Le cinéma de Terrence Malick démontre depuis plusieurs décennies un intérêt particulièrement aigu pour les sensibilités végétales, dont la puissance d’expression trouve dans The Tree of Life (2011) l’un de ses sommets. Ce film singulier, en partie autobiographique, qui entrecroise l’histoire d’une famille texane (les O’Brien) et le destin de l’univers depuis ses origines, se présente dès ses premières minutes comme une fenêtre ouverte sur le monde naturel.
Associant avec une grande richesse herméneutique l’imaginaire de l’arbre de vie qui lui donne son titre, des références bibliques étayant la narration et une métaphysique de la grâce et de la nature évoquée dès son ouverture, The Tree of Life est également l’occasion pour le cinéaste de développer une poétique végétale complexe, où les arbres et les plantes deviennent des éléments structurants de la mise en scène cinématographique, et déterminent notamment à maintes reprises la composition des plans, les mouvements d’appareil, la construction du récit et le montage. En effet, l’imaginaire végétal élaboré par Malick donne au film sa matière visuelle et son rythme, sa musicalité, à travers des motifs répétés et finement modulés ou des schèmes fondateurs. Si, de prime abord, le personnage de la mère, joué par Jessica Chastain, est associé aux plantes et celui du père, interprété par Brad Pitt, aux machines, les inventions figuratives du cinéaste lui permettent en réalité de disséminer (pour filer la métaphore) les formes végétales avec une grande complexité tout au long de l’œuvre, comme s’il s’agissait d’enregistrer la vie active des arbres et des plantes, et de recueillir leur chant, où s’incarnent à la fois des émotions, des souvenirs et des pensées.
À la sortie du film en 2011, les Cahiers du cinéma mettent ainsi en évidence, sous la plume de Jean-Philippe Tessé, les « plans pensifs »1 qui composent The Tree of Life et qui fondent aussi les autres films de Malick. En effet, depuis ses débuts dans les années 1970, le cinéaste semble observer le monde et la nature en philosophe : « Il pense en images. Il pense cinématographiquement la même chose que la philosophie pense en concepts »2, écrit à ce propos Frédéric Bisson dans le numéro de la revue Éclipses consacré à Malick. Dans la présentation du même numéro, Youri Deschamps indique bien qu’à « la différence des parrains du Nouvel Hollywood, [Malick] ne vient pas de la cinéphilie mais de la philosophie »3. Étudiant à Harvard, puis brièvement enseignant au M.I.T., Malick a notamment côtoyé Stanley Cavell, qui constate aussi la présence d’une pensée à l’œuvre chez le cinéaste, lors d’un entretien avec Élise Domenach : « On sent quelque chose comme une motivation philosophique dans le travail de Malick »4. Filmant la vie végétale non pas à travers un filtre de références cinéphiliques mais plutôt avec un œil sensible de philosophe, le cinéaste de The Tree of Life est influencé, comme le remarque Pierre Berthomieu dans Hollywood. Le temps des mutants, par « la matrice transcendantaliste »5, qui détermine son style cinématographique. Pascal Couté le confirme, en précisant le lien unissant Malick à la figure de proue du transcendantalisme étasunien, Ralph Waldo Emerson :
Le rapport de Malick à Emerson est ainsi très particulier. Ce qui les relie, c’est la communion de l’homme avec la nature […]. Le trait commun d’Emerson et de Malick tient en ce que l’homme accomplit son humanité dans l’unité avec la nature, unité qui le dépasse tout en lui conférant sa réalité humaine6.
La sensibilité végétale de Malick et son goût pour la figuration de la nature peuvent donc être compris dans une perspective transcendantaliste, et ils rejoignent, par surcroît, certains enjeux de l’éco-critique contemporaine. En effet, The Tree of Life et les autres films du cinéaste ont accompagné, voire parfois devancé, l’attrait croissant pour les représentations de l’environnement et du monde non-humain qui intéressent l’éco-critique. Jean Mottet souligne ainsi en 2002, dans son ouvrage L’Arbre dans le paysage, la part grandissante des sensibilités végétales dans les arts visuels et le retour de l’arbre au premier plan des motifs artistiques naturels :
Dans un mouvement en direction du vivant, un certain nombre de créateurs s’efforcent depuis quelque temps déjà de renouer avec le monde sensible, par exemple en revenant aux motifs élémentaires. Les arbres « reviennent » en peinture, réinventent le paysage […], comme s’il s’agissait de reprendre tout, depuis le début7.
The Tree of Life semble appliquer à la lettre cette assertion, dans le champ du cinéma, car Malick place l’arbre au cœur du dispositif de mise en scène et oriente le regard des spectateurs vers ce motif évocatoire dans son film. Parallèlement, depuis le début des années 2000 et plus récemment encore avec la popularisation du concept d’anthropocène et la prise en considération de certains enjeux écologiques dans la sphère publique, l’intérêt pour les représentations végétales au cinéma se fait plus vif et la critique, ainsi que les études cinématographiques, en rendent compte. Ce n’est donc pas un hasard si, en avril 2019, les Cahiers du cinéma font paraître un numéro printanier intitulé « Herbier, arbres, plantes, fleurs » dont l’éditorial, rédigé par Stéphane Delorme, se propose avec un certain humour de lancer « les vegetal studies »8 dans la critique française. Il indique alors : « cet herbier à la croisée du scientifique et du poétique fait partie de notre geste d’ensemble pour aiguiser la sensibilité »9. L’attention portée au végétal est comprise ici comme une façon de « faire voir autrement et le monde et les films »10. Une telle ambition semble aussi motiver, par exemple, Teresa Castro, Marie Rebecchi et Perig Pitrou qui, dans l’ouvrage collectif Puissance du végétal et cinéma animiste (2020), interrogent la fascination contemporaine pour le végétal dans l’art, à travers des perspectives biologiques, anthropologiques, formelles et politiques. Dans son article « À l’écran, le végétal s’anime. Cinéma, animisme et sentience des plantes », Teresa Castro cherche ainsi à « comprendre comment le cinéma a contribué à rendre possible et imaginable l’hypothèse de la sensibilité et de la sentience végétales »11. Le terme sentience, « associant sensibilité et conscience »12, dit bien la valeur conférée alors aux plantes et aux arbres, considérés quasiment comme des personnes.
À sa manière, le film de Malick qui nous occupe prend aussi place dans ce vaste mouvement artistique sensible au végétal et à ses puissances.
Dans les premières minutes de The Tree of Life, le cinéaste fait découvrir au spectateur, de façon condensée, le programme esthétique de son film et l’intrication des fils d’un récit familial narré de manière visuelle et musicale, que soutient la force d’expression des végétaux. On découvre d’abord la mère de famille lorsqu’elle était enfant, observant aux côtés de son père un paysage qui verdoie, attentive à l’air, au soleil, aux plantes et aux animaux ; on la voit ensuite, à l’âge adulte, sur une balançoire accrochée à un arbre, entourée par ses trois fils et son mari, dans un lotissement texan des années 1950 où la nature enveloppe l’habitat humain de ses branches et de sa verdure imposante. Un plan du cadet, suivi de l’apparition de cataractes gigantesques (se déversant comme des larmes intarissables) puis d’un effet de césure créé par un écran noir, vient annoncer le pire concernant le destin de cet enfant. Sa mère reçoit dans les images suivantes, qui sont situées sans doute une dizaine d’années plus tard, un télégramme lui annonçant la mort de son fils, à dix-neuf ans. Elle lit ce message alors qu’elle se trouve dans sa véranda ensoleillée, et ses jambes peuvent difficilement la soutenir. Au moment où elle s’écroule quasiment, un mouvement de caméra, vers l’arrière et en plongée, la recadre tandis qu’elle se tient à côté d’un philodendron (plante amie des arbres si l’on suit l’étymologie) aux larges feuilles qui, plus qu’un décor végétal, semble alors avoir le droit légitime d’occuper le plan et de recueillir le désespoir maternel, comme le premier être vivant potentiellement sensible à ce deuil ou à tout le moins capable d’en enregistrer l’expression déchirante. On retrouve bien ici la « faculté animiste » de l’art des images en mouvement, telle que Teresa Castro a pu la définir, « c’est-à-dire la capacité du cinéma à animer les choses du monde, à fabriquer des « vies » et à percevoir des « personnes » ailleurs que chez les humains »13.
Un raccord abrupt nous fait soudain découvrir le père qui apprend la nouvelle au téléphone, sur le tarmac goudronné d’un aérodrome, dans le vacarme des moteurs et des hélices. On voit le soleil couchant disparaître au fond du paysage, derrière un rideau d’arbres flous ; dans une logique semblable, Malick insère peu après un plan fondé sur un travelling descendant, montrant un grand arbre traversé par le soleil bas du crépuscule, pour figurer le mouvement mortifère qui a emporté le fils. Le riche imaginaire des arbres est mis en valeur ici sous une forme descensionnelle : le regard est entraîné depuis les feuilles et les branches aériennes vers les racines chtoniennes, profondément enfouies dans la terre des trépassés, et l’arbre est filmé comme le témoin silencieux des événements douloureux vécus par la famille O’Brien. La personnification est ainsi active dès l’ouverture végétale de The Tree of Life, comme le suggèrent aussi certains arbres du quartier où vit la famille O’Brien quand la mort du fis survient, qui ont quasiment des allures de Rois des Aulnes prêts à s’animer. On se rappelle d’ailleurs que chez Goethe l’enfant qui croit voir Erlkönig en chevauchant avec son père à travers la forêt est mort à la fin du voyage : « In seinen Armen das Kind war tot » 14 (« Dans ses bras l’enfant était mort »).
Quand la mère endeuillée écoute les paroles de la grand-mère du petit défunt, censées la consoler (« La vie continue, les gens s’en vont, rien ne reste pareil, tu as toujours les deux autres… »), un gros plan souligne sa déréliction et l’on voit nettement sur la droite de l’image un arbre dont le tronc se divise en trois branches : deux sont proches et parallèles tandis qu’une troisième s’écarte et semble se séparer du mouvement général de l’arbre et du visage maternel. Cette divergence fait bien sûr songer au destin brisé du fils, dont la ligne de vie a brutalement dévié, et donne plus de cruauté encore au discours qui atteint douloureusement la mère et qu’elle n’est pas capable d’entendre à cet instant. Renforçant la violence du deuil, Malick montre ensuite un arbre sec et nu en contre-plongée, qui rappelle un célèbre tableau de Caspar David Friedrich, L’Arbre aux corbeaux (1822)15, et une cabane dans un arbre, abandonnée aux attaques du temps et perdue sous un ciel incolore, comme si la mort du fils répandait sur les souvenirs et sur le passé une poussière triste. Le cinéaste parvient à agencer ces images puissamment évocatoires en moins de neuf minutes, narrant ainsi la tragédie familiale à l’aide de formes végétales dès le début de The Tree of Life, comme nous venons de le voir.
C. D. Friedrich, L’Arbre aux corbeaux (1822)
La poétique des végétaux, qui a trait à leur capacité expressive à prendre part au processus de création filmique, est sollicitée tout au long de The Tree of Life, à travers l’usage varié de procédés figuratifs qui l’animent profondément, sur le modèle de la dissémination : la sensibilité végétale de Malick le conduit à donner aux arbres et aux plantes une fonction majeure dans sa mise en scène, qu’elle vivifie et galvanise à la fois. « Malick aime s’interroger sur les conditions de notre existence sur terre et sur la façon dont fonctionne notre monde – comme en témoignent […] ses plans de plantes »16, remarque à ce propos Ariane Gaudeaux dans son analyse du premier long métrage du cinéaste, Badlands (La Balade sauvage, 1973). De Badlands à The Tree of Life, l’appétence végétale de Malick n’a pas faibli et Alexandre Mathis confirme bien que, dans le film de 2011, « l’arbre fait graviter la mécanique scénaristique et la mise en scène autour de lui »17. De façon similaire, Pierre Berthomieu note que « l’arbre du titre s’incarne dans quantité de plans […] et devient l’image du film lui-même »18. Figure rectrice et fondatrice, l’arbre contribue ainsi à donner corps à l’œuvre.
Mais The Tree of Life offre aux spectateurs d’autres décors, et Malick crée de puissants effets de contraste entre les paysages verdoyants qu’il filme et les espaces dans lesquels il fait évoluer Jack, le fis aîné devenu adulte, joué par Sean Penn : il s’agit de la ville ultramoderne où il vit et travaille comme architecte, et des lieux désertiques où il avance à la recherche de l’enfant qu’il était, dans un monde onirique ou surnaturel. On perçoit alors plus cruellement l’opposition entre le joyeux pays de l’enfance des retours en arrière, saturé de chlorophylle et de fibres ligneuses et l’univers de la vie adulte, où dominent la mélancolie de l’acier et des surfaces vitrées ainsi que l’aridité aveuglante du sable et de la pierre nue. On voit d’ailleurs à la fin du film la famille quitter la maison de l’enfance, chassée de cet Eden vert à cause d’une mutation professionnelle du père, et cette perte d’un paradis bienheureux est une constante dans l’œuvre de Malick. Michel Ciment en avait eu l’intuition dès 1979, en affirmant : « Le jardin perdu par ses personnages devient alors la métaphore de son cinéma »19.
La tristesse du frère aîné à la date anniversaire du décès de son cadet est d’autant plus sensible qu’il vit dans un environnement minéral et sec. On reconnaît d’ailleurs dans cette grande ville texane où vit Jack des immeubles de Houston et la verticalité glorieuse de ces gratte-ciels filmés en contre-plongée rappelle les fûts d’arbres imposants, comme si, même dans des espaces totalement urbanisés, le modèle végétal déterminait la représentation. Ce n’est donc pas un hasard si le retour du végétal dans cette ville minérale se fait par le biais d’un arbre jeune, enfermé dans une gangue de béton, et qui s’apprête à être planté sur le parvis en travaux d’un gratte-ciel, comme le cinéaste le montre avec une certaine insistance. Ce jeune individu fragile et déraciné est presque filmé par Malick comme un personnage meurtri, et cette image pourrait rappeler bien sûr le destin des jeunes frères dans le récit.
Le montage associatif de Malick, fondé sur des échos formels et métaphysiques, à la manière de jeux d’assonances et de rimes dans le champ de l’imaginaire et de la pensée, nous fait entendre, peu de temps après avoir montré l’arbre frêle dans le béton, le cri de la mère endeuillée, puis voir des arbres texans et enfin une nuée d’oiseaux dessiner ses lignes sombres dans le ciel rosé, comme si la douleur maternelle s’élevait pour résonner tristement dans le monde entier.
C’est la mère de famille dont la sensibilité végétale est la plus aiguë, et son personnage est donc naturellement associé aux plantes et aux arbres, dès les premières images du film dans son enfance, plus tard lorsqu’elle apprend la mort de son fils, ou encore dans cette brève séquence qui ressemble à un rêve et où, avant de montrer des algues ondulant dans le cristal lumineux de l’océan, le cinéaste, grâce à un trucage, filme Jessica Chastain virevoltant dans l’air autour d’un arbre, comme une nymphe végétale effectuant avec douceur une chorégraphie aérienne auprès de l’arbre qu’elle hante20. Cette sensibilité est alors, pour la mère, le signe d’une prédilection pour les plantes et les arbres, qui semble lui offrir une capacité d’expression et de révélation personnelles, sous la forme de ce qu’on pourrait presque appeler une agentivité végétale. À la manière de ce personnage qui nous guide et nous accompagne dans le film, le regard des spectateurs est sans cesse « requis, happé par […] le magnétisme des éléments, de la vie sauvage, de la chlorophylle, de la lumière, et la possibilité offerte par le cinéma d’en chanter l’éblouissement »21, comme l’écrit Jean-Philippe Tessé.
Le contraste est fort avec la virilité machinique du père, auquel Brad Pitt confère une énergie autoritaire et bourrue, et que le film associe à de nombreux artéfacts : voiture, usine, avion ou instruments de musique. Quelques instants après avoir vu la danse maternelle, toute végétale et ondoyante, on découvre l’usine du père et Malick filme alors trois cheminées parfaitement rectilignes, comme si les trois fils avaient été mécanisés pour marcher droit, à la lettre et dans tous les sens, sur le modèle de ces trois fûts phalliques et dévégétalisés. Pour le père, la sensibilité maternelle n’est qu’une sensiblerie. Cet ingénieur qui dépose de multiples brevets d’inventions mécaniques tient fréquemment à ses trois garçons des discours sur le contrôle, la réussite et l’autorité, quand la mère évoque l’écoute, la joie et l’amour. Le récit familial est donc aussi une histoire de violence, un combat perpétuel qui oppose les fils au père et les époux entre eux, comme le monde végétal et celui des machines. « Vous luttez toujours en moi », dit Jack en évoquant ses parents, lui qui aimerait à un moment donné voir son père disparaître et qui pense que celui-ci voudrait aussi parfois le tuer.
La dissémination des figures végétales au sein de The Tree of Life contribue, comme par un effet de scansion, à donner son style (au sens fort) au film de Malick et à marquer les spectateurs. Comme l’écrit Philippe Fraisse dans la revue Positif, « plus que jamais nous voici face à un cinéma qui veut se donner au spectateur dans le cadre d’une expérience sensible »22, à travers « une moisson d’images archétypales »23 capables de nous toucher profondément. Dans une perspective assez proche, Vincent Amiel et José Moure décrivent l’évolution esthétique du cinéaste dans l’art de filmer la nature à partir des années 2010. Selon eux, le paysage malickien « est désormais constitué de fragments épars, d’éclats de lumière, de mouvements contradictoires qui restituent les expériences fugitives de la sensation, instables, aléatoires, diffuses »24. Le film ainsi conçu relève du dispositif expérimental, voire de l’installation artistique, et les figures végétales contribuent à en accroître la puissance.
La présence des plantes et des arbres, on l’a déjà suggéré, est l’occasion dans The Tree of Life, d’expressions affectives variées, notamment entre le frère aîné et son cadet, qu’on voit jouer en forêt, parfois se disputer, puis se réconcilier. Après l’avoir blessé lors d’une de ces sorties sylvestres, l’aîné finit par obtenir le pardon du cadet et l’image qui scelle la confiance retrouvée est un plan aérien qui montre les deux frères jouant autour de leur maison depuis le sommet d’un arbre. On peut imaginer, à travers ce choix d’axe étrange, que l’on a affaire ici en quelque sorte au point de vue de l’arbre personnifié, se réjouissant en silence de la complicité fraternelle retrouvée, ou peut-être même au point de vue de Dieu, veillant sur ses jeunes créatures. C’est d’ailleurs ainsi que Frédéric Bisson interprète le rôle des arbres dans ce film au titre biblique, fondé sur des enjeux religieux très profonds. Selon lui, The Tree of Life « est la somme cosmo-théologique de Terrence Malick. Il y élève son cinéma au rang de pensée abstraite. Tout le film semble proposer une vision végétale de Dieu : un Dieu-Arbre expansif, un Dieu cosmique en croissance ligneuse »25. L’arbre de vie permettrait alors de proposer « une expérience sensible de Dieu »26, sous les espèces audiovisuelles qu’autorise le cinématographe.
Un arbre proche de la maison des O’Brien, plus petit que celui qui vient d’être évoqué, et filmé cette fois à hauteur d’enfant, apparaît au moment où la famille doit déménager : le cadet décide d’enfouir au pied de cet arbre aux secrets ses petits trésors enfantins, dans un esprit proche du Tom Sawyer de Mark Twain, où les superstitions des jeunes personnages et la vie au contact des arbres et des plantes se conditionnent parfois mutuellement27. Le roman de Mark Twain redonne également vie aux jeux, aux forêts et aux jardins perdus de l’enfance pour ses lecteurs adultes, et le romancier s’adresse précisément aux « grandes personnes » dans sa préface, en souhaitant « leur rappeler plaisamment ce qu’elles-mêmes ont été, ce qu’elles ont ressenti et pensé, comment elles parlaient et dans quelles étranges entreprises elles se sont parfois lancées »28, comme Malick le fait à sa manière dans The Tree of Life.
L’arbre est bien alors un réceptacle affectif et mémoriel, capable de relier le passé et l’avenir, et de protéger pour plus tard des souvenirs immarcescibles. Dans une perspective semblable, Proust souscrit aux anciennes croyances animistes selon lesquelles les âmes défuntes pourraient être captives dans des végétaux, et libérées par le passage d’un promeneur bien vivant et suffisamment attentif à ces signes : « Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous »29. Comme l’écrit Philippe Descola dans Les Formes du visible, l’animisme infère « une présence là où l’on devrait être seul, en détectant une intention qui nous semble adressée dans le mouvement d’une ramure »30. L’anthropologue a d’ailleurs pu analyser en profondeur les rapports des Achuar d’Amazonie avec les êtres non-humains à qui ils confèrent une existence singulière, comme il l’indique :
Ces plantes et ces animaux apparaissaient aux rêveurs sous forme humaine et leur délivraient un message. […] je me rendais compte que les Achuar se représentaient les plantes et les animaux comme des partenaires sociaux, comme des interlocuteurs, comme des personnes31.
Le cinéaste de The Tree of Life entreprend à son tour d’écouter et d’enregistrer, par les ressources propres du cinéma, la voix des arbres, voire peut-être leur vie affective et leur pensée, au sens où l’anthropologue Eduardo Kohn envisage ces questions dans son ouvrage Comment pensent les forêts : « Je propose une théorie de la réalité de l’enchantement et de l’animisme au-delà de l’humain »32.
Si l’arbre de vie a donné son titre au film de Malick, c’est parce qu’il désigne par métaphore le projet extraordinaire du cinéaste : figurer une cosmogonie complète, qui montre la création de l’univers, du système solaire et de la Terre, puis de la famille dans laquelle naissent Jack et ses deux frères. L’apparition de la vie sur notre planète est alors représentée, grâce à l’agencement des plans et des séquences, comme un mouvement de germination et de fécondation permettant à différentes espèces de croître et d’évoluer. Le cinéaste a recours à certaines images de synthèse, pour la multiplication cellulaire par exemple dans l’infiniment petit et pour la représentation des objets célestes dans l’infiniment grand ; mais la majorité des plans qu’il choisit proviennent de prises de vues réelles, comme ces méduses primordiales ou ces algues archaïques qu’il filme pour donner corps aux premiers temps de la Terre. On voit ensuite des mousses recouvrir de gros rochers bossus, tandis qu’un travelling vient distinguer dans l’image un petit arbre, qui semble offrir ses feuilles au contact de l’air et du vent et recevoir la lumière pour la première fois.
On songe alors aux propos de Jacques Brosse dans sa Mythologie des arbres :
Longtemps, l’homme a vécu en une telle symbiose avec l’arbre, protecteur et nourricier, qu’il lui semblait tenir de lui son existence, qu’il y voyait même l’origine de l’univers. L’arbre semble en effet le support le plus approprié de toute rêverie cosmique ; il est la voie d’une prise de conscience, celle de la vie qui anime l’univers. Devant l’arbre qui conjoint deux infinis opposés, unit les deux profondeurs symétriques et de sens contraire, l’impénétrable matière souterraine et ténébreuse et l’inaccessible éther lumineux, l’homme se prend à rêver33.
Et le cinéaste ne fait pas exception.
Dans cette longue séquence fondatrice du film, véritable Genèse filmique, Malick déploie largement l’image littérale et figurée de l’arbre de vie biblique, en donnant forme à une sorte d’épopée de la Création, étayée par ses préoccupations théologiques. Mais on peut tout aussi bien songer, devant ces images, à des récits antiques comme Les Métamorphoses d’Ovide, à travers les effets de transformisme que le montage génère, Malick pouvant sans doute souscrire à l’invocation initiale d’Ovide, à condition de remplacer le pluriel par un singulier dans l’adresse au divin :
Je me propose de dire les métamorphoses des formes en des corps nouveaux ; ô dieux (car ces métamorphoses sont aussi votre ouvrage), secondez mon entreprise de votre souffle et conduisez sans interruption ce poème depuis les plus lointaines origines du monde jusqu’à mon temps34.
Comme le poète latin, le cinéaste étasunien, proprement inspiré, reconstitue le premier matin du monde et de l’Homme. Il filme des arbres familiers qui ont été les témoins de l’existence des dinosaures, pour souligner la permanence végétale, par rapport à la fragilité animale. Les forêts jurassiques composent alors un cadre glorieux où les arbres sont mis en scène comme des monuments gigantesques. Des pins et des sapins vus en contre-plongée soulignent ainsi une extrême verticalité qui donne une forme plastique à la transcendance dont le cinéaste enregistre les manifestations concrètes. Selon Vincent Amiel, les effets stylistiques de Malick ont certainement essaimé dans l’imagerie contemporaine, attestant son rôle majeur dans les représentations végétales au cinéma, comme il le note dans la revue Esprit :
Si depuis vingt ans on voit tous ces arbres contemplés par-dessous, ces troncs menant vers le ciel et les futaies, s’il y a tant de motifs animaliers et végétaux pour rendre compte d’un état de nature, et si l’on entend si souvent, dans les films ou séries, des voix qui s’entrecroisent sans dialoguer, c’est à lui, au moins en partie, qu’on le doit35.
Les lignes verticales permettent aussi de relier les deux infinis qu’une tension permanente sollicite dans cette genèse cinématographique ; en effet, Malick effectue de colossales variations d’échelles dans les images qu’il enchâsse, passant de vues microscopiques à des perspectives spatiales gigantesques, d’individus isolés au cosmos entier, et du temps humain fugace au temps géologique démesuré.
Dans le champ de l’histoire des arts et des représentations, de telles considérations pourraient nous faire penser au rôle primordial que le thème de l’Annonciation a joué dans l’évolution de la perspective pendant la Renaissance italienne. Daniel Arasse l’a montré dans son ouvrage L’Annonciation italienne. Une histoire de perspective, où il explique comment le dispositif de la perspective centrée a permis aux artistes italiens renaissants d’exprimer visuellement le mystère chrétien de l’Incarnation, c’est-à-dire la venue de l’infini dans le fini, de l’immensité dans la mesure, au cœur de cette scène où l’archange Gabriel annonce à Marie sa future maternité divine. Il est question de lignes dans ces tableaux, mais de lignes s’enfonçant dans la profondeur de l’image creusée par la perspective qui articule ainsi le temps humain et le temps théologique, et donne à des arbres symboliques une valeur essentielle. Analysant ainsi L’Annonciation Gardner (1480), Daniel Arasse le confirme :
Attirant irrésistiblement l’œil vers le centre du panneau au moyen de deux lignes de fuite ininterrompues, c’est la perspective qui organise l’équilibre et la symétrie apparente de l’œuvre. Or elle n’attire pas l’œil vers des éléments indifférents : au-delà de la porte largement ouverte d’un jardin qui n’est plus « clos », le regard rencontre un arbre mort puis, à l’emplacement exact du point de fuite et de l’axe central du tableau, un arbre vivant. Le peintre ne pouvait plus simplement ni plus efficacement figurer la relation providentielle entre le début de la vie humaine du Christ, l’Annonciation, et sa fin, la mort sur la Croix et la Résurrection. La perfection du lieu architectural construit par la perspective s’offre incontestablement ici à un regard spirituel : elle donne à voir et invite à percevoir « spirituellement » le sens latent de l’historia36.
Le cinéma, par l’intermédiaire de la photographie, est directement relié à la maîtrise de la perspective et aux enjeux théoriques et symboliques qui lui sont associés, à commencer par la capacité de la perspective picturale à conjoindre dans la profondeur d’une même image des temporalités différentes. Dans The Tree of Life, comme dans les Annonciations étudiées par Daniel Arasse, de même que le dessein de l’incarnation prend forme à des échelles variées (les grossesses de la mère, la naissance de l’univers et de la vie terrestre), de même c’est « un regard spirituel » que l’artiste pose sur le monde végétal, notamment sur ces arbres qui, en profondeur et en hauteur, occupent certains plans.
Maître de l’Annonciation Gardner, Annonciation (vers 1480) et détail
Quand la Création en arrive à la famille de Jack, les végétaux continuent à porter de façon naturelle le discours du film. Un arbre printanier nous fait comprendre que la mère est enceinte, et l’expérience germinative de la grossesse est associée à quelques plans des jardins italiens florissants de Bomarzo. Ensuite le bébé (Jack) filmé en très gros plan, dont le visage occupe toute l’image, regarde des arbres, puis une feuille, comme le montrent les contrechamps subjectifs qui nous placent dans son regard. Pendant la petite enfance de Jack, on voit à plusieurs reprises sa mère jouer avec lui à côté d’arbres feuillus et brillants dans le soleil, ou tournoyer en le portant dans ses bras avant de pointer le ciel et de dire en souriant « C’est là que vit Dieu ! », le mouvement d’épanouissement aérien des arbres à l’arrière-plan renforçant l’enthousiasme maternel. En grandissant encore, les trois garçons continuent à vivre au rythme du monde végétal : ils se cachent derrière les arbres, y grimpent et passent des journées dans les bois. La morale maternelle conforte ce respect amoureux de la nature : « Aimez chaque feuille, chaque rayon de lumière, soyez bons les uns envers les autres, pardonnez », dit-elle hors champ, tandis qu’on voit des lilas agités par le vent, comme pour célébrer, par l’association de la feuille et de la lumière, le miracle de la photosynthèse. Lorsque le père part en voyage d’affaires, la mère et ses trois fils profitent d’une liberté complète, où règnent les jeux, les courses et la joie d’être réunis dans la verdure, au cœur d’un décor estival qui ressemble à un nouvel Eden.
Si l’arbre ponctue fréquemment le récit, il se déploie aussi sur d’autres plans de la représentation, jusqu’à déterminer toute la mise en scène de Malick. Pierre Berthomieu remarque à ce propos qu’une « myriade de motifs déclinent celui de l’arbre, des tentacules des éléments primordiaux aux plantes sous-marines et aux structures de verre, aux immeubles, aux tours, aux ascenseurs »37, comme si l’arbre constituait un modèle figuratif orientant l’acte de filmer et le montage de Malick. Frédéric Bisson souscrit à cette idée dans son analyse philosophique et théologique du film :
Le mouvement presque liquide de la caméra de Malick, qui se substitue à une narration linéaire, n’est pas d’une virtuosité gratuite, il a précisément pour fonction de nous faire sentir l’arborescence divine d’une image à l’autre […]. Le montage kaléidoscopique est l’essence même de la cosmo-théologie malickienne : il suggère une continuité ligneuse entre les images-fragments qu’il assemble38.
Dans son film documentaire Voyage of Time (2016), qui reprend de nombreux plans de The Tree of Life, Malick met en scène à nouveau l’arbre de vie de l’humanité, de façon métaphorique et concrète à la fois, non pas seulement dans un sens théologique mais en reparcourant les branches de l’évolution biologique et en montrant ces arbres dans lesquels vivaient les grands singes dont nous descendons. Le lien archaïque entre l’homme et la Terre Mère y est également souligné par la figure végétale de l’arbre, qui n’a cessé de nourrir la pensée, les arts et les sciences, si l’on songe par exemple aux multiples représentations des arbres phylogénétiques, depuis Darwin notamment, pour figurer l’évolution biologique, comme le montre Claudine Cohen en étudiant les arbres de l’évolution humaine dans son récent Nos ancêtres dans les arbres39.
La sensibilité végétale dont fait preuve Malick dans The Tree of Life, et qui structure son film, concerne également la chronologie du récit, car les motifs végétaux peuvent dans une certaine mesure composer et configurer la matière du temps dans le film, et relier les époques entre elles. La maison contemporaine où vit Jack adulte est une villa d’architecte à la décoration minimaliste, très largement ouverte vers l’extérieur et la végétation. Quelques branches coupées et des fleurs apportées par la femme de Jack accompagnent l’hommage que le frère aîné rend à son cadet le jour anniversaire de sa mort. Et cette maison vitrée constitue la version moderniste (mais triste et dévitalisée) des deux maisons où le personnage a passé son enfance et son adolescence, que Malick met en scène en montrant souvent les vérandas et les ouvertures reliant la maison aux jardins, comme des boîtes prismatiques de verre et de bois, traversées par le soleil et sensibles aux présences végétales.
Après la mort et l’enterrement de son fils, on voit, dans un plan assez bref, le père de famille qui traverse un bois où souffle le vent, mais il est filmé de loin et la présence des arbres n’est alors pas efficace. En revanche, une scène-clef du film se noue également quelque temps après la disparition du fils et elle met en scène la mère qui marche seule dans un bois de pins ; sa voix intérieure interroge sa foi et le sens de l’existence (« Est-ce que je t’ai fait défaut ? », murmure-t-elle). On la voit avancer de dos, méditative, puis observer, de face, les fûts élancés des grands pins qu’elle regarde en levant la tête. Elle semble percevoir les « confuses paroles » de ces « vivants piliers » qui s’élèvent vers le ciel, pour reprendre Baudelaire40. Son visage délavé par les larmes s’offre en gros plan au regard du spectateur, comme si le deuil était visible à même sa peau transparente. Elle ferme soudain ses yeux fatigués et Malick effectue ensuite un des raccords les plus extraordinaires de l’histoire du cinéma, plus gigantesque encore, sur le plan temporel, que le célèbre enchaînement de plans du 2001 de Kubrick, où un os lancé par un grand singe laisse place à un vaisseau spatial.
En effet, la suture du montage, par une surprenante contiguïté, juxtapose alors le plan de la mère qui ferme les yeux et un écran noir (bientôt éclairé par des lueurs primordiales) qui inaugure un très long retour en arrière, représentant plus d’une heure et demie du film et nous ramenant presque quatorze milliards d’années plus tôt, au moment de la création de l’univers. Rentrée en elle-même, partie à la recherche de son fils disparu, tandis que le Lacrimosa entêtant du Requiem for My Friend (1998) de Zbigniew Preisner enveloppe de sa tonalité solennelle le début du retour en arrière, elle va désormais, par la pensée et les sensations, remonter le temps et nous faire assister, dans les profondeurs intersidérales, à la naissance de galaxies et d’étoiles, puis à la formation de la Terre, à l’apparition de la vie, jusqu’à sa rencontre avec son mari et l’enfance de ses trois fils. Si le procédé narratif du retour en arrière est courant et permet dans maints récits filmiques de faire revivre les morts grâce aux souvenirs, Malick l’emploie ici de façon singulière, en comblant un abîme temporel de plusieurs milliards d’années par le voyage spirituel et introspectif de la mère endeuillée, et ce sont des arbres de pure verticalité – les pins – qui semblent avoir autorisé et initié cette remontée exceptionnelle, confirmant la puissance de révélation des végétaux. Bachelard le note d’ailleurs dans L’Air et les songes : « le pin est pour l’imagination un véritable axe de rêverie dynamique. Tout grand rêveur dynamisé reçoit le bénéfice de cette image verticale »41 ; comme la mère qui ferme les yeux, emportée dans sa « rêverie dynamique » à travers l’espace-temps.
La surrection progressive de la vie est aussi marquée par la violence de la destruction et Malick montre bien ensuite la météorite qui frappa la Terre et fit disparaître les dinosaures, avant qu’un nouveau mouvement biologique ne s’enclenche. Les arbres, qui donnent corps à la transcendance (« Tu m’as parlé depuis les arbres », dit Jack à Dieu), sont aussi la forme végétale du temps. « Raconte-nous une histoire plus vieille que nos souvenirs », demande un soir le cadet à sa mère, comme une mise en abyme du retour en arrière démesuré qui fonde le film, que le cinéaste clôt en revenant précisément dans la pinède où la mère poursuit sa marche, avec un mouvement de caméra descendant, pour souligner l’achèvement de ce vaste cycle.
La fin du film est à l’inverse une projection vers l’avenir : les retrouvailles de tous les membres de la famille prennent la forme d’un retour des êtres à travers le temps (promesse de la résurrection), dans le décor naturel d’immenses rivages désolés. Les personnages de Jack enfant et adulte apparaissent, et le frère cadet est enfin retrouvé par sa mère ; avant qu’on ne le découvre, Malick insère la vue d’un arbre resplendissant, rehaussé par une contre-plongée et un travelling ascensionnel, et il montre aussi furtivement un petit arbre verdoyant sur la plage du « paradis » où se trouve le cadet, comme si le végétal était en quelque sorte le totem de cet enfant. Dans son Dictionnaire Terrence Malick, Damien Ziegler définit ce plan d’arbre comme une « synthèse dialectique puisqu’il est en charge de réunir le temps cosmique (séquence de la création et apparition du premier arbre) avec le temps humain »42, correspondant à la plantation d’un arbrisseau quand Jack était enfant, pour former « une nouvelle unité »43 où les temporalités se fondent et se résolvent. Enfin, à travers un montage procédant par flashes ou fulgurations poétiques, on aperçoit à nouveau les tournesols des premières minutes du film, l’arbre jeune enserré dans le béton sur le parvis des gratte-ciels de Houston puis un grand pont sous lequel passe un oiseau, ces scansions végétales associées aux constructions contemporaines démontrant la présence permanente et active des plantes dans The Tree of Life.
Un « arbre de haut rang montait déjà des grandes Indes souterraines, / Avec sa feuille magnétique et son chargement de fruits nouveaux »44 : la dernière image développée par Saint-John Perse dans son recueil Vents fait surgir un arbre puissamment évocatoire qui, par-delà la mort et la violence des hommes, porte une promesse de vie et de création nouvelle. Cette riche métaphore végétale peut faire songer à la manière dont Malick filme l’aventure du deuil et son dépassement, vécus par la mère dans The Tree of Life, au cœur de la forêt de pins où se noue un moment-clef du film.
En définitive, on voit bien comment le cinéaste, héritier du transcendantalisme étasunien et de son regard sensible sur la nature et la wilderness, est parvenu dans ce film à déployer, comme un arbre le fait avec ses branches et ses racines, un vaste réseau figuratif et tout un rhizome expressif, capable de troubler les spectateurs et fondé sur l’image biblique de l’arbre de vie, porteur d’immortalité. Comme le rappelle justement Stanley Cavell, « Malick a fait de la quête de l’expressivité au cinéma l’un de ses grands sujets »45. Les motifs ligneux polysémiques qu’il met en scène soulignent que la matière végétale constitue dans le film une sorte de précipité spatiotemporel, qui permet aux plantes de devenir les corps conducteurs des souvenirs et de la vie affective des personnages, tandis que le film réussit à enregistrer et « sentir dans tout l’univers la même force arborescente »46, pour reprendre les mots de Bachelard décrivant la dynamique impérieuse de « l’essor végétal »47.
Face aux arbres et aux plantes, l’œil du cinéaste développe un émerveillement qui semble vouloir percer les mystères d’une métaphysique de la lumière – The Tree of Life devenant ainsi The Tree of Light. Philippe Fraisse compare à ce propos les paysages de Malick aux tableaux luministes de l’Hudson River School, ce mouvement pictural du XIXe siècle qui magnifia, au moyen d’un usage romantique de la lumière et par goût du sublime, les espaces naturels grandioses des États-Unis ; « en Amérique une nouvelle façon de vivre et de sentir »48 se cherche alors, écrit-il, et la sensibilité végétale dont Malick fait preuve dans The Tree of Life parait poursuivre cette quête artistique et philosophique.
Et ne pourrait-on d’ailleurs pas voir dans ces végétaux protéiformes et ces arbres profus qui peuplent le film une image souveraine de Malick lui-même, qui s’inclurait comme un démiurge cinématographique dans sa propre création ? Cet artiste secret, dont on n’a presque aucune image, qui refuse tout entretien et toute prise de parole publique, met en scène dans The Tree of Life une enfance texane proche de la sienne, et son regard sur le monde végétal pourrait bien, à la manière d’un effet de signature, indiquer sa présence discrète mais vivace dans sa propre œuvre. Pour reprendre, en le détournant, le célèbre vers de Mallarmé dans son « Tombeau » de Verlaine49, il serait alors possible d’écrire : Malick ? Il est caché parmi l’herbe ou dans les arbres, Malick.
[1] Jean-Philippe TESSÉ, « Le plan malickien », Cahiers du cinéma, 668, juin 2011, p. 12-13, p. 13.
[2] Frédéric BISSON, « L’arbre du monde et le Dieu invisible », Éclipses, 54, 2014, p. 70-87, p. 86.
[3] Youri DESCHAMPS, « Libre comme l’art », Éclipses, 54, 2014, p. 2-11, p. 3.
[4] Stanley CAVELL et Élise DOMENACH, « Les voix off féminines et le silence de Terry. Entretien avec Stanley Cavell », in Élise DOMENACH (dir.), L’Écran de nos pensées. Stanley Cavell, la philosophie et le cinéma, Paris, ENS Éditions, 2021, p. 93-96, p. 93.
[5] Pierre BERTHOMIEU, Hollywood. Le temps des mutants, Pertuis, Rouge Profond, 2013, p. 224.
[6] Pascal COUTÉ, « Je suis l’amant de la beauté infinie et immortelle », Éclipses, 54, 2014, p. 58-68, p. 65.
[7] Jean MOTTET, « Avant-propos », in Jean MOTTET (dir.), L’Arbre dans le paysage, Seyssel, Champ Vallon, 2002, p. 5-14, p. 8.
[8] Stéphane DELORME, « Cahiers verts », Cahiers du cinéma, 754, avril 2019, p. 5.
[9] Loc. cit.
[10] Loc. cit.
[11] Teresa CASTRO, « À l’écran, le végétal s’anime. Cinéma, animisme et sentience des plantes », in Teresa CASTRO, Perig PITROU et Marie REBECCHI (dir.), Puissance du végétal et cinéma animiste. La vitalité révélée par la technique, Dijon, Les Presses du réel, 2020, p. 41-73, p. 44.
[12] Ibid., p. 63.
[13] Ibid., p. 44.
[14] Johann Wolfgang von GOETHE, « Erlkönig » (1782), Gedichte 1756-1799, Berlin, Deutscher Klassiker Verlag, 2010, p. 663. Malick s’est profondément intéressé à la pensée allemande lors de ses études et recherches philosophiques sur Heidegger et Husserl notamment, et la marque du Romantisme est notable dans ses films, par exemple, sur le plan visuel, dans Une vie cachée (A Hidden Life, 2019), où les Alpes autrichiennes filmées à la manière de Caspar David Friedrich servent de décor au destin tragique de l’objecteur de conscience Franz Jägerstätter.
[15] Dans une lumière crépusculaire, le tableau de Friedrich présente un réseau de branches nues et sinueuses et un vol noir de corbeaux qui confèrent à l’arbre une présence de mauvais augure dans l’image, à la manière des arbres hivernaux et mortifères filmés par Malick pour soutenir visuellement l’évocation de la mort du fils cadet.
[16] Ariane GAUDEAUX, La Balade sauvage de Terrence Malick, Chatou, Les Éditions de la Transparence, 2011, p. 69.
[17] Alexandre MATHIS, Terrence Malick et l’Amérique, Levallois-Perret, Playlist Society, 2015, p. 153.
[18] P. BERTHOMIEU, op. cit., p. 224.
[19] Michel CIMENT, « Le jardin de Terrence Malick (Les Moissons du ciel) » (1979), Les Conquérants d’un nouveau monde. Essais sur le cinéma américain, Paris, Gallimard, 1981, p. 291-303, p. 297-298. Qu’il s’agisse des jeunes amants de Badlands (La Balade sauvage, 1973) se cachant en pleine nature, du couple de Days of Heaven (Les Moissons du ciel, 1978) dans les champs de céréales du Texas, de John Smith et Pocahontas dans la Virginie sauvage de The New World (Le Nouveau Monde, 2005) ou encore des époux Jägerstätter dans les Alpes autrichiennes du récent A Hidden Life (Une vie volée, 2019), l’expulsion hors du jardin est toujours douloureuse, voire tragique, dans le cinéma de Malick.
[20] Comme l’écrit Charles Hirsch, « l’énergie vitale de l’arbre est associée aux pouvoirs féminins de la création dans la plupart des traditions » (Charles HIRSCH, L’Arbre, Paris, Éditions du Félin, 1988, p. 19).
[21] J.-P. TESSÉ, op. cit., p. 12-13.
[22] Philippe FRAISSE, « The Tree of Life. Exubérance, c’est beauté », Positif, 605-606, juillet-août 2011, p. 118-120, p. 118.
[23] Loc. cit.
[24] Vincent AMIEL et José MOURE, Histoire vagabonde du cinéma, Paris, Vendémiaire, 2020, p. 69-70.
[25] F. BISSON, op. cit., p. 70.
[26] Ibid., p. 75.
[27] Voir notamment la description humoristique des superstitions censées faire disparaître les verrues lors de l’apparition de Huckleberry Finn dans le roman (Mark TWAIN, Les Aventures de Tom Sawyer (1876), Bernard HŒPFFNER (trad.), Auch, Tristram, 2008, p. 65-69). En outre, l’influence explicite de Twain sur le cinéma de Malick a été notée dès la sortie de ses premiers films, notamment par Michel Ciment dans son article fondateur consacré au cinéaste à la fin des années 1970. Il suggère que la « source littéraire » des Moissons du ciel se trouve dans Les Aventures de Huckleberry Finn, « où Mark Twain révolutionnait l’art du roman américain en faisant raconter l’histoire par son jeune héros dans une langue très écrite mais apparemment parlée qui visait à recréer la fraîcheur des sensations, le lyrisme de la nature » (M. CIMENT, op. cit., p. 297-298).
[28] M. TWAIN, op. cit., p. 9.
[29] Marcel PROUST, Du côté de chez Swann (1913), Paris, Flammarion, 1987, p. 141. Le célèbre épisode des trois arbres d’Hudimesnil dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs renforce par ailleurs cet imaginaire proustien des arbres-esprits.
[30] Philippe DESCOLA, Les Formes du visible. Une anthropologie de la figuration, Paris, Éditions du Seuil, 2021, p. 89.
[31] Philippe DESCOLA, Une écologie des relations, Paris, CNRS Éditions, 2019, p. 26-27.
[32] Eduardo KOHN, Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l’humain (2013), Grégory DELAPLACE (trad.), Bruxelles, Zones sensibles, 2017, p. 292.
[33] Jacques BROSSE, Mythologie des arbres, Paris, Plon, 1989, p. 33.
[34] OVIDE, Les Métamorphoses, Jean-Pierre NÉRAUDAU (éd.), Paris, Gallimard, 1992, p. 42.
[35] Vincent AMIEL, « Terrence Malick : de la nature à la grâce », Esprit, 393 | mars-avril 2013, URL : https://esprit.presse.fr/article/vincent-amiel/terrence-malick-de-la-nature-a-la-grace-37421.
[36] Daniel ARASSE, L’Annonciation italienne. Une histoire de perspective (1999), Paris, Éditions Hazan, 2020, p. 214-215.
[37] P. BERTHOMIEU, op. cit., p. 225.
[38] F. BISSON, op. cit., p. 77.
[39] Claudine COHEN, Nos ancêtres dans les arbres. Penser l’évolution humaine, Paris, Éditions du Seuil, 2021.
[40] Charles BAUDELAIRE, « Correspondances », Les Fleurs du mal (1857), Œuvres complètes, tome 1, Claude PICHOIS (éd.), Paris, Gallimard, 1975, p.11.
[41] Gaston BACHELARD, L’Air et les songes (1943), Paris, Librairie Générale Française, 1992, p. 263.
[42] Damien ZIEGLER, Dictionnaire Terrence Malick, La Madeleine, Éditions LettMotif, 2019, p. 24.
[43] Loc. cit.
[44] Saint-John PERSE, Vents (1946), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1972, p. 251.
[45] S. CAVELL, op. cit., p. 96.
[46] G. BACHELARD, op. cit., p. 287.
[47] Loc. cit.
[48] Philippe FRAISSE, Un jardin parmi les flammes. Le cinéma de Terrence Malick, Pertuis, Rouge Profond, 2015, p. 75.
[49] « Verlaine ? Il est caché parmi l’herbe, Verlaine » : Stéphane MALLARMÉ, « Tombeau » (1897), Poésies, Bertrand MARCHAL (éd.), Paris, Gallimard, 1992, p. 62.
Résumé
Le cinéma de Terrence Malick démontre depuis plusieurs décennies un intérêt particulièrement aigu pour les sensibilités végétales, dont la puissance d’expression trouve dans The Tree of Life (2011) l’un de ses sommets. Ce film singulier, qui entrecroise l’histoire d’une famille texane et le destin de l’univers depuis ses origines, constitue une fenêtre ouverte sur le monde naturel, comme s’il s’agissait pour le cinéaste d’enregistrer la vie active des arbres et des plantes, et de recueillir leur chant, où s’incarnent à la fois des pensées, des émotions et des souvenirs.
Abstract
For several decades, Terrence Malick's cinema has shown a particularly acute interest in plant sensibilities, whose expressive power finds one of its peaks in The Tree of Life (2011). This singular film, which intertwines the story of a Texan family and the destiny of the universe from its origins, constitutes an open window on the natural world, as if it were a question for the filmmaker to record the active life of trees and plants, and to collect their song, where thoughts, emotions and memories are embodied.
Figures végétales : les arbres et les plantes à l’œuvre
L’arbre de vie, motif d’une création arborescente
Guillaume GOMOT
Université de Haute-Alsace
AMIEL, Vincent, « Terrence Malick : de la nature à la grâce », Esprit, 393 | mars-avril 2013, URL : https://esprit.presse.fr/article/vincent-amiel/terrence-malick-de-la-nature-a-la-grace-37421
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