brouillard #16 d’Alexandre Larose, 2014. Courtoisie de l’artiste.
En tant que sujet de représentation, la nature constitue divers enjeux et nécessite un traitement spécifique, loin de constituer un objet1 lambda. Ses caractéristiques – in situ, illimitée, écosystémique, environnante, expérientielle/contextuelle, subjective – en font, à première vue, un élément à contrecourant des principaux prérequis artistiques que sont la sélection, le cadrage ou la mise en exposition. Le cinéma aborde la nature, et notamment le végétal, depuis ses débuts (dans un intérêt notamment scientifique). Souvent sous forme de paysages – dans une traduction, une application, artistique –, la nature traverse l’histoire du cinéma. Néanmoins, dans sa forme expérimentale, le cinéma s’éloigne parfois du paysage pour la présenter, plutôt que la représenter. brouillard #16 d’Alexandre Larose (2014), film expérimental enregistrant une parcelle de végétation, incarne cette tendance. Par quels moyens parvient-il à exprimer le végétal, à nous y sensibiliser et nous y engager pleinement ? Comment le végétal trouve-il une expressivité particulière, un mode de singularisation à travers le cinéma ? Son esthétique transmet à l’écran une mise en présence du végétal, une expression singulière permise par la surimpression répétitive développée par Larose. Cette expression devient visible, lisible, par l’altération visuelle qu’engendre cette pratique. L’environnement végétal s’y fait vivant, mouvant, sensoriel et ainsi particulièrement présent à l’écran. Cette expression prend forme à l’image, par l’image et dans l’image. Elle a trait au visible, à la manière avec laquelle se présente l’environnement naturel par l’intermédiaire du cinéma. Cette présence réaffirme l’engagement environnemental et écologique du cinéma.
Les enjeux représentationnels du végétal, induits par ses spécificités, seront abordés et ouvriront, plus précisément, à la représentation qu’en offre le cinéma. L’analyse filmique invite à distinguer ce qui entraîne cette mise en présence du végétal : les principes expressifs du cinéma, réactivés dans l’œuvre, et ceux créés par le film. Dans cet ensemble, l’altération filmique, visuelle, développée par Larose s’avère l’opératrice principale de cette présence à l’écran et rend sensible cet espace végétal. La surimpression répétitive compose un milieu, à la fois filmique et naturel, et nous mène vers une sensibilité environnementale, végétale, prenant aussi forme à partir de la sensibilité de l’image. Cette sensibilité végétale naît à la fois des particularités esthétiques du lieu et de celles du support argentique, que l’altération vient modifier, détourner.
Le monde végétal impose divers enjeux à l’égard de sa représentation. Ses particularités physiques, biologiques, fonctionnels, en font un sujet complexe, difficilement cernable et fixable. Constituant plus de 99% de la matière organique sur Terre (la biomasse), le végétal représente la quasi-totalité du vivant2 : par leur indomptabilité et leur forte croissance, les plantes dominent largement l’écosystème Terre3. À cette expansion naturelle, Keetley Dawn ajoute une absence manifeste de liberté (par leurs racines), une apparente absence d’intention et de but, une impression d’indifférence, une orientation vers l’extérieur sans précaution prise pour leur intégrité physique ainsi qu’une collectivité radicale4. Appréhendées ici sous un œil humain et anthropocentré, ces singularités n’annulent en rien le caractère primordial, essentiel, des plantes pour l’écosystème terrestre, et donc pour la vie. La constitution de l’air, de l’atmosphère, nécessite la présence du végétal qui, agissant par photosynthèse, « […] fait [littéralement] souffler le monde »5. « […] les plantes modifient globalement le monde, sans même bouger, sans commencer à agir », amenant Emanuele Coccia à conclure qu’« Être signifie pour elles faire monde […] »6. Cette position décisive et centrale repense à nouveaux frais les notions d’immersion, d’environnement et de milieu. Loin de la contiguïté, de la juxtaposition ou de l’autonomie de l’organisme vis-à-vis de son milieu7, le fonctionnement des plantes redit l’« action de compénétration réciproque entre sujet et environnement, corps et espace, vie et milieu »8. Selon Coccia, les plantes matérialisent « l’être-au-monde »9 : « Elles y adhèrent entièrement, sans passivité. […] C’est avec la totalité de leur corps et de leur être, sans distinction de forme ni de fonction, que les plantes s’ouvrent au monde et se fondent en lui »10.
Réciproquement, l’espace qui les accueille et dans lequel nous vivons est intrinsèquement lié aux « formes de vie qu’il héberge et qu’il rend possibles » :
L’air que nous respirons, la nature du sol, les lignes de la surface terrestre, les formes qui se dessinent dans le ciel, la couleur de tout ce qui nous entoure sont les effets immédiats de la vie, dans le même sens et avec la même intensité qu’ils en sont les principes11.
L’existence et le fonctionnement des plantes nous rappellent à cette réalité biologique, écosystémique, dont nous faisons partie. Elles invitent à réfléchir notre rapport au monde naturel, notre place vis-à-vis du vivant. Elles exigent, pour être comprises dans leur globalité, une conscience écologique, contrecarrant ainsi l’apparente indifférence évoquée plus haut par Dawn. Au contraire, la « sentience », ce mélange de conscience et de sensibilité végétales, souligne leur capacité à « éprouver subjectivement l'environnement »12.
La majorité des processus biologiques et fonctionnels du végétal nous échappe à première vue. « À première vue » car c’est à partir de ce sens en particulier que nous abordons le monde. Néanmoins, la vue ne permet pas d’accéder aux singularités du végétal : ni à ses racines, quand elles sont souterraines, ni à sa croissance, lente et si imperceptible qu’elle se dérobe à nous, ni à ses activités qui s’effectuent dans un silence impénétrable. Leur omniprésence et leur caractère environnant ne facilitent pas non plus la saisie visuelle ou le « détourage », leur nature allant à l’encontre même du principe d’isolement. Les plantes soulignent notre aveuglement face au vivant, notre incapacité à percevoir au-delà du visible. Cette difficulté est accentuée par notre habitude à considérer le végétal comme un arrière-plan13 : la poétesse et chercheuse Karen Houle parle de « backgrounding of herbality » (2011) ; le philosophe Michael Marder évoque « the zone of absolute obscurity » (2013) ; les botanistes James Wandersee et Elizabeth Schussler (1999) mentionnent « the plant blindness ». Pour ces deux derniers, l’explication est physiologique et sociale : un manque d’attention à l’égard des plantes dû à leur inoffensivité et leur statisme apparent. S’ajoute à cela une difficulté à discerner les ressemblances entre notre vie et la leur (Marder)14, faisant de celles-ci l’altérité absolue15 : ni humaine, ni animale, la végétation est « the margin of the margin, the zone of absolute obscurity » (Marder)16.
Face aux spécificités du végétal et au
rapport développé à son égard, le cinéma peut-il révéler, conscientiser ou
sensibiliser au monde végétal ? N’oublions pas que notre rapport à la
nature est notamment un rapport médiatisé, nourri par les outils d’observation
et de mesure des médias (et des arts) qui offrent une compréhension affinée des
phénomènes environnementaux17.
Bien que la nature, une fois médiatisée, ne soit plus tout à fait naturelle,
les médias permettent une plus grande lisibilité de ses singularités ; ils
en nourrissent la connaissance, soulignent sa prépondérance et rééquilibrent
une hiérarchie que l’on croyait légitime. Dans cette traduction médiatique de
la nature, le cinéma constitue un moyen efficace et s’évertue, du moins à ses
débuts, à capter et enregistrer les mouvements des végétaux. L’appareillage
cinématographique permet en effet d’atteindre des réalités difficilement
accessibles. À l’aveuglement dont nous souffrons face au monde végétal, le
cinéma répond grâce à ses outils techniques : la caméra, par l’amplitude
de ses manipulations spatiales et temporelles (condenser ou dilater le temps)18, contrebalance notre
méconnaissance en rendant lisibles une existence et des processus propres aux
végétaux. Bien que le cinéma soit héritier d’une vision scientifique et
technologique19,
d’une approche dominatrice, il remet aussi en question notre rapport initial à
la nature ainsi que notre action vis-à-vis d’elle. Sa capacité animiste, à
donner vie et présence notamment par le mouvement, révèle par l’image
l’existence singulière des végétaux. Il découvre des mouvements, des états, des
réalités du végétal, et ce dans un rythme calqué sur le nôtre, mettant « à
l'unisson deux temporalités jusque-là apparemment irréconciliables – celle des
plantes et celle du public »20,
nous permettant de les observer. Cette temporalité recréée par le cinéma,
comprise comme « […] une dimension supplémentaire » [selon
Perig Pitrou,] […] change le regard sur les végétaux et élabore de
nouvelles manières de penser la vitalité qui les parcourt »21. Cette dimension supplémentaire
rend lisible et sensible l’existence des végétaux, selon des moyens techniques
et esthétiques propres au cinéma. Prolongeant cette faculté à rendre compte de
phénomènes et de réalités non-humaines, végétales, brouillard #16 d’Alexandre
Larose nous présente un espace de végétation : mais par quels
moyens spécifiquement parvient-il à cette mise en présence, à cette expressivité
du monde végétal ?
brouillard #16 d’Alexandre Larose, 2014. Courtoisie de l’artiste.
brouillard #16 d’Alexandre Larose, 2014. Courtoisie de l’artiste.
brouillard #16 propose une traversée, physique : celle menée depuis le domicile familial jusqu’à la rive du lac Saint-Charles (Québec). Cette traversée dans le jardin familial fait écho à celle, ontologique, dans la matière de l’image argentique. Ce film silencieux, d’une durée de 9 minutes et 58 secondes, tourné en 35 mm, est constitué d’une multitude de surimpressions réalisées sur un seul et même ruban de pellicule. Le film condense donc plusieurs plans qui exposent un seul et même parcours. Ce film fait partie d’une série éponyme (réalisée de 2008 à 2015) dans laquelle Larose reproduit et rejoue systématiquement ce même parcours séparant la maison du lac : la répétition inscrite dans brouillard #16 réaffirme celle opérant tout au long de la série.
Bien que cette accumulation de couches surimpressionnées, tournées et montées dans la caméra, exige une maîtrise et dénote d’une précision d’exécution, le cinéaste conserve volontairement une « approximation cinématographique de l’espace filmé »22, laissant parfois apparaître la trace de certaines couches plus que d’autres. Cette approximation renvoie aussi à l’effet produit par ces couches d’image superposées : une approximation des formes et des figures, une approximation de la netteté/de la définition de l’image ; une approximation qui matérialise la puissance de ce film, cette multiplicité de surimpressions brouillant à la fois les contours des éléments enregistrés et notre perception de l’espace. Une lenteur en ressort, due à un ralentissement induit sur le défilement de la pellicule. Elle est aussi l’un des effets produits par la surimpression extrême. brouillard #16 se constitue d’un foisonnement d’images qui rappelle celui de l’environnement végétal enregistré. Ce foisonnement donne accès à un flot d’informations visuelles et sensorielles qui, grâce à la précision et la netteté du 35 mm, se rapproche plastiquement d’un pointillisme. Mais plus encore, l’effet est celui d’une brume d’eau vaporisée, apportant un aspect vaporeux à l’ensemble. La brume visuelle floute l’image et accentue le mélange des différents éléments naturels : la végétation entrecroise le ciel et les nuages, entrecroise l’eau lorsqu’on s’approche du lac. Terre, air et eau s’interpénètrent et se condensent visuellement, par les effets de surimpression. Tous les éléments se rencontrent indéfiniment, tout au long du parcours, dans une certaine indistinction flottante. Malgré le mélange des couches surimpressionnées, le contour des éléments enregistrés persiste, permettant une reconnaissance de l’environnement exposé. Cette capacité à apercevoir, dans le flot des superpositions d’images, des contours spécifiques, traduit esthétiquement l’idée d’écosystème : la végétation, l’air et l’eau sont autant d’éléments à la fois distincts et s’interpénétrant, et plus encore ici sous l’action des surimpressions, mais dans une harmonie sans heurt. Le fondu des images redit le fondu naturel constitutif de l’environnement naturel dans lequel la distinction provisoire, élémentaire et partielle des éléments s’accompagne d’une incapacité à strictement les délimiter, à strictement les séparer les uns des autres. L’image reprend alors à son compte, grâce à la technique, la forme présentielle de l’environnement végétal enregistré et nous la redonne à l’écran.
Le parcours dans cet espace se développe à travers une progression : une avancée physique vers un lieu, le lac – on part d’un point pour en atteindre un second –, et un cheminement sensoriel dans la matière du film. Cette progression esthétique prend aussi forme grâce à la sensation d’immersion très fortement présente dans le film. Le travelling avant, effectué à travers un sentier délimité de chaque bord par la végétation, ainsi que les multiples couches de plans créent une perspective marquée et omniprésente dans le film, matérialisant simultanément une immersion dans l’image. L’immersion dans la végétation est aussi rendue possible par l’ambiance du film : une ambiance végétale, décuplée par la surimpression de ces motifs végétaux. La surimpression répétitive démultiplie tout effet initial instauré dans l’image, la végétation se faisant d’autant plus dense, touffue, débordant les limites aspectuelles des éléments eux-mêmes, dans un brouillage qui nous entoure. Nous nous sentons environnés par cette végétation foisonnante et débordante. Sa densité s’affiche dans un fourmillement en mouvement discret, dans une danse subtile, lancinante, tranquille et stable, presque hypnotique, qui concourt, elle aussi, à l’immersion dans le parcours physique et dans l’image. brouillard #16 nous transmet cette végétation dans une immersion totale, dans une mise en présence directe. Cette présentation, permise par la pratique cinématographique de Larose sur le mouvement, la couleur, l’espace et la temporalité, redonne, à l’écran, les spécificités de cet environnement végétal. Ce film combine ainsi la faculté initiale du cinéma à enregistrer des phénomènes, à retranscrire des réalités – la captation représentant une étape cruciale du processus créatif de Larose –, à une traduction, par l’altération, d’une atmosphère propre à l’écosystème filmé.
brouillard #16 propose l’expérience d’un environnement végétal, en usant de moyens techniques et esthétiques permis par son médium. Nous distinguons, dans cette expérience, la traduction visuelle d’une atmosphère, d’une impression, proche de la sensation d’évoluer dans cet espace de végétation. Sa présentation par le film, sa mise en présence, est développée, selon nous, grâce à la pratique technique de Larose. Cette présentation concourt aussi à la constitution d’un milieu à l’écran, à la fois filmique et végétal. De ce milieu ressort une sensibilité végétale, du moins une sensibilité à cet espace de végétation. Mais quels sont les principes expressifs du cinéma, réactivés ici par la surimpression répétitive de Larose, qui participent à la fois à la composition d’un milieu filmique et naturel ainsi qu’à une sensibilité environnementale, végétale ?
L’appareillage cinématographique parvient, grâce à ses manipulations, à examiner le monde, faculté comprise comme une qualité vitale selon André Bazin23. Nous rapprochons cette qualité vitale de la théorie d’Adrian Ivakhiv qui décrit la capacité géomorphique du cinéma – par la production de mondes matériels territorialisés, spatialement organisés – ainsi que sa faculté biomorphique – par la production de mondes peuplés de formes animées, paraissant vivantes24. Ces deux facultés, dont les liens avec l’environnement apparaissent évidents, rendent le cinéma habile et compétent à exprimer des espaces naturels. La capacité géomorphique du cinéma n’est pas sans rappeler la puissance mésographique de celui-ci, théorisée par Benjamin Thomas, c’est-à-dire sa disposition à créer, à « dessiner des milieux »25. Ces caractéristiques permettent la composition d’un milieu filmique et végétal, et insistent sur le potentiel expressif environnemental et écologique du cinéma. Dans l’œuvre ici, l’usage de plans rapprochés, la quasi-absence de figures humaines, le mouvement (durant la prise de vue et augmenté par la manipulation), le travail sur la temporalité ainsi que la continuité du plan-séquence instaurent des conditions favorables à la constitution d’un milieu et d’une sensibilité végétale. Mais, la surimpression répétitive de l’image fonde avant tout cette perception différente de l’environnement enregistré et favorise une présence singulière de la végétation à l’écran : elle est au cœur de cette opération, de cette expressivité du végétal à l’écran. Le film tente ainsi, avec les possibilités du médium argentique, d’instaurer une expérience médiatique écologique, écosystémique – de transcrire par l’image un écosystème et ses singularités. Il nous situe dans une expérience holistique de cet espace et nous y engage directement. Il induit un rapport dynamique et sensoriel – vivant, pourrait-on dire – à cet espace de végétation.
brouillard #16 d’Alexandre Larose, 2014. Courtoisie de l’artiste.
Dans cette ouverture vers le monde végétal, brouillard #16 présente, plutôt que représente, un espace de végétation. Cette mise en présence s’opère grâce à un déplacement : celui d’un décentrement, opéré par l’altération de l’image, vis-à-vis d’un point de vue anthropocentré, en focalisant l’attention sur la végétation présente à l’écran. Ce film appréhende la nature d’une autre façon : Larose propose une observation renouvelée de l’expérience commune de rencontrer un espace végétal sur notre chemin. De notre rapport limité à la végétation, aux arbres, n’en percevant habituellement qu’une infime partie26, brouillard #16 en démultiplie les possibles esthétiques et insiste sur le caractère illimité, indistinct et holistique de la nature. L’altération visuelle instaure, selon nous, ce que Scott MacDonald nomme une sensibilité écocentrique27. Cette sensibilité appuyée envers la nature en redéfinit aussi notre conception contemporaine à partir de laquelle prennent forme notre considération et notre action vis-à-vis d’elle. La sensibilité écologique, écocentrique, qu’induit l’altération fonctionnerait notamment par son travail sur les surfaces filmiques, développant différentes textures. L’intérêt de ce film, et de la pratique de Larose, pour la surface, la matière et la texture de l’image ainsi que pour celles de l’environnement capté conduit à une exploration plus écologique. Investir la surface du film évoque notre sensibilité générale aux surfaces du monde naturel que sont l’air, l’eau et la terre, et qui conditionnent notre compréhension. Les surfaces séparent le milieu des substances de l’environnement et s’avèrent essentielles dans notre appréhension globale du monde naturel28. Plus encore que la surface, Larose travaille la texture de l’image argentique, que nous analysons ici. Dans la nature, les textures renvoient à la structure des surfaces29 : texture et surface sont intimement liées. S’attarder aux textures de l’image filmique, par un travail de manipulation, rappelle leur primordialité dans notre appréhension du monde naturel et ouvre ainsi à une expérience médiatisée plus écologique. Dans brouillard #16, l’exploration de la texture (et des possibles matériels) de l’image, s’appuyant aussi sur la texture de l’espace enregistré, révèle la composition d’un milieu ainsi qu’une sensibilité environnementale, végétale.
Ce milieu filmique et naturel, composé grâce à l’altération de l’image, offre une sensibilité environnementale, écocentrique, écologique. Les détails techniques et plastiques de ce film le rapprochent d’une dynamique écosystémique, s’éloignant du point de vue anthropocentré habituel. Suivant Perig Pitrou :
En mobilisant des moyens visuels et performatifs qui amplifient la vitalité des arbres se met en place ce que j'appellerai un « échosystème », c'est-à-dire un dispositif qui rend perceptible les systèmes écologiques en faisant caisse de résonance à la vie bouillonnante qui s'y rencontre. Au lieu que la nature soit une portion sur laquelle les humains exercent leur contrôle, la reconnaissance de cette vitalité des arbres invitent à réfléchir à des modes d'organisation moins anthropocentrés, des « écologies ingouvernables30.
Chez Larose, la surimpression répétitive rend visible cette vitalité par l’image argentique, en usant du potentiel expressif de ce matériau. Cette expression par l’altération confère une sur-présence (médiatisée) au végétal et encourage à repenser les arbres, la végétation, comme des êtres non-humains tout aussi capables d’une complexité perceptive, sensitive, et comportementale31. Le décentrement et le déplacement que produit ce film grâce à l’altération engage le public dans ce type de réflexions, et dans un rapport plus adéquat, objectif et équilibré à la nature, et ici au végétal.
Le geste d’altération impliqué par Larose induit aussi l’usure matérielle du support, à laquelle répond une certaine usure perceptive du public. L’esthétique de l’usure, pleinement déployée ici, éclaire l’engagement écologique de cette pratique. L’usure constitue en « l’altération de la matière suite à des usages répétés »32, renvoyant ainsi à la « trace laissée par une action »33. Elle est liée à l’usage qui, lui-même, suppose « […] un processus d’ajustements, de négociations, de résistance, et d’accommodation entre le sujet et le monde »34. L’usure matérialise donc la trace visible de ce rapport, de cette rencontre répétée, et souligne l’intimité d’une expérience, qui unit le sujet à son environnement35, le sujet à la matière. En ce sens, l’usure met en exergue « la matérialité de notre environnement » et participe à sa lisibilité, à son appréciation36. L’action du corps et sa présence, nécessaires au développement de l’usure, affirment la dimension engageante de son esthétique : sa nature écologique37. La surimpression répétitive engendrée sur l’image, produite par l’emploi technique de la caméra par Larose, use la pellicule, tout en soulignant visiblement le geste dont elle résulte, et exprime l’engagement à la fois de l’artiste ainsi que celui suscité auprès du public. Un engagement sensoriel et cognitif envers cet espace de végétation afin de le cerner sensiblement. L’altération agit ainsi comme l’usure, en nous présentant « un certain état de l’environnement […] pour faire advenir et favoriser l’engagement écologique »38.
brouillard #16 nous convie, par l’altération de l’image et son esthétique, dans l’espace végétal et ses enjeux. Replaçant le film, et sa présentation du végétal, à l’ère anthropocénique qui est la nôtre, l’attention exclusive que Larose porte à la végétation, à l’environnement naturel, prend un sens plus engagé. Comme vu précédemment, ce film questionne notre rapport à la nature, notre compréhension du vivant, par le biais du végétal. Suivant notre contexte anthropocénique, l’esthétique de l’altération prend une tournure concrète en exprimant un état, une réalité de la nature. Elle devient un levier d’engagement écologique auprès du public : l’altération à l’image renvoie alors à l’altération environnementale omniprésente. Sa réception encourage un déplacement esthétique, émotionnel, auprès du public et une inclinaison vers l’écologie. En tant que « support des interactions des composants d’un écosystème »39, en tant que « liant entre les êtres et les choses »40, l’esthétique avoisine déjà le concept d’écologie.
L’implication écologique de l’esthétique (exemplifiée ici par l’altération) passe par l’émotion, qui y joue un rôle central. Directement liée aux sensations corporelles, l’émotion influence la cognition et conditionne notre relation au monde41. Elle participe à notre compréhension et notre action vis-à-vis du monde : en tant que matériel, elle influence, par le corps, la réaction exprimée face à notre environnement42. Elle permet de s’y connecter ou de s’en éloigner et motive ainsi nos actions43. Dans ce contexte, et étant donné l’indifférence et le détachement vis-à-vis de la nature dans l’anthropocène, l’esthétique devient une pratique écologique, prenant part au mouvement écologique. Elle constitue un moyen de mobiliser les consciences, de les réengager dans des enjeux environnementaux, de les concerner à nouveau. Susciter l’action par l’esthétique44, en affectant le public, voici aussi ce que peut produire le geste d’altération de l’image. Au-delà de nous sensibiliser au végétal, brouillard #16 encourage à intégrer davantage notre lien à la nature, à la végétation, en exprimant sa présence, son existence, augmentée par la surimpression répétitive de Larose.
[1] Terme sciemment utilisé ici pour rappeler la tradition notamment picturale qui considère la nature comme un objet en soi, exprimant déjà les contradictions et ambivalences des arts face au monde naturel.
[2] Keetley DAWN, « Introduction: Six Theses on Plant Horror; or, Why Are Plants Horrifying? », in Keetley DAWN et Angela TENGA (dir.), Plant Horror: Approaches to the Monstrous Vegetal in Fiction and Film, Londres, Palgrave Macmillan, 2016, p. 1-30, p. 1.
[3] Ibid.
[4] Ibid, p. 9.
[5] Emanuele COCCIA, La vie des plantes : une métaphysique du mélange, Paris, Édition Payot & Rivage, 2016, p. 84.
[6] Ibid, p. 86 ; 87.
[7] Ibid, p. 88.
[8] Ibid, p. 84.
[9] Ibid, p. 90.
[10] Ibid, p. 90-95.
[11] Ibid, p. 113.
[12] Teresa CASTRO, « Cinéma, animisme et sentience des plantes », in Teresa CASTRO, Perig PITROU et Marie REBECCHI (dir.), Puissance du végétal et cinéma animiste : la vitalité révélée par la technique, Dijon, Les Presses du réel, 2020, p. 41-73, p. 62.
[13] K. DAWN, « Introduction: Six Theses on Plant Horror; or, Why Are Plants Horrifying? », p. 10.
[14] Ibid.
[15] Ibid, p. 6.
[16] Ibid.
[17] Jussi PARIKKA, A Geology of Media, Minneapolis (MN), University of Minnesota Press, 2015, p. 12 ; Sophie HACKETT, « Distance et proximité : nouvelles perspectives de l’Anthropocène », in Andrea KUNARD, Urs STAHEL, Sophie HACKETT et al., Anthropocène : Burtynsky, Baichwal, De Pencier, Toronto, Musée des beaux-arts de l'Ontario, 2018, p. 13-33, p. 16.
[18] T. CASTRO, « Cinéma, animisme et sentience des plantes », p 51.
[19] T. Castro reprise par Perig PITROU, « La vitalité du végétal révélée par la technique », in Teresa CASTRO, Perig PITROU et Marie REBECCHI (dir.), Puissance du végétal et cinéma animiste : la vitalité révélée par la technique, op. cit, p. 11-39, p. 24.
[20] T. CASTRO, « Cinéma, animisme et sentience des plantes », p. 58.
[21] P. PITROU, « La vitalité du végétal révélée par la technique », p. 22.
[22] Alexandre LAROSE, « BROUILLARD 10.05.2017 — 17.05.2017 », Caravansérail — Centre d'artistes | mai 2017, URL : https://www.caravanserail.org/expositions-residences/brouillard-alexandre-larose-10.
[23] Adam O’BRIEN, Film and the natural environment: elements and atmospheres, Londres, New York, Wallflower Press, 2018, p. 17.
[24] Adrian IVAKHIV, « An ecophilosophy of the moving image: cinema as anthrobiogeomorphic machine », in Stephen RUST, Salma MONANI et Sean CUBITT (dir.), Ecocinema theory and practice, New York, Routledge, 2012, p. 87-105, p. 88.
[25] Benjamin THOMAS, Faire corps avec le monde : de l'espace cinématographique comme milieu, Strasbourg, Éditions Circé, 2019, p. 77.
[26] Katarina WADSTEIN MACLEOD, « Conversations between Body, Tree and Camera in the Work of Eija-Liisa Ahtila » in Gry HEDIN et Ann-Sofie N. GREMAUD (dir.), Artistic visions of the Anthropocene North: climate change and nature in art, Londres, Taylor and Francis, 2018, p. 97-109, p. 97.
[27] David INGRAM, « The Aesthetics and ethics of eco-film criticism », in Stephen RUST, Salma MONANI et Sean CUBITT, Ecocinema theory and practice, New York, Routledge, 2012, p. 43-61, p. 45.
[28] James J. GIBSON, Approche écologique de la perception visuelle, Bellevaux, Éditions Dehors, 2014, p. 72.
[29] Ibid., p. 76.
[30] P. PITROU, « La vitalité du végétal révélée par la technique », p. 36.
[31] Giovanni ALOI, Why Look at Plants?: The Botanical Emergence in Contemporary Art, Leiden, Brill Rodopi, 2019, p. 78.
[32] Le collectif Rotor et Tristan Boniver repris par Yaprak HAMARAT, « L’esthétique de l’engagement écologique : l’impensé des politiques environnementales », Thèse de doctorat, Université de Montréal, 2019, p. 94.
[33] Ibid.
[34] Ibid., p. 124.
[35] Ibid., p. 95.
[36] Rotor et Boniver repris par Y. HAMARAT, « L’esthétique de l’engagement écologique », p. 122.
[37] Ibid., p. 137.
[38] Ibid., p. 191.
[39] Ibid., p. 69.
[40] Ibid., p. 71.
[41] Antonio Damasio repris par Alexa WEIK VON MOSSNER, « Introduction: Ecocritical Film Studies and the Effects of Affect, Emotion, and Cognition », in Alexa WEIK VON MOSSNER (dir.), Moving environments: affect, emotion, ecology, and film, Waterloo, Wilfrid Laurier University Press, 2014, p. 1-19, p. 4. Réciproquement, notre environnement physique influence la façon dont nous nous sentons et la façon dont nous pensons (Antonio Damasio repris par Weik von Mossner, p. 4), consolidant cette relation entre l’état du monde naturel et notre état psychique.
[42] Mick Smith, Joyce Davidson, Laura Cameron et Liz Bondi repris par A. WEIK VON MOSSNER, « Introduction », p. 5.
[43] Ibid.
[44] Voir Nathalie BLANC, Les formes de l'environnement : manifeste pour une esthétique politique, Genève, MētisPresses, 2016.
Résumé
Avec brouillard #16 (2014), Alexandre Larose capte un espace de végétation et le transmet par une surimpression répétitive. Comment ce film, par ce geste d’altération, se fait-il l’expression écologique du végétal filmé ? Cette pratique renouvelle certains principes expressifs du cinéma et en crée, soulignant ainsi le potentiel environnemental, écologique, de ce médium. Composant un milieu naturel et filmique à l’écran, ce film sensibilise à l’espace végétal et invite le spectateur à s’y investir. Par l’esthétique, l’altération suscite un engagement écologique, réfléchissant notre rapport à la nature.
Abstract
With Brouillard #16 (2014), Alexandre Larose captures a space of vegetation and transmits it through a repetitive superimposition. How does this film, through this gesture of alteration, become the ecological expression of the filmed plant? This practice renews certain expressive principles of cinema and creates them, thus underlining the environmental and ecological potential of this medium. Composing a natural and filmic environment on the screen, this film raises awareness of the vegetation space and invites us to invest in it. Through aesthetics, alteration incites an ecological commitment, reflecting our relationship with nature.
Le monde végétal : quels enjeux représentationnels ?
Pour une expression cinématographique du monde végétal
Cécile DELIGNOU
Université de Montréal
ALOI, Giovanni, Why Look at Plants?: The Botanical Emergence in Contemporary Art, Leiden, Brill Rodopi, 2019.
ARDENNE, Paul, Un art écologique : création plasticienne et anthropocène, Lormont (Bruxelles), Editions Le bord de l’eau, 2019.
KUNARD, Andrea, STAHEL, Urs, HACKETT, Sophie et al., Anthropocène : Burtynsky, Baichwal, De Pencier, Toronto, Musée des beaux-arts de l'Ontario, 2018.
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