Les articles inclus dans le présent volume sont le fruit de trois journées d’étude organisées par une équipe de chercheurs rattachés au laboratoire HLLI (UR4030) de l’Université du Littoral Côte d’Opale (ULCO), et qui se sont déroulées sur son site de Dunkerque entre le 15 mars 2019 et le 11 mai 2021. Ces manifestations scientifiques se sont proposé d’aborder, par divers biais, les manifestations du métissage en littérature – les « autobiographies métisses », le métissage linguistique en littérature et la fictionnalisation du métissage –, afin de contribuer à la réflexion sur un concept particulièrement difficile à appréhender, ayant suscité de nombreuses tentatives de théorisation dans diverses aires culturelles, et dont la signification a varié au gré des époques et souvent en fonction des enjeux sociétaux et politiques du moment.
Le mot « métis » est issu du latin mixticus ou mixtus (« mélangé », « mêlé »). Il renvoie, selon les dictionnaires, à une idée de croisement. Les définitions qu’en propose le Littré sont représentatives de la complexité de la notion et de son ambiguïté. Dans ce dictionnaire, et plus largement dans la tradition lexicographique française, la conceptualisation du métissage commence avec la biologie. Ainsi, dans le Littré, ce terme renvoie tantôt aux humains, tantôt aux animaux ou encore aux végétaux. Il définit celui « qui est né d’un blanc et d’une Indienne (d’Amérique), ou d’un Indien (d’Amérique) et d’une blanche ; on dit mulâtre quand il s’agit d’un blanc et d’une négresse ou d’un nègre et d’une blanche » ; celui qui est engendré par deux êtres d’espèce différente, en parlant des animaux. Animaux métis. Et il cite alors Buffon. En botanique, les fleurs métisses, fruits métis, sont « nés du mélange de deux espèces. » En revenant aux hommes et aux animaux, le Littré précise que « le produit de deux reproducteurs de races différentes s’appelle premier métis ; demi-sang, lorsque l’un des reproducteurs est de pur-sang ; le produit de l’accouplement d’un premier métis avec un individu d’une des races primitives s’appelle deuxième métis ou trois quarts de sang ». Il énumère ensuite les troisième, quatrième métis, etc. Toujours pour Littré, le « métissage » renvoie à « l’action de croiser une race avec une autre pour améliorer celle qui a moins de valeur ».
La définition proposée par ce dictionnaire considéré comme un ouvrage de référence soulève un certain nombre de problèmes : elle insiste certes sur la mixité, mais restreint l’usage du terme à une certaine aire géographique et renvoie également à la reproduction sexuée et, en creux, à la notion du sang souillé et de l’inégalité des races. De ce fait, l’usage du terme est plus délicat, jusqu’à devenir l’objet de tensions et de contradictions. Son caractère problématique est d’ailleurs soulevé par ceux que l’on serait d’abord tenté de convoquer pour aborder le sujet humain : les anthropologues. En effet, certains d’entre eux refusent de s’appuyer sur la notion de race qui serait alors induite et qui, on le sait, est souvent liée à un jugement de valeurs ambivalent du pur et de l’impur. Prenons pour exemple une œuvre symbolique entre toutes de la culture de masse : la saga Harry Potter. La question y est abordée par la classification des « races » que sont les sorciers pur-sang, les non-sorciers appelés « Moldus », et les « sangs-mêlés ». Elle n’est pas sans rappeler des sociétés qui, historiquement, ont découragé et même empêché les unions mixtes, prétextant que le métissage entraînait une sorte d’affaiblissement du sujet causé par la dilution de deux sangs. Le lecteur de J.K. Rowling retrouve donc dans son cycle la trahison de la pureté de sang, la menace secrète de l’unité raciale et la crainte de la porosité des frontières corporelles, ces thématiques si bien documentées dans la littérature plus ancienne dès qu’il y est question des unions métisses.
Ainsi, le docteur en médecine François Twiesselman, créateur et directeur d’une section d’anthropologie à l’Institut des Sciences Naturelles dans les années 1950-1960, dans sa tentative d’élaboration d’une « méthodologie du métissage » pour la Société d’Anthropologie de Paris en 1971, soit à peu près un siècle après Littré, souligne tout d’abord son embarras : « Donner une définition de la notion de métissage est malaisé »1. Il s’appuie pour cela sur la notion de race humaine, développée par Joseph Deniker en 1926, qui établit un classement en catégories et sous-catégories relatives à des critères géographiques offrant une liste de caractéristiques propres à dissocier un type d’un autre type plus ou moins éloigné. Parmi ces types, on trouve par exemple la « race nordique »2, qui aurait les « cheveux blonds, souvent roussâtres, ondulés », les « yeux clairs, pour la plupart bleus », la « tête allongée, dolichocéphale : indice céphalique sur le vivant de 76 à 79 », la « peau d’un blanc rosé », la « face allongée », le « nez proéminent et droit ».
La représentation de François Twiesselman, qu’on pourrait qualifier d’arborescente, présente, selon ses termes, des « catégories hiérarchisées : grand-races ou races fondamentales, races, sous-races, races métissées, races marginales »3. On peut évidemment craindre que l’idée d’une hiérarchisation, utilisée de manière dévoyée, ne mène à celle de déliquescence des branches basses et donc à l’opposition races supérieures/races inférieures, ce dont rend compte le premier article du présent volume, qui accorde une place importante aux stéréotypes et fantasmes, et où l’historienne Fatima Ouachour retrace l’évolution de la représentation de la figure du métis qui, caractérisée par son « inanité » biologique pendant l’Antiquité, s’inscrit ensuite dans une dialectique du pur et de l’impur déterminant sa position dans la hiérarchie sociale.
De nos jours, le terme évolue, parce qu’il est impossible de s’appuyer sur la notion de race autrement qu’en la voyant comme une « catégorie imaginaire historiquement construite. »4 Il est donc proposé de penser les groupes racialisés, tels que les métis, du point de vue social et culturel et non pas biologique. Pour ce qui est de l’aire culturelle francophone, ce glissement de sens s’est opéré en grande partie grâce à la contribution des penseurs et théoriciens tels que Franz Fanon, Édouard Glissant, et Raphaël Confiant, entre autres. La difficulté française de penser le métissage découle d’une indifférence théorique aux caractéristiques physiques dans le cadre national. Autrement dit, celui qui adhère aux valeurs de la république et de la nation est un citoyen français. Cette indifférence est couplée avec l’expérience coloniale et impérialiste. Il a longtemps été difficile de conceptualiser le métis, parce qu’il « brouillait des repères de civilisation en même temps qu’il pouvait servir d’intermédiaire utile entre les dominants et les dominés »5.
Ainsi, l’auteur martiniquais Édouard Glissant, dans son Traité du Tout-Monde, s’intéresse au versant culturel du métissage qu’il nomme « créolisation ». Ce concept désigne « la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments. »6 En complexifiant l’approche, Glissant lui donne une vraie puissance. Pour lui, il n’est question ni d’affaiblissement, ni d’effacement des origines, mais au contraire d’un enrichissement et d’une régénération de l’identité par le déploiement de racines qui se fortifient dans l’absorption de nutriments nouveaux, ce qu’il englobe dans les concepts d’« identité-rhizome, enracinée en plusieurs lieux géographiques ou culturels »7 et d’« identité-relation, née de l’osmose entre le Moi et l’Autre ». Contre le mépris dont pouvait souffrir le mélange, il réenchante le métissage vécu dans une forme de plénitude qui devient alors une chance et une force.
Toutefois, il serait optimiste de penser que le métissage peut unanimement être accepté de cette manière par le métis. Il peut, bien au contraire, être à l’origine d’un conflit intérieur. On ne peut, en particulier, négliger la situation de métis nés de l’union violente d’un maître blanc et d’une esclave noire. À des degrés moins tragiques, il est difficile de parvenir à une fusion complète du sujet « double » : l’union de l’un et de l’autre aboutit plus souvent au résultat « l’un + l’autre », voire « l’un sans l’autre » quand l’une des identités se soustrait jusqu’à disparaître.
Quoi qu’il en soit, il ne saurait y avoir de métissage sans questionnement sur l’identité. L’écriture peut jouer le rôle de révélateur ou de réconciliateur des identités scindées pour aider l’auteur à accueillir sereinement son métissage ou, mieux encore, à l’assumer pleinement, en lui permettant alors de s’affranchir des frontières géographiques, culturelles et intimes. Tel est le point de départ de ces journées, que nous avons introduites par les « autobiographies métisses », avec le souhait, non pas de donner une définition univoque à un phénomène qui ne doit, en aucune façon, perdre de sa complexité et se refermer sur lui-même, mais de faire résonner des voix multiples qui expriment comment est vécu le métissage et la place que celui-ci occupe dans le processus d’écriture.
Dans un article consacré à Gaël Faye, Gaëlle Le Guern-Camara ne s’intéresse pas en priorité à Petit pays, le roman qui a révélé l’auteur, mais à ses sources – en l’occurrence aux textes de ses albums de rap. L’écriture poétique de l’auteur-compositeur révèle une identité morcelée qui trouve pleinement son expression dans un triple métissage, musical, linguistique et identitaire. Ces textes préfigurent l’introspection qui sera menée quelques années plus tard dans son autofiction.
Emmanuelle Terrones étudie le roman Dein Name (2011) de David Kermani, en plaçant l’auteur dans un entre-deux, une double aspiration qu’elle place « entre le Coran et Kafka », afin de montrer comment l’écrivain allemand d’origine iranienne tisse une véritable poétique autofictionnelle métisse. Cachée derrière plusieurs masques, l’image de l’auteur fictif y est constamment mise en abyme à travers l’écriture de son quotidien, la traduction des manuscrits autobiographiques de ses ascendants iraniens et d’inattendues exégèses métisses qui sont autant de facettes d’une écriture entre deux religions et cultures, deux héritages et deux langues.
Thi Thu BaTran analyse deux romans de Marguerite Duras : L’Amant (1984) et L’Amant de la Chine du Nord (1991). Elle s’intéresse à l’image composite de la jeune fille, que le dialogue de ces deux ouvrages peut tisser, sans pour autant se conformer au pacte autobiographique. Dans ces romans, le réel et l’imaginaire se mêlent, et le lecteur est confronté au personnage dont le statut oscille entre celui d’un colon et d’un colonisé, d’une jeune fille et de l’écrivaine adulte, tout cela dans une langue où affleurent des traces du vietnamien, langue que Duras maîtrisait.
Par ailleurs, une attention particulière mérite d’être accordée à l’usage de la langue des écrivains qui évoquent le métissage. Parce que ces textes relatent souvent la quête d’un sujet émietté – quête d’une identité à (re)conquérir, quête d’une identité inconnue, (en)quête à partir d’empreintes laissées en soi –, ils laissent volontiers entendre une pluralité de voix. Résonnent ensemble la voix de l’auteur, du narrateur ou de l’auteur-narrateur, d’autres voix qui sommeillent en lui et qu’il veut réveiller, celles d’ancêtres qui le hantent, par exemple. Quoi qu’il arrive, il s’agit de créer un objet marqué par les mélanges culturels et de faire du texte un espace de contact traversé par des influences multiples.
Métisser la langue littéraire est un acte créatif et déclaratif fort, qui rompt avec la définition saussurienne de la langue selon laquelle elle « est la partie sociale du langage, extérieure à l’individu, qui à lui seul ne peut ni la créer ni la modifier. »8 Le métissage ne se limite pas à un simple saupoudrage de termes d’une culture « seconde ». Il travaille le texte en profondeur, brise les conventions, transgresse le code d’une communauté linguistique et le remplace par un nouveau code hybride qui lui permet de naviguer librement entre plusieurs cultures, de dépasser (d’outrepasser) les frontières. N’en déplaise aux puristes qui prônent la pétrification des langues et refusent les évolutions au gré des influences et des contacts, des imprégnations réciproques qui s’accélèrent avec la mondialisation et le développement de la culture de masse. Loin de voir un déclin des langues dû au mélange, le lexicographe Alain Rey célébrait au contraire la richesse du français résultant « d’un immense métissage européen, puis de flux et de reflux planétaires »9, phénomène qu’il surnommait métaphoriquement langue « mille-feuille », révélant ainsi la saveur de cette composition.
En effet, les procédés de métissage dans la littérature sont des trouvailles stylistiques qui n’ont de limite que l’inventivité des auteurs : emprunts de mots, d’expressions à d’autres langues que la langue « première » du texte ; imprégnation de la langue « première » par une langue « seconde » : rythmes, constructions syntaxiques, accents, tendance à l’oralisation ; citations, procédés d’intertextualité…
L’hybridation se fait en des proportions diverses : elle peut consister en de simples traces ou tendre vers une forme de plurilinguisme, mais quel que soit le degré d’imprégnation du texte métissé et quelle que soit la modalité de mise en contact des langues en présence, une attention particulière doit être accordée à la valeur esthétique, à la portée symbolique et à la signification d’une telle création. La langue métisse a toujours un message à véhiculer. Elle est un écho des cultures mélangées, des voix qui résonnent ensemble – serait-ce au prix d’interdits à braver.
Dans une analyse dédiée à Nabokov, Julie Lesnoff s’attache à démontrer que le célèbre roman anglophone Lolita est traversé par la langue française et habité par des textes classiques comme ceux de Proust et Flaubert. Le multiculturalisme de l’auteur est ici incarné par la trajectoire géographique de son narrateur, Humbert Humbert, par les activités de traducteur de ce dernier, par un dense réseau de connexions intertextuelles du récit et, surtout, par la constante irruption d’expressions françaises dans le texte original du roman, tissant un métissage linguistique empreint d’une certaine nostalgie, celle du déplacé.
Helen Penet, quant à elle, s’intéresse à l’autobiographie de Hugo Hamilton, The Speckled People (2003), dans laquelle il raconte son enfance dans une famille où coexistaient trois langues et cultures dans l’Irlande des années 50 pourtant très fermée d’un point de vue culturel. Ce texte sert de point de départ à Helen Penet à l’analyse d’un « ghost-language », mélange de gaélique et de Hiberno-English, transposition linguistique du métissage culturel de l’auteur, dont elle relève les traces dans le roman Dublin Palms, publié par Hamilton en 2019.
Enfin, Valdess Momené Mbom souligne comment le métissage linguistique présent dans le texte Crépuscule du tourment de l’auteure franco-camerounaise Léonora Miano constitue un appel à l’universalité des langues. Il incarne la possibilité d’aller au-delà de sa culture pour pouvoir laisser à l’autre une place dans son univers et représente une connexion qui brise les hostilités linguistiques.
Toutes ces réflexions insistent sur la complexité du métissage, qui confère au métis un fort potentiel de fictionnalisation. Il constitue en effet un personnage riche et doué d’une grande profondeur. Parce qu’il est issu de plusieurs cultures, parce qu’il se constitue en rapport avec une quête identitaire, parce que son identité s’éclaire à l’aune de son passé, parce qu’il est projection en d’autres que lui-même, il est objet de fantasmes et entouré d’imaginaire. Il est à proprement parler mythologique. « L’imaginaire de l’écrivain s’enrichit de l’imaginaire social, des représentations collectives, ainsi que des images fixées dans les œuvres antérieures, tout en se projetant dans les structures anthropologiques qui relèvent des archétypes et des mythes »10. Le métis, peut-être plus encore que tout autre sujet littéraire, est une construction qui renvoie à l’extratextuel (à ce que Vincent Jouve nomme l’« encyclopédie de son monde d’expérience »)11 et à l’intertextuel, qui touche aux références artistiques antérieures. Il importe donc de définir des caractéristiques communes ou prototypiques, mais aussi de saisir des traits propres à un personnage en particulier afin de différencier les métis de fiction selon leur degré d’autonomie par rapport à un « patron » et de comprendre ainsi le renouvellement de cet imaginaire.
En plaçant le métis au cœur du schéma actanciel, nous constatons qu’il s’incarne dans une quête (la découverte de soi) qui va motiver ses actions. Ainsi le désir (objet à atteindre) est-il de manière générale l’origine, mais il peut se préciser : être, par exemple pour l’Antillais, le désir du Blanc qui est en lui-même. Cette quête, bien qu’intime, s’effectue hors de soi, dans l’espace et dans le temps. C’est pourquoi le topos du voyage est le plus souvent convoqué avec l’importance de comparer le départ et le retour pour situer une éventuelle évolution qui serait résolution de la quête. Ce déplacement spatio-temporel doit recomposer des blancs, établir des liens avec les générations et constituer un exercice de la mémoire. Le passé ou l’ailleurs resurgissent dans les interstices afin d’élucider le mystère des origines, de comprendre les marques et cicatrices intimes.
Le travail de fictionnalisation tient à la manière de dessiner la trajectoire du métis. Elle est aussi relative à la valeur accordée à ce parcours. Il s’agit tantôt de dualité réconciliée, tantôt du refus d’une part seconde. Dans le premier cas de figure, le métis atteint l’idéal de l’hybridité, dont le modèle par excellence est celui de la « créolité », dont Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant font l’éloge en ces termes :
Nous avons goûté toutes les parlures ; nous [sommes] l’anticipation du contact des cultures, du monde futur qui s’annonce déjà. Nous sommes tout à la fois, l’Europe, l’Afrique, nourris d’apports asiatiques, levantins, indiens, et nous relevons aussi des survivances de l’Amérique précolombienne. La Créolité c’est le « monde diffracté mais recomposé », un maelstrom de signifiés dans un seul signifiant ; une Totalité12.
Le métis est alors figure héroïque et prophétique ; fantasme d’union de l’universel, accord parfait de l’un et du multiple, symbole d’une diversité sans tension, de l’effacement du pur et de l’impur, jugement axiologique qui fait obstacle à la plénitude euphorique et conduit pour le métis à l’imposture, à la haine ou la négation d’une partie de soi.
Ce fantasme de la « créolité » passe par la narration des étapes de la dépossession et de la reconstruction d’une image en créant un phénomène nouveau, riche de potentialités, tendant vers l’inconnu et ouvrant des horizons narratifs. « Métissage », dans ce sens, est à la fois création et résistance.
L’auteur qui, au contraire, décrit l’expérience de l’impossible réconciliation entre dans un schéma déjà connu et néanmoins fécond. Il s’agit alors de faire du métissage un état de crise, propre à créer l’« effet de vie », pour reprendre la théorie de Vincent Jouve, pour qui « l’état de crise est sans doute le plus propice à [l’]imbrication du désir, du pouvoir et du savoir à l’intérieur de l’être romanesque. Le personnage le plus torturé est également le personnage le plus « vivant »13.
Le récit de cette crise va emprunter à des registres et des représentations dont on connaît le potentiel littéraire. La crise peut faire du métis un personnage essentiellement tragique : en prise avec le drame originel (qu’il s’appelle colonisation, esclavage…). Selon les mots de Césaire, il « habite une blessure sacrée, […] des ancêtres imaginaires, […] un vouloir obscur »14. Le métis peut aussi renvoyer à la mythologie romantique, qui se fonde principalement sur le drame intérieur de celui qui est partagé entre deux antagonismes et souffre de son identité duelle. En cela, il réactive l’image du marginal dont la sublimation artistique s’incarne dans la figure de l’exclu. On pourrait penser à la thématique féconde au XIXe siècle du bohème artiste ou du bohémien, sans patrie, qui parcourt les routes. De la même façon, ce métis duel est une sorte d’exilé chez lui et en lui.
Que cette dualité soit exaltée ou refoulée, euphorique ou dysphorique, ce personnage révèle un imaginaire fécond. Entre tension et équilibre, poétisation et héroïsation, valorisation et dévalorisation, préjugés et autonomisation/individualisation, assimilation à l’autre ou libération d’un quelconque soupçon d’aliénation, le métis fait face à la question de l’origine et c’est en cela qu’il génère des mythologies.
Florian Beauvallet nous invite à étudier la manière dont l’œuvre (romans, textes critiques, installations) du romancier britannique Adam Thirlwell donne à penser une approche de la littérature qui semble rejeter toutes conceptions puristes de l’identité, de la culture et de la langue. Pour lui, il importe de reconnaître que la littérature est un objet impur, fruit de multiples influences et origines qui se télescopent, se mêlent et se transforment au contact l’une de l’autre. En mettant en avant une lecture du roman comme genre mêlé, à la fois double et incertain, Thirlwell explore dans sa propre fiction le potentiel créatif d’une littérature dite métisse qui « évolue dans une tension de l’entre-deux »15, comme le remarque l’anthropologue François Laplantine. Il s’agit donc pour lui de promouvoir le métissage comme un horizon de création et l’impureté, comme un idéal esthétique capable de refléter la nature bigarrée de l’existence.
Enfin, Lamine Rhimi s’intéresse aux concepts glissantiens d’« identité-rhizome » et de « créolisation » qui résultent d’une contre-rhétorique révolutionnant les rhétoriques systémiques classiques. Dans une exégèse très fouillée de l’œuvre du Martiniquais, il montre quelles voies sa transmodernité esthétique, sous-tendue par la transrhétorique, ouvre au métissage : il cultive « l’emmêlement caraïbe » et préconise le « [bonheur] d’échapper à la chaîne de filiation, pour relater enfin dans les cinq directions en même temps ».
Ce sont des visions du métissage que nous vous invitons à découvrir.
Illustration de couverture : Kesso SAULNIER
[1] François TWIESSELMANN, « La méthodologie du métissage », in Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, 1971, p. 145-157, p. 145.
[2] Ibid., p. 146.
[3] Ibid., p. 145.
[4] Pap NDIAYE, La condition noire : essai sur une minorité française, Paris, Folio actuel Gallimard, 2008, p. 39.
[5] Ibid., p. 97.
[6] Édouard GLISSANT, Traité du Tout-Monde. Poétique IV, Paris, NRF Gallimard, 1997, p. 37.
[7] Carminella BIONDI, « Du lieu d’origine au lieu commun », Poétiques d’Édouard Glissant : actes du colloque international « Poétiques d’Édouard Glissant », Paris-Sorbonne, 11-13 mars 1998, Paris, Presses Paris Sorbonne, 1999, p. 138.
[8] Ferdinand de SAUSSURE, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1971, p. 31.
[9] Alain REY, L’amour du français : contre les puristes et autres censeurs de la langue, Paris, Denoël, 2007, p. 9.
[10] Chantal MAIGNAN-CLAVERIE, Le Métissage dans la littérature des Antilles françaises, Paris, Karthala, « Collection : Lettres du Sud », 2005, p. 227.
[11] Vincent JOUVE, L’effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992, p. 46.
[12] Jean BERNABÉ, Patrick CHAMOISEAU, Raphaël CONFIANT, Éloge de la créolité, Paris, NRF Gallimard, 1993, p. 26-27.
[13] Vincent JOUVE, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992, p. 112.
[14] Aimé CÉSAIRE, « Calendrier lagunaire », Moi, laminaire, Paris, Babelio, 1991.
[15] Claire MESTRE, « Le Métissage est une éthique. Entretien avec François LAPLANTINE », L’Autre, vol. 8, n°2, 2007, p. 173-196, p. 194.
Justine JOTHAM
Patrycja KURJATTO-RENARD
Romain MAGRAS
Université du Littoral Côte d’Opale (UR H.L.L.I., 4030)
BERNABÉ, Jean, CHAMOISEAU, Patrick, CONFIANT, Raphaël, Éloge de la créolité, Paris, NRF Gallimard, 1993.
BIONDI, Carminella, « Du lieu d’origine au lieu commun », Poétiques d’Édouard Glissant : actes du colloque international « Poétiques d’Édouard Glissant », Paris- Sorbonne, 11-13 mars 1998, Paris, Presses Paris Sorbonne, 1999.
CÉSAIRE, Aimé, « Calendrier lagunaire », Moi, laminaire, Paris, Babelio, 1991.
SAUSSURE de, Ferdinand, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1971.
GLISSANT, Édouard, Traité du Tout-Monde. Poétique IV, Paris, NRF Gallimard, 1997.
JOUVE, Vincent, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992.
MAIGNAN-CLAVERIE, Chantal, Le Métissage dans la littérature des Antilles françaises, Paris, Karthala, « Collection : Lettres du Sud », 2005.
MESTRE, Claire, « Le Métissage est une éthique. Entretien avec François LAPLANTINE », L’Autre, vol. 8, n°2, 2007, p. 173-196.
NDIAYE, Pap, La condition noire : essai sur une minorité française, Paris, Gallimard, Collection Folio Actuel, 2008.
REY, Alain, L’amour du français : contre les puristes et autres censeurs de la langue, Paris, Denoël, 2007.
François TWIESSELMANN, « La méthodologie du métissage », in Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, 1971, p. 145-157.