Que le Roman de Silence d’Heldris de Cornouailles, daté du XIIIe siècle, s’intéresse au féminin semble une évidence puisque d’une part son personnage principal est féminin – on suit Silence depuis sa naissance – et d’autre part, son identité sexuelle est au cœur de l’intrigue. Pour cause : le problème central du roman est celui du travestissement de Silence qui, toute fille qu’elle est, se fait passer pour un homme. Toutefois, là s’arrête l’évidence de proposer un tel sujet aujourd’hui puisque, si le roman a suscité l’attention des études « gender », c’est avant tout parce que l’héroïne vit une existence très virile. L’auteur du roman, lui, est un homme et ne recule pas devant des positions explicitement misogynes. Et, de lettres, Silence n’en écrit aucune, alors même qu’on aurait pu l’envisager. C’est un autre personnage féminin qui nous retiendra sur ce point : la reine, épouse du roi d’Angleterre Evan, auprès duquel Silence passe une partie de son adolescence. Néanmoins, c’est en prenant en compte les relations des deux femmes et la conception du féminin véhiculée par le roman que la lettre royale se comprend mieux. En outre, le Roman de Silence1 n’est pas épistolaire et cette lettre est un motif narratif dont il faudra explorer les enjeux propres. Il semble qu’il cristallise non seulement une conception du féminin mais encore certaines idées du rapport des femmes à la parole. Je viendrai à cette question qui apparaît centrale après avoir présenté l’intrigue dans sa complexité, pour souligner à quel moment l’auteur recourt au motif épistolaire, puis analysé en quoi les singularités concrètes de la lettre royale évoquée ici questionnent ses enjeux.
Le Roman de Silence est un roman éponyme : l’héroïne porte le nom de Silence en raison du secret associé à sa personne. De fait, Silence naît à un moment où le roi a décidé que les filles ne pourraient hériter en raison de conflits récents dus à des querelles sur ce sujet qui ont conduit d’excellents chevaliers à s’entretuer. Pour pallier cette difficulté, les parents de Silence décident de déclarer qu’elle est de sexe masculin. À partir de sa naissance, elle passe pour un garçon. Elle est élevée à l’écart de la société, comme un jeune garçon destiné à devenir un excellent chevalier. À l’adolescence, Silence est gênée par le mensonge qui fonde son existence et choisit de quitter son lieu de vie pour suivre des ménestrels. Toutefois, elle a rapidement plus de succès qu’eux et ils la jalousent, jusqu’à vouloir attenter aux jours de ce jeune rival. Silence échappe finalement à leurs mauvais desseins et prend conscience à cette occasion du souci que sa disparition doit causer à ses parents. Elle rentre donc chez elle et se fait reconnaître de ses parents. Les retrouvailles sont chaleureuses et le jeune homme qu’elle est devenue vit ensuite auprès de son roi, en raison des nobles qualités qu’il présente. Mais c’est là que se noue l’intrigue qui nous occupera le plus : la reine tombe amoureuse du faux jeune homme qui ne peut bien entendu pas répondre à ses avances. S’ensuit un épisode qui rejoue le modèle biblique de Joseph et de la femme de Putiphar. La reine accuse Silence d’avoir voulu abuser d’elle mais le roi n’accorde pas vraiment crédit à cette accusation : il refuse de l’exécuter et l’envoie auprès du roi de France avec une lettre dans laquelle il recommande le jeune homme à son allié au lieu de le condamner. La reine, à qui le roi a promis qu’elle serait ainsi vengée, apprend le contenu effectif de la lettre auprès du chancelier qui l’a rédigée. Elle prend ombrage de la chose et lui substitue une lettre qu’elle a elle-même rédigée dans laquelle elle demande la tête de son porteur. À la cour du roi de France, on est ébloui par le jeune homme et on s’étonne quand on découvre la lettre dont il est le messager. Le chancelier chargé de sa lecture hésite même à la rendre publique. Comme il ne sait à quelle décision se rendre, le roi de France décide de soumettre la question à ses barons parmi lesquels il s’en trouve un pour le convaincre de demander des éclaircissements au roi d’Angleterre et qui envisage qu’il puisse s’agir d’une fausse lettre. Le roi Evan interroge son chancelier et comprend progressivement la faute de la reine qu’il couvre d’un mensonge prétextant la démarche d’un comte qui aurait de l’inimité pour Silence. L’affaire s’arrange ainsi. Mais Evan rappelle Silence en Angleterre car il a besoin du jeune chevalier au combat. Silence s’illustre particulièrement, ce qui attise le désir de la reine et elle fait une nouvelle tentative pour le soudoyer. Il refuse ses avances de nouveau, et elle prétend derechef que le jeune homme la poursuit de ses ardeurs. Le roi ne sait que faire. La reine lui suggère alors d’ordonner au jeune homme la réalisation d’une épreuve jugée insurmontable. Le roi demande donc à Silence de ramener Merlin à la cour. Contre toute attente, Silence y parvient mais Merlin révèle au roi la vérité sur son épouse et sur la jeune travestie. Evan fait mettre à mort la reine traîtresse et épouse Silence.
Il existe de ce fait plusieurs lettres, dont une seule est une lettre féminine, mais en secret. La lettre de la reine se substitue à la lettre de son époux et c’est seulement dans cette limite qu’elle peut avoir quelque poids. Ensuite c’est le roi de France qui utilisera une lettre pour demander des éclaircissements à son allié, puis Evan y recourt encore pour rappeler Silence auprès de lui. En terme lexical, il ne semble pas y avoir de différence marquée entre les lettres évoquées, qu’elles soient authentiques ou falsifiées, d’homme ou de femme. Le texte propose tour à tour « brief », « cartre », « letre(s) » ou « letreüre », dans des sens, semble-t-il, équivalents. Ainsi, en fait de lettre féminine, le constat semble assez décevant. Pourtant, nous verrons que le motif épistolaire est profondément lié à une conception du féminin et de la place dévolue au discours féminin. La lettre du roi Evan devient un moteur du récit dans la mesure où elle est explicitement destinée à accompagner Silence mais que le roi leurre la reine sur son contenu sans le préciser à aucun moment. Il est plus aisé d’altérer un discours qui n’a jamais vraiment été prononcé. L’incertitude ou le jeu sur les attentes de vengeance de la reine permet à la lettre de faire jouer les rapports de force, à la fois dans le couple, en politique et entre hommes et femmes, en général.
Autre déception : on aurait pu attendre plus de lettres dans l’intrigue. Différents épisodes s’y prêtaient particulièrement bien, depuis l’ouverture amoureuse du roman, entre deux amants qui n’osent s’avouer leur amour. Et pourquoi pas une lettre d’amour ? Non ! Heldris de Cornouailles préfère faire avouer les corps en un baiser particulièrement explicite. Pas de lettres non plus, quand Silence est confiée à un tiers pour être élevée à l’écart du monde, tout enfant, alors même qu’on aurait pu imaginer d’y fixer son secret. L’enfance est ici étymologiquement le temps de l’infans, de celle qui ne parle pas encore, donc un temps du non-dit, du tabou qui lie Silence et ses parents. Heldris de Cornouailles n’invente pas de lettre, non plus, quand Silence quitte son foyer pour partir à l’aventure, en tant que ménestrel, alors que cela aurait pu être le moyen de rassurer ses parents pour lesquels la jeune fille s’inquiète. De même, les retrouvailles, à son retour de cette escapade, se fondent non pas sur une preuve écrite de son identité, comme une lettre aurait pu en constituer une, mais sur un signe de reconnaissance fixé dans la chair de Silence, une marque de naissance, que les parents seuls peuvent reconnaître. Ainsi, l’emploi de la lettre est réservé à l’intrigue avec la reine, elle est du côté de la féminité certes, mais aussi, avec la reine, du côté de la duplicité et du mensonge. Elle joue d’un double régime du langage qui peut asserter le vrai comme le faux. Dans ce roman du secret, la lettre ne révèle ni ne dévoile rien, elle redouble, au contraire, la manipulation des apparences, en créant un nouvel espace de manipulation voire un nouvel espace fictionnel.
Ce qui permet à l’intrigue épistolaire de prendre une telle ampleur et de devenir centrale dans le roman est qu’elle s’appuie sur la réalité concrète du fonctionnement d’une lettre au Moyen Âge et au cœur d’une cour royale. Les lettres dont il est question ici sont essentiellement des documents officiels, même si leurs motivations premières sont de l’ordre de ce qu’on qualifierait aujourd’hui d’intime ou de privé : un désordre conjugal conduit à la rédaction d’une lettre adressée à un allié politique. L’utilisation des différentes modalités du fonctionnement épistolaire dans un tel contexte se décline sous différents aspects. Il sera par exemple question du fait que les rois n’écrivent ni ne lisent leur missive, personnellement, et qu’en outre, on peut leur en faire lecture publiquement, ce qui, on s’en doute, conditionne le spectre des réactions possibles. Ce caractère indirect de la communication épistolaire est très nettement précisé dans le roman. Quand le roi Evan évoque la lettre qui accompagne Silence chez le roi de France, il dit : « Et, quant il ora mon brief lire » (v. 4255). La lettre sera lue par un tiers, ce qui permettra d’ailleurs, nous le verrons, un retardement et une dramatisation de la révélation de son contenu altéré. Heldris de Cornouailles insiste sur le fait que le roi fait écrire sa lettre par un chancelier et la fait porter par un messager qui ne sera autre que Silence en personne : « Ferai escrire en parcemin, / Et vallet metre al cemin » (v. 4293-4294). Un détail du processus est également exploité par le récit en ce que le roi n’attend pas que le chancelier ait rédigé la lettre pour prendre congé de lui : « Cho dist li rois et dont s’en torne / Et cil d’escrire tost s’atorne » (v. 4312-4313). Au plan diégétique, cela permet de comprendre que le roi soupçonne le chancelier d’avoir altéré le contenu de la lettre et cela permet, au plan de la réception, de faire accéder le lecteur aux contenus des différentes lettres qui passent par le discours. On les dicte, on les lit ou on les résume pour un tiers personnage, ce qui permet au lecteur d’en prendre connaissance de façon naturelle.
Le fait que la lettre soit un écrit susceptible d’être plié et scellé est aussi un point qui facilite la ruse de la reine qui cache le lettre pliée très aisément (v. 4334 sq.). La petite taille de la lettre de la reine, une fois pliée, est rappelée quand le roi de France la renvoie au roi Evan, dans sa propre lettre qui l’enchâsse :
Li canceliers est apielés.
El parcemin le lettre a mise
Tolt si com li cuens li devise.
Tost a ensaëlé cel brief
Et le fals alsi de recief. (v. 4874-4878)
La fausse lettre est ainsi reléguée au rang d’objet, de pièce à conviction. De façon générale, on comprend que la tromperie et la manipulation s’appuient en grande partie sur la matérialité de l’objet lettre, comme le montre bien le chancelier quand il se rappelle la visite où la reine a opéré la substitution :
Il pensa moult, se li covint,
Tant qu’al tierc jor se li sovint
Que li roïne tint son brief.
« Si nel list pas de cief en cief
Non la moitié, » fait il, « par fois,
Quant ele clost et mist en ploi
Tolt alsi qu’ele n’eüst cure
Que jo veïssce l’escriture ! (v. 4980-4996)
C’est sur cette discrétion de la fausse lettre que s’appuie la substitution :
Ains a le brief moult tost ploié,
Voiant celui, et ferm loié.
Retient celui, le fals li piure,
Et cil le saiele a droiture. (v. 4357-4360)
L’apposition du sceau2 ensuite assure deux fonctions utiles à la ruse : elle soustrait définitivement le contenu au regard du chancelier, du roi Evan et du messager Silence, et elle authentifie le document, qui passe pour ce qu’il n’est pas. Le fait que la lettre soit transmise par un messager sert également la dramatisation puisque cela permet une forme d’ironie tragique « car [Silence] sa mort porte escrit en cire » (v. 4374). Le seul moment où l’on comprenne que le pouvoir de la lettre a pour limites celle de la présence réelle est quand Silence arrive à la cour de France et où on oublie momentanément la missive dont le jeune homme est porteur pour contempler sa beauté :
A le bialté de cel enfant
Sont li Franchois moult entendant. (v. 4417-4418)
[…]
Li rois l’acole dont et baize
Si fort que il oblie enaize
Le brief, tant por lui conjoïr,
Tant por novieles a oïr
Del roi Ebain, dont il demande. (v. 4423-4427)
C’est un autre aspect du féminin envisagé dans le roman : l’effet de la beauté, de la présence, qui fait intuitivement deviner l’intériorité.
En outre, le roman se déploie dans un contexte qui accorde une grande attention à l’écrit et où l’on se garde de mettre à l’écrit ce qui n’en serait pas digne. Ainsi, cette prévention ou ce respect par rapport à l’écrit, comme on voudra dire, permettent d’éviter d’évoquer explicitement le crime qu’on reproche à Silence. Dans sa fausse lettre, la reine affirme qu’il n’en sera pas question « car il a fait al roi tel honte / qu’il ne le violt pas metre en conte » (v. 4327-4328 et repris v. 4443-4444). Dans cette mesure, le recours à la lettre, plutôt que la dénonciation directe, par le discours, facilite le mensonge ou l’omission.
D’autre part, le moment de l’écriture de la fausse lettre par la reine déjoue les codes évoqués pour la lettre du roi. L’intimité qui préside à l’écriture de la fausse lettre, par la reine, n’est pas celle qui serait propice à l’aveu ou à l’expression de l’intériorité : « La roïne en la canbre enclose / A sor le brief escrit tel cose » (v. 4315-4316). Au contraire, elle rime avec la possibilité du mensonge. Elle ne recherche pas un espace à soi, pour et par l’écriture de la lettre, mais elle se cache. La reine écrit de sa main : « cest brief a la roïne escrit » (v. 4331). Mais elle usurpe la signature d’un autre :
De par roi Ebayn, son segnor,
Escrist al roi de France un brief
Qu’il tolle al message le cief
Qui les letres a lui enporte. (v. 4322-4325)
De même, le roi Evan lit seul la lettre que lui envoie le roi de France, ainsi que la fausse lettre qu’elle contient :
Li rois meïsmes prent le cire
Et voit bien tost que voloit dire.
Il a ansdeus les letres lites,
Primes les grans, puis les petites. (v. 4689-4692)
Cette lecture solitaire rend possible la délibération et la nouvelle ruse du roi pour masquer le crime de son épouse. La lettre féminine, celle de la reine, semble très rapidement se caractériser par une outrance, un scandale et une invraisemblance qui la font soupçonner. Cela est lié à la diégèse, elle-même, mais aussi, peut-être, à la parole féminine, en général, qui semble être une parole de désordre, par rapport à celle des hommes, plus raisonnable. C’est d’ailleurs une conception du féminin comme porteur de menaces de chaos qui est à l’origine de la décision royale que les filles n’hériteraient plus. Avec la fausse lettre, on comprend qu’on risque non seulement la mise à mort de Silence, innocente de tout crime, mais encore la discorde des deux rois, synonyme de désordre politique. Le soupçon par rapport à l’authenticité de la lettre et à la validité de son contenu sert d’ailleurs de ressort dramatique à trois reprises dans le roman : quand la reine affirme vouloir lire la lettre de son époux, car elle ne serait pas convaincue par ce que le chancelier lui dit de son contenu, au moment de la substitution de la fausse lettre à la vraie, quand les barons du roi de France, désorientés par la demande que lui adresse Evan, la considèrent comme simplement invraisemblable, et quand Evan lui-même se sert de l’idée d’un faux pour faire oublier cet accident diplomatique. On retrouve la même logique chez les barons du roi de France et chez le roi d’Angleterre :
« Jo ne cuic mie, par mon cief,
Qu’il onques envoiast tel brief. »
« Qui l’envoiast donc, sire cuens ? »
« Puet s’estre, sire, alcuns hom suens
Canja son saiel par envie
Por tolir a l’enfant la vie,
Ki het u lui u son parage. » (v. 4841-4847),
disent les barons ; le roi Evan répond selon la même logique.
Dans cette attention portée à la matérialité de la lettre, à son fonctionnement et à sa cohérence, un rôle est particulièrement mis en valeur : celui du chancelier, chargé d’écrire, de lire, mais aussi de sceller et desceller les missives. Deux chanceliers se trouvent au centre de l’intrigue : celui du roi Evan, qui écrit la lettre du roi mais laisse involontairement la reine y substituer la sienne, et celui du roi de France, qui est le premier à prendre connaissance de la lettre qui demande la tête de Silence, en proie à une grande perplexité. Ils ne font que tenir le rôle que leur assignent à la fois leur société et le fonctionnement épistolaire mais ils se trouvent à une place qui les transforme en véritables protagonistes. Ce sont sans doute les personnages secondaires dont on creuse le plus l’intériorité et qui se trouvent dans des positions cruciales. Ainsi, quand la reine se rend auprès du chancelier du roi Evan et le questionne sur la lettre qui accompagnera Silence à la cour de France, il ne se sent pas tenu par le secret puisqu’il semble considérer que les intérêts du roi et de son épouse sont communs. C’est pourquoi il révèle très naturellement la vérité du message à la reine qui ne peut pourtant qu’en prendre ombrage puisque le roi demande que Silence soit accueilli avec une grande bienveillance, loin de chercher à punir le jeune homme de l’affront allégué par son épouse. À ce premier moment, l’attitude du chancelier aurait pu modifier totalement l’intrigue. Sans le chancelier, et sans la fausse lettre, il n’y aurait pas eu de suite au roman…
On peut de nouveau faire ce constat en étant témoin du dilemme du chancelier du roi de France qui prend connaissance de la lettre terrible, seul, et hésite pour savoir s’il doit en divulguer le contenu ou non :
Li canceliers ki tient le brief
L’a tost veü de cief en cief :
Et quant il voit qu’il senefie
Que le vallet de mort defie,
Tel dol en a por poi ne muert. (v. 4390-4397)
Le dilemme paraît intense :
Com fait damage a ses amis
Qu’il en tel message est tramis !
Jo ne volroie por Monmartre
Qu’il m’esteüst lire la cartre :
Ja se jel di cho iert pechiés,
Qu’il iert deffais et depechiés.
Pitiés me rueve al roi mentir ;
Paörs nel violt pas consentir.
Pitiés ai grant se il i muert ;
Paörs s’il par moi en estuert.
De .ii. mals estuet ore eslire
Le mains malvais, cho est le dire :
Se ne disoie qu’a el brief
Li rois me tolroit tost le cief.
Mains me nuist donc la vertés dire
Que por lui sofrir tel martyre. (v. 4401-4416)
Les modalités exclamatives sont présentes, les formules de jurement, ce sont les sentiments qui sont sujets personnifiés des phrases, alors que la P1 du chancelier n’est qu’objet, les tournures impersonnelles le désengagent dans le choix qui s’impose à lui et il semble finalement davantage capituler devant son devoir que s’y engager volontairement. On retrouve des expressions de la souffrance morale après que le chancelier a parlé : « Dex, come mar fu tels creäture ! » (v. 4441), à propos de Silence, ou « del dire ai fait grant cruelté » (v. 4453).
Il est d’ailleurs significatif que le chancelier retrouve là un dilemme présent dès le début du roman et souvent repris : parler ou se taire. Les deux amoureux du début ne savent s’ils doivent s’avouer leur amour, les parents de Silence l’obligent à se taire… Dans le roman, la parole apparaît souvent comme une prise de risque ; ici, elle véhicule bien un danger de mort, par l’entremise de la lettre. Si le chancelier ne parle pas, il risque la mort, s’il parle, c’est Silence qui mourra. Ainsi, le chancelier rend sensible au fait qu’une lettre est toujours parole en puissance, qu’elle est toujours potentielle, contenue mais prête à être libérée.
L’expression de la souffrance morale, du pathos et une forme de lyrisme sont ainsi l’apanage des chanceliers. Différents outils stylistiques et littéraires qu’on attendrait autour de la femme qui écrit la missive sont décalés et se déploient chez un personnage secondaire qui sert particulièrement bien de relais pour le lecteur qui partage les affres du savoir solitaire. Seuls les chanceliers et le lecteur savent le contenu de lettres dont les autres personnages ne savent encore rien.
On peut d’ailleurs remarquer sur ce point que l’utilisation du motif épistolaire donne accès à l’intériorité mais pas à celle du scripteur, comme on pourrait s’y attendre, bien plutôt à celle du chancelier, auquel le message n’est même pas réellement adressé. De même, le lecteur retrouve un creusement de l’intériorité au moment où le chancelier du roi Evan, accusé de trahison, quand le roi reçoit la fausse lettre renvoyée par le roi de France, est en proie à la plus grande détresse et à une totale incompréhension concernant ce qui a pu se produire :
Li canceliers ne sot que dire
Car il ne puet nul bien eslire
Ne el dire ne el taisir (v. 4927-4929).
Il faut concéder que les apparences plaident contre lui, comme le souligne le roi Evan (v. 4939-4947). Le chancelier peut d’ailleurs se livrer à l’introspection, au lyrisme et s’exprimer avec d’autant plus de pathétique qu’il est emprisonné par Evan et se trouve dans une totale solitude :
A Wincestre a moult grant tourment
Et pense nuit et jor forment
Dont li briés puist estre venus
Par cui est en tele tenus. (v. 4980-4983)
C’est le mot « tourment », très grave, qui est employé ici. Or ce creusement des personnages de chancelier permet de renforcer les effets dramatiques auprès du lecteur et d’intensifier les affects. Ce n’est pas la lettre qui produit directement ces effets qu’on attendrait liés au genre épistolaire mais c’est bien la lettre qui les cause indirectement.
Le rôle du chancelier apparaît comme absolument central également au moment où le roi Evan qui comprend que son épouse est fautive choisit d’occulter l’affaire en prétextant la jalousie et la haine d’un comte anonyme pour expliquer la lettre calomnieuse. Il demande alors à son chancelier qui lui a pourtant dit ses soupçons concernant la reine de couvrir les faits afin d’étouffer l’affaire :
Il rueve al cancelier qu’il cuevre,
Si com a chiers ses menbres, [l]’ouevre.
Car il set bien que la roïne
Escrist le faus breif par haïne. (v. 5093-5096)
D’un point de vue très ironique, au plan métatextuel, le chancelier est d’ailleurs à ce moment désigné par le terme « li escrivans » (v. 5111), pour la première fois du roman. Est-ce un double de celui qui écrit le roman ? Et la lettre, les lettres, sont-elles des petites images de l’œuvre de fiction ?
Mais si l’on est bien au cœur de la problématique épistolaire, on semble un peu éloigné, ici, de son volet féminin. Pourtant, le recours au motif de la lettre est profondément lié à un questionnement sur le féminin et sur les femmes, dans le Roman de Silence. Des observations précédentes naît l’impression d’un soupçon par rapport à l’écrit aussi bien que par rapport au monde féminin. Le lien problématique entre vérité et féminité, au cœur du Roman de Silence, est central également dans l’épisode épistolaire avec la reine. Silence, du côté du mensonge sur l’identité sexuelle, qui refoule sa nature féminine, apparaît davantage proche de la vérité que la reine, à la féminité exacerbée et vorace, qui use du mensonge. Silence et la reine apparaissent comme deux versants du féminin. Or c’est la reine, précisément, qui utilise l’artifice de la lettre.
En outre, l’épisode autour de la lettre permet d’opposer la lettre masculine et la lettre féminine, celle du roi et celle de la reine. Les deux sont des lettres qui altèrent la vérité ou la contournent. Le roi recommande le jeune homme Silence à son allié au lieu de véritablement l’exiler pour le châtier d’avoir voulu abuser de son épouse. De même, la reine fait passer sa parole pour celle de son époux, en écrivant sa missive. Toutefois, il existe une différence importante entre ces deux « fausses » lettres : celle du roi cherche à sauver l’innocence, tandis que celle de la reine la condamne sciemment et la diffame. L’usage féminin de la lettre, dans cet épisode, s’inscrit dans la logique de la ruse et de la manipulation par le langage, traditionnelle pour beaucoup de rôles romanesques féminins médiévaux, en particulier pour les personnages de reines (pensons à Iseut ou Guenièvre, par exemple).
Il faut ajouter à cette réflexion sur l’usage féminin de l’écrit une problématique que présente le roman sur la manipulation des apparences par les femmes. La lettre mensongère s’inscrit sur le fond d’une altération générale de la vérité par les personnages féminins, depuis l’héroïne qui cache sa nature véritable et se fait passer pour ce qu’elle n’est pas. Toutefois, sur ce sujet encore, des nuances sont à opérer car si la reine joue de fausses apparences pour laisser penser que le jeune Silence a voulu abuser d’elle, Silence, elle, est en quelque sorte trahie par son apparence. Sa beauté extrême gagne chacun à sa cause. Elle séduit sans chercher à le faire et au profit de la vérité ; elle permet de contourner les faux écrits portés contre elle. En ce sens, la féminité de l’héroïne est associée à une vérité essentielle, qui échappe à tout artifice ou à tout calcul, en-deça du langage et de ses mauvais usages.
Cette prépondérance de la présence in corpore sur le langage et sur la lettre est à mettre en relation avec une conception très misogyne qui cantonne les femmes au silence :
Sens de feme gist en taisir.
Si m’aït Dex, si com jo pens,
Uns muials puet conter lor sens.
Car femes n’ont sens que mais un,
C’est taisirs. Toltes l’ont commun,
Se n’est par aventure alcune,
Mais entre .m. nen a pas une
Ki gregnor los n’eüst de taire
Que de parler. (v. 6398-6407)
Cet impératif du silence s’explique par le fait qu’on considère que les femmes ont une propension à faire le mal et à causer le trouble, notamment quand elles ressentent la volonté de se venger, comme la reine :
Car feme quant se violt vengier
En tel manière est moult trençans,
Cho set li rois, et trop tençans,
Est el. Quand on le roeve taire
Dont s’esforce de noise faire. (v. 4266-4270)
On pourrait objecter que l’usage de la lettre, précisément, permet de contourner l’interdit dans la mesure où elle est parole silencieuse, parole en absence. Toutefois, ce serait oublier combien la lettre féminine, dans le roman, est l’arme de celle qui est privée de la possibilité de faire entendre sa voix véritable, mais aussi qu’elle est parole altérée et fallacieuse.
Il n’en demeure pas moins que ce propos misogyne est nuancé par la prise de parole pacifiée à la fois du roi Evan, le personnage, et d’Heldris de Cornouailles, l’auteur. Ainsi, après qu’il a appris la vérité à la fois sur la reine et sur Silence de la bouche de Merlin, le roi s’adoucit et oppose les femmes vertueuses et dignes de confiance aux autres :
Il n’est si preciose gemme,
Ne tels tresors com bone feme ;
Nus hom ne poroit esproisier
Feme qui n’a soig de boisier. (v. 6633-6635)
Non seulement, l’éloge des femmes vertueuses est hyperbolique, mais la révélation du sexe féminin de Silence conduit le roi à autoriser de nouveau les femmes à hériter. Il épousera Silence, happy end pour l’héroïne, mais encore espoir du recouvrement d’un droit de parole pour les femmes muselées par un interdit royal inique.
C’est Heldris de Cornouailles qui conclut en son nom propre le débat sur la misogynie du roman :
Maistre Heldris dist chi endroit
C’on doit plus bone feme amer
Que haïr malvaise u blasmer.
Si mosterroie bien raison :
Car feme a menor aquoison,
Por que ele ait le liu ne l’aise,
De l’estre bone que malvaise,
S’ele ouevre bien conter nature.
Bien mosterroie par droiture
C’on en doit faire gregnor plait
Que de celi qui le mal fait.
Se j’ai jehi blasmee Eufeme
Ne s’en doit irier bone feme.
Se j’ai Eufeme moult blasmee
Jo ai Silence plus loëe. (v. 6684-6698)
Heldris de Cornouailles se défend de porter un jugement sur les femmes en général mais affirme qu’il faut considérer chaque femme pour elle-même. Il ne s’agit point de misogynie donc mais de critique de toute personne qui agit de façon néfaste.
De fait, la conclusion majeure qui émane de ce dernier propos de l’auteur est qu’il faut se tenir d’une interprétation trop « gender » du Roman de Silence. Les personnages féminins sont envisagés pour les problèmes qu’ils posent, quant au fonctionnement social contemporain, mais aussi, et surtout, pour les atouts littéraires qu’ils présentent. Sur ce point, qu’il s’agisse du choix d’un personnage féminin ou du recours au motif épistolaire, il semble que ce qui domine est une motivation narrative. Ce qui caractérise le Roman de Silence est avant tout un art de narrer et l’utilisation à des fins romanesques de questionnements sous-jacents (on pense notamment à l’articulation de Nature et Culture pour laquelle le roman est également célèbre). Aucun développement théorique, philosophique ou idéologique n’est gratuit, mais il se mêle toujours à des aventures conduites sur un rythme alerte. Pour ce qui nous intéresse ici, il semble que ce soit un bien piètre bilan de l’usage de la lettre féminine au plan des personnages, mais un bilan bien plus riche au plan diégétique et littéraire. La lettre apparaît comme un atout d’écrivain plutôt que comme un moyen d’expression féminin. Néanmoins, le Roman de Silence est un roman du secret, vers quoi convergent à la fois les personnages féminins et la lettre telle qu’elle se présente dans le roman. Heldris de Cornouailles joue des apparences et de la matérialité de la lettre comme des femmes et interroge leur rapport au vrai, sans élaborer de système rigide qui trahirait la diversité de la vie. Cela rappelle combien l’attention portée aux personnages féminins donne une image de la complexité générale à la fois du rapport au langage ou à la lettre mais aussi des rapports humains.
[1] L’édition que j’utilise ici est celle de Sarah ROCHE-MAHDI, Silence, A Thirteenth-Century French Romance, East Lansing, Michigan State University Press, 2007. Je ne corrige pas l’édition, parfois fautive, au moins du point de vue de la syntaxe éditoriale. Je fournis ici quelques indications bibliographiques sur le roman, qui n’ont pas servi directement ici : Peter L. ALLEN, « The Ambiguity of Silence. Gender, Writing, and Le Roman de Silence », Julian N. WASSERMAN et Lois RONEY (éd.), Sign, Sentence, Discourse. Language in Medieval Thought and Literature, Syracuse University Press, 1989, p. 98-112; Evan J. BIBBEE, Reticent Romans : Silence and Writing in La Vie de Saint Alexis, Le Conte du Graal and Le Roman de Silence, Ph. D., Louisiana State University, 2003 ; Florence BOUCHET, « L’écriture androgyne : le travestissement dans Le Roman de Silence », Le Nu et le vêtu au Moyen Âge (XIIe-XIIIe siècles), Senefiance, 47, 2001, p. 47-58 ; Kathleen J. BRAHNEY, « When Silence was Golden : Female Personae in the Roman de Silence », in Glyn S. BURGESS et Robert A. TAYLOR (éd.), The Spirit of the Court, Cambridge, Brewer, 1985, p. 52-61 ; Catherine CONNOCHIE-BOURGNE, « L’ascension de la ‘pucele vasletee’ dans Le Roman de Silence d’Heldris de Cornouaille », Reines et princesses au Moyen Âge, Cahiers du CRISIMA, 5, 2001, p. 795-807 ; HELDRIS DE CORNOUAILLES, Le Roman de Silence, Florence BOUCHET (trad.), in Récits d’amour et de chevalerie, Paris, Bouquins, 2000, p. 459-557.
[2] Voir à ce sujet les articles de Michel PASTOUREAU, « Le doigt dans la cire - Cent mille empreintes digitales médiévales » (p. 269 sq.) et « Les Sceaux médiévaux et la fonction sociale des images » (p. 359 sq.), in Michel PASTOUREAU, Les Signes et les songes. Études sur la symbolique et la sensibilité médiévales, Florence, Sismel – Edizioni del Galluzzo, « Micrologus’ Library », 2013.
Résumé
Le personnage principal du Roman de Silence d’Heldris de Cornouailles (XIIIe siècle) est féminin mais l’essentiel de l’intrigue tient dans sa nécessité de se faire passer pour un homme. Le féminin est donc explicitement interrogé dans le roman. Toutefois l’héroïne n’écrit aucune lettre, alors même que l’intrigue aurait pu le laisser attendre. Le personnage de la reine, par contre, se sert d’une lettre à un moment crucial. En prenant en compte les relations des deux femmes, on aborde le rapport féminin à la parole et à la vérité.
Abstract
The main character of the Roman de Silence by Heldris de Cornouailles (13th century) is feminine but the basis of the story relies in its need to pretend being a male. Womanhood is thus inplicitly questioned. Nevertheless the she-hero doesn’t write no letters, even though the story could let it think. The queen’s character, on the other hand, makes use of a letter in important circumstances. The female ways of dealing with speech and with truth are addressed by observing the connections between the two women.
Myriam WHITE-LE GOFF
Univ. Artois, EA 4028, Textes et Cultures, F-62000 Arras, France
ALLEN, Peter L., « The Ambiguity of Silence. Gender, Writing, and Le Roman de Silence », in Julian N. WASSERMAN et Lois RONEY (éd.), Sign, Sentence, Discourse. Language in Medieval Thought and Literature, Syracuse University Press, 1989, p. 98-112.
BIBBEE, Evan J., Reticent Romans : Silence and Writing in La Vie de Saint Alexis, Le Conte du Graal and Le Roman de Silence, Ph. D., Louisiana State University, 2003.
BOUCHET, Florence, « L’écriture androgyne : le travestissement dans Le Roman de Silence », Le Nu et le vêtu au Moyen Âge (XIIe-XIIIe siècles), Senefiance, 47, 2001, p. 47-58.
BRAHNEY, Kathleen J., « When Silence was Golden : Female Personae in the Roman de Silence », in Glyn S. BURGESS et Robert A. TAYLOR (éd.), The Spirit of the Court, Cambridge, Brewer, 1985, p. 52-61.
CONNOCHIE-BOURGNE, Chantal, « L’ascension de la ‘pucele vasletee’ dans Le Roman de Silence d’Heldris de Cornouaille », Reines et princesses au Moyen Âge, Cahiers du CRISIMA, 5, 2001, p. 795-807.
HELDRIS DE CORNOUAILLES, Le Roman de Silence, Florence BOUCHET (trad.), in Récits d’amour et de chevalerie, Paris, Bouquins, 2000, p. 459-557.
PASTOUREAU, Michel, Les Signes et les songes. Études sur la symbolique et la sensibilité médiévales, Florence, Sismel – Edizioni del Galluzzo, « Micrologus’ Library », 2013.
ROCHE-MAHDI, Sarah (éd.), Silence, A Thirteenth-Century French Romance, East Lansing, Michigan State University Press, 2007.