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Numéro 10 | décembre 2021 | Cures de langage(s) / À la recherche d’un passé lointain / Littératures et cultures médiévales dans l’enseignement secondaire
LITTÉRATURES ET CULTURES MÉDIÉVALES DANS L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE : Quelles voies pour un renouveau ?
Contribution à l’émergence d’un corpus médiéval. Le domaine satirique. (Roman de Fauvel, Renart le Bestorné, Das Narrenschiff)
Jean-François POISSON-GUEFFIER
rien

 

La lecture des « repères de progressivité » présidant à l’instauration des programmes du cycle 4 présente une ouverture des plus salutaires et embrasse, en ce qui semble relever d’un principe d’éparpillement, une multitude d’horizons :

 

la littérature patrimoniale (en s’efforçant de puiser dans toutes les époques, du Moyen Âge au xxe siècle) ; la littérature contemporaine ; les littératures antiques et étrangères ; les littératures francophones ; la littérature de jeunesse1.

 

Un esprit chagrin serait prompt à la déploration : la période médiévale est a priori envisagée dans un continuum qui, s’il laisse ad litteram le champ libre à son exploration, la pense moins comme un jalon d’importance que comme un point de transition inéluctable entre l’Antiquité et la modernité, conception qui prévaut dans l’historiographie française jusqu’au xixe siècle :

 

Pour désigner cette période qui, initialement, ne concernait que l’histoire de la langue, de la littérature et de la culture latines, et qui procédait de considérations d’ordre esthétique, les humanistes européens du xve et du xvie siècle et les écrivains et historiographes français du xviie et du xviiie siècle ont, pendant longtemps et sous l’influence du classicisme prédominant et de normes esthétiques, employé presque uniquement des périphrases. Ces périphrases, telles que « siècles barbares, siècles gothiques, temps grossiers, temps ténébreux » — et au xviiie siècle en plus « siècles scholastiques, temps superstitieux » —apparaissent le plus souvent comme des illustrations contrastantes quand il s’agit de célébrer les réalisations de la Renaissance2.

 

Une lecture plus ardente relèverait que la « perspective culturelle ouverte et riche » ainsi privilégiée a pour vertu, non seulement de mentionner la période médiévale, mais de l’envisager sur un pied d’égalité avec les périodes antérieures ‒ pré carré historique des Langues et Cultures de l’Antiquité ‒, et postérieures, le dialogue avec l’époque contemporaine étant favorisé par la prolifération d’œuvres médiévalisantes.

La littérature médiévale n’en a pas moins été frappée au sceau de l’altérité, concept fondateur dans la pensée de Hans Robert Jauss3 et, plus particulièrement dans le domaine français, de Paul Zumthor. « Parler de “littérature” » relèverait pour ainsi dire de l’hérésie, et « déclarer la conformité foncière »4 des écrits médiévaux et modernes reviendrait à méconnaître la solution de continuité entre deux poétiques : la poétique médiévale et l’émergence de la littérature en tant que telle5. Paul Zumthor reconnaît toutefois la présence irréductible de correspondances et d’échos, comme un pont jeté entre deux mondes :

 

Une conviction diffuse se répand de plus en plus, me semble-t-il, parmi les amateurs savants de textes : les problèmes spécifiques posés par la poésie et l’écriture médiévales rejoignent ce que l’on nomma naguère la Modernité, par‑delà le long espace allogène des siècles dits classiques6.

 

Le rejet du corpus médiéval dans les marges de l’enseignement secondaire semble procéder du concept d’altérité et de l’« excommunication didactique »7 qui lui est inhérente : loin de constituer une littérature appréciée en diachronie comme un état particulier de la langue et des techniques narratives, le domaine médiéval était alors circonscrit dans une fonction culturelle quelque peu abstraite. Le texte devenait document, archive, « aboli bibelot d’inanité sonore »8. La résurgence d’une vision de la littérature médiévale comme littérature à part entière revivifie singulièrement un corpus constellé de malentendus et de méprises : le Roman de Renart fut longtemps abordé comme un aimable poème de la ruse et du bon tour, Marco Polo comme un modèle de naïveté incarnant un esprit médiéval pris en défaut de cartésianisme.

Loin de cette reductio ad absurdum, les programmes de 2016 permettent l’inscription de la littérature médiévale dans le temps long de la pensée humaine, des genres et des formes. Si cette intention demeure a priori louable, elle n’en risque pas moins de rester lettre morte, bien plus que d’être appliquée en lettres de feu. L’enseignement de la littérature médiévale permet-il aux professeurs des collèges et lycées de disposer, sur cette période, d’un savoir idoine ? Il est raisonnablement permis d’en douter. Et ce d’autant plus si l’on considère les textes retenus par l’université – Chrétien de Troyes, les romans de Tristan et Renart forment la sainte trinité des études médiévales. Précisément, semble-t-il, en vertu de leurs qualités formelles. Cela étant, afin de donner, dans l’enseignement secondaire, une vue de la richesse de la littérature médiévale, ne serait-il pas profitable de se porter au-delà de ces terra cognita ? Non par souci d’originalité à tout crin, mais parce qu’existent ‒ au moins sous forme de morceaux choisis voire de morceaux de bravoure ‒ des textes qui se coulent idéalement dans les contours des programmes.

C’est pourquoi cette ouverture du champ des possibles incite à embrasser non tant ce qui est que ce qui pourrait être. Accorder une impulsion renouvelée à l’enseignement de la littérature médiévale va de pair avec un élargissement des corpus. La prégnance d’œuvres instituées et reconnues semble avoir jusqu’ici saturé l’espace : le Roman de Renart a en quelque sorte annexé l’ensemble du domaine satirique, le Devisement du Monde la sphère de la géographie et des savoirs, François Villon la poésie et Chrétien de Troyes le roman. Ces fondements cardinaux de toute représentation de l’univers médiéval ont pour vertu d’en explorer des facettes contrastées, et pour vice connexe de restreindre un corpus à bien des égards digne d’étude. De nombreuses composantes de l’imaginaire médiéval sont ainsi occultées, en vertu d’une langue censément obscure et d’une altérité radicale. À défaut d’une réfection fondamentale, les programmes du cycle 4 présentent quelques interstices à la lumière desquels peut être repensé le corpus des textes portés à l’étude.

Parmi ces interstices, nous nous proposons d’investir l’entrée « Dénoncer les travers de la société » en classe de 3e, les genres suggérés dans les programmes imposant l’hégémonie de fait du xviie (« fable ») et du xviiie siècles (« conte philosophique ou drolatique, pamphlet »), même s’il s’agit d’étudier des « œuvres ou textes de l’Antiquité à nos jours ». La très grande vigueur des écrits satiriques du xiie au xve siècle invite à repenser en profondeur l’approche du corpus. La « découverte des œuvres » à visée satirique, la compréhension des « visées » et des « modalités de la satire », l’interrogation sur la « dimension morale et sociale du comique satirique »9 rencontrent un écho fructueux dans les genres, formes et procédés inhérents à la satire médiévale.

L’enjeu de ces pages tient à présenter de manière très concrète la richesse dont ces œuvres sont porteuses. Elles excèdent très largement les querelles et débats ancrés dans l’historicité qui en a accueilli l’éclosion, pour s’élever à un degré d’universalité qui leur confère une efficacité rhétorique intacte. Trois œuvres seront évoquées tour à tour : le Roman de Fauvel10 (1310-1314), dont le personnage éponyme cristallise un sens allégorique encore lisible ; Renart le bestourné de Rutebeuf11 (xiiie siècle), qui emprunte à la littérature renardienne pour mener à bien une satire royale et curiale ; la Nef des Fous de Sebastian Brant12 (1494), dont la dimension morale tend vers l’universalité. Le motif du bestornement constitue la clé de ce corpus, réductible, pour une application en classe13, à quelques pages emblématiques.

Les couleurs de l’allégorie (Roman de Fauvel)

L’approche de ce corpus bestorné s’ouvre ainsi sur le Roman de Fauvel, œuvre multimédia d’une portée tant littéraire que musicale, qui conte la carrière et la fortune du personnage éponyme. Ce cheval à valeur allégorique est une incarnation de la tyrannie et du mundus inversus, comme l’a montré Jean-Claude Mühlethaler :

 

Le contexte permet de rattacher Fauvel à tête de cheval au renversement carnavalesque et d’envisager une hypothèse qui expliquerait l’alternance entre Fauvel-centaure et Fauvel à tête de cheval : le second type de représentation serait-il lié à l’isotopie du pouvoir ? illustrerait-il non pas simplement le pécheur au pouvoir (information que véhicule aussi la figure du centaure couronné), mais plus précisément – par analogie entre le fonctionnement du corps et celui de l’état ‒ le renversement de la hiérarchie habituelle dans le corps social sous un gouvernement perverti (la tête animale) ?14

 

La complexité structurelle de l’œuvre peut être éludée au profit des bénéfices qu’accorde son étude. De cet ensemble foisonnant, nous avons retenu (et expérimenté) l’analyse des vers 169-252 du « Motet : Ad solitum vomitum »15. La satire, dans ces lignes, repose sur une représentation conjointe de Fauvel par le truchement de l’allégorie et de l’acronyme. En effet, « si nous voulons comprendre ce livre, il nous faut désormais en arriver à décrire exactement Fauvel et dire, en procédant à sa définition, la signification que le nom de Fauvel a pour nous » (v. 169-173). Fauvel concentre en lui-même les figures du flatteur et du détracteur, principaux fléaux qui sévissent à la cour.

La dimension à la fois abstraite et concrète de l’allégorie est une voie d’accès au sens qui semble gommer les résistances qu’impose un contexte en l’occurrence frappé d’altérité. De manière emblématique, Fauvel est évoqué à travers les couleurs qui ne sauraient s’apparier à ce qu’il représente. Ce portrait-charge par la négative (tant il retourne contre le personnage les couleurs de la vertu) est aisément perceptible, le sémantisme de la plupart des couleurs étant resté notablement stable : la couleur de Fauvel n’est ainsi pas « le noir, car la couleur noire rappelle la mort, le chagrin et la tristesse, lors que Fauvel est en pleine allégresse » (v. 179-182). La couleur vermeille ne lui est pas davantage associée, « car le rouge signifie la charité, amie de tout un chacun. Fauvel n’a que faire d’un tel habit car il n’aime que ceux qui le frictionnent » (v. 187-190).

Dès ces deux premières couleurs d’une série qui en comporte trois autres (blanc, vert et bleu) s’instaure une relation dynamique dont il convient d’examiner les enjeux. La couleur apparaît, en régime romanesque, comme un trait distinctif à valeur référentielle qui se double, en régime allégorique, de considérations morales. Le deuxième plan de cette relation dynamique consiste dans la correspondance entre un portrait figé (à l’instar de la peinture des vices dans le Roman de la Rose) et un portrait en actes.

La couleur blanche, dont les prolongements symboliques sont obvies (« ce qui est net et pur », v. 193) est au fondement d’une représentation matérielle (Fauvel est « à ce point souillé d’ordure qu’il est nécessaire de le frictionner tous les jours », v. 194-195). L’efficacité rhétorique du bas corporel est particulièrement sensible et emporte dans son sillage les deux dernières couleurs, le vert symbole de « fidélité royale et d’espérance » (v. 200) et l’azur (couleur du bien, de la sagesse et de la raison). L’excursus descriptif consacré aux couleurs dont Fauvel ne saurait être digne est ainsi fondé sur la figure de l’antithèse et sur la symbolique des couleurs.

Les activités d’écriture liées à cette étude peuvent dès lors réinvestir ces données en accordant à la description des connotations morales (préfigurant la logique du roman balzacien). La mise en relation du texte et de l’image, à partir du mythique manuscrit 146 de la BnF16 (dont des illustrations ont été reproduites dans l’étude de Jean-Claude Mühlethaler) contribue également à densifier la richesse sémantique propre à la description. Et ce dans la droite ligne de la « constitution d’une culture littéraire et artistique commune, faisant dialoguer œuvres littéraires » et « images, fixes et mobiles »17.

Le deuxième pan de l’étude du portrait satirique de Fauvel s’inscrit dans « l’approfondissement des compétences linguistiques qui permettent une compréhension synthétique du système de la langue, incluant systèmes orthographique, grammatical et lexical » (ibid.). Le mode de création lexicale mis en œuvre dans le Fauvel manifeste l’articulation de la dénotation et de la connotation, du sensus litteralis et du sensus moralis (le texte se propose à cet égard de « dévoiler plus complètement le mystère de Fauvel »). « Faux » et « Voile » se combinent et redoublent la satire de la duplicité, quand l’acronyme FAUVEL révèle les vices dont est porteur le personnage : « de Fauvel est issue Flatterie, Avarice, Vilenie et Variété et enfin Envie et Lâcheté ».

L’écriture par les élèves d’un portrait satirique tirera sans conteste bénéfice de cette combinatoire du son et du sens. Des portraits peuvent être établis sur le même modèle, et ce laboratoire d’expérimentation lexicale prendre place dans le cadre d’une étude tendant à « comprendre les raisons, les visées et les modalités de la satire ». Cette page du Roman de Fauvel ne déparerait en rien un corpus sur la duplicité comprenant par ailleurs, « Les Obsèques de la lionne » de Jean de La Fontaine (1678), l’Éloge de l’hypocrisie de Voltaire (1766) et la « leçon deuxième » du Bréviaire des Artificiers de Mathias Énard18.

Le Roman de Fauvel et le dit de Renart le bestorné partagent leur inscription dans le domaine renardien, dont les principaux récits sont évoqués dès l’école primaire et font partie intégrante de l’imaginaire des élèves. Aborder en classe de 3e ces textes, dont la composante allégorique et satirique s’est considérablement intensifiée au point que l’univers animalier ne demeure qu’un point d’ancrage narratif, participe à une démarche spiralaire et initie à une conception de la littérature comme réécriture19.

Les vertus de l’approfondissement (Renart le bestorné)

Le nom de Rutebeuf, si considérable dans les lettres médiévales, semble ne bénéficier d’aucune existence dans l’enseignement secondaire. Une œuvre brève, comme Renart le bestorné, n’en présente pas moins un intérêt particulier, qui tient à la familiarité des élèves avec les figures qui composent l’univers renardien et à l’effet de défamiliarisation qu’impose un renouvellement tonal et une orientation allégorique. La présentation du contexte – le roi décidant de faire des économies en vue de la croisade n’accueille plus personne à sa table – est susceptible de rencontrer un écho dans l’esprit des élèves (autour de l’antagonisme des riches et des pauvres et de la notion d’injustice toujours obsédante). En termes médiévaux, la figure du rex otiosus manque à ses devoirs élémentaires (iustus et pacificus) et s’attire quelques inimitiés notifiées avec véhémence.

La satire se restreignait en 5e au domaine de la gloutonnerie et à quelques autres péchés qui, pour être capitaux, n’en semblaient pas moins véniels à de jeunes âmes concentrées bien davantage sur les ressorts de l’aventure. Approfondir revient à accorder au texte l’ambition qui est la sienne (fonder un certain nombre de reproches légitimes) et sa pleine violence. À cet égard, et fût-ce en traduction, l’étude des procédés de la satire est parfaitement efficiente dans le dit de Rutebeuf.

L’alternance entre pathos et logos, qui forment les versants les plus élémentaires de la rhétorique classique, trouve une illustration non moins notable : « [Le roi] devrait se souvenir de Darius que les siens firent mettre à mort à cause de son avarice » (v. 46-48). L’exemple historique va de pair avec la figure de l’admonition et manifeste l’universalité possible de la logique cause-conséquence, quand les réactions du poète visent à persuader (pathos) : « quand j’entends parler de ce vice affreux [l’avarice], ma parole, mes cheveux se hérissent de chagrin et de colère » (v. 49-52).

L’antithèse des sentiments marque le tourment intérieur et s’inscrit dans une visée hyperbolique au fondement de l’écriture satirique. Le portrait du roi en couard craignant « la vie chère » et les nombreuses invectives s’inscrivent dans une poétique de la varietas dont les visées sont apertes : « Noble n’a pas plus d’esprit et de finesse qu’un âne de la forêt de Sénart qui porte des bûches » (v. 70-72). Si Noble apparaissait dans le Roman de Renart comme une dupe particulièrement risible, le voile de la fable animalière n’atténue que fort peu la violence de la satire. Le portrait-charge s’étend à l’ensemble des puissants (« Ronel grincheux avec tout le monde », v.92 ; « Isengrin, que chacun méprise », v. 99) et prend la forme du persiflage (parfaitement réductible à la notion d’ironie : « le bel équipage ! c’est vraiment l’entourage d’un roi ! » écrit Rutebeuf après avoir déploré l’abandon du royaume à ces « quatre-là », truands s’il en fût : « Renart falsifie les comptes, ils ne savent distinguer l’honneur de la honte », v. 120-122).

Ainsi, l’identification des personnages de la fable animalière vaut moins ‒ car nous ne sommes pas dans les portraits à énigme de L’Astrée ‒ que l’étude des procédés de la satire. L’étude des tonalités peut être menée selon les mêmes procédures qui président à l’analyse de textes littéraires. La notion de réécriture, certes quelque peu abstraite vers l’âge de quatorze ans, peut faire l’objet au moins d’une préscience : l’univers renardien est reconfiguré dans une visée qui n’est plus (et qui n’était déjà pas) celle d’un pur délassement. L’élève est à même de percevoir la face sombre de la satire, le grincement dont elle est porteuse, ce frottement entre tonalités contrastées. S’il convient de ne pas céder à l’écueil d’une valorisation des procédés pour eux-mêmes hors de toute empreinte sémantique, force est de constater qu’un texte (intégral de surcroît) comme le dit de Renart le Bestorné présente une véritable mine. Le contexte en est minimal, le cadre familier, et l’exploitation des procédés tout à fait fructueuse. Des textes comme celui-ci, à défaut de s’imposer comme une alternative, livrent une image du Moyen Âge d’une parfaite lisibilité tout en approfondissant les connaissances des élèves. En ce sens, l’étude des textes médiévaux peut s’inscrire dans un véritable continuum.

Les notions du juste et de l’injuste, fondamentales dans la rhétorique judiciaire (qui se perpétue, notamment dans le théâtre classique, chez Racine et Corneille) relèvent de préoccupations politiques (au sens large) et littéraires. À défaut d’une similitude, d’une stricte analogie entre deux régimes distincts ‒ démocratique et monarchique ‒, ces catégories morales demeurent des invariants. La rhétorique du discours trouve, dès lors, dans la littérature médiévale, des prolongements qui, pour sembler inattendus, n’en sont pas moins parfaitement opératoires.

Les voies de l’exhortation morale (La Nef des fous)

Si Fauvel et Renart le bestorné figurent dans la collection « Lettres Gothiques » du Livre de Poche, la Nef des Fous présente la particularité d’être disponible dans une remarquable édition numérique enrichie d’illustrations, dans la collection « Langue et culture régionales » du CNDP de Strasbourg. Langue régionale, car « farcie de régionalismes alémaniques », ce qui dans le cadre d’une étude de traduction, ne présente pas de contre-indication majeure.

La dimension à la fois satirique et moraliste du poème de Sebastian Brant est sensible dans la diatribe portée contre les « fous de son temps », dont le comportement est « contraire à la loi divine et à l’ordre social ». La composante parénétique peut être gommée, et l’arrière-plan biblique éludé au profit d’une étude du discours moral. Le mundus inversus représenté dans cet « éloge de la folie » s’accommode parfaitement, au niveau d’étude concerné, d’une lecture rhétorique. L’intérêt de ce texte tient, entre autres choses, à montrer que les principales préoccupations humaines (et les combats menés par les satiristes) révèlent une étrange constance. On ne relève donc aucune solution de continuité entre la satire médiévale et la satire telle qu’elle est pratiquée depuis la prise de Constantinople par les Turcs. La légitimation des lettres médiévales ne saurait aller sans l’évidence d’une universalité des problèmes évoqués.

À cet égard, le chapitre XVII, consacré aux « Richesses inutiles », peut rendre de grands services, par exemple en accompagnement personnalisé, compte tenu de sa facilité d’accès. La structuration du texte autour d’antithèses et de paradoxes rend parfaitement lisible le projet de l’auteur : « la plus grande folie ici-bas, c’est d’admirer l’argent plus que la sagesse et de donner la préférence à un homme riche, portant bonnet de fou garni de grelots » (p. 19). Le principe d’équivalence entre argent et folie d’une part, sagesse et désintéressement de l’autre, permet de comprendre la perspective morale, au-delà des classiques diatribes contre le matérialisme. « On l’élit conseiller pour l’argent qu’il peut perdre. Plus un homme a les poches bien pleines plus on lui accorde de crédit ». Une préfiguration du proverbe, « on ne prête qu’aux riches », donne la clé d’un paradoxe filé dans la suite du chapitre.

La gabegie est un thème universel, à l’instar du paradoxe suivant : les plus riches sont invités à dîner lors même que le plus pauvre est persona non grata, « reste devant la porte, transpire ou meurt de froid ». La domination par l’argent et le paradoxe de l’honorabilité qu’il confère rencontrent là encore un écho des plus immédiats : « Personne ne s’enquiert de son honorabilité, son instruction, sa sagesse ou son esprit. On préfère quelqu’un de la confrérie des fous qui a du pain à mettre dans son lait, peu importe qu’il soit maquereau ».

L’étude des illustrations de Robert Beltz, dans l’édition citée, s’inscrirait comme un prolongement naturel dans la perspective du Brevet des Collèges. D’autres prolongements peuvent être envisagés, comme l’écriture à coloration satirique d’un texte dénonçant une injustice et reprenant à son compte les procédés d’écriture analysés dans les textes-supports médiévaux. L’éloignement géographique, linguistique et social d’un texte comme celui de Sebastian Brant n’est ainsi qu’apparent.

Conclusion

En conclusion, nous renouvelons le vœu émis par Chloé Lelong, lorsqu’elle écrit que, « vite lassés et toujours attirés par la nouveauté, [les élèves] goûteront peut-être davantage la diversité des œuvres médiévales si leur fréquentation est plus fragmentée et étalée dans le temps »20. « Fragmentée » et « étalée », tel était l’objet d’une extension du domaine de la lutte pour la promotion des lettres médiévales, en classe de 3e. Certains fragments peuvent donner lieu à un apport véritable, tout aussi fructueux que les textes d’autres siècles. Le réinvestissement du Moyen Âge, qu’il s’agisse du retour à un connu parfois trompeur (Renart le bestorné) ou de la découverte de textes dont l’intérêt littéraire est de première force (Roman de Fauvel) est l’un des vecteurs dont nous disposons, non seulement pour rehausser l’image d’un Moyen Âge scolaire éclipsé par l’heroic fantasy et ses épigones, mais pour revivifier plus largement l’enseignement des lettres.

La littérature patrimoniale court le risque de la sclérose, face à des monuments si rebattus que seule la surface semble pouvoir en être effleurée. Renouveler une partie du corpus injecte un sang nouveau. Encore faut-il posséder les clés et savoir se repérer dans un très large massif d’œuvres de qualité variable, et dont les anthologies sont rares – il en est toutefois d’excellentes, comme Naissances de la littérature française et les pages consacrées au Moyen Âge dans l’anthologie d’Anne Berthelot21.

Les auteurs de manuels scolaires ne se risquant que fort peu dans les voies de l’aventure médiévale et ne s’acquittant qu’a minima des nouvelles orientations, il nous appartient de redonner un lustre à des œuvres pourtant majeures. D’en montrer les potentialités didactiques, et surtout de neutraliser les a priori face à des œuvres que d’aucuns craignent de ne pas maîtriser. Une œuvre médiévale, n’en déplaise, peut être abordée à travers une herméneutique élargie. Élargir l’approche du texte médiéval en accueillant des méthodes que les professeurs de lettres maîtrisent parfaitement, élargir le corpus, tels sont les cadres de notre action.

Notre ambition, à partir de ces  trois fragments, fut ainsi de contribuer à l’émergence d’un corpus renouvelé, d’en montrer les lignes de force, les possibilités d’intégration dans une séquence d’enseignement, et l’intérêt qu’ils présentent dans l’acquisition par l’élève des procédés de la satire. Car la satire médiévale n’est pas un îlot hors du monde, hors de notre monde. Ses cibles sont partagées, ses moyens également. Ce simple constat suffirait amplement à faire rendre à la littérature médiévale un autre son, non plus l’inanité sonore de Mallarmé ou l’appel désespéré du cor de Roland dans le poème de Banville (Les exilés), mais le son, pur et clair, du cor faé d’Auberon.


 

[1] Bulletin officiel spécial n° 11 du 26 novembre 2015, Programme du Cycle 4, p. 235.

[2] Jürgen VOSS, « Le problème du Moyen Âge dans la pensée historique en France (xvie-xixe siècle) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 24 (3), 1977, p. 321.

[3] Hans Robert JAUSS, « Alterität und Modernität der mittelalterlichen Literatur », Alterität und Modernität der mittelalterlichen Literatur, Munich, 1977, p. 9-47.

[4] Paul ZUMTHOR, Parler du Moyen Âge, Paris, Seuil, 1980, p. 19.

[5] Pour une généalogie de la notion d’altérité médiévale, voir Vincent FERRÉ, « Altérité ou proximité de la littérature médiévale ? De l’importation d’une notion “européenne” en Amérique du Nord », Perspectives médiévales, 37, 2016.

[6] Paul ZUMTHOR, Parler du Moyen Âge, op. cit., p. 19.

[7] L’expression est empruntée à Louis GEMENNE, L’appropriation littéraire des textes médiévaux en classe de français, thèse de doctorat, Université Catholique de Louvain, 1998.

[8] Stéphane MALLARMÉ, « Sonnet en -yx », 1887.

[9] Bulletin officiel spécial n° 11 du 26 novembre 2015, p. 251.

[10] Le Roman de Fauvel, éd. Armand STRUBEL, Paris, Librairie Générale Française, « Lettres Gothiques », 2012.

[11] RUTEBEUF, « Renart le bestorné », Œuvres Complètes, éd. Michel ZINK, Paris, Librairie Générale Française, « Lettres Gothiques », 1989, p. 279-291.

[12] Sebastian BRANT, La Nef des fous, illustrée par Robert Beltz, CNDP de l’Académie de Strasbourg, 1985.

[13] La perspective retenue dans ces pages étant purement pédagogique, liée à des situations d’enseignement en classe de collège, les citations des œuvres étudiées sont proposées dans leur traduction française.

[14] Jean-Claude MÜHLETHALER, Fauvel au pouvoir : lire la satire médiévale, Paris, Champion, 1994, p. 138.

[15] Le Roman de Fauvel, éd. cit., p. 150-155.

[16] Paris, Bibliothèque nationale de France, français, 146, f. 1rb-46rb (E). Ce manuscrit comporte également les œuvres suivantes : (f. Ara-vb), Complainte d’amor attribuée à Chaillou de Pesstain, (f. 46ra-50rc) Geoffroi de Paris, Avisemens pour le roy Loys, (f. 50rc-vb) Geoffroi de Paris, Du roy Phellippe qui ore regne, (f. 50vc-51rb) Geoffroi de Paris, Des alliez en françois, (f. 50vc-51rb) Geoffroi de Paris, De la creation du pape Jehan, (f. 52ra-53rb) Geoffroi de Paris, Un songe, (f. 53rb-54ra) Geoffroi de Paris, Des alliez en françois, (f. 54ra-55ra), Geoffroi de Paris, De la comete et de l’eclipse et de la lune et du soulail, (f. 55rb-vb) Geoffroi de Paris, Desputaison de l’Eglise de Romme et de l’Eglise de France pour le siege du pape, (f. 57ra-62vb) Jean de Lescurel, Balades, rondeaux et diz avec notation musicale, (f. 62vb) Adam de la Halle, Li congiés, 24 premiers vers (f. 63ra-88rc) et Geoffroi de Paris, Chronique métrique.

[17] Bulletin officiel spécial n° 11 du 26 novembre 2015, p. 229.

[18] Mathias ÉNARD, Bréviaire des Artificiers, Paris, Gallimard, « Folio », 2007.

[19] Aurélie BARRE, « Le renard de Rutebeuf », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 14, 2007, p. 253-266. URL : https://journals.openedition.org/crm/2685.

[20] Chloé LELONG, « La littérature médiévale au collège : un continuum didactique ? », Perspectives médiévales, 39, 2018.

[21] Philippe WALTER, Naissances de la littérature française, ixe-xve siècle. Anthologie, Grenoble, UGA Éditions 1993, rééd. 2018 ; Anne BERTHELOT, Littérature. Textes et Documents, Paris, Nathan, 1991.

Résumé

À l’inverse des précédents programmes de collège, qui réduisaient l’étude de la littérature médiévale à une séquence menée en classe de 5e, les programmes du cycle 4, entrés en vigueur à la rentrée 2016, accordent une liberté accrue et invitent à étendre l’empreinte du Moyen Âge, en matière d’objets d’étude comme de niveau. Ces pages prennent acte d’un élargissement des possibles et visent à construire un corpus de textes susceptibles d’applications variées ‒ support d’accompagnement personnalisé, texte intégré à une séquence d’enseignement, lecture intégrale ou cursive invitant à une réflexion sur l’intermédialité. Au-delà des textes canoniques et des réserves suscitées par une littérature médiévale perçue comme document d’archive, émergent des œuvres moins répandues, mais dont le langage, la portée et l’universalité s’avèrent indéniables.

 

Abstract

In contrast to the previous middle school programs, which reduced the study of medieval literature to a sequence conducted in the fifth grade of the secondary school, the cycle 4 programs, which came into force at the beginning of the 2016 school year, allow for greater freedom and invite to extend the scope of the Middle Ages, both in terms of the objects of study and the level of study. These pages take note of a broadening of possibilities and aim to build a corpus of texts that can be used in a variety of ways –as a support for individualized accompaniment, as part of a teaching sequence, or as an integral or cursive reading that invites reflection on intermediality. Beyond the canonical texts and the reservations raised by a medieval literature perceived as an archive document, less widespread works emerge, but whose language, scope and universality prove to be undeniable.

Les couleurs de l’allégorie (Roman de Fauvel)

Les vertus de l’approfondissement (Renart le bestorné)

Les voies de l’exhortation morale (La Nef des fous)

Conclusion

Jean-François POISSON-GUEFFIER

Lycée Pierre d’Ailly, Compiègne

Jean-François POISSON-GUEFFIER, « Contribution à l’émergence d’un corpus médiéval. Le domaine satirique. (Roman de Fauvel, Renart le Bestorné, Das Narrenschiff) », L’Entre-deux, 10 (3) | décembre 2021 | URL : https://www.lentre-deux.com/?b=196 | consulté le 31-03-2023

Sources primaires

 

Brant, Sebastian, La Nef des fous, illustrée par Robert Beltz, CNDP de l’Académie de Strasbourg, 1985.

 

DU BUS, Gervais, Le Roman de Fauvel, éd. Armand Strubel, Paris, Librairie Générale Française, « Lettres Gothiques », 2012.

 

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Sources secondaires

 

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