Poète, essayiste, dramaturge et romancier martiniquais, Édouard Glissant s’inscrit, par le truchement de son écriture anticoloniale, dans le sillage de Gilles Deleuze et Félix Guattari qui, eux, cultivent « le rhizome » en tant que « système acentré, non hiérarchique » pour descendre en flammes « les systèmes centrés (même polycentrés), à communication hiérarchique et liaisons préétablies »1. Glissant mise en effet contre l’identité « comme racine unique » pour « l’identité comme rhizome, […] comme racine allant à la rencontre d’autres racines »2.
Réfractaire à tout nombrilisme culturel et résistant à toute systématisation monolithique, l’écrivain place résolument ses romans sous le signe d’une « contre-rhétorique »3, soutenant une « anti-poétique »4 qui rend essentiellement compte de l’historicité5 de la communauté antillaise, sans pour autant basculer dans la haine ou l’exclusivisme. En effet, Glissant, auteur dont on peut affirmer qu’il marque, à lui seul, un tournant dans l’histoire littéraire et intellectuelle, opère une rupture épistémologique au cœur de la pensée géoculturelle contemporaine, en ceci qu’il propose une nouvelle approche critique reposant sur une nouvelle géopoétique qu’est la poétique de la Relation6. Ainsi, il prend à partie les « rhétoriques traditionnelles »7, car elles « continuent d’être unilingues et unilatérales [et] ne conçoivent pas les diffractions de nos temps ni les écarts ni les vertigineuses attractions de toutes langues données »8.
Précisons dans ce cadre que la rhétorique archipélique glissantienne s’avère être une rhétorique transversale qui ne perd de vue ni l’ipséité phénoménologique, culturelle et poétique du romancier antillais et de son auditoire caribéen, ni encore l’altérité des diverses communautés du Chaos-monde. Autrement dit, il s’agit d’une transrhétorique qui s’interdit d’être standardisante, en ceci qu’elle n’impose aux autres aucun modèle culturel, aucune modélisation essentialiste. Tout à l’inverse, elle répond de l’esthétique du Chaos-monde, embrasse le mécanisme du métissage, accrédite la dynamique de la créolisation et les met en œuvre dans le but de garantir la pérennité ainsi que la densité inventive et le droit à la différence de toutes les cultures et communautés de la « totalité-monde »9. On est d’ores et déjà dans le domaine des transrhétoriques adoubant la créativité à la fois incoercible et imprédictible de la nouvelle région du monde10 glissantienne. C’est à partir de ce point de vue que l’on peut mieux appréhender l’analyse subtile que l’écrivain porte, dans Traité du Tout-Monde, sur la « transrhétorique » :
Le Chaos-monde, imprévisible, démultiplie les rhétoriques. Aussi bien, un système ne se conçoit-il, dans un tel contexte, qu’à la condition qu’il « comprenne » toutes les rhétoriques envisageables, et aussi tous les possibles d’une transrhétorique non universalisante. Les paroles du Chaos-monde ne supposent aucune généralité normative. L’ardent éclat projette sans limites11.
Dans quel sens alors la transrhétorique réinvestit-elle la notion d’identité-rhizome dans l’œuvre romanesque de notre auteur ? Cette notion n’est-elle pas, dans sa logique et sa philosophie, le corollaire de la dynamique du métissage, voire de la créolisation ? Les schèmes de métissage, de créolisation et d’« identité-Relation »12 ne sont-ils pas les fondements d’une transmodernité esthétique glissantienne ? Qu’en est-il donc de la portée esthétique que revêt une telle transmodernité ? Et quelles en sont les retombées géopolitiques sur la « communauté-monde » ?13
Revenons-en tout d’abord aux résultats auxquels aboutissent les exégètes professionnels de notre auteur. On a affaire à des analyses qui se révèlent, à l’instar de l’écriture glissantienne, diversifiées et plurivoques.
Daniel Radford pointe dans son ouvrage critique, Édouard Glissant, le rapport de causalité que Glissant établit entre l’assimilation des Antillais aux occidentaux et la situation d’aliénation dans laquelle les premiers se trouvent :
L’Antillais risque de perdre son identité, sa culture, son histoire ; les mesures d’Assimilation n’ont fait que l’aliéner davantage. Son économie est assistée, sa langue, le créole, se francise de plus en plus ; l’auto-reniement et l’imitation du modèle métropolitain se développent, signifiant profondément avilissement et asservissement14.
Jean-Pol Madou évoque la priorité que l’écrivain accorde à la mémoire collective et aux moyens artistiques mnémotechniques qui permettent aux Antillais – tiraillés entre l’élan nostalgique du retour à l’Afrique, d’une part, et les forces assimilationnistes occidentales, d’autre part – de remédier aux failles traumatisantes de l’oubli et de concilier leur passé avec leur présent. L’oubli se transforme ainsi en une arme de combat chez le romancier : « Que signifie l’oubli pour une communauté ? Il ne s’agit pas de vivre sans passé mais plus tragiquement, comme le souligne Glissant, de vivre d’oubli, de ne devoir sa survie qu’à la force de l’oubli. Qu’est-ce que l’oubli ? Est-elle cette puissance gardienne de la mémoire […] ? »15.
Quant à Dominique Chancé, elle s’inscrit dans cette même veine et développe une analyse précise du marronnage et du personnage du quimboiseur dans l’œuvre romanesque glissantienne : « Le quimboiseur est donc bien le marron ancestral qui relie encore le pays d’Afrique. Il regrette précisément que ses contemporains se détachent de leur origine, en perdent le souvenir »16. La critique met aussi en relief l’atmosphère glauque et oppressante dans laquelle sombrent les personnages glissantiens : « Le côté solaire du roman a d’ailleurs souvent ébloui les lecteurs qui n’ont pas perçu les ombres denses, l’inquiétude fébrile qui s’emparent peu à peu du pays et des personnages. Pourtant, tout bascule, un trouble s’empare des protagonistes »17.
Bernadette Cailler s’intéresse, elle aussi, au quimboiseur dont la présence est d’une grande importance dans l’œuvre romanesque de Glissant, dans le sens où il se porte gardien, sinon des racines, du moins des réminiscences ancestrales : « Le quimboiseur : nom donné aux Antilles au sorcier, voyant, guérisseur, l’héritier du houngan de la tradition vaudou »18.
Alain Ménil, lui, analyse d’une manière très détaillée, dans Les voies de la créolisation : Essai sur Édouard Glissant, le mécanisme de la créolisation glissantienne. Il analyse comment Glissant s’inscrit, par le truchement de cette dynamique culturelle, aux antipodes de l’atavisme et « prend soin d’associer la créolisation à la Relation » pour, au bout du compte, « penser un nouvel état du monde », radicalement dissocié « des termes de globalisation et de mondialisation »19.
Si l’on vient aux travaux de Romuald Fonkoua, ce qui est mis en avant chez lui ne consiste pas uniquement à montrer comment Glissant procède au décentrement culturel occidental au profit du post-colonialisme. Il souligne aussi dans quelle mesure l’écrivain remet en question l’exotisme pour permettre aux peuples marginalisés de repenser leur place dans le monde contemporain, et ce, à travers le prisme de l’esthétique du Divers : « Pour Glissant, l’histoire des 'peuples sans histoires' relève du kaléidoscope, du multiple, du divers, du mouvant et du dynamique »20. Romuald Fonkoua nous rend compte de la méthode qui, selon Glissant, autorise les Antillais à combattre l’aliénation : « […] seules l’étude et l’écriture de l’histoire entreprises dans le but de créer un savoir efficient et une connaissance intangible pourraient permettre d’échapper à l’aliénation »21.
Pour ce qui est de J. Michael Dash, traducteur et spécialiste d’Édouard Glissant, il essaie de mettre au grand jour la manière dont notre auteur procède pour établir « 'une espèce de dialogue et de solidarité' intense entre l’art et la littérature »22.
En ce qui concerne les actes de colloques et les ouvrages collectifs qui sont partiellement ou totalement consacrés à l’écriture et à la pensée glissantiennes, ils sont loin d’être cernés et répertoriés dans ce cadre, celui de l’état de la question, étant donné leur nombre élevé. Toutefois, nous allons évoquer quelques articles, choisis à partir du collectif de Samia Kassab-Charfi, Sonia Zlitni Fitouri et Loïc Céry23.
Catherine Delpech porte, dans l’un de ses travaux sur l’écriture de Glissant, un regard spécifique sur la modernité rénovée et indémodable de la philosophie et de la poétique de l’écrivain, qui s’emploie à asseoir « une vision originale de ce que nous pourrions appeler l’Homo Mundi Modernicus »24. Pour elle, « [tout] l’art d’Édouard Glissant repose sur la nécessité d’une ingéniosité renouvelée qui fait toute la modernité de son œuvre »25.
Jacques Chevrier met en lumière les procédés romanesques mis à contribution par l’écrivain dans l’objectif de prémunir sa communauté contre la folklorisation et la réification qui en résulte :
À cette parole en forme de leurre s’oppose une autre parole […]. Parole indigène, disions-nous, en ce sens qu’au paraître creux et tapageur d’une langue d’emprunt, elle substitue la sobriété, le dépouillement, voire l’opacité de ce que Glissant désigne par l’expression « le dire vrai »26.
Pour Sonia Zlitni-Fitouri, le paysage glissantien dans La Lézarde (1958) remplit une tout autre fonction, laquelle se dessaisit de toute connotation traditionnelle ou simpliste pour s’articuler foncièrement aux schèmes de combat et de libération. En effet, ce paysage « se détache progressivement de cette fonction première qui lui a été assignée, celle d’assurer un cadre spatial pour l’intrigue du roman »27, afin de devenir, lui-même, un giron de conscience, de révolte et de désaliénation :
Les personnages, Mathieu, Thaël, Valérie et Mycéa prennent de la consistance en même temps que le paysage prend de la profondeur, non en tant que cadre spatial mais plutôt en tant que métaphore de leur conscience, une conscience d’eux-mêmes, de cette urgence de s’armer de savoir, de poésie pour combattre la misère, l’aliénation28.
Samia Kassab-Charfi interroge, pour sa part, la manière dont procède le poète pour remettre en cause les convictions généalogiques, viscéralement liées aux mythes fondateurs, en pointant la négation poétique des fondements et des repères de la Conquête occidentale, laquelle négation n’est en rien un acte vain et absurde. Bien au contraire, elle constitue le début de l’émancipation ou de l’autogenèse culturelle antillaise, comme le souligne Samia Kassab-Charfi :
Or cette déclaration d’auto-engendrement n’est-elle pas l’expression poétisée d’une certaine pensée du tremblement, où l’imprédictibilité des connexions possibles vient entraver la certitude généalogique, tout comme elle n’est peut-être pas sans relation avec le concept de déterritorialisation cher à Gilles Deleuze et Félix Guattari29.
Édouard Glissant, comme on l’a déjà montré, se place dans la lignée de Deleuze-Guattari. Il se réfère, à plusieurs reprises, à la pensée du rhizome qui leur est propre pour forger le concept de « l’identité-rhizome » qui se révèle opératoire quant à la rhétorique et à la poétique de la Relation de l’écrivain antillais. Glissant convient en effet que la racine unique et par-delà l’identité unique ne peuvent qu’être génératrices d’exclusion. C’est ce qui se profile dans l’analyse puisée dans Poétique de la Relation :
L’identité-racine […] est lointainement fondée dans une vision, un mythe, de la création du monde […] sanctifiée par la violence cachée d’une filiation qui découle avec rigueur de cet épisode fondateur, […] ratifiée par la prétention à la légitimité, qui permet à une communauté de proclamer son droit à la possession d’une terre, laquelle devient ainsi territoire […] préservée, par la projection sur d’autres territoires qu’il devient légitime de conquérir […]. L’identité racine a donc ensouché la pensée de soi et du territoire […]30.
C’est justement lors de l’avancée coloniale, placée sous le signe de la barbarie et de la terreur, que s’est opéré le métissage. C’est ce que soutient Glissant dans Faulkner, Mississippi : « Il y a quelque chose de pourri, tant qu’on s’y accroche, dans l’appropriation et la colonisation, dans la Plantation et dans ce qu’elle installe alentour : l’esclavage et sa dérivée irrémissible, le métissage, fondé d’abord sur le viol »31. D’ailleurs, le métissage s’érige, sous cet angle, en une infamie aussi bien pour les Blancs esclavagistes que pour les Noirs asservis, dans la mesure où le métis devient victime du racisme et d’une haine double : il se trouve décontenancé et dépaysé chez ses parents et ancêtres noirs comme il devient sujet aux attaques méprisantes de la part des Blancs. C’est ainsi que le culte de l’identité unique fait du métissage un principe de dommage et une cause de malédiction et de dégénérescence, comme le souligne le philosophe et l’historien martiniquais dans L’Intention Poétique :
La damnation de ce mot : métissage, inscrivons-la énormément dans la page. C’est d’abord le métis qui, par tradition (par avatar de l’histoire), se considère comme raté. Il a toujours (dans une certaine littérature) honte de quelque chose : ses parents ne peuvent se marier, ils craignent pour sa vie, ou bien son père l’a abandonné. L’intériorisation du racisme (toujours dans ce genre de littérature) est le fait du métis lui-même. Et, toujours à cause des avatars de l’histoire (la violence et la haine entre deux races), il est pour tous un objet de scandale32.
Le romancier martiniquais, dans l’intention de mettre fin aux ravages occasionnés par l’expansion colonialiste de l’identité-unique, dans l’objectif également d’obvier aux cicatrices de l’esclavage et de promouvoir la construction civilisationnelle ne peut céder au désenchantement et au dépérissement. Tout à l’inverse, il réhabilite résolument l’identité-rhizome et l’identité-relation, lesquelles s’avèrent des dynamiques à géométries variables et corrélativement opérantes à bien des égards. C’est ce que le penseur caribéen s’attache à mettre en relief dans Poétique de la Relation :
L’identité-relation […] est liée, non pas à une création du monde, mais au vécu conscient et contradictoire des contacts de cultures […], est donnée dans la trame chaotique de la Relation et non pas dans la violence cachée de la filiation […], ne conçoit aucune légitimité comme garante de son droit, mais circule dans une étendue nouvelle […], ne se représente pas une terre comme un territoire, d’où on projette vers d’autres territoires, mais comme un lieu où on « donne avec » en place de « com-prendre ». L’identité-relation exulte la pensée de l’errance et de la totalité33.
Signalons ici que c’est dans cette optique que le métissage acquiert sa juste valeur et rejoint sa fonction prépondérante, dans la mesure où il autorise les humains à se départir de toute acculturation ou déculturation pour épouser la dynamique de l’interaction et, corollairement, celle de la créativité. Glissant note dans Le Discours antillais :
Le métissage en tant que proposition n’est pas d’abord l’exaltation de la formation composite d’un peuple ; aucun peuple en effet n’a été préservé des croisements raciaux. Le métissage comme proposition souligne qu’il est désormais inopérant de glorifier une origine "unique" dont la race serait gardienne et continuatrice34.
Au demeurant, il n’en reste pas moins que, si le métissage, dans l’univers phénoménologique et anthropologique de Glissant, est un principe générateur d’interactions ethniques, d’échanges et de dialogues culturels, ses mécanismes se montrent insuffisants, dans la mesure où les résultats de toute forme de métissage sont calculables et, partant, systématisables, voire récupérables. Il s’ensuit que le romancier se prononce pour la dynamique de la créolisation qui constitue une phase avancée du métissage, mais assurément plus complexe que lui. La créolisation se démarque avantageusement du métissage, en ceci qu’elle stimule et soutient les échanges culturels et artistiques pluridimensionnels et surtout imprédictibles dans l’univers du Chaos-monde. À cet égard, l’analyse de l’écrivain antillais revêt une importance capitale :
La créolisation exige que les éléments hétérogènes mis en relation « s’intervalorisent », c’est-à-dire qu’il n’y ait pas de dégradation ou de diminution de l’être, soit de l’intérieur, soit de l’extérieur, dans ce contact et dans ce mélange. Et pourquoi la créolisation et pas le métissage ? Parce que la créolisation est imprévisible alors que l’on pourrait calculer les effets d’un métissage. On peut calculer les effets d’un métissage de plantes par boutures ou d’animaux par croisement, on peut calculer que des pois rouges et des pois blancs mélangés par greffe vous donneront à telle génération ceci, à telle génération cela. Mais la créolisation, c’est le métissage avec une valeur ajoutée, qui est l’imprévisibilité […]. La créolisation régit l’imprévisible par rapport au métissage […]35.
C’est ici le lieu de rappeler que les romans glissantiens fonctionnent, sous bien des aspects, à travers la dynamique mouvante de la créolisation. Ils fonctionnent en écho à l’interpénétration, à la créolisation des genres oratoires propres à la rhétorique qui sous-tend l’écriture et l’œuvre littéraire de l’écrivain martiniquais. Celui-ci envisage non seulement le métissage et le multilinguisme, mais aussi la poétique de la Relation et l’esthétique du Chaos-monde à la lumière de la dynamique de cette créolisation, laquelle incarne probablement la clé de voûte tant de son art oratoire que de son écriture et de son projet culturel. Cet extrait de Mahagony (1987) revient sur le caractère imprévu et incalculable de la créolisation :
Une femme d’habitation nommée Tani a mis bas trois enfanssons dont l’un bien rose, le second noir, le troisième au milieu tout gris. Fut déclarée Mère des trois couleurs. Du moins l’a-t-on ainsi déclamé alentour. Tani a déboulé la parabole de l’humanité, elle rassemble dans son fruit les trois directions la quatrième inconnue36.
Dans cette perspective valorisant l’identité-relation au détriment de l’identité-racine-unique et des phénomènes de l’assimilation et du nomadisme en flèche, n’avons-nous pas affaire à des catégories de pensée autour desquelles s’ordonne, entre autres, la transmodernité glissantienne ?
Dans ce cadre, il faut signaler que Glissant ne peut pas se représenter le multilinguisme en dehors, si l’on peut dire, de la responsabilité linguistique et culturelle, ni en dehors de la créativité pluridimensionnelle, comme il le confirme dans Le Discours antillais : « Les contaminations d’une langue par une autre ne sont négatives que dans le contexte de la non-responsabilité et de la non-création »37. L’on arrive ici à la notion de créolisation, notion très opérationnelle au regard de la rhétorique glissantienne, dans la mesure où elle engage le brassage et l’emmêlement des genres oratoires, où elle englobe le multilinguisme, et ne se borne ni aux résultantes de sa dynamique, ni aux incidences de son processus. C’est ce que Glissant recommande à ses auditeurs dans Introduction à une poétique du Divers ; aux Français comme aux Antillais, aux dominés comme aux dominants :
Cette tangence du créole au français constitue l’originalité des cultures antillaises francophones : il nous faut opacifier le créole par rapport au français ou déstructurer le français par rapport au créole pour pouvoir maîtriser les deux, pour pouvoir sortir du « petit nègre ». Il faut donc bien constituer l’originalité du créole par rapport au français et l’originalité du français par rapport au créole (la créolisation n’est en rien un méli-mélo)38.
C’est dire si, à l’instar du multilinguisme, la créolisation représente une dynamique d’interaction, de dialogue et d’emmêlement. Cependant, elle ne couvre pas uniquement le domaine des langues ; elle s’étend à toutes les dimensions humaines et à tous les domaines de la vie, qu’ils soient économiques, technologiques, scientifiques, religieux, artistiques, intellectuels, culturels ou civilisationnels. Dans Mémoires des esclavages, Glissant analyse ainsi :
L’extraordinaire intensité de ces mélanges, heurts, conflits, « races », imaginaires, techniques, mythes et croyances, que j’ai donc appelé créolisation, non par référence à un modèle donné qui serait le créole, mais par une méthodologie comparative (une créolisation étant une composition d’éléments distincts hétérogènes les uns par rapport aux autres, mis en fusion dans un lieu et un temps donnés et dont les résultantes, poussent plus loin que les mécanismes fertiles du métissage, sont imprévisibles et imprédictibles : ce qui est en effet l’image acceptable du parcours d’une langue créole39.
Dans cette optique, le romancier, pour qui la technique de brassage est primordiale, appréhende la créolisation, en ceci qu’elle implique même les contacts choquants et tragiques afin de les convertir en effets avantageux, sur le plan culturel, pour ceux qui entrent dans son aire et se trouvent concernés ou, mieux, contaminés par ses processus. En somme, la créolisation altère souvent, bon gré mal gré, les parties qui se mettent en contact et procèdent au dialogue et à l’échange culturels même dans les situations les plus conflictuelles, telles que celles de la colonisation, de la mondialisation ou encore du néocolonialisme. C’est ce que le penseur martiniquais développe en particulier dans Les Entretiens de Bâton Rouge :
Dans l’invasion, après les massacres, il y a transformation profonde et mutuelle, une créolisation qui se forme en naturalité nouvelle, et, dans la colonisation, après les massacres de la conquête, il y a mutation, douloureuse et unilatérale, des seuls colonisés, qui résistent ou non. Le colonisateur resté chez lui aura tendance à considérer ce colonisé plus ou moins malléable comme une simple donnée de situation. Mais il change lui aussi, et sans qu’il le sache : les créolisations le rattrapent à demeure40.
Signalons ici que la dynamique de la créolisation ne soutient ni la violence, ni la domination. Elle s’allie étroitement à « la poétique de la Relation » qui cultive l’ouverture à tous les lieux et dans tous les sens. Glissant pointe, dans Introduction à une poétique du Divers, l’apport de la créolisation qui fait écho à l’éloquence épidictique, propre à la rhétorique archipélique, dans la mesure où elle prend part à la valorisation et à l’exaltation de toutes les cultures et de tous les lieux, y compris l’île et l’archipel :
Le rapport est intense entre la nécessité et la réalité incontournable de la créolisation et la nécessité et la réalité incontournable du lieu, c’est-à-dire du lieu d’où l’on émet la parole humaine. On n’émet pas la parole en l’air, en diffusion dans l’air. Le lieu d’où on émet la parole, d’où on émet le texte, d’où on émet la voix, d’où on émet le cri, ce lieu-là est immense. Mais ce lieu, on peut le fermer, et on peut s’enfermer dedans. L’aire d’où l’on émet le cri, on peut la constituer en territoire, c’est-à-dire la fermer par des murs, des murailles spirituelles, idéologiques, etc. Elle cesse d’être « aire ». L’important aujourd’hui est précisément de savoir discuter d’une poétique de la Relation telle qu’on puisse, sans défaire le lieu, sans diluer le lieu, l’ouvrir41.
Au sujet de la poétique, des poétiques, la créolisation est de mise, en cela qu’elle réactive – par le biais des échanges et des interactions qu’elle propose – les cultures, les littératures, les arts, les écritures, les imaginaires, les langues, les idiomes pour créer d’autres poétiques, d’autres visions et envisager, en conséquence, d’autres horizons. C’est dire que la créolisation s’inscrit, sans conteste, en faux contre tout réductionnisme et tout effet de réification. Dans cet ordre d’idées, le romancier antillais ne peut consentir à la notion de créolité, notion détourée quelque part sur le modèle monolithique et, par conséquent, réducteur. Dans L’Imaginaire des langues, Glissant se prononce ainsi sur cette question :
Les créolismes, les particularismes, les régionalismes, ce sont des manières de satisfaire, à l’échelle de la hiérarchie des langues, les grandes langues de culture. Et les gens sont très satisfaits. Parce que ainsi on ne pose pas le problème essentiel qui est le problème des poétiques, c’est-à-dire de l’usage non hiérarchisé des poétiques différentes dans des langues différentes. Personne ne veut en parler parce que cela rend caduque la croyance prétentieuse en la supériorité de certaines langues sur d’autres. Le créolisme, le régionalisme, n’ouvre pas ce débat : au contraire, c’est une consécration de la prééminence de certaines langues sur d’autres. Il y aurait des langues d’usage noble et des langues qui ne produisent que des régionalismes, des particularismes. Or, ce n’est pas vrai. Dans le contexte moderne, toutes les langues sont régionales et toutes les langues ont leur poétique, en même temps42.
Il faut préciser dans ce contexte que Glissant ne souscrit guère à l’Éloge de la créolité43 dont les consignataires sont Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant. Pour lui, la créolité et le créolisme sont limités à quelques effets linguistiques. En outre, ils sont restreints au niveau du lieu ou de l’espace. En dernier ressort, le créolisme et la créolité ne sont pas en mesure de dépasser l’exotisme, comme l’a bien montré le penseur caribéen :
La subversion vient de la créolisation (ici, linguistique) et non des créolismes, c’est-à-dire : introduire dans la langue française des mots créoles, fabriquer des mots français nouveaux à partir des mots créoles. Je trouve que c’est le côté exotique de la question […]. La créolisation pour moi n’est pas le créolisme : c’est par exemple engendrer un langage qui tisse les poétiques, peut-être opposées, des langues créoles et des langues françaises44.
Qui plus est, la créolité verse dans la systématisation chère aux impérialistes. La créolité, au regard de la rhétorique glissantienne, est une force classificatrice et, corrélativement, réductionniste et sclérosante : « Or, c’est ce que fait la créolité : définir un être créole. C’est une manière de régression, du point de vue du processus […] »45, lira-t-on à ce propos dans L’Imaginaire des langues. Pour cette raison, Glissant prend de la distance par rapport à la créolité qu’il considère restreinte et incapable de gérer les intrications inopinées et les enchevêtrements ô combien complexes du « Chaos-monde »46. Bref, il lui oppose, dans Poétique de la Relation, la dynamique de la créolisation : « La créolisation qui est un des modes de l’emmêlement – et non pas seulement une résultante linguistique – n’a pas d’exemplaire que ses processus et certainement pas ‘les contenus’ à partir desquels ils fonctionneraient. C’est ce qui fait notre départ d’avec le concept de ‘créolité’ »47. Quoi qu’il en soit, la rhétorique glissantienne promeut et réhabilite la dynamique de la créolisation, laquelle doit être également saisie comme l’une des résultantes les plus opérationnelles de l’interpénétration des genres oratoires. Il faut remarquer ici que la créolisation, qui cultive l’échange, les entremêlements et s’ouvre sur l’imprédictible, répond pleinement aux lois intrinsèques qui régissent le monde moderne, le Chaos-monde, et contredit, par là même, les systèmes aliénants de la mondialisation et du nouvel ordre mondial, systèmes basés sur l’injustice et l’exploitation dont sont victimes les faibles et les minoritaires. C’est dans cette mesure que Glissant rattache, dans Introduction à une poétique du Divers, la créolisation à la pensée archipélique :
Je pense que le terme de créolisation s’applique à la situation actuelle du monde, c’est-à-dire à la situation où une « totalité terre » enfin réalisée permet qu’à l’intérieur de cette totalité (où il n’est plus aucune autorité « organique » et où tout est archipel) les éléments culturels les plus éloignés et les plus hétérogènes s’il se trouve puissent être mis en relation. Cela produit des résultantes imprévisibles48.
Il n’en reste pas moins vrai que la créolisation est au carrefour de l’impulsion judiciaire, de l’éloquence épidictique et de la visée délibérative, dont l’interpénétration constitue le trait distinctif de la rhétorique de Glissant. En fait, la créolisation récuse tout atavisme cultivant l’unique, le systémique et, partant, l’aliénation des autres. Elle représente ainsi un maillon solide du discours judiciaire glissantien, comme l’explicite le penseur martiniquais dans Traité du Tout-Monde : « La créolisation est le non-Être enfin en acte : enfin le sentiment que la résolution des identités n’est pas le bout du petit matin. Que la Relation, cette résultante en contact et procès, change et échange, sans vous perdre ni vous dénaturer »49. La créolisation a singulièrement partie liée à l’éloquence épidictique, du fait qu’elle s’inscrit aux antipodes de l’ostracisme pour préparer le terrain à l’avènement des différentes cultures, y compris la culture créole. Dans cette optique, Glissant confie dans Introduction à une poétique du Divers :
Ce qui se passe dans la Caraïbe pendant trois siècles, c’est littéralement ceci : une rencontre d’éléments culturels venus d’horizons absolument divers et qui réellement se créolisent, qui réellement s’imbriquent et se confondent l’un dans l’autre pour donner quelque chose d’absolument imprévisible, d’absolument nouveau et qui est la réalité créole50.
En dernière analyse, la dynamique de la créolisation fonctionne en harmonie avec l’intention délibérative dans le sens où, non seulement, elle préconise le changement et le met en œuvre, mais aussi dans la mesure où ses résultantes sont en perpétuel devenir, comme le confirme l’écrivain dans Traité du Tout-Monde :
La créolisation est imprévisible, elle ne saurait se figer, s’arrêter, s’inscrire dans des essences, dans des absolus identitaires. Consentir que l’étant change en perdurant, ce n’est pas approcher un absolu. Ce qui perdure dans le changement ou le change ou l’échange, c’est peut-être d’abord la propension ou l’audace à changer51.
Plus précisément, le romancier antillais conçoit la dynamique et les mécanismes non systémiques de la créolisation en termes d’ouverture et d’interpénétrations, lesquelles se révèlent être illimitées : « La créolisation comprend et dépasse tous les contraires possibles »52, lira-t-on ainsi dans Introduction à une poétique du Divers. C’est que « [le] Monde tremble, se créolise, c’est-à-dire se multiplie, mêlant ses forêts et ses mers, ses déserts et ses banquises, tous menacés, changeant et échangeant ses coutumes, et ses cultures et ce qu’hier encore il appelait ses identités, pour une grande part massacrées »53. Il s’agit là, a fortiori, d’un caractère à la fois cathartique et prophylactique pour ceux qui ont déjà subi les tourments de la Traite et les affres de l’asservissement, en ce que la créolisation leur fournit une occasion certaine d’entrer en interaction avec le monde, de se forger une identité renouvelable, tout en obviant à leurs stigmates et à leur trauma. Cela est certes l’apanage de la créolisation et, par-delà, de la rhétorique qui tire sa force argumentative et son caractère pragmatique du brassage des genres oratoires et de l’emmêlement des cultures. C’est dans ce cadre que Glissant pointe l’intérêt de la créolisation et tente, dans Faulkner Mississippi, de lui accorder sa juste valeur. Il indique « […] que cela a un nom, la créolisation, la conjonction inarrêtable malgré la misère, l’oppression, les lynchages, conjonction qui ouvre sur des résultantes imprévisibles […] que c’est l’imprévisible qui terrifie ceux qui refusent même l’idée, sinon la tentation, de mêler et de partager […] »54.
Par ailleurs, la dynamique de la créolisation s’avère être un catalyseur de créativité et un gage d’inventivité, en ceci qu’elle réanime les imaginaires, dans tous les sens et toutes les directions. Cela relève d’une véritable gageure au regard de la rhétorique et de la poétique glissantiennes : « Et d’où le rôle du poète qui va chercher non pas des résultantes prévisibles mais des imaginaires ouverts pour toutes sortes d’avenirs de la créolisation. Le poète n’a pas peur de l’imprédictible »55, lira-t-on ainsi dans L’imaginaire des langues. Enfin, l’on peut arguer de ce qui précède que la dynamique du multilinguisme et, tout particulièrement, la mouvance de la créolisation sont en mesure de préparer le terrain pour l’esthétique ou la poétique du Chaos-monde. Il s’agit là d’un mécanisme linguistique, culturel et anthropologique d’une immense portée, et ce, notamment en ce qui concerne la création artistique, littéraire et esthétique. C’est ainsi que Glissant met en lumière, dans Traité du Tout-Monde, l’importance décisive de la créolisation pour sa nouvelle région du monde : « Je vous présente en offrande le mot créolisation, pour signifier cet imprévisible de résultantes inouïes, qui nous gardent d’être persuadés d’une essence ou d’être raidis dans des exclusives »56.
Dans quel sens alors la pensée de l’errance, la poétique du nomadisme circulaire et la transmodernité glissantiennes s’articulent-elles au mécanisme du métissage et s’inscrivent-elles dans la droite ligne de la dynamique de la créolisation ?
Certes, la poétique de l’errance est en lien indissoluble avec la pensée archipélique du tremblement et de la trace. Elle se rattache également à l’esthétique baroque et à la poétique du Chaos-monde et se réclame, par là même, du divers et de l’opacité pour valoriser les cheminements de chaque identité communautaire, en l’occurrence de l’identité antillaise, laquelle établit des échanges et entre, bon gré mal gré, en créolisation avec d’autres identités, et ce, lors de ses pérégrinations ontologiques de la quête de soi et lorsqu’elle supporte et affronte les vicissitudes de l’existence. Partant, l’errance qui établit perpétuellement des relations avec les autres ne peut se passer de sa propre différence, ni de sa propre opacité, laquelle incarne son propre « Dasein »57, c’est-à-dire son existence réelle dans le monde. C’est ainsi que la poétique de l’errance ne contredit pas la volonté de l’ancrage de l’identité dans sa terre et dans son entour. « La Caraïbe est terre d’enracinement et d’errance. Les exils antillais en témoignent »58, lira-t-on à ce propos dans Poétique de la Relation. C’est que Glissant procède paradoxalement – par le truchement de sa rhétorique – à l’installation de l’identité caribéenne au cœur même de l’instable, du mouvant et de l’errant, comme il le précise dans Traité du Tout-Monde :
L’errance, c’est cela même qui nous permet de nous fixer. De quitter ces leçons de choses que nous sommes si enclins à semoncer, d’abdiquer ce ton de sentence où nous compassons nos doutes – moi le tout premier – ou nos déclamations, et de dériver enfin. Dériver à quoi ? À la fixité du mouvement du Tout-monde. À ces marelles, tragiques, endiablées, sages ou bienheureuses, à quoi nous jouons et dont les horizons ne forment pas lignes. L’errance nous donne de nous amarrer à cette dérive qui n’égare pas59.
Cette poétique de l’errance est aux antipodes de la stagnation et de l’engourdissement. Elle se départit aussi de l’excès et de la démesure, dans le sens où il s’agit de deux tendances diamétralement opposées qui débouchent toutes deux sur la dilution ou la déliquescence de l’identité. Pour cette raison, le romancier martiniquais se déterminera pour une pensée et/ou une poétique de l’errance qui récuse l’immobilisme léthargique, décroche de toute stase et se démarque de toute rancœur et violence. Comme le soutient Glissant dans Poétique de la Relation :
La pensée de l’errance n’est ni apolitique ni antinomique d’une volonté d’identité, laquelle n’est après tout que la recherche d’une liberté dans un entour. Si elle contredit aux intolérances territoriales, à la prédation de la racine unique (qui rend si difficiles aujourd’hui les démarches identitaires), c’est parce que, dans la poétique de la Relation, l’errant, qui n’est plus le voyageur, ni le découvreur, ni le conquérant, cherche à connaître la totalité du monde et sait déjà qu’il ne l’accomplira jamais – et qu’en cela réside la beauté menacée du monde60.
Aussi la poétique de l’errance récuse-t-elle toute universalisation généralisante et toute transparence aliénante. Elle embrasse en revanche la différence et l’opacité, lesquelles donnent lieu à la créativité et à l’espoir. Dès lors, l’identité antillaise, la pensée archipélique et la culture caribéenne sauraient être en mesure de quitter les enclaves sépulcrales et d’errer librement dans l’univers du Chaos-monde. À cet égard, on appréciera l’analyse de Glissant dans Poétique de la Relation :
L’errant récuse l’édit universel, généralisant, qui résumait le monde en une évidence transparente, lui prétendant un sens et une finalité présupposés. Il plonge aux opacités de la part du monde à quoi il accède. La généralisation est totalitaire : elle élit du monde un pan d’idées ou de constats qu’elle excepte et qu’elle tâche d’imposer en faisant voyager des modèles. La pensée de l’errance conçoit la totalité, mais renonce volontiers à la prétention de la sommer ou de la posséder61.
Toutefois, la poétique de l’errance ne fait aucunement basculer l’identité antillaise dans le carcan du nationalisme. Glissant le signifie manifestement dans Poétique de la Relation : « Cette pensée de l’errance […] fut à contre-courant de l’expansion nationaliste »62. Tout au contraire, elle se focalise à « [penser] l’excentrement »63 afin d’accorder une histoire et une mémoire collective à chaque identité communautaire, c’est-à-dire une continuité chronologique et civilisationnelle inaliénable. La poétique de l’errance est à même d’allouer à l’identité-Relation un passé, un présent et un devenir qui lui sont spécifiques. Dans Les Entretiens de Bâton Rouge, le penseur antillais évoque à bon escient le « continuum biographique de la communauté » en ces termes : « cette pensée de l’errance introduit de nouvelles relations au pays, une opposition poétique aux injonctions de système qui régiraient la fréquentation de celui-ci et qui donc imposeraient une vue altérée du continuum biographique de la communauté »64. Glissant pousse même plus loin la poétique de l’errance dont s’arme sa rhétorique, si bien que cette poétique opère une sorte de distanciation énorme par rapport à sa propre ipséité et à sa propre aire, dans le sens où l’écrivain lie l’essence de chaque identité à une dynamique relationnelle considérable, non systémique et non systématisante. C’est là une manière totalement différente et novatrice de se représenter soi-même dans le Chaos-monde. Par conséquent, toute systématisation accablante et toute modélisation assimilatrice se muent, sous les auspices de la poétique de l’errance, en densité ontologique et se transforment en tremblements culturels édifiants et engageants. C’est ce que Glissant essaie de montrer dans Les Entretiens de Bâton Rouge :
Or, qu’est-ce que c’est, la pensée de l’errance ? C’est quitter, se départir du lieu qui vous a été donné, pour mieux le comprendre ou pour mieux vivre avec. Dans cette mesure, la littérature accomplit une fonction […] : magnifier la pensée de l’errance (au monde), s’opposer en tous points à la pensée de système. Ainsi pour nous l’errance assumée nous mène-t-elle à transfigurer l’ancien arrachement esclavagiste à l’Afrique, sans en faire système65.
Dans cette optique, la poétique de l’errance conduit non seulement à l’épanouissement non égocentrique de la communauté antillaise, mais, plus encore, à la singularité non narcissique de l’écrivain antillais. C’est ici où transparaît l’enjeu majeur au regard de la rhétorique de Glissant qui déclare dans Les Entretiens de Bâton Rouge :
C’est ce que je résume en répétant que l’écrivain sera solitaire et solidaire. Solitaire : qu’il doit aventureusement vivre dans la pensée de l’errance, qui n’est pas une pensée collectiviste ni même une pensée collective, et solidaire : qu’il doit totalement grandir dans la pensée de son lieur. C’est seulement par cette pratique du détour et du retour que la dialectique de la Relation opère. Mais l’écrivain n’est assujetti à aucun devoir, en vérité. Il éclaire ses naïves et fortes lucidités au feu d’un inextricable qu’il ne régit pas66.
À partir de ce point de vue, le romancier s’emploie à « contester la prédominance de l’Occident [et] du même coup intègre celui-ci au monde »67. C’est également de cette manière qu’il tente de prémunir les communautés de la totalité-monde contre les errements des mouvements usurpateurs de l’errance, lorsqu’elle est conçue selon le modèle occidental : « Ce monde est déjà ce que sera l’eau mêlée de la mare, imprévisible et multiple, libre à vous de le concevoir aussi comme l’O tyrannique et parfait qui en marquait le bord »68.
La poétique de l’errance se démarque ainsi définitivement du « nomadisme en flèche »69, lequel fonctionne en droite ligne de l’expansion colonialiste et constitue indubitablement une modalité de domination et d’assujettissement à laquelle les dominateurs ont recours : « Cela précisément, que la grandeur appartient à l’inaperçu, qui vous distrait du souci de domination »70. En même temps, cette poétique de l’errance qui procède de la rhétorique et de la philosophie, adoubant la création littéraire glissantienne, a intimement trait au nomadisme circulaire, lequel s’inscrit strictement à l’opposé du « nomadisme envahisseur », en tant que « désir dévastateur de sédentarité »71, pour embrasser l’échange culturel, sans toutefois céder aux penchants hégémoniques visant l’expansion de son propre territoire aux dépens des autres et de leurs entours géoculturels. Il faut préciser ici que la poétique du nomadisme circulaire glissantienne s’avère être « le sel de la diversité du monde »72, en ceci qu’elle cherche à établir un « nouvel équilibre »73 entre les « peuples immortels et les peuples souffrants actuels »74, et à « envisager une multiplicité de fleuves temporels, une conjonction de ces courants dans des lieux de rencontre des humanités futures […] »75. Il s’agit en effet de tout placer sous le contrôle de la fraternité culturelle, c’est- à-dire à l’abri de tout exclusivisme et de tout réductionnisme. C’est en ce sens que le narrateur, dans cet extrait de La Lézarde (1958), cultive et chante la fraternité humaine, et ce, loin de toute standardisation et de toute mise sous curatelle :
Aucun, aucun, même pas Mathieu, nos mères qui ont tout sacrifié, la vie et la santé, nos frères et nos sœurs condamnés pour nous, pour nous permettre d’apprendre, et quoi, nous voilà, hein, nous voulons être différents, uniques, est-ce que ce peuple veut être différent, il veut sa place au soleil, il veut des défenseurs, la liberté, partout dans le monde il y a des peuples qui souffrent, nous ne sommes pas différents, nous sommes les frères de tous les peuples, il n’y a que celui qui exploite et celui qui est exploité76.
La poétique du « nomadisme circulaire » permet, d’une part, aux différentes identités communautaires autant qu’aux différentes cultures de la totalité-terre de réaliser une « entrée en monde »77, tout en s’attachant à pourfendre la relation « d’oppresseur-opprimé »78 et à rendre caduc le clivage civilisationnel entre le centre et les périphéries, comme le recommande l’auteur dans Ormerod (2003) :
Sur ces Lesser Antilles qu’Anglais et Français se déchirèrent entre eux durant trois siècles pour le moins, et les Ibériques faisaient ailleurs leur ménage et provision, dans le Champ de ces autres îles, Puerto Rico ou Cuba, qui sont bourrées d’arrière-pays et de profonds inatteignables – ne cherchez pas de centre. Vous qui tenez tant à préciser où ça se passe et comment, et à dérouter ces clartés de récitations sans lesquelles vous ne soutenez rien79.
Glissant considère que « l’infini détail du monde nous aide ici autant que les vues les plus générales que nous pouvons en saisir, que la résistance vit dans toutes les périphéries que vous ne voyez pas […] »80. Cela revient à dire que l’écrivain martiniquais cherche à établir « le change dans l’échange »81 et ce, dans l’intention d’autoriser tous les imaginaires à s’aventurer dans les zones nouvelles, entrelacées et incirconscriptibles de la mondialité82, sans pour autant se perdre dans ses conjectures imprédictibles et apocalyptiques. Car cette poétique veut renverser de fond en comble les systèmes envahisseurs des esclavagistes occidentaux, puisque, comme le spécifie Glissant dans L’Entretien du monde, « [l]’Occident […] a été prodigieusement expansionniste dans son monolithisme […] »83.
D’autre part, la poétique du « nomadisme circulaire » recoupe la poétique de la Relation glissantienne, en cela qu’elle procède – à l’encontre des pensées de système colonialistes qui s’attachent à faire table rase de la diversité – à mettre en valeur tous les lieux et imaginaires du Chaos-monde ainsi que la différence et son esthétique. C’est cette question que Glissant tient à éclaircir dans Philosophie de la Relation : « Les beautés des différences (des différents) sont les premiers témoins et les acteurs décidés des résistances à la nuit de l’esprit et à toute oppression »84. Ce passage, puisé dans Sartorius. Le roman des Batoutos (1999), informe sur la liaison dialectique non aliénante qui doit s’établir entre le lien d’où tout un chacun peut émettre l’expression de son imaginaire créatif et le reste de la totalité-terre :
La flambance de l’entour n’aveugle pas tes yeux. Le lieu évoque et appelle non pas les oppresseurs venus d’ailleurs, qui en feront leur domaine, mais ces autres beautés multipliées derrière l’horizon, les flammes grises des fjords et les minuties des sources dans leurs Verts-Prés et le vertige des steppes et la glace énorme qui tourne en craquements autour de son cœur bleu qui veille, et les champs aplatis, sillonnés de tracteurs rectilignes. Lieu d’un peuple qui devine le monde et y conjoint, par la présence manifeste et la présence intime85.
La poétique du « nomadisme circulaire » est ainsi une formule qui permet de lutter contre la dilution culturelle et l’aliénation. Elle se trouve renforcée par la pensée archipélique de la trace, qui scelle les mécanismes de la créolisation, dans la mesure où « [la] pensée de la Trace est d’archipelliser »86. Elle est aussi appuyée par une « pensée de tremblement [qui] nous [éloigne] des certitudes enracinées »87 et par la pensée « tourbillonnaire », en ce sens que « [le] tourbillon est ce qui permet de concevoir toutes les valeurs, non pas comme semblables mais comme équivalentes »88. Il s’agit ici d’« une pensée du mouvement du vivant »89, selon la formule pertinente du philosophe martiniquais qui ajoute dans L’Entretien du monde
Mais il y a un système rhizomique de relations dans le monde et c’est à partir de la méditation sur ce système rhizomique que l’on peut envisager à plus ou moins long terme la solution de nombreux problèmes qui se posent dans le monde et dans chaque lieu particulier : « agis dans ton lieu, pense avec le monde, n’agis pas dans le monde parce que tu agis à la place de l’autre »90.
Dans cet extrait du Tout-Monde (1993), le narrateur s’attache à mettre en quarantaine toutes sortes d’emprisonnement et d’immobilisme pour adhérer à cette poétique tourbillonnaire, laquelle épouse les pérégrinations et, à l’instar des abeilles, butine de la sève dans tous les champs possibles :
Et quand il alla dire un au revoir à Tarzan, Raphaël Targin eut vraiment le sentiment de se séparer d’un conducteur d’ombres, d’un maître des profondeurs, d’un dériveur de tous les espaces connaissables, d’un qui était désigné pour vous mener au bord de votre propre enfermement, après quoi vous n’aviez plus qu’à ouvrir sur les hauteurs libres et les emportements où vous imaginez ce que vous êtes réellement, c’est-à-dire ce que votre identité apporte et prend à cette succession ininterrompue de tourbillons et de fixités91.
Il s’ensuit ainsi l’opinion que la poétique du nomadisme circulaire – qui s’inscrit au cœur de la mondialité92 glissantienne, « laquelle entend s’opposer aux effets mécaniques des mondialisations, et désignera les réalités et l’intuition d’une quantité réalisée des différences dans le monde »93, en nouant des liens organiques autant avec la poétique de la Relation qu’avec l’esthétique de la nouvelle région du monde – se situe dans la droite ligne des visées oratoires d’une rhétorique par le truchement de laquelle Glissant s’évertue à transmuer l’échec en réussite et les enfermements en ouverture tous azimuts entre les différents imaginaires du monde et en rencontres fructueuses pour toutes les identités de la « communauté-monde »94. C’est dans cette perspective qu’opère cette poétique du nomadisme circulaire, comme le confirme le penseur caribéen dans Poétique de la Relation :
Alors le déracinement peut concourir à l’identité, l’exil se révéler profitable, quand ils sont vécus non pas comme une expansion de territoire (un nomadisme en flèche) mais comme une recherche de l’Autre (par nomadisme circulaire). L’imaginaire de la totalité permet ces détours, qui éloignent du totalitaire95.
À cet égard, l’auteur tente, par et à travers son œuvre romanesque, de « mieux appréhender les détails et l’ensemble »96 du Chaos-monde, « pour apprécier les vraies richesses »97 et se livre, dans Sartorius. Le roman des Batoutos (1999), à la valorisation de ce nomadisme circulaire au détriment du nomadisme envahisseur, dont les retombées sur les différentes humanités et cultures sont néfastes :
Éléné ! conjoint les lieux et voici que s’en présentait une des plus troubles révélations, non pas donc de ce continent où vous avez pensé trouver les Indes, qui avait toujours été là et y serait toujours, mais de sa rencontre avec d’autres, ainsi qu’il en fut quand Alexandre, fourrier sauvage et paradoxal du même Éléné !, tueur de peuples et passeur de cultures, fit se rejoindre, sans se confondre, Orient et Occident98.
C’est là un principe dont la portée est considérable pour l’écrivain caribéen, lequel a besoin de toutes les modalités littéraires, voire de toutes les expressions artistiques pour pouvoir reconstruire une identité transplantée et déflagrée. Il est important pour nous de remarquer ici que la déconstruction des modèles génériques, autant que l’abolition des règles et codes formels auxquelles Glissant procède, participent du discours reconstitutif, par le biais duquel le penseur antillais se penche sur la restauration du monument de la culture archipélique des Caraïbes. À cet égard, il faut souligner que la problématique de la transgénéricité littéraire ou du métissage générique chez Glissant relève de deux articulations distinctes mais indissociables. D’abord, il est question d’une parole sublime qui tient lieu d’exaltation de l’identité antillaise et de la culture insulaire et se passe de la codification générique. Lisons, dans ce cadre, la remarque de Marielle Macé : « Parmi les concepts susceptibles d’éclipser le cadrage générique, il faut compter le sublime et la tradition anti-mimétique qui en accompagne la compréhension »99. Ensuite, on notera que cette transrhétorique stimule une hybridation générique qui véhicule un ethos antillais collectif qui n’exclut pourtant pas l’excellence du génie individuel. C’est dire si ce métissage générique dérive aussi d’une vision du monde propre au penseur martiniquais, vision qui se nourrit de la philosophie de la Relation.
Pour Glissant, le créateur antillais (homme de lettres, artiste, etc) est avant tout un « déparleur »100 qui échappe à l’emprise de la systématisation. Ce « déparleur » est à même d’abolir les codifications formelles et de subvertir les canons génériques. Il symbolise ainsi cette transgénérique selon laquelle l’écrivain caribéen entend « refaire le monde »101. Ce fragment repéré dans Tout-Monde (1993) porte un regard particulier sur le pouvoir du créateur qui est en mesure de cumuler un large éventail de compétences transgénériques :
L’imaginaire des matières, la terre, le sel, les monts, formait dans sa poésie. Mathieu Béluse pourtant, qui ressemblait au déparleur, c’est-à-dire, dans ces riens qui importent tellement, et d’ailleurs vous n’avez pas oublié que Mathieu, déparleur, chroniqueur, romancier, c’était quatre-en-un, sinon davantage, lui aurait sans doute argué que seuls les matérialistes, si l’appellation vaut et tient encore, ont le sens du sacré102.
Il convient de mentionner, à ce niveau d’analyse de la transgénéricité rhétorique, littéraire et artistique dont s’arme l’œuvre de Glissant, que ce métissage générique est loin d’être limité ou circonscrit à quelques genres littéraires ou artistiques, ni encore à un quelconque champ épistémique ou gnoséologique. Car il embrasse en effet d’autres expressions artistiques ainsi que d’autres domaines épistémologiques. C’est à partir de ce point de vue qu’on peut lire dans Poétique de la Relation : « La mise en relation des domaines de la connaissance (questions et résolutions) n’est ni une discipline ni une science mais ressortit à un imaginaire du réel, qui nous permet d’échapper au pointillisme probabiliste sans verser dans la généralisation abusive »103.
Plus précisément, si systématique il y a, il s’agira plutôt d’une systématique anti-générique, d’une systématique de « contre-genre »104 ou, mieux, d’une antisystématique générique qui se départit de tout cloisonnement générique rhétorique, littéraire et artistique. Cette dynamique à la fois anti-générique et asystématique, qui va à l’encontre de toute codification formelle systématisée, se réclame de la mixité des genres littéraires, du brassage des expressions artistiques, voire de l’échange, sans frontières, entre les imaginaires culturels de la totalité-monde. S’agissant des aboutissants de cette dynamique d’échanges et de brassages, ils sont, à en croire Glissant, incalculables et imprédictibles. Ainsi, l’art épique romanesque glissantien sera en mesure de participer à l’épanouissement de la culture archipélique caribéenne. C’est sous cet angle qu’on peut appréhender l’analyse pertinente du penseur antillais, tirée de son essai, Une nouvelle région du monde :
En réalité, les arts sont tous aujourd’hui composites. Un grand nombre des opérations de l’esprit et des mouvements de la sensibilité, représenter et décrire et ordonner et suggérer et embellir et analyser et deviner et convaincre et prévoir pour ceux qui ne voient pas et raconter tout simplement, se sont affinés ou exacerbés à travers les siècles et les espaces pour produire à chaque fois les œuvres de l’art selon les mètres et les fins des disciplines les plus concernées par ces différentes fonctions. […] Les arts dits contemporains, ou du moins ceux qui ont échappé à la littéralité des œuvres de la mode, et qui n’essaieraient ni de terrifier ni de détourner, se sont compliqués et sont devenus composites, en ce que non seulement ils soulignent et relèvent et révèlent les différents et concourent ainsi au mouvement des diversités et des variétés, en les illustrant pourtant dans leur singularité, mais qu’ils tentent par surcroît et de plus en plus de surprendre cette opération elle-même par laquelle des différences s’ajoutent sans se détruire, et aussi des identités varient en ne dépérissant pas. Les différents n’avarient pas la variété ! C’est pourquoi raconter, ou conter, ne finit pas en un art du récit. L’œuvre de l’art est l’objet d’une infinité de ces opérations de l’esprit et de ces mouvements des sensibilités, sans dire qu’elle contribue à en susciter d’autres, que nous apprendrons à fréquenter. Et elle hasarde de cette façon les liaisons magnétiques, et elle retrouve les fulgurations enténébrées des premiers âges des humanités105.
À bien méditer sur le métissage artistique chez Glissant et cette créolisation de tant d’expressions artistiques dont s’enrichit sa contre-épopée romanesque, l’on s’avise d’être face à une œuvre prismatique dont la réception et le décodage exigent qu’on s’arme de plus d’une boîte à outils critique. En effet, il s’agit essentiellement du brassage générique, mais aussi de la création (ou de l’apparition d’autres genres), qui en est le corrélat, création à laquelle notre auteur fait allusion en ces termes :
La littérature n’évoque plus en profondeur d’approcher l’être, elle chercherait en étendue à dévoiler la relation. Elle relativise en absolu. Cela ne peut pas être développé à l’intérieur d’un genre, cela nécessite la multiplication et l’intrication des genres littéraires et artistiques. Et peut-être qu’au bout de cet effort, il germera d’autres genres, qui enfin apparaîtront, et dont nous n’avons ici aucun moyen de deviner ce qu’ils seront ni quand ils s’engendreront. Nous nous efforçons, n’est-ce pas, vers eux. De l’intégration ou de l’effacement ou de la résurrection de tous les genres, théâtre, essai, roman, poésie, peut-être naîtront ces autres genres. Peut-être connaîtrons-nous des métissages inouïs entre les arts ? Mais que seront-ils ?, nous ne le savons pas encore. L’écrivain d’aujourd’hui est toujours un écrivain futur106.
Partant, Glissant tâche de mettre fin à une ère esthétique, régie par la codification formelle et le cloisonnement générique et artistique, pour inaugurer une « esthétique nouvelle », comme il l’annonce dans L’imaginaire des langues : « C’est pour cela qu’il est difficile de concevoir les résultantes qui vont procéder de ces rencontres à l’heure actuelle. Une esthétique nouvelle est une esthétique qui essaie de prévoir, présager ou voir dans l’avenir des rencontres »107. C’est dans cette optique, qui laisse entrevoir une déflagration générique corrélée à la déflagration identitaire à laquelle sont confrontés les Antillais, qu’on peut lire dans Sartorius. Le roman des Batoutos (1999) :
L’éparpillement de ce qui avait été dans l’art une représentation divinatoire, son explosion en tant d’objets immanquablement odieux, préfigure petitement la dilatation actuelle de nos espaces et cette totalité indifférenciée du divers que nous connaissons aujourd’hui108. Il importe ici de noter, pour mémoire, que cette nouvelle esthétique répond en écho à la visée délibérative dont s’arme la rhétorique de Glissant, qui certifie déjà, dans Traité du Tout-Monde, « qu’il n’y a pas de modèle opératoire »109.
S’agissant de cette esthétique nouvelle, elle révoque tour à tour la modélisation réductrice et l’universalisme généralisant et corollairement aliénant, comme le souligne l’écrivain martiniquais : « Ce que je défends, c’est que l’idée de la beauté naît d’une quantité réalisée au fur et à mesure. L’idéal qu’il y a dans la notion d’universel s’abolit dans la notion de quantité réalisée »110. Cette nouvelle esthétique prend ainsi racine dans le réel en tenant compte des vérités factuelles. Tout lieu et tout imaginaire artistique qui en procède rejoignent leurs véritables portées en s’inscrivant pleinement dans la poétique du Chaos-monde : « Entrer dans le réel, c’est peut-être avoir au plus haut point le sentiment de ces rencontres, ou de ces simultanéités révélatrices. Les œuvres de l’art lisent ou élisent de la sorte le monde, mais dans le même élan et le même temps qu’elles prédisent le Tout-monde »111.
Si nous avons constaté que le mécanisme du métissage et la dynamique de la créolisation sont immanquablement des catalyseurs de créativité et un gage d’inventivité, en ceci qu’ils réaniment les divers imaginaires de la totalité-monde, dans tous les sens et toutes les directions, il n’en demeure pas moins que la catégorie du métissage et, tout particulièrement, la mouvance de la créolisation sont, dans l’écriture et la poétique romanesque de Glissant, à la base de son esthétique transmoderne.
C’est ainsi que la transmodernité recoupe la poétique de la Relation glissantienne, en cela qu’elle procède – à l’encontre des pensées de système colonialistes qui s’attachent à faire table rase de la diversité – à mettre en valeur tous les lieux et imaginaires du Chaos-monde ainsi que la différence et son esthétique. C’est cette question que Glissant tient à éclaircir dans Philosophie de la Relation112. À ce titre, le philosophe martiniquais nous informe, dans L’Entretien du monde, sur la liaison dialectique non aliénante qui doit s’établir entre le lien d’où tout un chacun doit émettre l’expression de son imaginaire créatif et le reste de la totalité-terre.
En dernier ressort, il convient de rappeler que la conception sémiologique glissantienne des genres littéraires s’inscrit dans la droite ligne de sa transmodernité esthétique, laquelle est coextensive à sa poétique et sa philosophie de la Relation. Celles-ci tiennent à réhabiliter les sociétés et cultures composites et rompent avec le modèle culturel atavique et avec l’identité à racine-unique pour cultiver le métissage et l’identité rhizomatique, l’hétérogène et le divers. En outre, la conception des genres littéraires propre à l’écrivain martiniquais se place dans une perspective de métissage générique, dans la mesure où elle fonctionne en corrélation et de façon concomitante avec l’interprétation des genres oratoires (le judiciaire, l’épidictique, le délibératif), sous-tendant l’esthétique de l’œuvre romanesque. Cette interpénétration générique oratoire s’assigne l’objectif de rendre compte de la brisure anthropologique à laquelle l’identité antillaise a été sujette et de catalyser son affleurement et son épanouissement au cœur de la Totalité-monde. C’est dans cette optique que la dynamique de télescopage oratoire contribue au brassage des imaginaires, à l’enchevêtrement des poétiques, voire à l’hybridation des genres littéraires et au métissage artistique dans l’espace textuel romanesque glissantien. C’est ce que le penseur antillais développe plus précisément dans L’imaginaire des langues, lorsqu’il met en garde contre la généricité littéraire absolue, c’est-à-dire lorsqu’il discrédite toute codification et s’attache à abolir les frontières génériques pour valoriser la poésie et la poétique :
Or, la poésie est jusqu’ici le seul art qui peut aller réellement derrière les apparences. Je crois que c’est là une de ses vocations. C’est la volonté de défaire les genres, cette partition qui a été si profitable, si fructueuse dans le cas des littératures occidentales. Je crois que nous pouvons écrire des poèmes qui sont des essais, des essais qui sont des romans, des romans qui sont des poèmes. Je veux dire que nous essayons de défaire les genres précisément parce que nous sentons que les rôles qui ont été impartis à ces genres dans la littérature occidentale ne conviennent plus pour notre investigation qui n’est pas seulement une investigation du réel, mais qui est aussi une investigation de l’imaginaire, des profondeurs, du non-dit, des interdits113.
Issue d’une rhétorique qui se veut anti-rhétorique révolutionnant les rhétoriques systémiques classiques, la transmodernité esthétique glissantienne, sous-tendue par la transrhétorique, cultive « l’emmêlement caraïbe »114 et préconise le « [bonheur] d’échapper à la chaîne de filiation, pour relater enfin dans les cinq directions en même temps »115. C’est sous cet angle que cet extrait, tiré de Sartorius. Le roman des Batoutos (1999), revient sur la nécessité de mobiliser toutes les expressions artistiques dans l’objectif d’atteindre la vérité qui sera un fédérateur pour les Antillais, restés trop longtemps désunis :
Il se dit qu’un jeune artiste, M. Garaïcoa, je n’ai pas su s’il était haïtien ou plus probablement cubain, c’est un métis, ce qui a son importance, a imaginé à l’occasion d’une de ses expositions d’inventer un dieu vodou, qu’il appelle Abulayé, de lui attribuer autel, drapeaux, objets rituels, vèvès, qu’il a fabriqués, réunissant l’exercice de l’art et la révélation d’une vérité116.
[1] Gilles DELEUZE & Félix GUATTARI, Capitalisme et Schizophrénie 2 : Mille Plateaux, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 32.
[2] Édouard GLISSANT, Introduction à une poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 23.
[3] É. GLISSANT, L’imaginaire des langues, (Entretiens avec Lise Gauvin), Paris, Gallimard, 2010, p. 24.
[4] É. GLISSANT, L’Intention Poétique (Poétique II), Paris, Gallimard, 1997, p. 210.
[5] « En tant que détermination ontologique de la vie humaine, l’historicité se caractérise essentiellement comme un mode déterminé de l’advenir. », Herbert MARCUSE, L’ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité, Paris, Gallimard, 1991, p. 329. Les italiques sont le fait de l’auteur.
[6] É. GLISSANT, Poétique de la Relation (Poétique III), Paris, Gallimard, 1990.
[7] É. GLISSANT, Traité du Tout-Monde (Poétique IV), Paris, Gallimard, 1997, p. 112. Les italiques sont le fait de l’auteur.
[8] Ibid. Idem.
[9] É. GLISSANT, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., p. 45.
[10] É. GLISSANT, Une nouvelle région du monde (Esthétique I), Paris, Gallimard, 2006, p. 212.
[11] É. GLISSANT, Traité du Tout-Monde, op. cit., p. 115. Les italiques et les majuscules sont le fait de l’auteur.
[12] É. GLISSANT, Poétique de la Relation, op. cit., p. 158. Idem.
[13] É. GLISSANT, Faulkner Mississippi, Paris, Éditions Stock, 1996, p. 303.
[14] Daniel RADFORD, Édouard Glissant, Paris, Seghers, 1982, p. 26.
[15] Jean-Pol MADOU, Édouard Glissant : De mémoire d’arbres, Amsterdam, Éditions Rodopi, 1996, p. 54.
[16] Dominique CHANCÉ, Édouard Glissant. Un « traité du déparler » : Essai sur l’œuvre romanesque d’Édouard Glissant, Karthala, p. 38.
[17] Ibid., p. 19.
[18] Bernadette CAILLER, Conquérants de la nuit nue : Édouard Glissant et l’H(h)istoire antillaise, Tübingen Gunter Narr Verlag, 1988, p. 108.
[19] Alain MÉNIL, Les voies de la créolisation : Essai sur Édouard Glissant, Paris, De L’Incidence Éditeur, p. 512.
[20] Romuald FONKOUA, Essai sur une mesure du monde au XXe siècle, Édouard Glissant, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 201.
[21] Ibid., p. 174.
[22] J. Michael DASH, « Ni réel ni rêvé : Édouard Glissant – Poétique, Peinture, Paysage », in N. JOUVEN, (dir.), Littérature : Édouard Glissant, la pensée du détour, no 174, 2014, op. cit., p. 40.
[23] S. KASSAB-CHARFI – S. ZLITNI-FITOURI – L. CÉRY (dir.) Actes de colloque (Carthage, 26-27-28 avril 2005) : Autour d’Édouard Glissant : Lectures, épreuves, extensions d’une poétique de la Relation, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, coll. « Sémaphores », 2008.
[24] Catherine DELPECH, « Édouard Glissant : Au zénith de l’exil, une poétique de la démesure », in KASSAB-CHARFI, S., ZLITNI-FITOURI, S., CÉRY, L. (dir.), Actes de colloque (Carthage, 26-27-28 avril 2005) : Autour d’Édouard Glissant : Lectures, épreuves, extensions d’une poétique de la Relation, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, coll. « Sémaphores », 2008, p. 89.
[25] Ibid., p. 96.
[26] Jacques CHEVRIER, « Parole indigente/Parole pléthorique dans le roman caraïbe contemporain », Ibid., p. 60.
[27] Sonia ZLITNI-FITOURI, « De l’île de Glissant au désert de Boudjedra : intention et désir poétiques », Ibid., p. 191.
[28] Ibid., p. 191-192.
[29] Samia KASSAB-CHARFI, « Les Indes métaphoriques », Ibid., p. 53. Les italiques sont le fait de l’auteur.
[30] É. GLISSANT, Poétique de la Relation, op. cit., p. 157-158. Les italiques sont le fait de l’auteur.
[31] É. GLISSANT, Faulkner, Mississippi, op. cit., p. 181. La majuscule est le fait de l’auteur.
[32] É. GLISSANT, L’Intention poétique, op. cit., p. 213. Les parenthèses sont le fait de l’auteur.
[33] É. GLISSANT, Poétique de la Relation, op. cit., p. 158. Les italiques et la majuscule sont le fait de l’auteur.
[34] É. GLISSANT, Le Discours antillais, Paris, Éditions du Seuil, 1981, p. 250.
[35] É. GLISSANT, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., p. 18-19.
[36] É. GLISSANT, Mahagony, Paris, Éditions du Seuil, 1987, p. 43.
[37] É. GLISSANT, Le Discours antillais, op. cit., p. 325. Les italiques sont le fait de l’auteur.
[38] É. GLISSANT, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., p. 52.
[39] É. GLISSANT, Mémoires des esclavages, Paris, Gallimard, 2007, p. 123.
[40] É. GLISSANT, Les Entretiens de Bâton Rouge (avec Alexandre Leupin), Paris, Gallimard, 2008, p. 93.
[41] É. GLISSANT, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., p. 29-30.
[42] É. GLISSANT, L’Imaginaire des langues, op. cit., p. 28-29.
[43] Jean BERNABÉ, Patrick CHAMOISEAU, Raphaël CONFIANT, Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, parution originale : 1989.
[44] É. GLISSANT, L’Imaginaire des langues, op. cit., p. 25-26.
[45] Ibid., p. 31.
[46] É. GLISSANT, Poétique de la Relation, op. cit., p. 108.
[47] Ibid., p. 103. Les italiques sont le fait de l’auteur.
[48] É. GLISSANT, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., p. 22.
[49] É. GLISSANT, Traité du Tout-Monde, op. cit., p. 238-239. Les majuscules sont le fait de l’auteur.
[50] É. GLISSANT, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., p. 15.
[51] É. GLISSANT, Traité du Tout-Monde, op. cit., p. 26.
[52] É. GLISSANT, Introduction à une poétique du Divers, op. cit., p. 106.
[53] É. GLISSANT, La Cohée du Lamentin (Poétique V), Paris, Gallimard, 2005, p. 75. La majuscule est le fait de l’auteur.
[54] É. GLISSANT, Faulkner Mississippi, op. cit., p. 48.
[55] É. GLISSANT, L’Imaginaire des langues, op. cit., p. 33.
[56] É. GLISSANT, Traité du Tout-Monde, op. cit., p. 26.
[57] « L’homme erre. L’homme ne tombe pas dans l’errance à un moment donné. […] au contraire l’errance fait partie du Da-sein à laquelle l’homme historique est abandonné […] l’errance domine l’homme en tant qu’elle le pousse à s’égarer. Mais par l’égarement, l’errance contribue aussi à faire naître cette possibilité que l’homme a le moyen de tirer de son existence et qui consiste à ne pas succomber à l’égarement. Il n’y succombe pas s’il est susceptible d’éprouver l’errance comme telle et de ne pas méconnaître le mystère du Da-sein. », Martin HEIDEGGER, De l’essence de la vérité, Paris, Gallimard, 2001, « la non-vérité en tant qu’errance », Questions I et II, p. 186-189.
[58] É. GLISSANT, Poétique de la Relation, op. cit., p. 229.
[59] É. GLISSANT, Traité du Tout-Monde, op. cit., p. 63. La majuscule est le fait de l’auteur.
[60] É. GLISSANT, Poétique de la Relation, op. cit., p. 32-33. Idem.
[61] É. GLISSANT, Poétique de la Relation, op. cit., p. 33.
[62] Ibid., p. 27.
[63] É. GLISSANT, Les Entretiens de Bâton Rouge, op. cit., p. 140.
[64] Ibid., p. 44.
[65] Ibid., p. 109.
[66] Ibid., p. 111.
[67] É. GLISSANT, L’Intention poétique, op. cit., p. 29. Les italiques sont le fait de l’auteur.
[68] É. GLISSANT, Sartorius. Le roman des Batoutos, Paris, Gallimard, 1999, p. 350.
[69] É. GLISSANT, Poétique de la Relation, op. cit., p. 31.
[70] É. GLISSANT, Ormerod, Paris, Gallimard, 2003, p. 351.
[71] É. GLISSANT, Poétique de la Relation, op. cit., p. 24.
[72] É. GLISSANT, Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1993, p. 324-325.
[73] É. GLISSANT, Ormerod, op. cit., p. 244.
[74] Ibid., p. 251.
[75] É. GLISSANT, Sartorius. Le roman des Batoutos, op. cit., p. 224.
[76] É. GLISSANT, La Lézarde, Paris, Éditions du Seuil, 1958, p. 176.
[77] Édouard GLISSANT & François NOUDELMANN, L’Entretien du monde, Paris, PUV, 2018, p. 147.
[78] Ibid., p. 131.
[79] É. GLISSANT, Ormerod, op. cit., p. 347. Les majuscules et les italiques sont le fait de l’auteur.
[80] É. GLISSANT, Philosophie de la Relation, op. cit., p. 86.
[81] É. GLISSANT, Les Entretiens de Bâton Rouge, op. cit., p. 38.
[82] « La mondialité est cette aventure sans précédent qu’il nous est donné à tous de vivre, dans un espace-temps qui pour la première fois, réellement et de manière foudroyante, se conçoit à la fois unique et multiple, et inextricable », É. GLISSANT, La Cohée du Lamentin, op. cit., p. 23.
[83] É. GLISSANT & F. NOUDELMANN, op. cit., p. 38.
[84] É. GLISSANT, Philosophie de la Relation, Paris, Gallimard, 2009, p. 87-88.
[85] É. GLISSANT, Sartorius. Le roman des Batoutos, op. cit., p. 31-32. Les majuscules sont le fait de l’auteur.
[86] É. GLISSANT, Ormerod, op. cit., p. 222. Les italiques et la majuscule sont le fait de l’auteur.
[87] É. GLISSANT, Philosophie de la Relation, op. cit., p. 54.
[88] É. GLISSANT & F. NOUDELMANN, op. cit., p. 71.
[89] Ibid., p. 109.
[90] Ibid., p. 111.
[91] É. GLISSANT, Tout-Monde, op. cit., p. 180.
[92] « Et la mondialité au contraire est la seule dimension où peuvent s’estimer à la fois la quantité réalisée de toutes les différences du monde et la relation infinie maintenue d’une variété à l’autre, d’une identité à l’autre, qui sont issues des mouvements de cette quantité, c’est-à-dire ainsi, le commerce et l’échange dont la loi ne serait plus le profit le plus éternel possible mais les équilibres du donner-recevoir », É. Glissant, Une nouvelle région du monde, op. cit., p. 150.
[93] Ibid., p. 81.
[94] É. GLISSANT, Faulkner, Mississippi, op. cit., p. 305.
[95] É. GLISSANT, Poétique de la Relation, op. cit., p. 30. La majuscule est le fait de l’auteur.
[96] É. GLISSANT, Ormerod, op. cit., p. 221.
[97] Ibid.
[98] É. GLISSANT, Sartorius. Le roman des Batoutos, op. cit., p. 249.
[99] Marielle MACÉ, Le genre littéraire, Paris, GF Flammarion, 2004, p. 193.
[100] É. GLISSANT, Tout-Monde, op. cit., p. 544.
[101] É. GLISSANT, La Case du commandeur, Paris, Éditions du Seuil, 1981, Gallimard, 1997, p. 146.
[102] É. GLISSANT, Tout-Monde, op. cit., p. 407-408.
[103] É. GLISSANT, Poétique de la Relation, op. cit., p. 114.
[104] « Les notions de contre-genre, de dérivation ou d’archigenre que l’on retrouvera chez Alastair Fowler […] », M. MACÉ, Le genre littéraire, op. cit., p. 87.
[105] É. GLISSANT, Une nouvelle région du monde, op. cit., p. 134-135. Les italiques sont le fait de l’auteur.
[106] É. GLISSANT, Les Entretiens de Bâton Rouge, op. cit., p. 121-122.
[107] É. GLISSANT, L’Imaginaire des langues, op. cit., p. 97.
[108] É. GLISSANT, Sartorius. Le roman des Batoutos, op. cit., p. 233.
[109] É. GLISSANT, Traité du Tout-Monde, op. cit., p. 122.
[110] É. GLISSANT, L’Imaginaire des langues, op. cit., p. 91.
[111] É. GLISSANT, Une nouvelle région du monde, op. cit., p. 120. La majuscule est le fait de l’auteur.
[112] É. GLISSANT, Philosophie de la Relation, op. cit., p. 87-88.
[113] É. GLISSANT, L’Imaginaire des langues, op. cit., p. 29-30.
[114] É. GLISSANT, Sartorius. Le roman des Batoutos, op. cit., p. 308-309.
[115] Ibid., p. 308.
[116] Ibid., p. 313.
Résumé
Dans le cadre de la présente contribution, nous essayons d’examiner plus attentivement la question de la contre-rhétorique dans la fiction romanesque d’Édouard Glissant, contre-rhétorique qui s’accroît de la philosophie de l’identité-rhizome, du processus de métissage et, notamment, de la dynamique de créolisation pour autoriser l’écrivain caribéen à cultiver une esthétique transversale et transmoderne, placée sous le signe de l’équinoxe géoculturel et la poétique de la Relation et ordonnée autour de l’emmêlement des divers imaginaires humains.
Abstract
In this contribution, we are trying to take a closer look at the question of the counter-rhetoric in Edouard Glissant’s fiction. Indeed, this counter-rhetoric brings into play not only the philosophy of identity-rhizome and the blending process, but also the dynamics of creolization for the purpose of authorizing the Caribbean writer to cultivate transversal and transmodern aesthetics, placed under the label of cultural equinox, poetics of relationship, and intermixing between different human imaginations.
L’identité-rhizome et le métissage
La pensée de l’errance : la poétique du nomadisme circulaire et la transmodernité esthétique
Mohamed LAMINE RHIMI
Université de Tunis
Pôle Sémiotique et Analyses de discours du Laboratoire Intersignes
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