Loin d’être monolithique, la multiplicité du terme « métissage » est à l’image même de ce qu’il désigne : un phénomène complexe dont les manifestations varient grandement selon les époques, les contextes ou encore ses domaines d’application. Cette complexité réside en partie dans l’ambiguïté du terme et dans l’évolution de sa réception tout au long de son histoire. D’abord apparue au XIXe siècle, la pensée du métissage et les nombreuses réalités humaines et culturelles qu’elle reflète, n’ont cessé d’évoluer et d’être réévaluées. Très nombreuses sont les acceptions du terme et tout aussi nombreux sont ses usages (en histoire, philosophie, sciences humaines et sociales). C’est d’ailleurs l’une des raisons qui amènent l’anthropologue Jean-Loup Amselle à désigner le métissage comme une « notion piège »1 tant ses champs d’application sont multiples. C’est à partir du XXe siècle que la notion a commencé à faire l’objet d’une réflexion ne se réduisant plus au seul domaine biologique et racial pour devenir, sous l’impulsion des arts et de la littérature notamment, une notion incontournable pour de nombreux artistes et penseurs en ce début de XXIe siècle.
Le métissage et les termes connexes d’hybridité ou encore de créolisation sont autant de notions satellites qui tournent autour de notre monde toujours plus mondialisé, où les personnes, les cultures et les langues se rencontrent et s’influencent dans un brassage constant et vertigineux. C’est pourquoi le métissage répond de la façon la plus pertinente aux dynamiques de mélange et de télescopage qui mettent en tension l’horizon contemporain et les productions artistiques qui l’incarnent et le réfléchissent.
Notion piège, elle figure cependant dans de nombreuses productions intellectuelles et notamment dans la création littéraire. Nombreux sont les romanciers qui développent une réflexion esthétique sur le métissage, à l’image d’auteurs aussi divers que Patrice Chamoiseau, Édouard Glissant ou encore Salman Rushdie. Toutes aussi nombreuses sont les inventions formelles et linguistiques qui rendent compte et mettent en tension dans le texte ce phénomène, mais en dépit de cette diversité foisonnante et des différences d’approches et de traitements, c’est du côté du roman que ces écrivains se tournent afin de « créer une production esthétique qui assemble des éléments disparates sans pour autant détruire ni effacer la différence »2. Le lien étroit entre métissage et roman attire donc l’attention sur l’aisance de ce genre à héberger et à préserver l’hétérogène, à inquiéter les catégories en subvertissant leurs limites, et à tisser, à travers la rencontre de la différence, la riche tapisserie de l’expérience humaine dans toute sa diversité et sa variabilité.
Alors, serait-on en droit de qualifier le roman « d' art du métissage » ? C’est ici l’une des questions que l’écrivain Adam Thirlwell semble poser à travers sa théorie et sa pratique, dans la mesure où son œuvre illustre une manière dont le métissage peut guider l’imaginaire des romanciers et éclairer leur vision de la littérature, et ainsi amener à l’invention de formes nouvelles capables de remettre en question notre rapport à l’espace, à l’identité et aux hiérarchies usuelles.
Le cas du romancier britannique contemporain Adam Thirlwell semble pertinent étant donné que sa fiction et ses essais mettent en lumière l’influence indubitable du métissage sur sa pensée. Le métissage est d’ailleurs central à la manière dont il envisage sa propre pratique, comme l’indique la référence explicite, quoique discrète, à cette notion lorsqu’il partage sa vision de la littérature. Selon lui, la littérature est avant tout façonnée par des dynamiques « d’assimilation et de métissage »3.
L’œuvre romanesque de Thirlwell s’accompagne de nombreux textes critiques dans lesquels l’auteur s’interroge sur l’art du roman et expose ses propres théories sur l’histoire du genre. En ce sens, fiction et théorie représentent deux pôles complémentaires qui s’éclairent mutuellement et aident à re-contextualiser ses romans dans un héritage littéraire mixte et multiple. D’une certaine manière, on pourrait aller jusqu’à dire que chez lui, pratique et théorie tournent autour de la même question en trois temps : qu’est-ce qui fait la spécificité du roman, comment en rendre compte et que dit-il de l’homme ?
Partant de là, la notion de mélange contribue de manière significative à ce questionnement tandis que le métissage apparaît chez lui comme un élément de réponse. D’origine juive, Adam Thirlwell propose une définition théorique de la littérature et de l’art du roman qu’il qualifie comme « à moitié juif »4. Même s’il semble formuler cette définition de façon désinvolte (une stratégie discursive représentative de la nature non-scientifique et subjective de ses théories), elle éclaire plusieurs considérations centrales de sa pensée. Elle reflète tout d’abord la dimension métisse, au sens large du terme, de son propre héritage personnel : même s’il précise être juif par sa mère, Thirlwell insiste cependant sur la prédominance de son double héritage qu’il envisage comme un facteur d’indétermination, et par conséquent, comme un vecteur de liberté. En mettant l’accent sur le fait qu’il se sent « à moitié juif », Thirlwell précise indirectement que son héritage personnel ne caractérise que partiellement son identité d’artiste. Il va plus loin en insistant sur le fait que la distinction entre juif et à moitié juif n’a même pas vraiment lieu d’être car pour lui, être juif relève toujours d’un entre-deux.
C’est dans un article publié en 2007 qui s’intitule « On Writing Half-Jewishly » que Thirlwell observe que les œuvres qu’il admire et qui constituent son canon personnel sont toujours « à moitié juives ». Cette déclaration trouve une justification partielle dans le fait que les auteurs qu’il cite, à l’image d’Italo Svevo et de Franz Kafka, sont eux-mêmes d’origine juive, tandis que leurs œuvres peuvent être lues comme le produit d’un certain métissage culturel. Mais ce serait ici faire preuve de myopie que de réduire les œuvres à leur seule filiation biographique, car pour Thirlwell cette idée de littérature à moitié juive exprime avant tout la qualité métisse de toute grande littérature, qu’importent l’identité et l’origine de son auteur ; le roman trouve sa forme dans l’entre-deux de toute expérience. Et c’est précisément cet entre-deux, cette identité fondée sur la liminalité constitutive d’une expérience partagée et multiple, qui est à l’origine de sa propre exaspération face aux démarcations réductrices. Ainsi, sa vision de la littérature a moins à voir avec la culture juive et le judaïsme qu’avec l’expérience d’une double appartenance reposant sur le cosmopolitisme et l’exil (physique ou intellectuel), deux dimensions que la diaspora juive met en tension. Autrement dit, sa vision de la littérature est moins le produit d’une réalité historique particulière qu’une image censée saisir une dynamique centrale à l’histoire du roman : une vision de la littérature comme objet multiple et fuyant, enraciné dans l’expérience d’un entre-deux fondamental offrant aux auteurs un accès simultané au spécifique et à l’universel.
Ce motif, Thirlwell l’explore plus en détail dans un long essai pseudo-théorique intitulé Miss Herbert, dans lequel il revisite l’histoire du roman du point de vue de la traduction. Envisagée comme l’un des piliers de sa théorie personnelle, la traduction rend selon lui manifeste la spécificité du genre romanesque : la capacité du roman à pouvoir survivre relativement intact au transfert d’une langue à l’autre fait de ce genre l’outil esthétique le plus à même de sonder l’universalité de la condition humaine sans pour autant nier la spécificité des individus et la singularité de leurs expériences respectives. Entendu ainsi, le roman serait un genre naturellement apte à s’expatrier sans subir de réelle perte puisqu’il ne se réduit jamais tout à fait à son lieu ou à son contexte de production, ni aux circonstances particulières entourant celle-ci. Si Thirlwell insiste tant sur le rôle déterminant de la traduction dans l’évolution du roman, c’est pour mettre en avant la qualité apatride et autonome des œuvres qui composent son histoire, dont la portée et la pertinence ne se limitent pas aux frontières d’une seule langue, d’une seule culture ou d’un seul pays. Ce faisant, les grands romans ne seraient jamais les purs produits d’un seul lieu ou moment mais l’expression artistique d’héritages mixtes que l’auteur transcende et transforme par leur mise en relation et leur juxtaposition.
C’est donc sans surprise que Thirlwell s’attarde sur des romanciers centre-européens du début de siècle dont les œuvres ont été produites dans des sociétés somme toute cosmopolites, et s’activant au carrefour de plusieurs langues, cultures et héritages. Sans surprise car il s’agit là d’un moment historique bien particulier qui illustre la manière dont l’esprit européen a su se réinventer dans la différence des langues qui anime sa littérature. C’est d’ailleurs ce qui amène l’anthropologue François Laplantine à voir « ce qui s’est passé à Vienne au tournant du XIXe et du XXe siècles »5 comme l’un des temps forts du métissage en Europe :
Là encore on traduisait les langues les unes dans les autres, il y avait des pensées différentes qui se rencontraient pour produire quelque chose d’inédit qui a pour nom la modernité de la Mittel Europa6.
La définition du métissage que propose Laplantine est ici pertinente compte tenu de l’importance qu’elle accorde au langage. Selon lui, la pluralité des langues et la question de leur traduction sont des dimensions clés du métissage qui font de ce dernier un « processus instable [qui] évolue dans une tension de l’entre-deux »7 ,mais aussi dans la mise en tension des langues, ce qui explique qu’il conçoive le bilinguisme comme l’une des portes d’entrée permettant de comprendre l’expérience artistique du métissage. Il existe donc un parallèle étroit entre la vision du métissage de Laplantine et celle de Thirlwell, étant donné qu’ils appréhendent tous les deux le phénomène du point de vue linguistique et culturel. En revanche, leurs approches diffèrent en ce que Laplantine voit dans la société brésilienne un cas exemplaire du métissage qu’il envisage comme « un horizon de connaissance »8, tandis que Thirlwell ancre sa réflexion dans la spécificité de l’art du roman, amenant à penser le métissage comme un « horizon de création ».
Pour illustrer la manière dont ces processus d’assimilation et de métissage informent l’imaginaire de Thirlwell, on peut s’arrêter sur le cas de Candide et lubrique, roman paru en 2015. C’est en raison de sa nature réflexive que nous retenons ce roman, puisqu’il prend la forme d’un récit à la première personne mettant en scène les tribulations d’un narrateur – une version hyperbolique de l’auteur – qui se met à envisager la possibilité d’écrire un jour l’histoire récente de sa vie. Dès lors, certains passages acquièrent un certain degré métafictionnel laissant entrevoir les stratégies d’écriture mobilisées.
Considérons le passage suivant :
Cela faisait maintenant longtemps qu’il y avait de l’eau dans le gaz – de petites lézardes, des fissures, comme des papillons émergeant à l’automne, un tropicalisme léger de toutes parts, et cela m’effrayait un peu9.
Cette description, anodine à première vue, s’attarde tout d’abord sur le malaise qui s’empare du narrateur. Le malaise en question informe la description des lieux et la morphologie onirique du récit. S’ouvrant sur une scène de réveil où le narrateur flotte entre rêve et réalité, ce roman ne cesse de nourrir cette incertitude fondamentale. Le roman déploie un monde occidental familier qui s’apparente à la réalité contemporaine d’une ville anglaise, cependant enrichie de nombreuses incohérences, comme le mélange de référents géographiques et culturels, comme l’illustre l’apparition de ces papillons à l’automne ou encore la présence d’oiseaux tropicaux fluorescents ; autant de signes de cette désintégration à l’œuvre dans le roman. C’est un monde qui obéit à des règles et à des logiques différentes si bien que la représentation de la ville anonyme au centre du récit gagne en spécificité précisément en raison de l’universalité de ses caractéristiques : « la ville tentaculaire la plus vaste du monde, si bien que, chaque fois que vous croyez en être sorti, vous êtes seulement dans une autre banlieue résidentielle concentrique »10. Ce paradoxe est au cœur de la construction foisonnante de cette ville-monde jamais nommée ni tout à fait cernée, dont le syncrétisme des attributs fait miroiter, comme dans un verre déformant, une image en miniature mais amplifiée de l’expérience moderne mondialisée où spécificité locale et uniformisation touchent à leur paroxysme.
La tension entre universel et local ainsi déployée dans la texture tressée de ce monde métis se traduit également dans la langue par le recours au multilinguisme. Le langage s’internationalise en ingérant çà et là des termes issus de langues latines ou asiatiques :
Est-ce qu’il m’arrive de dire basta ? Je l’ignore. Mais le principe de contamination est quelque chose que j’adore – ce qui consiste à prolonger les phrases usuelles hors de leur cadre, jusqu’à les faire glisser dans tout un tas d’autres langues et dialectes11.
Épanchement géographique d’un côté, débordement linguistique de l’autre : deux formes de contamination à l’origine d’un phénomène de métissage spatial et culturel. Bien que discret, ce phénomène produit une version « stylisée et exagérée »12 de la tendance moderne à emprunter et bricoler les dialectes entre-deux, tout en reflétant le rapport décentralisé que nous entretenons de plus en plus avec l’espace, la langue et la culture. Ce faisant, Thirlwell improvise une langue macaronique, multiple et composée d’emprunts, qui rejoue dans le tissu linguistique les principes de contamination et de cohabitation qui définissent la logique interne des lieux dans ce roman :
De nos jours, la plupart des lieux, que l’on pense aux banlieues de Guadalajara, de Los Angeles ou du Caire, partage la même structure, pour ne pas dire la même apparence. Il y a quelque chose d’étrange dans la manière dont l’espace est organisé dans les banlieues— tout étant structuré autour d’espaces ignorés coincés entre des systèmes de transport et des centres commerciaux, et où rien n’est accessible à pied —, si bien que je voulais en concevoir l’expression formelle. Et l’un des aspects de cette nouvelle forme consistait à inventer une ville anglaise dont la nature refléterait ces principes, un lieu fait d’emprunts internationaux, toujours maintenu en suspens entre sincérité et pastiche13.
Les distinctions usuelles s’effondrent et l’épanchement linguistique et formel qui en résulte donne lieu à des rencontres inédites et à des juxtapositions d’attributs et de caractères hétérogènes : un mélange de formes qui ne se solde pas par un amalgame illisible mais bien par une juxtaposition qui complexifie sans effacer les spécificités de chaque élément. Entendues par Thirlwell comme l’expression de sa recherche de formes purement internationales, la facture bigarrée de la langue et la texture syncrétique de son imaginaire mettent en avant une instabilité normative constitutive de sa vision de l’art du roman : en générant la rencontre non résolue du spécifique et de l’universel, le roman l’amène à méditer la manière dont la singularité de l’existence peut justement s’exprimer dans ce que Carlos Fuentes appelle le « territoire commun de l’imagination »14, lequel prend la forme, chez Thirlwell, d’une réalité où centre et périphérie se superposent et se relativisent.
Dans ce roman, l’instabilité que le narrateur désigne par « tropicalisme léger » ne sert pas seulement à qualifier le processus de déformation à l’œuvre ; bien plus, on peut y déceler une indication précieuse sur le mécanisme de formation du texte de l’œuvre. Ce processus de tropicalisation revêt deux sens : le premier, littéral, indique que la ville de ce roman, anonyme mais modelée sur Londres, fait les frais d’une métamorphose géographique et climatique. Sa flore et sa faune deviennent plus exotiques et le crachin indolent londonien fait place à l’intensité de la mousson. Le deuxième sens est plus métaphorique et recouvre le principe de fabrication du roman. Dans cette perspective, le tropicalisme est culturel et artistique. Les nombreuses mentions de ce terme soulignent l’influence du mouvement artistique tropicaliste sur l’élaboration du roman, et sa logique formelle. La répétition culmine dans un passage où le narrateur reconnaît ouvertement sa fascination pour les principes structurants de ce mouvement :
Il vous faut le maximum de pensée tropicale, à la manière des vieux maîtres du tropicalisme. […] Ils ont compris la tactique de base – il faut prendre tout ce qu’on peut, et ne pas se soucier de la question de la provenance. C’est ce que vous découvrez quand vous êtes en dehors de la civilisation : que quelque chose soit véritablement à vous ou pas n’est plus une question urgente15.
Apparu au Brésil dans les années 60, le tropicalisme est un mouvement artistique et musical contestataire qui critique les définitions nationalistes de l’identité brésilienne. À cette époque-là, les artistes du mouvement défendaient une pratique fondée sur le mélange, l’emprunt ou encore l’appropriation, car le métissage des formes et des cultures représentait selon eux le cœur de l’identité brésilienne. Ce mouvement rend ainsi manifeste la volonté de réaffirmer la « tradition d[u] métissage culturel qui perdure depuis des siècles au Brésil »16 afin de ne pas restreindre son identité, sa société et sa culture aux bornes d’une conception essentialiste forcément réductrice. Les processus d’appropriation et de métissage pratiqués et revendiqués par les tropicalistes et leurs successeurs17 servent ainsi à définir une identité nationale non comme essence pure mais plutôt comme substance impure capable de se déployer dans la juxtaposition et la contradiction de ses formes et éléments constitutifs. Et c’est justement une conception similaire qui ressort, selon Thirlwell, de l’histoire et des pratiques du roman, si bien que l’on pourrait penser le roman sous les traits d’une nation métisse comparable à la conception de l’identité brésilienne métisse défendue par les artistes tropicalistes. Dans ces termes, le métissage défend une vision de l’homme conçu comme produit de juxtapositions et de contradictions dont la richesse identitaire et existentielle s’élabore en opposition à toute pureté et isolement.
La nature contestataire de ce mouvement ne doit ainsi pas être négligée et il n’est pas surprenant que Thirlwell s’inspire de ces pratiques subversives étant donné qu’il privilégie, dans sa vision du métissage comme entre-deux, une forme de pas de côté permettant à l’individu de s’extraire, et même de déborder, voire de mettre en échec, les catégories trop réductrices imposées aux individus (nationalité, langue, origine, héritage, identité, etc.). Les injonctions de son narrateur pourraient ainsi être indirectement porteuses de sa propre vision du roman : « ne pas se soucier de la question de la provenance » pourrait dans ce sens être lu comme une confidence de Thirlwell pour qui l’origine n’importe que partiellement. Autrement dit, la valeur du roman serait moins dans sa provenance que dans son devenir. Pour Thirlwell, ce qui importe le plus serait donc la capacité de l’artiste à mélanger et son aptitude à incorporer et faire dialoguer dans ses œuvres des héritages multiples, dont la rencontre serait susceptible de mener à l’invention de potentiels créatifs nouveaux capables de révéler des aspects ignorés de l’existence. Une telle définition du métissage formerait ainsi la clé de voûte de ces « catégories existentielles »18 logées entre les poussées contradictoires de la mondialisation de l’expérience humaine.
On peut difficilement mentionner le mouvement tropicaliste sans évoquer l’influence qu’a eu l’écriture anthropophage sur son évolution – une filiation qui ne manque pas d’apparaître dans le roman, comme en témoigne l’injonction suivante du narrateur :
Mangez-vous les uns les autres ! Soyez cannibales ! Si vous êtes né au milieu de nulle part, et que, de fait, ce nulle part soit justement l’endroit où vous êtes présentement installé, alors vous feriez bien de trouver votre nourriture partout où elle se présente19.
Cet appel au cannibalisme s’inscrit dans la droite lignée d’Oswald de Andrade, qui formule dans les années mille neuf cent vingt l’idée de cannibalisation artistique dans son Manifesto Antropofagio. Dans ce dernier, la société et la culture brésiliennes sont le produit d’un certain cannibalisme en ce qu’elles ingèrent des éléments disparates et souvent étrangers, avant de les digérer puis de les régurgiter sous des formes nouvelles. Comme les artistes tropicalistes avant lui, Thirlwell semble ainsi reprendre à son compte cet appel au cannibalisme pour en faire un principe moteur de son roman (une idée que l’on retrouve d’ailleurs chez d’autres romanciers britanniques contemporains comme Zadie Smith, par exemple). L’appétit dévorant en question témoigne d’un appétit rabelaisien, d’une curiosité débridée et d’une envie inassouvible d’ingérer ce qui est autre et de se transformer au passage :
Si vous deviez passer vote enfance à la périphérie du monde, comme on l’appelle, alors il vous fallait arrêter de vous soucier de savoir ce qui était à vous et ce qui ne l’était pas, et plutôt vous mettre à voler tout ce qui se présentait à vous20.
Mais, au-delà de Candide et lubrique, ce cannibalisme s’applique tout autant à la conception métisse de l’art du roman selon Thirlwell puisqu’il l’envisage comme un art international dont l’histoire rassemble une société d’artistes gloutons venus de tous horizons, dont les productions se contaminent, s’influencent, se transforment et se réinventent au contact l’une de l’autre (notamment grâce à la traduction), comme en célébration de l’inépuisable multiplicité de l’homme.
En conclusion, Thirlwell défend l’idée d’une pratique du roman qui s’invente dans la différence et la multiplicité – le foisonnement de l’autre – ou, plutôt, un art dont l’identité reste toujours à définir et à réinventer en orchestrant la rencontre de la différence et en rejetant le mensonge de l’isolement et l’illusion de la pureté. C’est ce qui explique que le roman « à moitié juif » est par-dessus tout apatride et sans port d’attache linguistique car toujours en mouvement, en quête de ce qu’il n’est pas et à la recherche de ce qu’il pourrait devenir au contact de l’autre. Le cas de Candide et lubrique permet de saisir les contours de la poïétique du métissage qui sous-tend certains aspects de la pratique romanesque de Thirlwell, donnant ainsi à voir cet horizon de création évoqué plus haut, et dont les points de fuite, que sont le multilinguisme, l’anthropophagie ou encore le tropicalisme, invitent à une réflexion croisée sur l’homme et le roman qui prend corps dans une poétique de l’inessentiel et de l’impur comme autant de gages de richesse et de créativité.
Métissage, impureté et contamination forment les modes naturels du roman selon Thirlwell. Son imagination romanesque témoigne d’une vision de l’existence et de l’identité qui s’enracine dans l’instabilité de la différence et dans l’altération perpétuelle et revendiquée de soi. Le métissage artistique se veut ainsi l’expression d’un refus : refus de la pureté et de l’essentialisme. Mais en tant que figure de l’esprit, le métissage exprime également la préférence du roman pour les formes impures, qui est l’expression d’une vision de l’homme qui célèbre elle aussi le mélange, car en l’absence de pureté et de point d’origine unique, le roman devient le garant de la contradiction constitutive de nos êtres.
Invoquée comme image, cette définition du métissage est inévitablement réductrice et ne reflète aucunement toute la complexité associée à la notion. Sous couvert de cette simplification, on décèle cependant une volonté de faire honneur au caractère multiple et toujours changeant de l’existence et de l’être. Chez Thirlwell, le roman s’offre comme un genre par essence métis, un genre-mêlé, le produit instable de rencontres et de transformations qui métamorphose les cultures entre elles et orchestre la rencontre de la multiplicité humaine. En mobilisant la notion de métissage, Thirlwell donne corps à la capacité du roman à combiner recherche esthétique et investigation existentielle dans une forme fuyante à l’image de l’homme.
Dans ces termes, la spécificité du roman est liée au fait d’être un genre justement interstitiel, et donc à même d’embrasser et de préserver le multiple, un genre relativement indépendant de sa langue de production pourtant irréductible à sa langue d’arrivée. « Art impur »21, comme le qualifie Guy Scarpetta, ni d’ici ni d’ailleurs, le roman serait plusieurs choses à la fois – ce et puis qui caractérise d’ailleurs le métissage selon Laplantine. Autant d’éléments qui expliquent le choix de Thirlwell de définir le roman comme un art du métissage, capable de concilier et de rendre compte du fait que l’homme n’est pas immuable et qu’il ne peut se borner à ses affiliations culturelles héritées, prenant appui sur l’inépuisable potentialité constitutive de toute identité : un genre composite qui s’élabore dans la contestation de l’uniformité et dans le refus de la pureté intransigeante. En inscrivant sa pratique dans un cadre théorique et conceptuel, Thirlwell invite son lecteur à considérer l’écriture et le roman comme des formes plurielles qui s’actualisent dans la rencontre et l’altérité, destiné à se réaliser dans la pleine relativité de l’être humain. La diversité et la complexité de nos origines apparaissent ainsi comme les termes d’une cohabitation et d’un dialogue esthétique, ne fusionnant jamais tout à fait, car préférant la tension de la contradiction, mais capable de les recomposer et de les réinventer à souhait comme en hommage à la nature bigarrée de l’existence.
En voyant dans les processus d’assimilation et de métissage l’une des vérités formelles de l’art du roman, Thirlwell met en lumière une certaine éthique de la contamination inhérente au genre et à sa philosophie, laquelle fait de l’impureté le paradigme d’une démarche artistique aux modalités existentielles spécifiques et locales. Moins un objectif qu’un moyen, le métissage est ici avant tout invoqué comme métaphore de l’imaginaire romanesque, imaginaire appréhendé de manière dynamique plutôt que statique, car avant de devenir une forme à part entière, le roman serait tout d’abord une démarche intellectuelle et artistique promouvant, à travers un creuset inépuisable de formes et de langues, l’émancipation des hommes face à l’imposition des définitions naturalistes et/ou nationalistes qui nient le potentiel heuristique de toute rencontre et, par-là, la liberté fondamentale de l’homme de pouvoir s’inventer autrement.
[1] Nicolas JOURNET et Jean-Loup AMSELLE, « Le métissage : une notion piège », Nicolas JOURNET (éd.), La culture. De l’universel au particulier, Auxerre, Éditions Sciences Humaines, 2002, p. 329-333.
[2] Notre traduction. « Métissage […] calls those who those who practice métissage to create an aesthetic product that combines disparate elements without collapsing or erasing difference », Erika Hasebe-Ludt, Cynthia Chambers, Carl Leggo, Life Writing and Literary Métissage as an Ethos for Our Times, New York, Peter Lang, 2009, p. 35.
[3] Notre traduction. « It has always been in love with assimilation, and miscenegation », Adam, THIRLWELL, « On Writing Half-Jewishly », The Jewish Quarterly, 2007 [08/12/2010], URL : https://jewishquarterly.org/issuearchive/articledfd5.html?articleid=320.
[4] Ibid.
[5] Claire MESTRE, « Le métissage est une éthique. Entretien avec François Laplantine », L’Autre, 2007/2 (Volume 8), p. 192.
[6] Ibid.
[7] Ibid., p. 194.
[8] Ibid., p. 182.
[9] Adam THIRLWELL, Candide et lubrique, Paris, éditions de l’Olivier, p. 15-16.
[10] Ibid., p. 91.
[11] Notre traduction. Alison GIBBONS, « An Interview with Adam Thirlwell », Contemporary Literature, vol. 55, n°4, Winter 2014, University of Wisconsin Press, p. 630.
[12] Notre traduction, idem.
[13] Notre traduction. Maddie CRUM, « A Conversation with Adam Thirlwell about his novel ‘Lurid & Cute », The Huffington Post, 2015.
[14] Carlos Fuentes, Géographie du roman, Paris, Gallimard, 1997, p. 20.
[15] A. THIRLWELL, Candide et lubrique, op. cit., p. 268-269.
[16] Notre traduction. « Such a movement highlights an ongoing tradition of cultural miscenegation working within Brazil for centuries. » Hélène Garcia-Solek, « Sampling as Political Practice: Gilberto Gil’s Cultural Policy in Brazil and the Right to Culture in the Digital Age », Volume, Vol. 11:2, No. 1, 2015, p. 53.
[17] Tatyana, JACQUES, « Le bruit de Dionysos : le rock au Brésil et la transfiguration du politique », Sociétés, Vol. 104, No. 2, 2009, p. 39-53.
[18] « I did enjoy this language he uses, all macaronic with Latin American and Yiddish and the odd moment of Chinese. I guess it’s important to say: this novel takes place in the London outer suburbs, sure, but a London that’s been tropicalized—and in fact never specified. Partly because I wanted a dream-like vibe, to allow for some of the more existential investigations, but also because the international was one of the existential categories I wanted to examine ». A. GIBBONS, op. cit., p 630.
[19] A. Thirlwell. Candide et lubrique, op. cit., p. 269-270.
[20] Notre traduction. Emily STROKES, « Ruthless levity: an interview with our London Editor, Adam Thirlwell », The Paris Review, 2015 [29/04/2015].
[21] Guy Scarpetta, L’Impureté, Paris, Grasset, 1985, p. 287.
Résumé
Pour Adam Thirlwell, l’art du roman s’élabore selon une poétique du mélange dans laquelle le métissage permet de penser l’existence en donnant forme à une expression artistique originale et authentique. L’éthique de la contamination devient ici vecteur de liberté et de nouveauté, c’est pourquoi nous proposons dans cet article d’étudier la manière dont cette œuvre semble rejeter toutes conceptions puristes de l’identité, de la culture et de la langue afin de promouvoir le métissage comme horizon de création, et l’impureté comme idéal esthétique capable de refléter la nature bigarrée de l’existence.
Abstract
For Adam Thirlwell, the art of the novel hinges on a poetic of miscegenation in which métissage can offer ways to apprehend the international scope of contemporary experience while also leading to the creation of original and authentic forms of artistic expression. Since in his fiction, the ethic of contamination drives forward poetic invention and existential discoveries, We propose to study the ways his fiction seems to reject the very idea of purity of identity, culture and language, instead resorting to métissage as a horizon of creation that heralds impurity as an aesthetic ideal capable of expressing the motley quality of existence.
Florian BEAUVALLET
Université de Rouen, ERIAC, EA 4705
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—, Candide et lubrique, trad. Nicolas Richard, Paris, éditions de l’Olivier, 2016.