La grande époque médiévale qui dure à peu près dix siècles (à partir de la chute de l’Empire romain d’Occident jusqu’à la Renaissance) est divisée en trois périodes : le haut Moyen âge, le Moyen âge central et le bas Moyen âge. Nous nous intéressons à la littérature qui s’est développée au Moyen âge central ainsi qu’au bas Moyen âge, mais traitant des sujets et des événements qui se sont produits quelques siècles auparavant.
Il n’est pas rare que les événements historiques, qui en eux-mêmes n’ont pas une grande importance, deviennent des sujets que la littérature, notamment populaire et orale, décrit avec une dimension hyperbolique, transposant ainsi l’événement même dans la mémoire collective de façon à ce qu’elle s’en souvienne comme d’un exploit glorieux. C’est le cas de la bataille de Roncevaux.
De même, il existe des personnages historiques qui, de leur vivant, n’avaient pas un rôle aussi important que la mémoire collective leur portait ultérieurement. C’est le cas du Prince Marko. En effet, le Prince Marko est devenu, dans la littérature populaire orale, le personnage symbolisant le héros national serbe.
Les figures emblématiques du Moyen âge sont souvent des chevaliers. À l’origine, l’ordre de la chevalerie intégrait les soldats qui accompagnaient les suzerains dans les guerres, notamment dans les croisades. Au fur et à mesure, leur rôle est devenu plus important, passant de l’image du guerrier à celle du protecteur des faibles et des opprimés, de galants cavaliers qui participent aussi bien aux batailles qu’aux tournois. Avec le développement du féodalisme, ils sont devenus eux-mêmes les suzerains de leurs propres vassaux. Ce processus a engendré un système pyramidal, où le suzerain suprême était le roi, dont les vassaux étaient les princes, comtes, ducs, qui, à leur tour, avaient leurs propres vassaux.
Concernant la terminologie, notons que le mot français « chevalier » vient du latin : «Caballarius [qui] est formé de caballus + -ier, suffixe formant les noms de métiers. Caballarius signifie donc « celui qui s’occupe des chevaux ». À travers le temps, le mot a subi des changements sémantiques, et s’utilise aujourd’hui dans le contexte médiéval pour désigner un homme noble qui respecte sa patrie et son roi. Le mot équivalent en serbe est « vitez » dont l’étymologie n’est pas tout à fait claire. D’après Petar Skok, ce mot s’utilise d’abord pour désigner un homme à cheval, puis pour un noble qui appartient à une couche sociale plus élevée. Les mots correspondant à « vitez » sont « chevalier » en français et « Ritter » en allemand. Bien que les avis sur l’étymologie du mot serbe soient variables – Miklošić part du nom d’une tribu goth Vithungi, mais il s’est avéré qu’il s’agissait d’une erreur dans la lecture du mot Tuthungi, alors que Bruckner et Mladenov optent pour les origines slaves de deux mots qui désigneraient « proie » et « profit » – l’opinion la plus répandue est qu’il s’agit d’un emprunt au germain « *viking », lui-même venu du vieux scandinave « vikingr » (SKOK : 1973). Le mot « vitez » s’emploie aujourd’hui comme équivalent du mot français « chevalier ».
Le chevalier agit toujours d’après le code d’honneur. Imaginer qu’il existait un code d’honneur des chevaliers français, un code d’honneur des chevaliers serbes, etc. serait faux. En effet, si l’on examine de près le comportement des chevaliers médiévaux, on se rend compte qu’ils respectent tous des règles qui, si elles ne sont pas absolument identiques, se ressemblent beaucoup. Après le grand schisme de 1054, l’église chrétienne se divise en église catholique et église orthodoxe, d’où certaines différences, mais en général, les chevaliers défendent le christianisme vis-à-vis de l’islam qui commence à se propager non seulement en Asie, mais aussi en Europe.
Dans ce cadre, nous évoquerons deux batailles, deux héros nationaux, deux littératures populaires – français et serbes – afin d’explorer et de comparer les particularités de l’histoire, de la légende et des mythes de ces deux aires géographiques.
D’après l’historien Marko Aleksić1 la chevalerie (en serbe « viteštvo ») en Serbie se développe en même temps que dans les pays de l’ouest, au XIe siècle. Elle trouve son origine à Byzance, où apparaît un concept nouveau qui ne désigne plus un simple guerrier, mais un miles Christi, un soldat du Christ. Le soldat du Christ se rapproche du moine puisqu’il se distingue non seulement par son aspect guerrier mais aussi par sa mission spirituelle.
Ce concept se concrétise aussi bien en Europe de l’ouest, notamment dans le sud de la France où les chevaliers livrent bataille contre les Sarrasins entre le VIIIe et le XIe siècle, qu’en Serbie.
Comme le décrit l’historien Aleksić, la chevalerie tire ses origines du milieu guerrier. Elle appartient à la petite noblesse et constitue l’élite de l’armée médiévale.
D’après Aleksić, pour atteindre le titre honoraire de chevalier, il faut satisfaire trois critères qui sont, par ordre d’importance : l’apparence, qui inclut l’armure et le cheval ; les valeurs morales, qui sous-entendent la protection des faibles et enfin, la maturité spirituelle. Dans le cas de la chevalerie serbe, ce spiritualisme est tourné vers la religion orthodoxe.
En effet, dans un premier temps, les chevaliers appartiennent à la petite noblesse. Ils sont juste assez riches pour se procurer un cheval et une armure pour pouvoir participer aux guerres au sein de la cavalerie. Il est à noter que, si en français le mot « chevalier » se réfère au cheval, en serbe ce n’est pas explicitement le cas. Progressivement, la chevalerie intègre les groupes les plus élevés de la noblesse, jusqu’au roi.
La dimension sociale a un impact sur la position militaire et la cavalerie occupe une place privilégiée dans les combats, étant notamment plus protégée que l’infanterie.
Le plus important est le code chevaleresque reposant sur des caractéristiques morales et spirituelles. En temps de guerre, les chevaliers participent aux batailles ; en temps de paix, ils prient, mènent une vie ascétique qui ne les prive pas pour autant d’admirer leurs dames.
En comparant la chevalerie qui se développe à l’intérieur de la Serbie et celle du dehors – dans ce cadre, il parle des chevaliers de l’ouest, ainsi que de l’ordre chevaleresque byzantin – Marko Aleksić souligne une grande différence : tandis qu’en Europe la chevalerie devient, avec le temps, une fonction réservée à une élite, dans la Serbie du Moyen âge central, elle reste accessible aux plus larges couches sociales.
Depuis l’antiquité, les événements historiques tels que les guerres sont décrits tels qu’ils se sont transmis dans la mémoire collective, avec le recul du temps.
La Chanson de Roland, par ses caractéristiques, illustre de façon pertinente un événement historique qui, à travers les siècles, a acquis une dimension fantastique. La bataille y est décrite comme l’une des plus grandes ayant opposé les Francs et les Sarrasins.
De même, la bataille sur le champ de Kosovo a été importante non seulement pour le peuple serbe, mais aussi pour tous les chrétiens menacés par les Ottomans.
Par ailleurs, au même titre que Roland, le Prince Marko est aussi considéré plus comme un grand héros national. En outre, ses exploits sont décrits dans la littérature médiévale d’autres peuples slaves ; d’après Nenad Ljubinković (Ljubinković : 1997) c’est un aussi héros national pour les Bulgares, les Macédoniens ou encore les Croates.
On peut mentionner un autre héros serbe, Miloš Obilić, le chevalier ayant assassiné le sultan Mourad Ier. Au niveau militaire, c’est le personnage qui se distingue le plus et qui, par conséquent, devrait être comparé à Roland. Cependant, dans la mémoire collective serbe, le Prince Marko est resté le protecteur du peuple.
L’événement décrit dans La Chanson de Roland a eu lieu le 15 août 778. On peut le résuler ainsi : en rentrant d’Espagne où il s’est battu contre les Sarrasins, le roi Charles laisse son arrière-garde dans les Pyrénées. Les Basques les attaquent et plusieurs chevaliers périssent. Parmi eux se trouve Roland (Hrodlandus), préfet de la région de Bretagne (Britanicis limitis prefectus) (BANAŠEVIĆ : 1976).
Si nous disposons de peu de faits historiques concernant la bataille-elle même, nous pouvons nous appuyer sur de nombreux éléments pour comprendre l’époque et les raisons pour lesquelles Charles livrait ces batailles.
Après la mort de son père en 768, Charles devient roi. Le duc de Gascogne lui prête serment en lui demandant en échange de protéger de ses terres. En Gascogne se trouvait la ville de Pampelune.
En 777, le gouverneur musulman de Barcelone, Souleiman al-Arabi sollicite l’aide des Francs pour conserver la ville de Saragosse, menacée par Abd al-Rahman Ier, l’émir de Cordoue. Étant donné que la ville de Saragosse représente non seulement un lieu stratégique militaire et économique important, et est aussi le centre du christianisme dans la péninsule ibérique devenue une enclave de confession chrétienne dans un territoire alors sous domination musulmane, les Francs ont intérêt à intervenir.
Ainsi Charles se trouve-t-il sollicité pour deux opérations militaires : défendre Saragosse et veiller à ce que la ville de Pampelune reste sous domination franque.
Soutenu par le pape Adrien Ier, qui lui demande de défendre les chrétiens opprimés, Charles décide de livrer une bataille pour la ville de Pampelune, et de se déplacer à Saragosse.
Il traverse les Pyrénées avec deux armées : l’armée de l’est et l’armée de l’ouest à la tête de laquelle il se trouve.
Il sort vainqueur du combat livré à Pampelune, ce qui n’est pas le cas à Saragosse qu’il renonce à assiéger. Avec ses soldats fatigués, menacés par la chaleur et la famine éventuelle, et notamment à cause de sa longue absence du royaume, Charles décide de rentrer à Aix-la-Chapelle. En rentrant en « douce France », il laisse son arrière-garde à Roncevaux. C’est là qu’une troupe de guerriers Vascons tend une embuscade aux soldats menés par le chevalier Roland.
En envahissant les territoires européens, l’armée ottomane arrive jusqu’à la Serbie. La bataille principale a lieu le 28 juin 1389, sur le champ de Kosovo. À la tête de l’armée serbe se trouve le prince Lazar Hrebeljanović, soutenu par d’autres chrétiens, notamment le roi de Bosnie Tvrtko Ier, alors que les Ottomans sont conduits par le sultan Mourad Ier.
Pour comprendre l’importance de l’apparition sur la scène historique de Lazar Hrebeljanović, il faut se rappeler la fin de la dynastie de Nemanjić, qui a régné en Serbie du XIe siècle jusqu’à la mort du tzar Uroš Ier au XIVe siècle. À la différence de son père le tzar Dušan, le jeune tzar Uroš Ier n’a ni l’autorité ni la force de préserver son très vaste territoire. Ainsi, la noblesse commence-t-elle à lui désobéir, notamment en détachant certains territoires dans lesquelles ils se proclament ducs, princes, voire rois. Celui qui reste aux côtés du jeune tzar, c’est le roi Vukašin Mrnjavčević, le père du Prince Marko. C’est ainsi que le Prince Marko reçoit le titre de jeune roi.
Pendant la bataille de Marica de 1371, que les Serbes ont perdue, le roi Vukašin Mrnjavčević et son frère Uglješa périssent. La même année, le tzar Uroš meurt et le roi Marko hérite des terres de son père, sur lesquelles il règne avec son frère. Le rôle historique du roi Marko, que la mémoire collective va appeler « Prince », n’est pas aussi important.
Par ailleurs, un autre noble, le prince Lazar Hrebeljanović, se distingue. Il règne sur une région ayant pour capitale la ville de Kruševac, située dans la partie centrale de la Serbie. Le prince réussit non seulement à conserver un territoire plus grand, mais aussi à imposer les liens par alliance qui le rattachent à la dynastie Nemanjić. Il sera, pour cette raison, reconnu comme le successeur au trône le plus légitime et celui qui, avec ses alliés, devait mener les troupes serbes lors de la bataille de Kosovo.
À la tête des Ottomans se trouve le sultan Mourad Ier, avec ses fils Yakub Çelebi et Bayezid. Au cours de la bataille, le sultan Mourad est assassiné par Miloš Obilić. Lors de la bataille, Yakub Çelebi périt aussi et c’est ainsi que Bayezid prend le pouvoir militaire et devient sultan.
Vers la fin de la bataille, le prince Lazar est capturé par les Ottomans et décapité.
Ainsi, durant la bataille de Kosovo, à l’occasion de laquelle les deux chefs des armées meurent, consacre la victoire militaire des Ottomans, mais sans donner lieu à domination totale sur les Serbes. Le royaume de Serbie continue d’exister durant une centaine d’année. On notera toutefois que la réalité de la victoire ottomane est un fait qui reste distcuté.
Les chanteurs populaires serbes sont, dans la plupart de cas, inconnus, sauf quelques rares exceptions. En ce qui concerne La Chanson de Roland, on considère que c’est Turold qui l’a écrite, si l’on se fie aux derniers propos du manuscrit : Ci falt la geste que Turoldus declinet.
La Chanson de Roland a été créée au moins deux siècles après l’événement historique et a subi de nombreux changements, dus aux différents chanteurs qui l’ont déclamée ou chantée au cours du temps. Nous nous basons ci-après sur le manuscrit d’Oxford traduit en français par Léon Gautier (GAUTIER : 1872).
Au XIe siècle, les pèlerins et les croisés qui traversent la région écoutent les histoires liées à la bataille de Roncevaux. Cela correspond au moment où le royaume issu de Charles touche à sa fin et où les Capétiens accèdent au pouvoir.
Pour amoindrir l’image de la chute des vastes territoires de Charles, les prêtres et les moines racontent l’événement historique en lui donnant, avec le recul, une dimension plus importante, voire fabuleuse. Ainsi, ce ne sont pas les Basques (Vascons) qui attaquent l’arrière-garde, mais les Sarrasins ; le roi Charles devient l’empereur Charlemagne ; il a deux-cents ans et la barbe blanche ; Roland est non seulement un vaillant chevalier, mais aussi le neveu du roi. Quant à Olivier, compagnon et le meilleur ami de Roland, il a été introduit dans l’œuvre pour mettre en évidence les deux natures différentes des personnages : « Roland est preux et Olivier est sage ».
La bataille est décrite comme l’une des plus grandes ayant opposé les Francs aux Sarrasins. Elle est déclenchée par la trahison de Ganelon, le parâtre de Roland.
En apercevant le roi Marsile accompagné d’un grand nombre de guerriers, Olivier, qui est sage, propose à Roland de sonner le cor. Le roi Charles l’entendrait et reviendrait les aider. Mais Roland, le preux, refuse de suivre ce conseil et décide d’affronter une armée beaucoup plus nombreuse.
La bataille est difficile, les vingt mille Francs périssent. C’est seulement à ce moment que Roland sonne le cor. Le roi Charles l’entend, revient avec son armée, ne retrouve aucun survivant, et venge son arrière-garde. Rentrant avec des pertes considérables, mais vainqueur, il arrive à la capitale, Aix-la-Chapelle, où il punit Ganelon, le traître.
En effet, la raison de la perte de la bataille de Roncevaux est attribuée à Ganelon, dont l’existence historique n’est même pas prouvée. On peut comprendre que la légende ait voulu trouver un coupable pour justifier l’issue de la bataille.
Les motifs religieux ne sont pas rares dans la description de la bataille de Roncevaux, pas plus d’ailleurs qu’ils ne le sont dans la bataille de Kosovo.
L’armée se confesse avant la bataille :
D’autre part est l’archevêque Turpin ;
[…]
« Il est certain que vous aurez bataille,
« Car, sous vos yeux, voici les Sarrasins.
« Or donc, battez votre coulpe, et demandez à Dieu merci.
« Pour guérir vos âmes, je vais vous absoudre ;
« Si vous mourrez, vous serez tous martyrs :
« Dans le grand Paradis vos places sont toutes prêtes. »
Les Français descendent de cheval, s’agenouillent à terre,
Et l’Archevêque les bénit par Dieu :
« Pour votre pénitence, vous frappez les païens. » (Laisse LXXXIX)
Français se redressent, se mettent en pied ;
Les voilà absous et quittes de tous leurs péchés.
L’Archevêque leur a donné sa bénédiction au nom de Dieu… » (Laisse XC)
Des motifs bibliques sont aussi présents : comme pour Moïse, Dieu réalise un miracle pour Charlemagne : il arrête la nuit et prolonge la journée pour que les Francs puissent achever leur tâche.
Outre le fait de prendre des libertés dans la description de la bataille, le chanteur populaire attribue une force surhumaine à tous les héros.
Pendant la bataille, Roland se montre extrêmement courageux. Lorsqu’il frappe de son épieu il ne s’arrête pas tant que dure la hampe ; au quinzième coup il l’a brisée et rompue. Son épée est personnifiée : c’est Durendal, avec laquelle il brise le heaume de son ennemi… « luisent les escarboucles, tranche la coiffe et la chevelure, tranche les yeux et le visage, et blanc haubert dont la maille est menue, et tout le corps jusqu’à l’enfourchure. À travers la selle qui est incrustée d’or, l’épée atteint le cheval, tranche l’échine sans chercher de jointure et les abat morts, homme et cheval […] » (LAGARDE et MICHARD : 1989)
Malgré le fait que la bataille de Kosovo ait eu lieu en 1389, l’état de Serbie a gardé son autonomie jusqu’à 1459. Pour autant, dans l’intervalle, les influences ottomanes n’ont pas été négligeables. Les territoires serbes, déjà morcelés avant la bataille de Kosovo, se sont déchirés encore davantage. De nombreux nobles étaient obligés d’accepter le statut de vassaux des Ottomans. Finalement, après la conquête de Smederevo, la nouvelle capitale construite par le dernier despote serbe Ðurađ Branković, la Serbie tombe sous domination complète des Ottomans en 1459. Il est à noter que le terme « despote » à cette époque correspond au titre de noblesse byzantin et serbe et non à la manière de gouverner.
Néanmoins, c’est la bataille de Kosovo qui représente, dans la mémoire collective, le début de la chute de la Serbie. C’est à travers ce prisme qu’elle a été décrite dans les chants populaires.
Après la grande puissance qu’elle a connue à l’époque du tzar Dušan, la Serbie se voit fragmentée sous l’influence de nombreux nobles qui veulent créer leurs propres territoires indépendants. Cette fragilité sert les Ottomans, notamment lors de la bataille de Kosovo. Comme nous l’avons déjà dit, les Serbes étaient aidés par d’autres chrétiens, mais la mémoire collective, portée par les chants populaires, marque cet événement comme une lutte entre le prince Lazar et le sultan Mourad Ier. On y parle toujours du courage de Miloš Obilić, qui a assassiné le sultan Mourad Ier, de la cohésion et du courage des neuf frères Jugović ainsi que de leur père Jug-Bogdan, de la trahison de Vuk Branković.
Si nous n’avons pas de preuve historique de l’existence de Ganelon, Vuk Branković a réellement existé ; il a effectivement combattu les Ottomans à Kosovo. Cependant, vue l’importance des conséquences de la bataille, la mémoire collective a voulu justifier la chute du royaume serbe. Elle a pour cela désigné Vuk Branković comme traître et principal responsable de l’issue de la bataille. Aujourd’hui encore, on parle de Vuk Branković comme d’un homme malhonnête qui a trahi son peuple. Le parallèle littéraire entre la trahison de Ganelon chez les Francs, et celle de Vuk Branković chez les Serbes est évident.
Tout cela a donné lieu à des motifs repris dans les chants populaires – le courage de la noblesse serbe, la trahison, l’attachement à la religion, etc. – qui peuvent être comparés aux motifs de la bataille de Roncevaux.
Bien que la bataille de Roncevaux et celle de Kosovo renvoient à des périodes différentes du Moyen Âge, nous partageons l’avis de Nikola Banašević (BANAŠEVIĆ : 1976) lorsqu’il parle « d’une certaine similitude entre La Chanson de Roland et notre cycle du Kosovo (Kosovski ciklus)… » et nous y trouvons de multiples motifs semblables.
Historiquement, Lazar Hrebeljanović était prince. Dans les chants populaires serbes, en décasyllabes avec césure après la quatrième syllabe, très souvent le chanteur populaire lui donne le titre de « tzar ». Parfois, cela est justifié par le nombre de syllabes, mais plus fréquemment, pour faire l’équilibre entre les termes sultan et tzar. C’est le même motif que dans La Chanson de Roland, où Charles apparaît parfois comme roi et parfois comme empereur.
Concernant les aspects religieux, on se rappelle que, dans les chants populaires qui décrivent la bataille de Kosovo, le prince Lazar choisit le royaume céleste et se sacrifie de son propre gré pour s’approcher de Dieu.
Si l’on parle d’un traître à cause duquel une bataille a été perdue, on parle aussi des héros dont les exploits sont restés gravés dans la mémoire collective. On évoque toujours le fabuleux courage de Miloš Obilić, qui a assassiné le sultan ottoman, ainsi que le mérite de toute la noblesse serbe qui a participé à cette bataille et y a été tuée.
De ce point de vue, un autre parallèle s’impose : on pourrait faire une comparaison entre Miloš Obilić, considéré comme le plus grand héros de la bataille de Kosovo, et Roland. Pourtant, les chants populaires, qui sont nés bien après la bataille, mentionnent le grand courage de Miloš Obilić, mais retiennent comme héros national le Prince Marko, dont les exploits sont développés de façon importante. On peut donc comparer à juste titre Roland et Marko.
La littérature orale qui se développe à partir du Moyen Âge décrit les événements historiques de l’époque. Le chanteur populaire, dont l’identité est rarement connue, rajoute des motifs qui ne correspondent pas à l’histoire, mais qui servent à donner de l’emphase aux faits historiques.
Le terme de « chanteur populaire » correspond aussi bien à la littérature orale serbe qu’à celle de la France. Ce sont, dans la plupart de cas, des chanteurs anonymes, mais avec quelques exceptions : pour La Chanson de Roland, nous connaissons le nom du créateur de la version finale, telle que nous pouvons la lire aujourd’hui. C’est Turold, comme le prouve la fin de la chanson. Du côté serbe, certains chanteurs populaires sont aussi connus, mais ils n’ont pas laissé de traces écrites à la fin des chansons qu’ils ont modifiées, voire inventées. C’est Vuk Stefanović Karadžić qui a recueilli ces chants épiques. Concernant les chansons du cycle des rébellions serbes contre les Ottomans, dont Vuk fut témoin oculaire, il rapporte les noms desdits chanteurs, parmi lesquels le Vieillard Milija, Tešan Podrugović et Filip Višnjić. Ce dernier, aveugle dès son enfance, et possédant un fort talent oratoire, est considéré comme le Homère serbe.
Les chants populaires serbes qui nous intéressent ici ont toujours dix syllabes, avec césure après la quatrième syllabe. Ils se transmettent d’une génération à l’autre et sont interprétés en général par un vieil homme, jouant de la guzla, instrument très répandu à l’époque, qui va d’ailleurs inspirer Prosper Mérimée.
Au XIXe siècle, la littérature orale commence à intéresser les gens lettrés dont les moines, tel Lukijan Mušicki, qui se met à les transcrire. À cette époque, Vuk Stefanović Karadžić (1787-1864) se fait remarquer non seulement pour sa collecte des chants populaires, mais aussi pour ses travaux sur la réforme de la langue serbe.
Il a systématisé les chants populaires selon plusieurs critères, en créant des cycles de chants populaires serbes. Bien qu’il y ait des chants lyriques et des balades, la plupart de ces chants sont épiques : ils racontent des événements historiques du peuple serbe et peuvent être comparés aux chansons de geste.
L’œuvre de Vuk Karadžić comprend plusieurs phases : il a collecté la littérature populaire et l’a publiée, en la présentant ainsi en Europe. À Vienne il fait la connaissance de Jernej Kopitar, censeur et directeur de la Bibliothèque nationale. Celui-ci l’encourage à continuer sa collecte de chants populaires, et lui ouvre la porte des cercles littéraires et linguistiques de la ville. À partir de ce moment, Vuk partage sa vie entre Vienne et la Serbie.
Par ailleurs, Vuk a réformé puis rédigé l’alphabet serbe. Il a formalisé l’orthographe et la première grammaire serbes, en permettant à la langue populaire d’entrer dans la littérature. Eu égard à la richesse de son travail, il est aujourd’hui considéré non seulement comme le premier linguiste serbe, mais aussi comme le premier ethnographe, historien et critique littéraire.
Outre les médiévistes français, le personnage de Roland a suscité l’intérêt de George Fenwick Jones, notamment dans son œuvre The Ethos of the Song of Roland.
Jones est un médiéviste américain, spécialiste de la littérature germanique. Selon Gyóry :
M. Jones a entrepris de prouver que la morale à laquelle obéissent les preux de la Chanson de Roland serait une morale germanique, teintée parfois d’éléments que le poète aurait empruntés à la philosophie des anciens. […]. Pour l’érudit américain, les concepts fondamentaux qui, dans la Chanson de Roland, se rapportent au droit et à la morale ne sont que les vigoureux et sauvages reflets d’un système germanique. Les termes qui les expriment sont tout simplement les calques français des termes germaniques correspondants (Gyóry : 1964).
Ceci est parfaitement en accord avec la distinction que Jones fait entre les cultures de la honte (Shame cultures) et les cultures de la faute (Guilt cultures). En effet, si dans les cultures de la faute « les individus sont motivés intérieurement (inner-directed) » (Cerquiglini : 1981), dans les cultures de la honte
les héros [sont] motivés par autrui (other-directed) […] Jones, dès lors, énonce et argumente la thèse suivante : la C.R. est très représentative d’une culture de la honte, ses héros, qui combattent pour des valeurs seulement sociales, s’ils acceptent le dogme chrétien, n’en partagent pas l’éthique (Cerquiglini : 1981).
Gyóry reprend cette idée en remarquant, à juste titre :
M. Jones se permet ici d’adopter une thèse qui cadre peut-être parfaitement avec les principes du behaviorisme américain, mais qui s’avère par trop arbitraire dès qu’on s’emploie à l’appliquer au monde roman. Il y a, dit-il, deux cultures, l’une fondée sur le péché, l’autre sur la honte. La première est celle des anciens Grecs, des Juifs et du christianisme moderne, la seconde s’incarne dans l’épopée romane. La honte, cette « matière de disgrâce sociale », est au fond le pivot de toutes les entreprises de la chevalerie française. Par suite du manque d’introspection et de tout recueillement intérieur chez les féodaux du XII siècle, le pacifiste Ganelon sera abaissé au rang de traître, tandis que le fomentateur de guerre reçoit la couronne du martyre et le laurier du héros (Gyóry : 1964).
Parler de Ganelon comme du « pacifiste » est, nous semble-t-il, une affirmation exagérée. Elle est fondée sur l’essai de négociation entre Ganelon et le roi Marsile. En effet, la bataille est déclenchée par la trahison de Ganelon. Obéissant au commandement du roi Charles, il va voir Marsile pour lui demander de se convertir à la religion chrétienne. Mais, aveuglé par sa haine envers Roland, il livre un secret qui sera fatal à ce dernier. En livrant ce secret, Ganelon ne peut pas être considéré autrement que comme un traître.
Pendant la bataille, comprenant la difficulté de la position militaire, Olivier propose à Roland de sonner le cor pour avertir le roi Charles et lui demander de l’aide. Mais Roland refuse et préfère se limiter à livrer bataille.
Au moment où presque tous les Francs sont morts, Roland décide de sonner le cor. Mais cette fois c’est Olivier qui s’y oppose :
Olivier dit : « Ce serait un grand déshonneur
Et un opprobre pour tous vos parents ;
Cette honte durerait toute leur vie !
Quand je vous l’ai dit, vous n’en avez rien fait ;
Mais maintenant, vous ne le ferez pas, voici mon avis.
Si vous sonnez le cor, ce ne sera pas un acte de vaillance :
Vous avez déjà les deux bras pleins de sang ! »
(v. 1705-1711)
Malgré tout, Roland sonne le cor. Il sonne très fort et subit des efforts physiques qui lui font exploser les tempes.
Il se bat noblement, le comte Roland !
Il a tout le corps en sueur et en feu ;
Mais surtout quel mal, quelle douleur dans la tête !
D’avoir sonné son cor sa tempe est tout ouverte ;
Toutefois il voudrait bien savoir si Charles viendra.
De nouveau il prend son cor et en tire un son, bien faible, hélas !(Laisse 157)
Le roi Charles l’entend et revient à Roncevaux. Cependant, les dernières forces que Roland a utilisées pour sonner son Olifant provoquent sa mort. Le roi venge son arrière-garde et rentre à Aix-la Chapelle.
Bien que contestée, l’affirmation de Jones qui rattache La Chanson de Roland aux cultures de la honte peut se comprendre justement à cause du principe de « other-directed », c’est-à-dire que les personnages agissent non pas suivant leurs propres motivations, mais suivant celles d’autrui, d’un spectateur non visible dans l’épopée, mais dont les protagonistes sentent la présence et pressentent une grande honte pour l’avenir.
Jones postule que Roland, en refusant de sonner le cor, exprime son grand orgueil, voire son opiniâtreté ; il argumente ses dires en soulignant le dialogue entre Roland et Olivier. Nous sommes d’accord avec Cerquiglini, notamment, puisqu’il insiste sur le silence de Roland. En effet, le silence de Roland joue en faveur de son esprit chevaleresque. Il sait que le premier rôle du chevalier est de défendre son suzerain à tout prix et d’exécuter le devoir qui lui est confié. C’est pourquoi, sans rien dire, Roland continue à se battre, tout en étant conscient de son sacrifice. Ainsi pouvons-nous dire que Roland effectue complétement le premier devoir d’un chevalier vaillant :
Jamais le comte Roland n’aima les lâches
Ni les orgueilleux, ni les méchants,
Ni les chevaliers qui ne sont pas bons vassaux (Laisse 160)
Pour autant, et toujours dans l’esprit du code chevaleresque, Roland a conscience de l’importance de la bataille qu’il livre. Au moment où il comprend que la seule issue est d’appeler au secours, il sonne le cor. À ce moment, ses échanges avec Olivier prennent une autre direction. En première lecture, les paroles d’Olivier, qui cette fois s’oppose à l’idée de Roland, pourraient être comprises comme la voix de la sagesse. En gros, Olivier veut dire : tu n’as pas voulu sonner le cor au bon moment, quand on pouvait encore sauver les vies de nos soldats, maintenant, ce serait une honte pour tous. Nous pensons cependant que les derniers dires d’Olivier ne sont pas aussi positifs. C’est lui qui s’éloigne du code chevaleresque et c’est lui qui, en prononçant ces mots, s’approche de l’orgueil. Roland, lui, subit son sort en silence, lutte contre les ennemis, fidèle à son roi, et finalement meurt à cause de ses derniers efforts qu’il utilise pour sonner le cor.
On connaît la suite : le roi Charles revient, voit ses héros morts, les venge, et retourne dans sa capitale. De cette manière, Roland a complétement effectué son rôle de digne chevalier : il n’est pas orgueilleux, il est courageux. Il ne met pas en péril les vies de ses compatriotes, il fait son devoir. Il ne se dispute pas avec son ami, il se tait. Et en se taisant, il accomplit son devoir de manière honorable, même au prix de la vie de tous les combattants, la sienne y compris.
Même si le Prince Marko n’a pas participé à la bataille de Kosovo, il reste dans la mémoire collective comme le plus grand héros qui défend le peuple notamment après la bataille, à l’époque de la domination des Ottomans. C’est pour cette raison que nous l’avons choisi, plutôt qu’un autre héros serbe, pour le comparer à Roland.
Outre Vuk Stefanović Karadžić, d’autres chercheurs, tels que Stojan Novaković, Vladimir Ćorović ou Nikola Banašević se sont intéressées au personnage du Prince Marko. Par-delà les faits historiques que nous avons déjà mentionnés, nous pouvons dire que la biographie épique de Marko est devenue, d’une certaine manière, le cadre des caractéristiques psychologiques du peuple serbe. Pour autant, on ne sait pas pourquoi les peuples balkaniques, et notamment les Serbes, l’ont choisi comme principal personnage de la littérature épique2.
Historiquement, après la bataille de Kosovo, le Prince Marko, comme de nombreux nobles serbes, devient vassal ottoman. Parmi ces nobles figurent notamment le despote Stefan Lazarević et Konstantin Dragaš. Ainsi le Prince Marko est-il obligé de lutter aux côtés des Ottomans. Parmi les rares informations dont nous disposons sur cette période, nous relevons son attitude de rejet par rapport à sa position vassale. Avant la bataille de Rovine, le Prince Marko aurait dit à Konstantin Dragaš la phrase suivante : « Je dis et je prie Dieu notre Seigneur pour qu’il vienne en aide aux chrétiens, et moi, que je sois le premier parmi les morts dans cette guerre »3.
Le prince Marko a été tué lors de cette bataille même, à Rovine, le 17 mai 1395.
Marko Mrnjavčević, en tant que chevalier serbe, est décrit notamment dans les chants Uroš i Mrnjavčevići, Marko Kraljević supprime la dot, Marko Kraljević et le faucon, etc. Dans ces chants, il suit le code chevaleresque tout comme Roland : il est courageux, il défend le peuple, il lutte contre les musulmans. Physiquement, il correspond parfaitement aux images que nous avons sur les chevaliers : il est grand, fort, courageux.
Par contre, si nous cherchons à comprendre sa nature humaine, nous sommes dface à une question complexe : Marko est chrétien, il connaît ses origines et ne veut pas y renoncer. Cependant, le moment historique lui impose un rôle dramatique : c’est un héros tragique qui doit trouver l’équilibre entre son destin personnel et le destin collectif du monde auquel il appartient réellement y compris son pays contre lequel il est finalement amené à se battre. Cette question, que nous dirons hamlétique, n’existe pas chez Roland et c’est d’après nous, la plus grande différence entre ces deux personnages.
Parmi les similitudes nous pouvons aussi évoquer ce que nous trouvons dans les œuvres littéraires, sa force surhumaine :
« …Te ga [sabljom] Marko udario,
Udari ga po desnu ramenu,
Razdvoji ga na sedlu bojnome,
Pa kroz njega Marko dovatio,
Na vratima mermera kamena,
I njega je pola presjekao… » (Marko Kraljević i Filip Madžarin, p. 252, Vuk, II livre)
« Marko l’a frappé avec son épée,
Il l’a frappé à l’épaule droite,
Il l’a fait tomber de son cheval,
À travers lui Marko a frappé la porte de marbre,
Il a coupé aussi le marbre en deux »
alors qu’il est dit de Roland :
Il lui tranche la tête, le haubert, le corps,
La selle incrustée d’or,
Et jusqu’au dos du cheval, très-profondément.
Bref (qu’on le blâme ou qu’on le loue), il les tue tous les deux.
« Quel coup terrible pour nous ! s’écrient les païens :
(Laisse 118)
Ce ne sont pas les héros seulement qui sont entrés dans la légende. L’image de Roland est principalement associée à son cor Olifant, bien que son cheval soit aussi connu sous le nom de Veillantif. Le Prince Marko, quant à lui, ne se sépare pas de son cheval Šarac qui est personnifié : il parle avec son maître et ils boivent du vin ensemble. Roland frappe avec son épée Durendal, alors que l’arme Marko est le casse-tête.
Bien qu’ils soient impitoyables avec leurs ennemis, ils ne cachent pas leurs sentiments : l’immense colère pendant le combat, l’immense tristesse au moment de la perte de leurs amis. Ainsi Roland pleure-t-il en voyant son ami Olivier mourir, et Marko lorsqu’il lit la lettre d’un de ses amis capturé par les Ottomans.
Le comte Roland, quand il voit morts tous ses pairs
Et Olivier, celui qu’il aimait tant,
Il en a de la tendreur dans l’âme ; il se met à pleurer ;
Tout son visage en est décoloré.
Sa douleur est si forte qu’il ne peut se soutenir ;
Bon gré, mal gré, il tombe en pâmoison ;
(Laisse 165)
« Kada viđe sto mu knjiga kaže,
Udriše mu suze od očiju… » (Marko Kraljević i Vuča Dženeral, p181, Vuk, II livre)
« Quand il eut lu la lettre,
Il se mit à pleurer… »
Les deux héros luttent contre les musulmans : Roland contre les Sarrasins et Marko contre les Ottomans. Ceci veut dire que tous deux défendent la religion chrétienne, qu’il s’agisse du catholicisme ou de la chrétienté orthodoxe. En même temps, puisqu’il vit à l’époque à laquelle les Ottomans sont maîtres de tous les pays balkaniques, la Serbie y compris, Marko défend son peuple opprimé et le protège contre la terreur ottomane.
Les forces surnaturelles sont présentes dans la vie des deux héros. Le Prince Marko est l’ami des fées, et notamment de la fée Ravijojla, qu’il voit et qui lui parle. Il est aussi aidé par un ange, qui le sauve de la colère de son père.
De son côté, Roland s’adresse à Dieu au moment de sa mort, en mentionnant ses prodiges : Dieu a sauvé Daniel des lions et ressuscité saint Lazare. Roland meurt, et Dieu envoie saint Michel et saint Gabriel accompagner son âme au Paradis.
Concernant la famille des deux personnages, d’après l’épopée, Roland est le neveu du roi et il vit sous sa protection. Quant à Marko, si de nombreux chants populaires font mention de son père, le roi Vukašin, ils évoquent surtout l’influence de sa mère, Jevrosima. C’est une femme sage, bonne chrétienne, qui tient à ce que la justice soit toujours accomplie et c’est dans ce sens-là qu’elle conseille son fils. Le Prince Marko la respecte profondément et suit ses conseils :
« Nemoj, sine, govoriti krivo
« Ni po babu, ni po stričevima,
« Već po pravdi Boga istinoga ;
« Nemoj, sine, izgubiti duše ;
« Bolje ti je izgubiti glavu,
« Nego svoju ogr’ješiti dušu.» (Uroš i Mrljavčevići)
« O, mon fils, ne te méprends pas
« Ne suis pas ton père ni tes oncles,
« Suis la justice du bon Dieu ;
« O, mon fils, ne perds pas ton âme ;
« Il vaudrait mieux que tu perdes ta tête,
« Plutôt que de porter le péché dans ton âme. »
Comme on le voit, notre analyse comparative met en évidence davantage de similitudes que de différences significatives entre ces deux personnages. Et encore faut-il signaler que les différences portent plus sur les aspects historiques que sur les aspects mythiques des héros.
Au Moyen Âge, les pays d’Europe ont pour la plupart instauré des systèmes féodaux. Cette période a aussi été marquée par de multiples guerres motivées par la conquête de territoires et l’expansionnisme religieux.
Ce cadre a servi de berceau au développement de l’ordre de la chevalerie ; avec des formes quelque peu différentes, mais proches sur l’ensemble de l’Europe. Les chevaliers sont des nobles et des guerriers qui se battent pour leurs suzerains et pour la défense de la foi.
La description de cette époque est arrivée jusqu’à nous grâce aux travaux des historiens et à la tradition orale qui a traversé les temps. La tradition orale, portée par les chansons de geste et chants populaires, a enrichi l’histoire en prenant des libertés par rapport à la réalité des faits. Or si la création de ces légendes s’est développée de façon différente suivant les régions, on y trouve des caractéristiques communes.
Nous avons tenté de présenter ces phénomènes en nous appuyant sur deux épisodes historiques : la bataille de Roncevaux et celle de Kosovo. Ces batailles se sont déroulées à plusieurs siècles d’intervalle, mais toutes deux durant le Moyen Âge. L’une en Europe de l’ouest, l’autre en Europe orientale.
Ce travail nous a permis de comparer les aspects historiques et la vision apportée par la littérature populaire dans deux cadres différents.
Sur le plan de l’histoire, le contexte de la lutte contre les Sarrazins en occident est différent de celui des batailles balkaniques contre les Ottomans. La tragique fin de vie du Prince Marko s’oppose de façon très forte à la mort de Roland qui n’a pas eu à voir l’invasion de son pays.
Sur le plan de la construction de la mémoire collective et de la légende, les processus, de création, assez similaires, ont donné naissance à des héros nationaux fabuleux dotés de qualités surhumaines, et occulté les fautes et défaites qui pourraient ternir l’image des peuples concernés.
Enfin, et c’est le point de départ de notre article, ces deux épopées – en prenant le mot « épopée » au sens large – se situent dans le cadre de la chevalerie du Moyen Âge. Les époques, les lieux et les contextes politico-historiques sont différentes mais la chevalerie y est représentée dans les deux cas, dotée d’un code d’honneur dont les caractéristiques sont assez proches.
[3] En serbe : « Ja kažem i molim Gospoda da bude hrišćanima pomoćnik, a ja neka budem prvi među mrtvima u ovom ratu » (Konstantin FILOZOF (2000), red. Gordana Jovanović. Žitije despota Stefana Lazarevića. Projekat Rastko)
Résumé
Le présent article commence par un parallèle entre les codes d’honneur médiévaux français et serbe. Dans un premier temps nous présentons le code d’honneur en général, puis nous analysons les ressemblances et les différences entre les deux codes.
Les faits historiques significatifs présentent généralement deux aspects. Le premier, concerne le véritable déroulement des évènements, tels que l’histoire les a décrits. L’autre se rapporte aux motifs fabuleux, légendaires, qui se sont créés dans la mémoire collective d’un peuple.
Pour illustrer notre article, nous avons pris La Chanson de Roland et les chants populaires serbes. Nous mettons en évidence les points communs entre la bataille de Roncevaux et celle de Kosovo, et nous insistons davantage sur les points communs existant entre les héros nationaux des deux peuples. Dans ce but, nous comparons Roland et le Prince Marko, en tant que personnages historiques conservés dans la mémoire collective.
En utilisant la méthode comparative, nous montrons que, dans ces deux parties du monde, les valeurs de la chevalerie et du code d’honneur sont assez proches, mais que la formation des légendes s’y est opérée de façon différente.
Sažetak
Članak počinje prikazivanjem paralele između franačkog i srpskog srednjevekovnog kodeksa časti. Najpre predstavljamo kodeks časti u globalnom smislu, a zatim analiziramo sličnosti i razlike koje postoje između pomenutih kodeksa.
Značajne istorijske činjenice uglavnom su opisane na dva načina. Prvi način predstavlja realni opis događaja u istorijskom smislu. S druge strane, često se dešava da ti isti događaji poprimaju basnoslovne, legendarne motive koji su iznedreni iz kolektivnog sećanja jednog naroda.
Da bismo ilustrovali članak, koristili smo Pesmu o Rolandu i srpske narodne pesme. Ističemo zajedničke tačke između bitke u Roncevou i Kosovske bitke a naročito ističemo zajedničke tačke koje posoje između nacionalnih junaka dvaju naroda. U tom cilju, upoređujemo Rolanda i Kraljevića Marka, kao istorijske ličnosti sačuvane u kolektivnom sećanju.
Komparativnom metodom pokazujemo da su, u ta dva različita dela sveta, viteške vrednosti i kodeks časti veoma slični, ali da su legende stvorene na toj osnovi prikazane na različite načine.
Introduction : ordre de la chevalerie
Roncevaux dans la mémoire collective
Kosovo dans la mémoire collective
Chants populaires serbes et rôle de Vuk Stefanović Karadžić
Ivana MILJKOVIC
Faculté de Philosophie de l’Université de Niš (Serbie)
Département de langue et littérature françaises
BANASEVIC, Nikola, (Première partie) Francuska književnost (od srednjeg vijeka do 1683), Knjiga I Sarajevo, Svjetlost, Beograd, Nolit, 1976, p. 16
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GYORY, Jean, « George Fenwick Jones. The Ethos of the Song of Roland », Cahiers de civilisation médiévale, 7e année (n°25), janvier-mars 1964, p. 65-67. URL : https://www.persee.fr/doc/ccmed_00079731_1964_num_7_25_1299_t1_0065_ 0000_2.
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