Puisque les manifestations d’une sensibilité végétale, si sensibilité végétale il y a, sont le plus souvent difficilement perceptibles, il ne reste à celui qui veut en interroger les traces ou les mentions dans la tradition chinoise lettrée qu’à étudier les textes et donc à n’appréhender cette capacité qu’à travers le filtre de la représentation et de l’écriture. Connaître les composantes de la Nature en en maîtrisant les noms, telle est l’une des démarches fondamentales du confucianisme évoquée par CHEN Jingyi dans sa préface au Quan Fang Beizu 全芳备祖 (L’Ancêtre de toutes les fragrances), grand recueil de citations de textes relatifs aux plantes daté de 1256 :
la Grande Etude Da Xue fonde son enseignement avant tout sur l’observation des choses ge wu tandis que la tâche de celui qui étudie xue zhe 學者 est de bien connaître les noms des oiseaux, quadrupèdes, herbes et arbres1.
La dernière phrase est une allusion à un propos de Confucius, rapporté dans le Lun Yu (Entretiens) au livre 17, chap. 92.
Mes enfants, pourquoi aucun de vous n’étudie-t-il les Poèmes ? (...) Ils nous font beaucoup connaître les noms des oiseaux, quadrupèdes, herbes et arbres’3.
Nous voyons ici que dès le sixième siècle avant notre ère, l’observation des animaux et des végétaux ainsi que la connaissance de leurs dénominations forment un des aspects de l’enseignement confucéen. Une formule résume cette démarche, gewu zhizhi 格物致知 : « Observer/investiguer les choses pour parvenir à la connaissance ». Cette attitude est liée à la « rectification des noms » zhengming 正名 qui manifeste l’importance accordée à l’adéquation entre les noms et les réalités qu’ils désignent4.
Dans le Xun Zi 荀子de XUN Qing 荀卿5 (c. - 313 à - 239), au chapitre 9, « Institutions du souverain », Wang zhi 王制, on trouve incidemment mention de la place des végétaux dans une échelle des êtres pour justifier la position dominante de l’homme :
Eaux et feux possèdent une force matérielle q i氣6 mais pas la vie wu sheng 無生. Herbes et arbres possèdent la vie you sheng 有生 mais pas la connaissance wu zhi 無知. Oiseaux et quadrupèdes possèdent la connaissance you zhi 有知 mais pas le sens de la justice wu yi 無義. Les humains possèdent force matérielle, vie, connaissance et de plus, sens de la justice, c’est pourquoi ils sont ce qui est le plus précieux sous le ciel’7.
Ce passage renseigne donc sur les qualités fondamentales, reconnues aux plantes avant la fondation d’un empire unifié (221 av. J.C.) : elles possèdent une force matérielle, un qi; elles possèdent aussi la vie sheng, et donc, naissent, engendrent et meurent. De plus, elles sont le deuxième maillon d’une chaîne continue jusqu’aux humains dans la mesure où la force matérielle qi est commune à toutes les « dix-mille choses ».
Xue Xuan 薛瑄 (1389-1464) dans son Du Shu Lu 讀書錄8 (Notes de lecture) considère que :
Quand on observe la racine des arbres, il faut penser qu’il n’y a pas un ‘avant’ la racine mais que, au sein de l’indifférencié, le principe li de la racine existant déjà, dès que le moteur de la force matérielle l’anime, ses qualités intrinsèques commencent à être mises en route et le principe li s’y conforme. C’est ainsi que sont produites les racines des arbres.
Enfin, toujours dans le courant néoconfucéen, WANG Shouren 王守仁, connu sous le nom de WANG Yangming 王陽明 (1472-1528), rapporte que
Zhu Bensi demanda si l’homme avait un esprit vide ou une connaissance innée liang zhi 良知, s’il était de la même catégorie que les plantes et les minéraux ou s’il avait ou non une connaissance innée. Le maître répondit que la connaissance innée de l’homme était la même que celle des plantes et des minéraux et que si plantes et minéraux n’avaient pas la connaissance innée de l’homme, on ne pourrait pas les concevoir. A supposer qu’il en soit ainsi seulement pour les plantes et les minéraux et que le ciel et la terre n’aient pas la connaissance innée de l’homme, ils ne pourraient être le ciel et la terre, en effet ciel, terre, les dix mille choses et l’homme, ne forment qu’un seul corps à l’origine. […] Vent, pluie, rosée, tonnerre, soleil, lune, étoiles et astres, animaux et plantes, montagnes, rivières, terres et rochers, à l’origine ne forment qu’un seul corps avec l’homme. C’est pour cela que tout ce qui appartient aux catégories des grains et des animaux, peut servir de nourriture aux humains, que ce qui appartient aux catégories de la matière médicale et des minéraux peut servir à soigner. C’est, en effet, parce qu’ils procèdent de la même force matérielle qu’il peut y avoir interpénétration9.
Cependant YE Tianshi 葉天士 (1667-1746) indique que « les plantes n’ayant pas de sentiments, elles ne peuvent pas soigner les maladies des affections »10. Fort heureusement, une jolie démonstration que cet auteur n’avait pas dû connaître avait été donnée, un siècle plus tôt, par LI Yu 李漁 (1611- ?1680), dans son Xian Qing Ou Qi 閑情偶奇 (1671) (Notes éparses au gré d’humeurs oisives). Il écrit dans le chapitre Zhong Zhi Bu 種植部 (Sur La Culture des plantes), au sujet du zi wei 紫薇 ou « lilas des Indes »11 :
Certains disent que les animaux possèdent la connaissance et pas les plantes. Je dis qu’il n’en est rien. Animaux et plantes sont des choses qui ont la connaissance mais la connaissance des animaux diffère un peu de celle des humains et celle des plantes diffère un peu de celle des animaux (…). Comment savons-nous cela ? Parce que le lilas des Indes craint les chatouilles12. Connaître les chatouilles, c’est connaître la douleur. Connaître chatouilles et douleur c’est connaître l’honneur et la honte, le profit et le tort, c’est ne pas être éloigné des animaux de la même manière que les animaux ne sont pas éloignés des humains. D’aucuns disent qu’il n’y a qu’une sorte d’arbre qui craigne les chatouilles mais je dis qu’il n’en est pas ainsi. Je dis que toutes les plantes étant de même nature cao mu tong xing 草木同性, observer que la nature de cet arbre est d’être chatouilleux, c’est donc savoir qu’il n’y a ni herbe ni arbre qui ne connaisse douleur ni chatouille mais que seul le lilas des Indes peut remuer, les autres non. D’aucuns diront encore, comment peut-on savoir qu’ils distinguent peine et chatouille puisqu’ils ne bougent pas ? Je dis, en comparaison avec les humains, que si vous chatouillez une personne sensible, elle s’agite. Cependant il y a des gens qui ne réagissent pas aux chatouilles, serait-ce que les humains ne connaissent pas peine et chatouilles ?13
L’idée de correspondances, de sympathie, de compatibilité ou encore de résonance entre les diverses catégories des choses, wu lei xiang gan物類相感 est très importante. Nous constatons donc que les plantes possèdent une sensibilité et qu’elles entretiennent de plus un lien particulier avec les humains puisque le qi 氣, la force matérielle fondamentale est commune aux deux. Il faut remarquer aussi que si les humains occupent la première place parmi les dix mille choses, ils n’en sont pas séparés fondamentalement, et font donc partie de ce tout. Les différences entre les diverses « choses » tiennent à la façon dont la force matérielle qi et le principe fondamental li 理se structurent, créant les spécificités. La force matérielle, moteur de toutes les choses, est animée par l’interaction de deux forces antagonistes, l’une femelle yin, l’autre mâle yang. Dans une conception cosmologique, l ‘ensemble des "dix mille choses" est réparti entre cinq Agents ou Phases, Terre, Métal, Eau, Bois, Feu qui sont dans un rapport dynamique grâce à l’action de la force matérielle. Cette pensée se développe à partir du quatrième siècle av. J.C. et, sera reprise deux siècles plus tard dans le cadre de l’École du yin-yang et des Cinq phases yin-yang wu xing jia 陰陽五行家.
Une division fondamentale pour les plantes se fonde sur l’apparition des feuilles et des fleurs. Au printemps, celles qui sont sensibles d’abord à l’action du yin vont mettre des feuilles puis fleurir ensuite, comme les catalpas et la plupart des végétaux, celles qui subissent l’influence du yang en premier, fleurissent sur des rameaux défeuillés comme les forsythias, paulownia, et certains magnolias par exemples.
Dans un texte achevé en 1380 env. et publié en 1516, Cao Mu Z i草木子 (Le Maître des Plantes),14 de YE Ziqi 葉子奇, on peut lire dans la partie intitulée « Dissertation sur l’observation des choses » ou Guan Wu Pian 觀物篇,
Chez les plantes, mince est la pousse, infime est le noyau. Couleur, parfum, pétale, feuilles se transmettent et sont produits. Après mille ans, il n’y a pas de changement. Leurs racines et tiges naissent et meurent mais, jamais encore depuis le début, la transmission de leur esprit positif shen 神15 ne s’est éteinte. […] Dans la petitesse d’un noyau, couleur, parfum ou pestilence, goût, fleur, fruit, tige, feuille, tout sans exception est contenu dans l’amande et lorsqu’il y a à nouveau développement, c’est absolument identique16. C’est par cela que la création révèle que toutes les amandes conservent toutes les fonctions17.
Une notion capitale dans l’Antiquité est celle des « Trois puissances san cai, 三才Ciel Homme Terre » qui explique le rôle crucial du souverain pour maintenir l’harmonie entre Ciel et Terre. A côté d’autres manifestations, ce sont les Yue ling, 月令 (Observances mensuelles), intégrées sous la forme d’un chapitre au Li ji禮記 Livre des rites, daté du deuxième siècle18, qui indiquent le déroulement normal de la croissance des végétaux et des animaux au cours de l’année ; sont également précisées les conséquences de manquements de la part du souverain s’il ne se conformait pas aux rites saisonniers. S’il ordonnait, au premier mois, de suivre les prescriptions d’un autre mois de l’année, des conséquences négatives sur les plantes s’en suivraient ; par exemple, les rituels d’automne entraîneraient une prolifération des mauvaises herbes, ceux propres à l’hiver empêcheraient la germination des semences, etc.
Néanmoins, à côté des manifestations négatives du monde végétal en réponse à un manquement du prince à ses devoirs, les plantes pouvaient également apporter la preuve de sa bonne conduite. C’était le cas du champignon zhi芝, « champignon d’immortalité »19 qui poussait, comme en attestent de nombreux textes20, lorsque ‘la vertu du souverain rayonnait sur la terre’21. Cet état était également marqué par l’apparition de pieds de céréales anormaux, à plusieurs épis appelés jia he嘉禾, belle céréale, terme défini comme « les plus grands des Cinq grains, l’essence de la vertu rayonnante »22 .On lit dans le Bai Hu Tong De Lun 白虎通德倫 (+79) (Discours sur la vertu du Tigre blanc) attribué à l’historien BAN Gu 班固 (32-92)23 : « Quand pousse l’herbe rouge24 zhucao 朱草 et que se lient les arbres mu lian li 木連理, la vertu est parvenue jusqu’aux plantes ». On peut lire également dans le Di Jing Tu, (Image du Miroir de la terre), que « lorsque le royaume est bien administré et le prince heureux, les arbres grandissent subitement d’eux-mêmes »25. Le texte du Di Jing地 鏡, (Miroir de la terre), (non daté mais antérieur au Tang 618-907) indique la signification pour les humains d’autres manifestations observées sur des plantes. Ainsi, un flétrissement hors saison des feuilles d’arbre, de bambou ou de roseau annonçait toujours des événements graves pour les gouvernants, en particulier leur destitution, ou, dans le cas du pays, une invasion. La pousse d’un rameau glabre sur un arbre était signe de famine dans l’année. De nombreux signes, tel un arbre qui pleure ou encore un arbre qui saigne, présageaient de la venue de soldats. Jusqu’à la dynastie des Song (960-1279), les plantes étaient donc en résonance avec les affaires de l’état et même avec la personne du souverain comme l’atteste encore une anecdote rapportée dans le Shi Shuo Xin Yu世說新語 (« Nouveau discours sur les propos du temps ») de Liu Yiqing劉義慶 (403-444). Un tremblement de terre ayant été annoncé par la divination, le devin conseilla au prince d’aller faire abattre un cyprès26, d’en faire découper un tronçon « ayant la taille du prince » et de le mettre sur un lit. Ce tronc fut désintégré lors du tremblement de terre, ce qui fit dire au chef des armées du prince : « Eh bien, vous avez confié à votre tour à cet arbre le soin de supporter les catastrophes »27. Un autre exemple de rapports directs du souverain avec les plantes est fourni par l’absence de floraison des orangers lorsque l’empereur Xuan Zong玄宗 des Tang (règne de 712 à 756) fut contraint par son armée de se retirer au Sichuan28.
Il y a là des manifestations d’une grande sensibilité des plantes aux affaires de l’état. Cependant, on trouve aussi mention de leur attitude dans des domaines variés. Dans le Hua shi zuobian,花史左編, (Supplément à l’Histoire des fleurs) (1618), l’auteur Wang Lu 王路, maniaque de fleurs (huapi 花癖) selon ses propres termes, rapporte dans 24 chapitres un grand nombre de faits qu’il a glanés dans ses lectures, chacun étant consacré à un aspect particulier. Les anecdotes, voisinent avec des conseils horticoles. Le premier chapitre range les fleurs en fonction de leur beauté, en miroir de la société humaine et toujours en référence à des textes.
Le chapitre suivant évoque les cent lieux dans l’empire qui possèdent des endroits, pavillons, tonnelles, etc. remarquables par leurs fleurs. Un autre, traite des cas de synonymie et d’homonymie. Il est suivi d’indications de ce qu’il convient de faire à certaines plantes pour chaque mois. Le sixième relate brièvement quelques anecdotes de manifestations étonnantes de la part d’une dizaine de plantes dont cet « arbre extraordinaire » que possédaient les aïeux de la famille Tan et qui fleurissait abondamment aux quatre saisons. Lorsque les enfants et petits-enfants Tan chantaient et dansaient en dessous, les fleurs tombaient spontanément, ils les prenaient et en décoraient leurs bonnets. Si des gens d’autres familles venaient chanter, les fleurs cessaient de tomber. Le chapitre suivant, le septième, est un catalogue de cinquante cas d’anomalies, de faits bizarres ou mystérieux liés à diverses plantes. Par exemple, on lit qu’à l’époque de l’empereur Minghuang [712-756] des Tang, devant le Pavillon du bois d’aigle, une pivoine shaoyao29 développa une branche avec deux fleurs ; le matin elles étaient d’un bleu profond, dans la journée d’un jaune profond, la nuit d’un blanc poudré. Entre la nuit et l’aurore parfum et beauté changeaient. Devant ce phénomène, on peut lire que l’empereur remarqua « cet arbre fleuri est vraiment étrange ». Le neuvième Hua zhi qing 花之情, « Sentiments des fleurs », relate quatorze cas de réactions de plantes à des manifestations de sentiments de la part d’humains. Toujours sous le règne de Ming Huang, il y avait une pivoine en arbre, mudan 牡丹qu’on lui avait offerte. Son nom était « rouge de la famille Yang ». Un jour où [Yang] Guifei, sa concubine, se fardait le visage et les lèvres, le gras sur ses doigts toucha la fleur. L’année suivante, lorsque la fleur s’ouvrit, il y avait, imprimée sur les pétales, la marque rouge des doigts. L’empereur la nomma « une pincée de rouge ».
Le onzième chapitre Hua zhi rong 花之榮 ‘Gloire des fleurs’ rend compte des faits historiques où des fleurs ont un comportement admirable. Dans ‘Les belles se découvrent’ 美人披拂, Wudi, le sixième empereur de la dynastie des Han, qui régna de -140 à 86, fit extraire de la soie de fleurs pour tisser des brocarts à motifs floraux destinés à des vêtements de danse. À un banquet de fin de printemps, lors d’une danse sous les arbres fleuris, les manches glissèrent et des fleurs se détachèrent alors pour couvrir les corps dénudés ; l’empereur trouva le ballet encore plus beau. Il l’appela « Danse des cent fleurs ».
Le seizième chapitre Hua zhi shi 花之事 (Faits [relatifs à] des fleurs) est encore formé d’une succession d’anecdotes historiques traitant de sujets divers qu’illustre l’exemple suivant. Au cours d’un banquet [l’empereur des Tang] Minghuang assis sous un pêcher dit « si l’hémérocalle fait passer la tristesse, cette fleur, elle, élimine le regret ».
Au dix-septième chapitre, Hua zhi ren花之人, ‘Humains des fleurs’ figure aussi, parmi des cas de passion pour les fleurs, celui de cette « Entremetteuse de fleurs ». Constatant qu’un abricotier fleurissait mais ne donnait pas de fruits, l’entremetteuse s’exclama « au printemps, il faut donner un époux à cet abricotier ». Pour ce faire, elle organisa une cérémonie de mariage. Elle arriva en hiver apportant un vase de vin pour sacrifices, fit trois libations rituelles, (fit accrocher une robe rouge, de mariée, à l’arbre) puis partit. L’année suivante il y eut une récolte extraordinaire.
Les plantes peuvent aussi servir symboliquement de modèles pour les humains. C’est notamment le cas au début de la partie consacrée aux plantes du Xian Qing Ou Ji 閒情偶記 (Notes éparses au gré d’humeurs oisives) dont la préface est datée de 1671 :
Les catégories et sortes de plantes sont très complexes mais on peut en gros les répartir en trois : [à] souche ligneuse, [à] souche sarmenteuse et [à] souche herbacée30.
Li Yu (Zhong Zhi Bu種植部) explique ainsi l’existence de chacun de ces trois grands types de plantes par la profondeur et la taille relative de la racine, considérée comme la partie fondamentale des végétaux. En effet, c’est son importance qui garantit la force et la longévité des plantes selon un ordre décroissant, des arbres aux herbes. La suite du texte est une illustration d’un des aspects fondamentaux du ge wu格物, ‘l’investigation des choses’ à des fins morales ; en prenant ‘souche’ par analogie avec ce qui forme la base du comportement humain, Li Yu explique, en effet, l’importance pour soi d’avoir une souche ligneuse, c’est-à-dire un caractère bien trempé tandis que celui qui est sans force vertueuse, est comme une liane, et dépend d’autrui pour se dresser. Il place ainsi donc l’investigation des choses ge wu格物 au cœur du jardin, les plantes fournissant un objet de réflexion et de méditation. Chacune des rubriques en est un exemple. À propos du pêcher, l’auteur déplore que ses contemporains ne cherchent qu’à satisfaire leur gourmandise : pour avoir de beaux fruits il est nécessaire de greffer, or la greffe tue ce qui est naturellement beau et qui ne se trouve que dans les arbres sauvages. Il rappelle ainsi que lorsqu’on loue la beauté d’un visage en décrivant des « joues de pêche, aux ‘fossettes de pêche’ », on compare les traits humains à des arbres naturels, non greffés : or de tels arbres, ce n’est pas dans les jardins renommés qu’il faut aller !
Le laurier odorant fait quant à lui l’objet de critiques touchant à la manière dont on le désigne. Le nom en chinois ( jia zhu tao 夾竹桃) signifie littéralement « pêcher-bambou-étroit ». Cela revient, selon l’auteur, à rassembler sous un même terme le lettré vertueux (le bambou) et la belle élégante (le pêcher). Cette contradiction manifeste des significations symboliques (et humaines) des composantes du nom pousse alors Li Yu à renommer ce laurier sheng hua zhu 生花竹 « bambou à fleurs ». Ce faisant, dit-il, on peut rendre justice au bambou, un des « trois amis [de l’hiver] » avec le pin et l’abricotier du Japon, mais le seul qui ne fleurisse pas. « N’est-ce pas ainsi se mettre en harmonie avec la nature ?» demande-t-il.
On ne s’étonnera pas de lire ce qu’il propose pour mieux profiter de la contemplation des fleurs des abricotiers du Japon31. Afin d’éviter les désagréments causés par les intempéries, il convient de convenablement s’équiper car c’est en plein hiver qu’a lieu la floraison.
Il y a deux dispositifs pour contempler les abricotiers mei 梅. Qui va en montagne doit emporter une tente, dont trois côtés sont fermés et un côté ouvert, fait avec une étamine ; à l’intérieur installer un poêle avec une provision de charbon afin de procurer une certaine chaleur et réchauffer les boissons32. Ceci est la première méthode. Celui qui habite dans un jardin installera plusieurs écrans de papier, pour former un toit protecteur horizontal et quatre côtés où seront aménagées des fenêtres qu’on puisse ouvrir et fermer en fonction de la présence des fleurs. De tels écrans ne sont pas limités à l’observation des abricotiers du Japon. Ils conviennent pour toutes les fleurs et peuvent être installés à demeure toute l’année. On fixera un petit panneau horizontal portant l’inscription ’Séjour où s’approcher des fleurs’. Quelles que soient les fleurs, on dressera entre elles un fanion, avec cette inscription générale ‘Fleurs magiquement rapprochées’. Telle est la seconde méthode.
Li Yu évoque dans ce passage le plaisir esthétique qu’on éprouve à observer la floraison de l’arbre mais l’intérêt que la fleur a pu susciter dépasse la simple contemplation. Dans sa thèse (2000), intitulée Le personnage conceptuel de la Fleur de prunier dans la philosophie, la politique et l’esthétique chinoise des Song à nos jours, Marie-Anne Destrebecq montre l’importance symbolique de la fleur d’abricotier du Japon33 par l’analyse très détaillée du texte d’un chapitre « philosophique » dans le livre de technique picturale, le Traité de l’abricotier japonais de Huaguang, Huaguang meipu. Par un jeu de correspondances qui concernent tous les éléments de l’arbre, depuis les pièces florales jusqu’à la racine, Huaguang, (c.1051-1123) peintre et moine appartenant au bouddhisme chan, inscrit l’abricotier japonais dans une cosmologie qui révèle le rôle crucial de la fleur dans la symbolique chinoise34
Le livre de Song Boren,宋伯仁 daté de 1231, Portraits d’abricotiers du Japon 梅花喜神譜montre en cent images l’évolution d’un rameau depuis l’apparition des bourgeons en « œil de crabe » jusqu’à la chute du dernier pétale de la dernière fleur. On peut voir là, d’abord un jeu esthétique montrant les étapes de la floraison ; cependant le texte qui encadre chaque image ajoute une dimension poétique et parfois politique. De plus, sa floraison en plein hiver dans les pires conditions climatiques fera de la fleur le symbole de la résistance aux forces contraires. Un grand nombre d’œuvres picturales représentant des abricotiers du Japon en fleurs, en particulier, durant toute la période de la dynastie mongole des Yuan (1280-1368) semble bien rappeler cette façon de manifester symboliquement une opposition à la dynastie étrangère qu’il aurait été très dangereux sinon impossible d’exprimer de façon plus directe par des mots35.
Les plantes possèdent donc une sensibilité qui peut se manifester de diverses façons en relation avec des actions humaines. Nous avons vu que les végétaux pouvaient réagir positivement ou négativement selon la conduite rituelle du souverain. On a pu noter aussi un lien symbolique fort entre une famille et un grand arbre poussant dans un jardin de sa résidence. C’est à Bai Juyi (772-846) qu’il revient de clore ce texte, lui qui dans un poème intitulé ‘Deux pins’ rapportait qu’il était souvent fatigué en retournant esseulé à son logis sans quoi que ce soit pour le réconforter. Aussi planta-t-il deux pins dans sa cour, les traitant comme ses hôtes. Après cela, plus jamais il ne sentit seul car il imaginait qu’il y avait trois personnes chez lui. Lorsque l’empereur l’appela à des fonctions dans un autre endroit, il refusa ne voulant pas être séparé de ses amis de cœur36.
[1] Chen JINGYI, 1982, p. 9-10. Nous traduisons.
[2] D’après LEGGE, 1970, p.383.
[3] Cité dans James LEGGE, 1970, p. 383 : nous traduisons. Les Poèmes, nom chinois Shijing 诗经, est un recueil, de poèmes et chants anciens, attribué à Confucius (- 6e). Il existe une édition du texte chinois avec traduction en français et en latin, voir Séraphin, Couvreur, 1967.
[4] Sur ce point, voir Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Paris, Seuil, 1997, resp. p. 76-79, p. 141-142 et p. 215-216.
[5]. Sur ce penseur, voir Anne CHENG, op.cit., 1997, p. 200-220.
[6] Ce terme est traduit différemment selon les auteurs, en particulier ‘énergie’. Il désigne une notion fondamentale dans la conception de la vie en Chine ancienne. C’est le produit de l’interaction des deux forces premières, féminine yin 陰et masculine yang 陽 ; le qi anime toutes les ‘dix-mille choses’ wan wu. Dans la suite de l’article, je garderai qi ou bien utiliserai ‘force matérielle’, suivant Chan Wing-tsit qui le traduit par ‘material force’. Voir CHU Hsi & LÜ Tsu-ch’ien, 1967, p. 72-74. L’autre notion de base est nommée li 理. Il s’agit du ‘principe’ qui structure toute chose. C’est la manière dont qi et li s’unissent qui détermine la nature et la diversité des choses. Pour un aperçu historique de ces deux notions et de leur évolution, voir Anne CHENG qui propose une analyse détaillée, en particulier, Histoire de la pensée chinoise, op. cit., p. 239-243, p. 427-435.
[7].D’après Zhang SHITONG, 1974, p. 85. Nous traduisons.
[8]. Cité dans Alfred FORKE, 1938, p. 322.
[9]. Cité par Alfred FORKE, 1938, p. 394. Nous traduisons.
[10]. Cité par Ling FANG, 2001, p. 16.
[11]. Lagerstroemia indica L.
[12] Il est fréquemment mentionné dans les textes que si l’on gratte l’écorce du tronc de l’arbre, les feuilles des rameaux les plus élevés bougent doucement.
[13] Yu LI, 1985, p. 247. Nous traduisons.
[14] Peut-être, le titre fut-il choisi, comme le suggère l’éditeur contemporain, (cf. YE, 1983, p. 1) en souvenir des végétaux avec lesquels, rappelle l’auteur dans sa préface, il ‘avait pourri’ en prison.
[15] Wing-tsit CHAN (1967, p. 366) : ‘In Neo-Confucianism gui shen鬼神 [...] more often than not refers to the activity of the material force (qi). Zhang Zai’s dictum, “The negative spirit (gui) and positive spirit (shen) are the spontaneous activity of the two material forces (yin and yang)” has become the general accepted definition’. Shen 神« Ce terme qui désigne à l’origine le divin ou le spirituel (…) en vient à évoquer l’esprit lorsqu’il est au comble de la vie, de la spontanéité, du naturel » : Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, op. cit., p. 120.
[16] Cette conviction est attestée beaucoup plus tôt, comme le rappelle une anecdote du Shi Shuo Xin Yu世說新語 (Nouvelles anecdotes du monde), citée dans le Quan Fang Bei Zu (Chen Jingyi, 1982, p. 1006.). Le producteur de bonnes prunes ôtait les noyaux des fruits qu’il vendait pour éviter que d’autres ne les mettent en culture.
[17] YE, 1983, p. 12,13.
[18] Datation approximative. Cf. Jeffrey K. RIEGEL, 1993, p. 297.
[19] Ganoderma japonicum (Fr.) Lloyd [syn.Ganoderma lucidum (Leyss.) Karst. var. japonicum (Fr.) Bres.]
[20] On trouve divers textes attestant de ce rôle de plante de bon augure aux juan. 48 et 49 du « Cao Mu Dian » de l’encyclopédie Gu Jin Tu Shu Ji Cheng. Voir Jiang Tingxi, 1998.
[21] Gu Jin Tu Shu Ji Cheng, ‘Cao Mu Dian’, juan. 48, 25a.
[22] Gu Jin Tu Shu Ji Cheng, ‘Cao Mu Dian’, juan. 23, 2b.
[23] Pour une présentation de ce texte, cf. Malcolm. LOEWE (dir.), 1993, p. 347-356.
[24] Il s’agit d’une ‘herbe tinctoriale de couleur rouge, considérée de bon augure par les magiciens’, in Anon. Ci Yuan 辞源 (Source des mots), (1979, vol. 2, p. 1507). Fang Yizhi, l’identifie à ming jia蓂莢 ‘qui chaque jour met une feuille et à partir de la moitié du mois en perd une’. Cf. Fang Yizhi,1995, juan. 9, 35b.
[25] MA, Guohan, 1875, juan 78, p. 34b.
[26] Cupressus funebris Endl.
[27] Cité in Alain PEYRAUBE, 1988, p. 173.
[28] Edward H. SCHAFER (1967, p. 185 ; cf. note 206).
[29] Paeonia lactiflora Pall.
[30] Li Yu (1985, p. 238).
[31] Li YU, (1985, p. 240).
[32] Il ne s’agit pas ici de thé qui, bien sûr, ne serait pas réchauffé, mais de jiu 酒, terme générique désignant toute boisson alcoolique.
[33] Dans les écrits sur la Chine ou le Japon, les termes mei et umei sont fréquemment traduits par « prunier » ou encore « prunus ». Si ce dernier mot désigne bien le genre botanique auquel appartient cette espèce et que « prunier » correspond bien à la traduction française du nom latin du genre, il ne peut être utilisé pour désigner spécifiquement aucune des plantes appartenant à ce genre, comme divers cerisiers, le prunelier, le pêcher, l’abricotier, l’amandier. C’est donc « abricotier du Japon » ou encore « abricotier japonais » qui est le nom français à utiliser pour désigner cette espèce : Prunus mume (Sieb.) Sieb. et Zucc.
[34] DESTREBECQ, 2000, vol. I, p. 20-45.
[35] Il est aisé de voir des images de ce livre sur Internet en utilisant l’expression “meihuaxishenpu”.
[36] D’après KOEHN, 1942, p. 3.
Résumé
Dès le VIe siècle avant notre ère, l’observation des animaux et des végétaux est un élément essentiel de l’enseignement confucéen où l’apprentissage passe également par la connaissance des noms. Dans les premiers manuels ou discours consacrés à la botanique se manifeste d’emblée la volonté de saisir la nature des plantes dans une cosmologie plus vaste et d’en décrire les propriétés notamment par la relation que les hommes entretiennent avec elles : la plante n’y est pas seulement symbolique du comportement humain ou politique, elle y gagne une relative sensibilité.
Abstract
As early as the 6th century BC, the observation of animals and plants was an essential part of Confucian teaching, where learning also involved the knowledge of names. In the first manuals or speeches devoted to botany, the desire to grasp the nature of plants in a wider cosmology and to describe their properties, particularly in terms of the relationship that humans have with them, is immediately apparent: the plant is not only symbolic of human or political behaviour, it also gains a relative sensitivity.
Georges MÉTAILIÉ
CNRS (DR honoraire), Centre Alexandre Koyré
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