de sa démarche qui met en relation le monde naturel et le corps de l’homme, notamment en cherchant à rendre visibles les cycles naturels végétaux.
[11] Voir https://domaine-chaumont.fr/fr/centre-d-arts-et-de-nature/archives/saison-d-art-2009/francois-mechain.
[14] « Daphne » in copertina di Ossip Zadkine, Civiltà delle macchine, dir. Francesco D’ARCAIS, Rome, n°1, 1963.
[16] Voir https://www.youtube.com/watch?v=ZpJ7_qr2Tdo, consulté le 16/08/2021.
[17] Voir également Philippe JACCOTTET, « […] les arbres sont à mes yeux les premiers serviteurs de la lumière […] », op. cit., p. 101.
[18] Interview Télérama, 15 octobre 2019, consulté le 03/08/2021.
[19] Voir https://marc-nucera.fr/marc-nucera/, consulté le 03/08/2021.
[20] Pour comprendre certaines particularités de la vie végétale, voir Catherine LENNE, Dans la peau d’un arbre, Secrets et mystères des géants qui nous entourent, Paris, Belin, 2021.
[21] Installation de Stefano Mancuso et Thijs Biersteker, par exemple.
[22] Ernst ZÜCHNER, Les Arbres, entre visible et invisible : s’étonner, comprendre, agir, Arles, Actes Sud, 2021.
[23] https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-grande-table-d-ete/des-arbres-aux-planches-laetitia-dosch-emanuele-coccia-vincent-baudriller-5934669.
[24] Jules SUPERVIELLE, La Fable du monde, Paris, Gallimard, 1987 [1938].
[25] Claude LOUIS-COMBET, Des Artistes, Lille, PU Septentrion, 2010.
[26] Claude LOUIS-COMBET, Marinus et Marina, Paris, Flammarion, 1979, p. 286-287.
[27] Idem.
[28] Idem.
[29] Idem.
[30] Idem.
[31] Ibid., p. 321.
[32] Claude LOUIS-COMBET, De la Terre comme du Temps, « Yggdrasil », Paris, Lettres Vives,1981, p. 82-84.
[33] Alain Corbin, La Douceur de l’ombre, L’arbre, source d’émotions, de l’Antiquité à nos jours, Paris, Fayard, 2013, p. 304.
[34] Henri MICHAUX, Recherche dans la poésie contemporaine, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome I, p. 980-981.
[35] Jules SUPERVIELLE, « L’Arbre », Les Amis inconnus, Œuvres poétiques complètes, dir. Michel Collot, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1996, p. 343.
[36] Jules SUPERVIELLE, « Le fond des bois », op. cit.
[37] Philippe JACCOTTET, op. cit., p. 98.
[38] Interview Giuseppe Penone, 2017, https://www.youtube.com/watch?v=8ZXRQIqczUA, consulté le 03/08/2021.
[40] Voir à ce sujet Alain CORBIN, op. cit., p. 80.
[41] Voir Alain CORBIN, op. cit., p. 85 et p. 283-284 et Marc DE SMEDT, Éloge du silence, Paris, Albin Michel, « Spiritualités », 1986, p. 244 (Il cite saint Bernard : « On apprend plus dans les bois que dans les livres. Les arbres et les rochers vous enseigneront des choses que vous ne sauriez entendre ailleurs »).
[42] Paul VALÉRY, Eupalinos, L’Âme et la Danse, Dialogue de l’Arbre, Paris, Gallimard, 2002 [1923].
[43] Claude LOUIS-COMBET, Marinus et Marina, op. cit., p. 307.
Résumé
Cet article explore la manière dont, autour de la figure ou de la structure de l’arbre, se réarticulent, dans les œuvres d’artistes contemporains, les relations entre art et nature et entre l’homme et le vivant. Il montre qu’un certain nombre de plasticiens ou d’écrivains, traitant des arbres au nom, parfois de préoccupations environnementales ou écologistes, soulignent le caractère intrinsèquement « esthétique » de l’arbre, dépassant ainsi d’emblée la dichotomie entre art et nature.
Abstract
This article explores the way in which, around the figure or structure of the tree, the relationships between art and nature and between man and the living are re-articulated in the works of contemporary artists. It shows that a certain number of visual artists or writers, dealing with trees in the name, sometimes, of environmental or ecologist concerns, underline the intrinsically "aesthetic" character of the tree, thus going beyond the dichotomy between art and nature.
Myriam WHITE-LE GOFF
Université d’Artois, Textes et Cultures (UR 4028)
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