L’ouvrage dont il va être question1 est un roman historique, sur ce point au moins, il n’existe aucun doute. En revanche, déterminer, dans un deuxième temps, dans quelle catégorie de « roman historique » on peut le classer se révèle plus ardu : il peut en effet être considéré comme un roman d’aventures (le protagoniste – narrateur est poursuivi, enlevé, torturé, des morts atroces se succèdent tout au long du texte [corps décapités, tête aux bouches et aux yeux cousus]), aussi bien que comme un roman policier (l’intrigue est liée à une énigme que le héros s’efforce d’élucider) voire, comme le suggère l’auteur lui-même sur son site, comme la « biographie imaginaire » d’un personnage historique. L’action se passe en Castille, entre la mort d’Henri III, le 25 décembre 1406 (1407 pour les Castillans de l’époque, puisque le 25 décembre était alors le premier jour de l’année) et la fin de l’année 1453 / 1454 (le 25 décembre de cette même année se présentant dès le début du roman comme une date-clef), soit très exactement entre les bornes chronologiques du règne du roi Jean II, qui apparaît d’ailleurs comme personnage du roman. Tout commence par la révélation, immédiatement après la mort d’Henri III, d’un document scellé, écrit par le roi et joint à son testament, dont le souverain a précisé par écrit qu’il ne doit être ouvert que le 25 décembre 1454 par son successeur, sous peine de malédiction. Sous cet avertissement royal, quelqu’un – qui s’avèrera être le confesseur du souverain, frère Alonso de Alcocer – a ajouté frauduleusement un mystérieux symbole circulaire représentant en fait une carte du monde simplifiée, orientée de telle façon que l’Asie occupe la partie supérieure de la carte – le Nord -, l’Europe la partie inférieure gauche – l’Ouest – et l’Afrique la partie inférieure droite – l’Est -, le tout agrémenté de divers symboles (alpha et oméga, symboles du soleil et de la lune…) dont le sens sera progressivement dévoilé au cours des premiers chapitres du roman. Toute l’intrigue tourne autour de recherches destinées à comprendre la raison d’être de cette « sphère », ce qui a pu pousser le confesseur à profaner un écrit royal pour la tracer et le sens général de toute l’affaire. Au cours de cette quête, qui voit s’affronter plusieurs personnages (ceux qui souhaitent connaître la vérité, comme le protagoniste ou son oncle, Juan Martínez del Castillo, chancelier du sceau du secret, et ceux qui souhaitent jeter un voile opaque sur toute cette affaire, comme le connétable Ruy López Dávalos ou l’adelantado de León Pedro Manrique), les morts violentes seront légion, nombre de partisans du dévoilement de la vérité subissant décapitation et autres tortures préalables (couture des lèvres et des yeux) constituant autant d’avertissements adressés à ceux qui poursuivent la recherche de cette vérité qui dérange : le propre oncle du protagoniste, ainsi que frère Alonso de Alcocer, seront du nombre des victimes. Au fil des pages, cependant, il apparaîtra que le confesseur du roi a voulu profiter de l’existence du document royal pour faire connaître au plus grand nombre une prophétie sur la venue de l’Antéchrist dont il est l’auteur. Avant sa mort, sa rencontre avec le protagoniste l’a persuadé que ce dernier serait le parfait héraut de cette prophétie, et il a de ce fait orienté les recherches du jeune homme vers sa découverte. Son succès ne sera que partiel, puisque notre protagoniste, persuadé que frère Alcocer s’est trompé en situant la venue de l’Antéchrist au-delà de 1999 (le roman est de 2004, la crainte de l’an 2000 est encore dans les esprits), défend une interprétation différente, qui fixe la venue de l’Antéchrist à 1454 : il reprend à son compte, de ce fait, les affirmations de frère Vincent Ferrier, qu’il a entendu prêcher à Tolède, selon lesquelles l’Antéchrist est né au début du XVe siècle – en 1403. La quasi-totalité du récit est présentée dans une « note du transcripteur » (p. 7) comme la transcription d’un manuscrit conservé à la bibliothèque de la RAH et dont l’auteur est le protagoniste du roman ; celui-ci s’achève cependant par la transcription d’une lettre d’accompagnement, rédigée onze mois après la fin des événements relatés (soit en novembre 1454) et adressée au roi Henri IV par le « gardien » ou supérieur du couvent dans lequel le protagoniste a passé une partie de sa vie avant de s’enfuir et de disparaître à jamais, lettre qui remet en cause l’interprétation des faits du narrateur principal et permet au lecteur d’apprendre que le roi Jean II, le 25 décembre 1453, a fait lecture du document rédigé par son père, dont le contenu était semblable à celui de la prophétie de frère Alonso de Alcocer (p. 372-375). Comme une ultime provocation, cette lettre s’achève par un A au tracé étrange, qui avait été présenté par le narrateur principal comme la signature de l’Antéchrist, et qui s’avère être le « signe » utilisé par le gardien du couvent pour authentifier les documents dont il est l’auteur (gardien dans lequel le narrateur-protagoniste avait par ailleurs la plus grande confiance !).
José Guadalajara écrit sur son site web2 que « tout bon romancier historique requiert une solide formation comme historien et philologue ». Il est bien évident qu’il se définit lui-même par le biais de cette formule et, de fait, sa vie est en parfaite adéquation avec elle. Né « dans la seconde moitié du XXe siècle », il est professeur dans l’enseignement secondaire, tout en menant une activité d’écrivain et de vulgarisateur du savoir historique. Il a suivi une formation en philologie hispanique qui s’est achevée par la préparation, sous la direction du professeur Ángel Gómez Moreno, d’une thèse sur l’influence de l’attente de l’Antéchrist sur la société castillane du XVe siècle, soutenue à l’université Complutense de Madrid et ayant donné lieu, en 1995, à la publication d’un ouvrage sur le même thème (Las profecías del anticristo en la Edad Media) publié par les éditions Gredos, complété quelques années plus tard par un second ouvrage centré sur la Péninsule (El anticristo en La España medieval, 2004). Son activité scientifique comprend encore la publication d’articles dans diverses revues dont plusieurs de vulgarisation de haut niveau (Historia 16) sur divers thèmes dont plusieurs en relation avec la figure de l’Antéchrist et les espérances millénaristes, au Moyen Âge mais aussi aux XVIIIe et XIXe siècles ; il convient d’y ajouter la direction d’une revue (depuis 2007) dont le but est clairement la vulgarisation du savoir universitaire (dans les domaines de l’Histoire, de la littérature, de la philosophie). Enfin, José Guadalajara a édité scientifiquement deux textes de prophéties médiévales dont l’un, El libro de los grandes hechos, est en fait un traité dont l’auteur n’est autre que le protagoniste de notre roman, le franciscain Juan Unay (qui utilise aussi dans son texte le nom de Juan Alemany, voire celui de Juan Unay l’Allemand), résident du couvent du Sancti Spiritus3. Juan Unay dit avoir eu une révélation dans la région de Tolède, dans les « grottes d’Hercule », épisode repris dans le roman (p. 363). On ne sait rien de plus sur cet auteur, pas plus que sur son couvent, qui n’a pas été identifié, et c’est cette ignorance qui a conduit José Guadalajara à imaginer ce qu’il appelle une « biographie imaginaire » de Juan Unay, sous la forme d’un roman historique. L’édition du Libro de los grandes hechos a été réalisée à partir d’un manuscrit de la BNE, mais le texte a eu une diffusion importante et a été imprimé au XVIe siècle à Valence, chez l’éditeur Joan Jofré, dans une version catalane. Juan Unay y développe une forme de millénarisme, annonçant la venue, après celle de l’Antéchrist, d’un « nouveau David » et d’un empereur caché (encubierto). Il y fait aussi preuve d’un certain anticléricalisme, dénonçant la corruption des gens d’Église, ce qui est une critique traditionnelle chez les franciscains.
Signum a été le premier roman de José Guadalajara, mais il en a depuis publié sept autres, dont cinq romans historiques, trois situés au Moyen Âge, un au XIXe siècle (mais en liaison avec le Moyen Âge) et le dernier (publié en 2016) au XXe siècle. Il faut y ajouter un roman contemporain et un roman pour la jeunesse écrit en collaboration, dont l’intrigue policière mêle actualité et monde médiéval autour du jeu de backgammon, héritier des « tablas » médiévales. Les trois romans « médiévaux » se situent au XIIIe siècle (La maldición del rey Sabio, 2009, autour de la malédiction lancée contre son fils par Alphonse X), au XIVe (El alquimista del tiempo, 2015, dont la double intrigue concerne la falsification d’une bulle papale destinée à légitimer l’union de Sanche IV et de María de Molina et la construction d’une horloge mécanique) et au XVe (Testamentum, 2005, sur la recherche du testament d’Henri IV, qui permettrait d’affirmer ou d’infirmer la légitimité de Jeanne de Castille, sa fille supposée). Le roman situé au XIXe siècle (La reina de las tres muertes, 2009), plus précisément en 1846, complète le précédent puisqu’on y recherche le tombeau de cette même princesse Jeanne. Seul le dernier roman paru, Un tango llamado Ramón Franco (2016), consacré au vol du Plus Ultra, échappe totalement à d’éventuelles références médiévales4.
Comme tout roman historique qui se respecte, Signum s’insère dans un univers historique clairement identifié et connu des lecteurs, en l’occurrence la Castille de la première moitié du XVe siècle. Non seulement l’atmosphère de l’époque (réalités matérielles, inquiétudes spirituelles, sociales et politiques) est parfaitement restituée, mais les nombreux personnages historiques qui peuplent les pages du roman agissent conformément à leurs modèles réels, du moins lorsque leurs actions ne touchent pas à l’intrigue du roman, et partagent leur destin. C’est ainsi que le connétable Ruy López Dávalos, fidèle collaborateur d’Henri III qui a, en 1420, commis l’erreur d’appuyer l’infant Henri d’Aragon dans sa tentative de coup d’État à Tordesillas (prise de pouvoir par le biais d’une mise sous contrôle de la personne du roi), connaît dans le roman aussi une fin, sinon tragique, du moins pénible pour un aussi haut personnage : accusé de trahison sur la foi de lettres qu’il est supposé avoir rédigées pour appeler à l’aide le roi d’Aragon, il est contraint de s’exiler à Valence, où il finit sa vie ruiné et privé de ses titres et de sa dignité de connétable, qui passe à Álvaro de Luna. Même lorsqu’il sera démontré que l’auteur des lettres était l’un de ses secrétaires, contrefaisant son écriture (secrétaire qui sera exécuté pour son crime), il ne sera pas pardonné et restera en exil. C’est son destin dans l’Histoire, c’est aussi son destin dans le roman. Tous les détails y sont (aveux du secrétaire p. 340-342, mort du connétable évoquée p. 356). La seule différence entre les deux figures du connétable (l’historique et la fictionnelle) est que la seconde joue un rôle actif dans l’action, comme adversaire du protagoniste : c’est lui qui le fait enlever et torturer pour savoir jusqu’à quel point il connaît la vérité, le poursuivant de sa haine au même titre que l’adelantado Pedro Manrique, autre figure historique qui fut un adversaire du connétable de Luna. Si Ruy López est responsable au premier chef des souffrances endurées par le protagoniste, il faut ajouter que l’artisan de ces souffrances, le personnage sadique et lâche qui prend plaisir à torturer Juan Unay, n’est autre que le secrétaire du connétable, celui qui va le trahir quelque temps plus tard. D’une certaine façon, sa trajectoire historique – qui est première – le prédisposait à jouer ce rôle sinistre dans le roman.
L’efficacité du roman, si ce n’est son originalité, réside dans cet entremêlement de l’Histoire et de la fiction. Ce n’est pas seulement que le roi Jean II s’intéresse à la quête de Juan Unay, ou que le connétable Álvaro de Luna le protège en faisant de lui un officier notarial, ou que des figures historiques comme celles que nous venons d’évoquer croisent son chemin : ce n’est même pas seulement que des personnages historiques participent à l’intrigue fictionnelle (Ruy López n’est finalement pas très éloigné sur ce point du Richelieu de Dumas, et son secrétaire de Rochefort ou Milady), mais c’est qu’il est parfois difficile de faire le départ entre les deux mondes, l’un constituant la chair dont se nourrit l’autre. Ainsi, si Juan Unay, dans l’Histoire, est un personnage tout à fait énigmatique, sans famille connue, il n’en est pas de même dans le roman, où il est le fils naturel d’un noble castillan, Día Sánchez de Rojas, assassiné à Burgos lors des troubles de la minorité d’Henri III et, par sa mère, il est le neveu de Juan Martínez del Castillo, chancelier du sceau du secret du même Henri III, qui se charge pour cette raison de son éducation (p. 34-35). Les deux personnages sont historiques : Día Sánchez est un membre de la famille de Rojas, apparenté au futur archevêque de Tolède Sancho de Rojas, qui a effectivement été assassiné à Burgos en 1392, parce qu’il avait fait échouer une tentative du puissant duc de Benavente, membre de la famille royale, pour s’unir à sa nièce Leonor de Alburquerque, dont il convoitait les biens. Ayala et Lope de Salazar rapportent l’anecdote5, et l’un des deux assassins du malheureux réapparaît quelques années plus tard comme corsaire au service de Benoît XIII6. Quant à Juan Martínez, lui aussi est un personnage historique, cité dans les chroniques d’Ayala. Il est même possible que l’idée de José Guadalajara d’en faire un personnage essentiel de son roman vienne d’un chapitre de la Chronique d’Henri III où Ayala cite ce personnage comme l’un des participants à la « chasse au testament perdu » de Jean Ier après la mort de ce dernier7.
Bien entendu, les deux personnages, historiquement, n’ont de lien que du point de vue chronologique. Par ailleurs, Día Sánchez de Rojas n’a eu aucune descendance, ni légitime ni naturelle, alors que son avatar romanesque se trouve pourvu des deux : Juan Unay, en effet, a un demi-frère, qui porte le même nom que son père (et le même prénom, sous une forme légèrement différente : Diego), qui va lui sauver la vie alors qu’il est aux mains de Ruy López Dávalos (p. 285). C’est ce demi-frère, en effet, qui organise sa fuite, ce qui lui coûte la vie (même si le narrateur-protagoniste ne s’attarde guère sur cette fin violente qui ressemble beaucoup à la mort de Día Sánchez).
Parfois, l’écart entre Histoire et fiction est à peine perceptible et semble lié à une forme de connivence entre médiévistes, même si l’existence d’un index à la fin de l’ouvrage facilite sa lecture et sa compréhension. Ainsi, le personnage d’Álvaro Vázquez de Acuña, ami d’enfance de Juan Unay qui finit sa vie chanoine de la cathédrale de Tolède, est un personnage vraisemblable, dont le nom même ne peut surprendre : les médiévistes savent en effet qu’à la fin du XIVe siècle, le noble portugais Vasco Da Cunha et ses fils ont fui le Portugal et se sont réfugiés en Castille, notamment dans les villes de Tolède et de Cuenca, où ils ont fait souche et se sont alliés à des familles de la noblesse castillane : au XVe siècle, le comte de Buendía s’appelle Pedro de Acuña, l’un de ses frères, Lope, est gouverneur de la forteresse de Huete, un autre (ô combien célèbre !) sera archevêque de Tolède : c’est le fameux Alonso Carrillo (en fait Alonso Carrillo de Acuña). Tous sont fils de Lope Vázquez et petits-fils de Vasco. Mais là où l’auteur prend ses distances avec l’Histoire, c’est lorsqu’il fait de son Álvaro Vázquez le descendant d’un lignage d’origine aragonaise, et non portugaise, au détriment de toute logique onomastique.
Signalons au passage que ce personnage est sans doute la création la plus originale et la plus réussie du romancier, surtout dans la première partie du roman. Álvaro Vázquez, qui est à Juan Unay ce que Sancho Panza est à Don Quichotte, s’exprime en effet dans cette partie du roman à travers force proverbes, qu’il semble inventer au gré de ses besoins, habitude qu’il perdra une fois devenu chanoine, substituant aux proverbes des citations bibliques (moins originales et moins drôles). Dans les 231 premières pages du roman, on ne relève pas moins de douze dictons, dont certains sont transparents quand d’autres, même si l’on tient compte du contexte discursif, résistent à l’analyse (voir la liste fournie en annexe). Entre l’utilisation de proverbes par l’un des personnages et la fiction du texte découvert par hasard, transcrit par un éditeur qui n’en est pas responsable (note préliminaire, p. 7), il est difficile de ne pas considérer que les connaissances de l’auteur en matière de philologie sont à l’origine de ce qui ressemble fort à un hommage au chef-d’œuvre de Cervantes.
Ce clin d’œil à la tradition littéraire de la Castille médiévale et de l’Espagne n’est d’ailleurs pas le seul de l’ouvrage : le narrateur, quand il évoque la bibliothèque de son oncle (p. 36), fait état, outre des ouvrages professionnels en latin et des livres de dévotion, de « quelques œuvres en langue romane [algunas obras en romance] » dont « une Chronique du roi Don Pèdre, un livre en vers sur Alexandre le Grand, Les vœux du Paon, un Amadis de Gaule et une collection de récits sur un comte et son conseiller »8. Dans les œuvres qui ne sont pas expressément citées, on aura reconnu l’une des chroniques d’Ayala, le Libro de Alexandre et, surtout, le Libro del conde Lucanor de don Juan Manuel – voilà un manuscrit de cette œuvre dont les chercheurs ne risquent pas de trouver trace ! Dans un échange amical avec Alfonso Yáñez Fajardo, les deux interlocuteurs récitent des poèmes de Villasandino et de Francisco Imperial (p. 336-337). L’érudition de l’auteur ne dit pas toujours son nom : ainsi, lors de l’une des premières scènes d’amour entre le protagoniste et une jeune femme malheureusement mariée, du nom de Leonor, dont le destin sera tragique (nous y reviendrons), le jeune homme, face aux réticences faussement pudiques de sa compagne, s’exclame qu’avant de manger une volaille, il faut bien la plumer (« No sabes que quien quiere comer el ave quita primero las plumas –le susurré con pícara voluptuosidad– », p. 152). On aura reconnu là l’une des célèbres répliques de Calixte dans La Celestina9, une œuvre postérieure, il est vrai, à l’époque où s’inscrit l’action de Signum, mais la phrase est en fait un dicton populaire. Une fois encore, il faut parler là de « clin d’œil », de connivence avec le lecteur recherchée par l’auteur qui, rappelons-le, est professeur de littérature.
Dans ce jeu d’érudition qui s’appuie tout aussi bien sur la culture « savante » que sur la culture populaire représentée par les proverbes et dictons d’Álvaro Vázquez, il nous semble que l’un des épisodes les plus remarquables est le récit de la découverte, plusieurs années après sa mort des mains de son mari jaloux, des ossements de Leonor, jetés dans le puits de la cour de sa demeure : comment ne pas songer alors, face au désespoir impuissant de Juan Unay, au dicton espagnol « nuestro gozo, en el pozo », déjà présent, lui aussi, dans La Celestina ? Ce dicton semble bien être la matrice dont naît tout l’épisode, qui l’informe, et les commentaires du narrateur10 ne sont d’ailleurs qu’une paraphrase de celui-ci. Pourtant, cette fois, nul personnage ne songe à le citer explicitement.
Comme de nombreux romans contemporains (et même certains textes plus anciens), Signum ne suit pas, dans sa structure temporelle, le simple écoulement du temps historique mais procède par bonds en avant et soudains retours en arrière, usant volontiers de prolepses et d’analepses. La partie centrale du roman, entre la brève « note du transcripteur » et la lettre d’accompagnement du « gardien du couvent », porte le titre de « Animæ meæ purgatio » et est présentée comme un récit autobiographique rédigé en 1453, au terme d’une vie de recherche. Il existe ainsi un premier écart entre les deux artefacts de la personne complexe du protagoniste-narrateur, le second, sensiblement plus âgé que le premier, même si l’écart se réduit à mesure que l’on avance dans l’ouvrage, pouvant de ce fait porter un regard critique sur les actions du premier, soulignant ses erreurs, sa naïveté, ses emportements de jeunesse : c’est là un jeu classique, que l’on trouve déjà dans le Guzmán de Alfarache de Mateo Alemán11, et qui institue une forme de filtre entre les événements narrés et le lecteur de 2004 (ce filtre fonctionnant déjà, en fait, pour les lecteurs supposés du témoignage de Juan Unay dès lors que celui-ci commence à se diffuser, que ce soit le gardien du couvent ou le roi Henri IV). À intervalles réguliers, et plus particulièrement au début des chapitres de la Purgatio, quelques pages écrites au présent s’inscrivent dans le temps de la rédaction, l’année 1453, et font référence pour l’essentiel aux « événements » qui marquent la vie du couvent pendant la rédaction du texte (prologue, chapitres 3, 5, 7 [référence à la prise de Constantinople, vue comme un signe (signum Dei) annonçant la venue de l’Antéchrist], 8, 10, 12 [mort d’Álvaro Vázquez], 13 et 14, ultime chapitre qui unit dans son final le temps de l’action et celui de la narration).
Les événements historiques et les péripéties de la vie personnelle du narrateur-protagoniste ne cessent de s’entremêler dans les quatorze chapitres de la Purgatio : les premiers, le plus souvent (à l’exception de ceux auxquels Unay se trouve mêlé, entre 1412 et 1423, années de présence à la Cour de Castille, au service d’Álvaro de Luna) servent à marquer le passage du temps, tout particulièrement dans les chapitres évoquant plusieurs années de la vie du personnage : le chapitre 6, qui assure la transition entre 1407, date de la mort d’Henri III, et 1411, l’année de la prédication de Vincent Ferrier à Tolède et de la mort de frère Alonso Alcocer, l’ancien confesseur du roi ; le chapitre 7, qui passe de 1411 à 1414 (de la mort de Leonor à celle de Juan Martínez), le chapitre 8, de 1414 à 1418 (mort de Catherine de Lancastre), le chapitre 14, enfin, qui couvre une période allant de 1423 à 1453. Sont ainsi évoqués la campagne militaire de l’infant Ferdinand à la Frontière, la fin du Grand Schisme d’Occident et l’élection de Martin V, la bataille d’Olmedo en 1445. Les démêlés d’Álvaro de Luna et de la noblesse castillane, après l’entrée du narrateur au couvent, font l’objet d’allusions assez brèves, destinées le plus souvent à caractériser une année.
Face à ces chapitres où l’évocation des événements historiques marque le passage du temps dans un rythme assez vif, on note au contraire des chapitres où une seule année, voire quelques mois seulement, sont évoqués longuement (chapitres 1 à 5 [années 1407 (2 et 4) et 1411 (1 et 3)], 9 [1419],10 à 13 [1420-1422]).
Dans un autre type de jeu avec le temps, certains événements marquants de la vie du protagoniste sont évoqués dans le détail longtemps après avoir fait l’objet d’une rapide allusion, parfois accompagnée d’un commentaire sur leurs conséquences postérieures, ce qui ne manque pas de déstabiliser le lecteur et d’éveiller sa curiosité. C’est le cas de l’intervention du demi-frère légitime d’Unay, annoncée dès le début du roman (p. 35) alors que cet événement n’intervient que dans le chapitre 11 ; plus mystérieusement encore, c’est le cas de la chute d’un faucon aux pieds du protagoniste au moment de la prise d’Antequera, à laquelle il est fait allusion bien avant qu’elle n’intervienne dans le récit ; c’est enfin le cas de la chute d’un clou du plafond de la maison de son oncle dans son assiette en 1407 : c’est un épisode qui acquiert une importance particulière pour Juan Unay, à tel point qu’il conservera précieusement ce clou comme une espèce de relique (en fait, un « signum » attestant le choix d’Unay comme prophète par Dieu lui-même) :
Rememoré los días de mi mocedad y juventud, y todos aquellos prodigios que tantas veces los había acompañado. […] Aquí mismo, en esta sala, mientras cenaba con mis tíos en la noche de la muerte del rey don Enrique, fue donde aquel retorcido clavo, imagen viva de los de la Pasión de Nuestro Señor Jesucristo, cayó desde el techo dentro de mi plato. Tiempo más tarde, después de haberlo tomado de la arquilla que dejó mi tío cuando murió, se convertiría para mí en un objeto preciado y de devoción que siempre llevé conmigo (p. 309).
Le plus curieux dans ce cas, c’est que le récit même de la chute du clou est absent du texte, qui semble marqué à cet endroit par une forme d’ellipse temporelle (p. 41)12.
Cette façon d’agir s’inscrit dans un projet global d’écriture, qui vise à plonger le lecteur du XXIe siècle dans un monde peuplé de signes mystérieux, qui appellent un déchiffrement, comme les hommes et les femmes du XVe siècle pouvaient vivre au sein d’un monde inquiétant, dont le sens leur échappait, même s’ils étaient persuadés que ce monde allait vers sa fin. Les choses ont-elles vraiment changé en 2004, ou en 2017 ? Quand on lit, dans la lettre d’accompagnement finale, la prophétie supposée de frère Alonso de Alcocer, on peut en douter : l’auteur s’est certainement amusé en introduisant, dans un texte supposément rédigé au XVe siècle, des inquiétudes qui sont celles de notre temps (p. 374-375). La venue de l’Antéchrist serait-elle proche ? Certains illuminés l’ont certainement cru en 1999-2000 ; l’auteur s’en amuse en plaçant sous la plume de son narrateur l’affirmation selon laquelle les craintes de frère Alonso n’ont pas lieu d’être car « aquel lejano año de 1999 » est un temps que « según creo con total certeza, ningún hombre llegará a conocer » (p. 275). En 2012 aussi, faut-il le rappeler, nombre de ces mêmes illuminés se sont préparés à la fin du monde sous l’influence de pseudo-prophéties mayas mal comprises ; mais ces nouvelles craintes eschatologiques, le José Guadalajara de 2004 ne pouvait évidemment pas les imaginer.
Signum est représentatif des romans historiques actuels, dont les auteurs sont soit des spécialistes de l’époque qu’ils évoquent, soit des romanciers soucieux de leur documentation (Jean d’Aillon en France, Arturo Pérez Reverte en Espagne) et qui développent des aspects particulièrement appréciés de leurs lecteurs alors qu’ils étaient souvent absents des romans plus anciens : ésotérisme, dimension policière (au sens large : « detectivesca », comme le disent les Espagnols). La rédaction de ces romans apparaît pour certains de ces auteurs comme un canal nouveau de diffusion ou de vulgarisation d’un savoir – le leur – sur des époques qui n’ont plus la cote dans le monde scolaire ou universitaire (Moyen Âge, époque classique) alors même que la mode des jeux vidéo, de l’Heroic Fantasy ou des uchronies leur assure un public virtuel hors de ce monde universitaire qui, après les avoir formés, leur tourne résolument le dos.
Dineros y diablos no se pueden guardar (p. 47).
El bien suena y el mal vuela (p. 48).
Calvo vendrá que a calvo vengará (p. 48).
Lo que la loba hace, al lobo place (p. 49).
No son todos hombres los que mean a la pared (p. 53).
Haz arte, y caerte ha parte (p. 99).
Callen barbas, y hablen cartas (p. 179).
De hora a hora, Dios mejora (p. 179).
Quien no habla, no le oye Dios (p. 195).
Dios dé contienda con quien me entienda (p. 204).
En cabeza loca no se tiene toca (p. 227).
Quien al lobo envía, carne espera (p. 231).
[1] José GUADALAJARA, Signum, Madrid, La Factoría de Ideas, 2004. Toutes nos citations du texte sont empruntées à cette édition. Pour ne pas multiplier les notes, nous nous contenterons d’indiquer les références aux pages concernées entre parenthèses, à la suite de la citation.
[2] http://www.joseguadalajara.com. Tous nos renseignements sur l’œuvre de José Guadalajara proviennent de ce site.
[3] Nous n’avons pas pu trouver les références précises de cette édition, pas même sur le site officiel cité dans la note précédente.
[4] En octobre 2017, José Guadalajara a publié un nouvel ouvrage, Mujeres de Cera (Madrid, Punto Rojo), mais il s’agit d’un recueil de poèmes.
[5] Pero LÓPEZ DE AYALA, Crónica de don Enrique, tercero rey de Castilla y de León de este nombre, in Id., Crónicas, José Luis Martín (éd.), Barcelone, Planeta, 1991, année 1392, chap. 3, p. 758, et Lope GARCÍA DE SALAZAR, Las bienandanzas e fortunas, Ángel Rodríguez Herrero (éd.), 4 volumes, Bilbao, Diputación de Vizcaya, 1967, vol. III, lib. XVIII, p. 318-319.
[6] Gutierre DÍAZ DE GAMES, El Victorial, Rafael Beltrán Llavador (éd.), Madrid, Taurus, 1994, p. 279.
[7] « E ficieron venir a Juan Martínez del Castillo, chanciller del sello de la poridad, e a Rui López Dávalos, camarero del rey, que tenía las arcas del rey don Juan después que finara, e le diera las llaves de ellas el arzobispo de Toledo para que las guardase », AYALA, Crónicas, op. cit., 1390, chap. IV, p. 705-706.
[8] « una Crónica del rey don Pedro, un libro de versos sobre Alejandro Magno, Los votos del Pavón, un Amadís de Gaula y una colección de cuentos de un conde y su consejero » (Signum, p. 36)
[9] « Señora, el que quiere comer el ave, quita primero las plumas » (Fernando de ROJAS, La Celestina, Dorothy Severin (éd.), Madrid, Cátedra, 1995, auto XIX, p. 324).
[10] « Aquel pozo, en donde una noche la vi resplandecer bajo la llama de una candela, se había convertido también en el negro sepulcro de nuestras esperanzas » (Signum, p. 188).
[11] Par un curieux hasard, « Alemán » est l’un des noms que se donne, non le Juan Unay du roman, mais le Juan Unay historique, l’auteur du Libro de los grandes hechos, et l’on est en droit de se demander si la structure adoptée par José Guadalajara dans son roman n’est pas, une fois encore, influencée par ses connaissances de philologue.
[12] C’est l’une des énigmes du texte, avec l’identité du mystérieux « comte » qui, à la fin de la vie de Juan Unay, le poursuit de sa vindicte, aidé de ses vassaux. Il s’agit de toute évidence d’un homme puissant et influent, mais aucun personnage historique de l’époque ne semble correspondre à ce « comte » anonyme.
Résumé
Le roman de José Guadalajara, solidement étayé par ses connaissances d’historien et de philologue, multiplie les clins d’œil au lecteur autour d’une intrigue centrée sur les craintes eschatologiques dans la Castille de Jean II (1407-1454). Temps de l’Histoire et temps de la fiction s’entremêlent étroitement, de nombreux personnages réels interviennent dans les péripéties de l’intrigue, tandis que l’intertextualité s’exprime à travers la réutilisation de procédés d’écriture et la reprise ou la parodie de scènes de grands classiques de la littérature espagnole (notamment La Celestina de Rojas).
Resumen
La novela de José Guadalajara, firmemente apoyada en sus conocimientos de historiador y de filólogo, multiplica los guiños al lector en torno a una intriga centrada en los temores escatológicos en la Castilla de Juan II (1407-1454). Tiempo de la Historia y tiempo de la ficción se entremezclan estrechamente, numerosos personajes reales intervienen en las peripecias de la intriga, mientras que la intertextualidad se expresa a través de la reutilización de procedimientos de escritura y la repetición o la parodia de escenas de grandes clásicos de la literatura española (entre los cuales destaca La Celestina de Rojas).
Histoire et fiction, étroitement entremêlées
Jean-Pierre JARDIN
Sorbonne Nouvelle – Paris 3, LECEMO
Ouvrages de José Guadalajara (ordre chronologique)
Las profecías del Anticristo en la Edad Media, Madrid, Gredos, 1996.
El Anticristo en la España medieval, Madrid, Ed. Laberinto, 2004.
Signum, Madrid, La Factoría de las Ideas, 2004.
Testamentum, Madrid, La Factoría de las Ideas, 2005.
La maldición del rey Sabio, Madrid, Pàmies, 2009.
La reina de las tres muertes, Madrid, Neverland, 2009.
La luz que oculta la niebla, Madrid, Bohodón, 2012.
Juego de tablas, Madrid, Ediciones de la Torre, 2013.
El alquimista, Barcelone, Stella Maris, 2015.
Un tango llamado Ramón Franco, Barcelone, Stella Maris, 2016.
Mujeres de Cera, Madrid, Punto Rojo, 2017.
Autres ouvrages cités
DÍAZ DE GAMES, Gutierre, El Victorial, Rafael Beltrán Llavador (éd.), Madrid, Taurus, 1994.
GARCÍA DE SALAZAR, Lope, Las bienandanzas e fortunas, Ángel Rodríguez Herrero (éd.), 4 vol., Bilbao, Diputación de Vizcaya, 1967.
LÓPEZ DE AYALA, Pero, Crónicas, José Luis Martín (éd.), Barcelone, Planeta, 1991.
ROJAS, Fernando de, La Celestina, Dorothy Severin (éd.), Madrid, Cátedra, 1995.