La place de la littérature du Moyen Âge, et avec elle la possibilité d’un contact avec l’ancien français, est limitée dans l’enseignement secondaire. Selon les programmes de collège entrés en vigueur en 2016, la littérature médiévale reste majoritairement l’apanage des classes de 5e1 et de 6e2, même si des incursions vers la littérature et la langue médiévales ne sont théoriquement pas impossibles lors des années suivantes. C’est donc à la fin du cycle 3 et au début du cycle 4 que les élèves ont l’occasion d’entrer en contact avec cet état antérieur de l’évolution de notre langue qu’est l’ancien français. Bien évidemment, la langue médiévale ne constitue pas, dans les programmes de collège, un objet d’étude en tant que tel. Toutefois, ceux-ci invitent explicitement à favoriser tout ce qui concourt à développer sur la langue une approche réflexive : la fréquentation des textes médiévaux apparaît donc comme une possibilité d’approfondir la réflexion sur le fonctionnement de la langue, à un moment charnière où les élèves accroissent leur maîtrise des notions linguistiques et entament, par ailleurs, l’apprentissage d’une langue vivante étrangère. Comment cette occasion est-elle saisie par les enseignants ?
C’est la plupart du temps à travers les extraits sélectionnés par leur manuel que les élèves abordent les œuvres du Moyen Âge. Peu à l’aise avec cette littérature, beaucoup d’enseignants se fient aux propositions de ces outils. Il paraît donc intéressant de s’interroger sur la façon dont les manuels s’emparent des textes médiévaux et interprètent ce que les programmes laissent à l’état de suggestion. Quelles représentations de la langue médiévale se font jour à travers les choix de textes effectués par les éditeurs et concepteurs des manuels ? Quelles connaissances sur l’ancien français les élèves peuvent-ils construire à partir des supports qui leur sont proposés ?
Une quinzaine de manuels de 6e et 5e ainsi que des manuels de langue pour le cycle 4, tous sortis à l’occasion de la rentrée 20163, ont été dépouillés. Dans un premier temps nous nous interrogerons sur les supports proposés aux élèves : quels textes sont mis à leur disposition et quelle image de la langue du Moyen Âge donnent-ils ? Dans un second temps nous nous pencherons sur les dispositifs didactiques accompagnant ces textes, afin de déterminer quelle réflexion sur l’histoire de la langue ils permettent d’élaborer.
Avant même de s’interroger sur le traitement des extraits et les questionnements proposés aux élèves, il faut observer quels sont les textes choisis. La perception de la langue médiévale est en effet conditionnée par les supports proposés aux élèves. À cet égard, force est de constater la grande diversité qui préside aux choix des éditeurs et la présence de certaines incohérences.
La première remarque qui s’impose est que le nombre d’extraits proposés dans le texte original est réduit à la portion congrue. Il ne s’agit évidemment pas de prétendre que des élèves de 6e ou 5e doivent travailler l’explication de texte en ancien français, mais l’on aurait pu s’attendre à ce qu’on leur propose des extraits du texte original, en regard de la traduction ou dans les pages réservées aux questions de langue, afin de leur faire prendre conscience qu’ils ont justement affaire à des traductions. Sur les 15 manuels dépouillés, seuls 4 proposent quelques vers en ancien français, dont un seul manuel de 6e. Et ces extraits sont très limités : de 4 vers à 11 vers pour le plus long. L’apparition de la langue médiévale est donc très ponctuelle. La plupart des manuels ne mentionnent même pas explicitement l’existence de la langue médiévale : seule la mention « traduit par », dans la référence de l’édition choisie, à la fin de l’extrait, rappelle qu’il ne s’agit pas du texte original. Il arrive même que cette mention soit oubliée et que rien ne signale que le texte est une traduction4. Il faut donc renoncer à l’idée que les élèves aient un accès direct à la langue médiévale. Qu’en est-il alors des éditions proposées en traduction ?
Sur ce point, on peut déplorer le manque de clarté dans les choix effectués. Tout d’abord, la plupart des éditeurs ne font pas de différence entre traduction et adaptation. Sont ainsi souvent juxtaposés, sans distinction, des extraits de traduction d’éditions scientifiques et des extraits de traductions abrégées, adaptant le texte original. Le Manuel Magnard présente ainsi sur une même page5 trois extraits autour de l’histoire de Tristan et Iseut : un du roman en prose traduit par Pierre Champion, un du roman de Béroul traduit par Philippe Walter et un du roman de Joseph Bédier. La mention « renouvelé par J. Bédier » figure bien en bas de ce dernier texte, mais rien dans le paratexte ou la présentation ne vient distinguer cet extrait des deux précédents.
Plus surprenant encore, les manuels mettent parfois sur le même plan des traductions d’œuvres médiévales et la littérature médiévalisante. Dans les conseils de lecture proposés aux élèves en complément des chapitres consacrés au chevalier du Moyen Âge, les traductions adaptées d’œuvres médiévales sont mêlées à des romans historiques. Dans le manuel Hachette6 sous la rubrique « adaptations contemporaines des récits de la Table ronde » figurent à la fois des traductions abrégées (Erec et Enide par Jean-Pierre Tusseau7, Merlin par Anne-Marie Cadot-Colin)8 et Le Roi Arthur de Michael Morpurgo « réécriture moderne de la légende arthurienne ». Le manuel prend toutefois le soin de préciser qu’il s’agit bien d’« adaptations », même si le degré de fidélité au texte est très variable d’une référence à l’autre. Moins rigoureux le manuel Belin9, sous l’appellation « Des romans de chevalerie » juxtapose la traduction adaptée de La Chanson de Roland par A.-M. Cadot-Colin et Le Chevalier au bouclier vert d’Odile Weulersse, roman historique, sans que rien ne vienne lever la confusion entre ces deux genres de textes. Au contraire, l’objectif affiché en haut de la page est « enrichir ses connaissances littéraires sur les récits médiévaux » et l’activité d’écriture en bas de page propose de « réaliser une page de couverture d’un roman médiéval ». Le plus grand flou règne donc concernant la notion d’œuvre médiévale, entretenant les élèves dans une confusion entre œuvre du Moyen Âge et œuvre sur le Moyen Âge.
Les éditeurs, on le voit, font donc preuve d’une grande liberté, voire d’un manque de rigueur, dans les textes proposés. Si l’on examine à présent plus en détail la langue des extraits retenus, peut-on déterminer les principes qui ont présidé aux choix des concepteurs des manuels ?
Au vu de la très faible représentation d’extraits en ancien français et de la forte présence de traductions adaptées, il semblerait que le souci des éditeurs soit avant tout de proposer les textes dans une version accessible aux élèves, la plus proche possible du français moderne. Toutefois les choix effectués ne sont pas toujours aussi facilement lisibles.
La plupart du temps, les traductions retenues sont celles d’éditions scientifiques, établies par des chercheurs médiévistes reconnus ou des traductions - adaptations de bonne qualité (par exemple celles d’Anne-Marie Cadot-Colin ou Jean-Pierre Tusseau) : la langue y est fluide, tout à fait compréhensible. Des efforts sont faits, lorsque cela est possible sans contrevenir à la clarté, pour préserver les effets stylistiques du texte original (répétitions, assonances…). Certaines des traductions retenues ne présentent toutefois pas ces caractéristiques : elles contiennent de nombreux traits archaïques, dans une langue dont l’objectif semble être de rester au plus proche du français médiéval. Nous nous attarderons sur deux exemples en particulier, qui nous semblent représentatifs de ce type de traductions et des problèmes qu’elles posent dans la perspective d’une utilisation didactique.
Ces traductions font le choix d’employer des termes ou des tournures vieillis. Dans la traduction du Roman de Renart par Jeanne Leroy-Allais10, on relève par exemple les mots « entendre » au sens de « comprendre » ou « colloque » au sens de « discussion ». Les auteurs du manuel sont conscients des difficultés de compréhension que posent ces termes, puisqu’ils insèrent des notes en marge afin de les expliquer. Ces notes s’ajoutent à celles nécessaires pour définir des mots renvoyant à des références culturelles peu familières aux élèves (la disette, faire carême, les solives…). Une page de texte est ainsi accompagnée de six à sept notes de lexique. Outre la présence de ces termes, on relève de nombreuses tournures archaïsantes, non expliquées par des notes : « le beau jambon l’aurait beaucoup mieux accommodé », « confus de s’être laissé deviner »... Il est vrai que certains termes du texte original peuvent légitimement être conservés en tant qu’ils témoignent d’une réalité historique (comme « écu », ou encore le terme « oyez », qui peut être justifié par la volonté de se référer à des traditions d’ordre générique) mais tout est question de dosage dans la couleur locale. En l’occurrence, devant de telles embûches, il est malheureusement fort probable que l’élève moyen se décourage avant d’arriver à apprécier le sel des ruses de Renart.
La même tendance à employer des termes dans un sens qui n’est plus le sens courant se retrouve dans la traduction que Jean-Pierre Foucher et André Ortais proposent de Perceval11 : « sens » signifiant « bon sens » ou « une douleur le point » sont des calques de l’ancien français. Le traducteur fait aussi le choix de garder des expressions qui ne parlent pas forcément à un lecteur moderne : « souvent paie le marché qui n’a rien acheté ». Ces archaïsmes semblent d’ailleurs induire en erreur les auteurs du manuel eux-mêmes. Ainsi, pour le terme « le valet » (désignant Perceval), la note glose : « serviteur ». Or Perceval n’est pas un serviteur, mais tout simplement un jeune homme, sens courant du mot valet dans la langue médiévale. On peut s’interroger sur la pertinence du choix de l’édition pour des élèves lorsque celle-ci conduit les enseignants eux-mêmes à faire des contre-sens…
En ce qui concerne la syntaxe, ces traductions adoptent également une langue qui se veut calquée sur celle de l’ancien français. Deux traits nous semblent caractéristiques. Tout d’abord, les traducteurs tentent de conserver l’ordre des mots de l’ancien français, consistant à placer en première position un élément prédicatif qui peut ne pas être le sujet. Cela aboutit à des constructions étranges au regard du français moderne. Jean-Pierre Foucher, dans sa traduction de Perceval, utilise abondamment ce procédé. Dans la phrase « Vous ressembler je le voudrais » le groupe « vous ressembler » est ainsi antéposé au verbe, précédant les deux pronoms « je » et « le »12.
Une autre caractéristique de la syntaxe de ces traductions réside dans l’omission de certains termes pourtant attendus en français moderne. On sait que l’absence de déterminant est fréquente dans la langue médiévale : Jean-Pierre Foucher13 garde ce trait en omettant le déterminant devant un nom pluriel (« Je croyais apprendre nouvelles de ta bouche ») ou devant des noms employés dans un sens générique (« J’en peux tuer bête ou oiseau d’aussi loin que je les vois ») et n’emploie pas non plus le partitif (« mon haubert est pesant comme fer »). Ailleurs, c’est l’absence de répétition du pronom sujet « il » devant « voudrait » qui rend compte d’un autre trait de la syntaxe médiévale : l’omission du sujet en cas de juxtaposition ou coordination (« Il prend la lance dans sa main. Voudrait savoir ce que peut être »). Le texte relève ainsi d’une langue hybride, entre l’ancien français et le français moderne. L’effet d’étrangeté créé peut séduire certains lecteurs experts mais pose problème dans la perspective d’une utilisation en classe : les difficultés de compréhension liées aux œuvres médiévales sont déjà multiples, pourquoi compliquer encore l’accès au texte ?
Le choix de ces traductions par les éditeurs ne nous semble pourtant pas relever du hasard ou d’une maladresse mais bien d’une décision didactique délibérée. Ainsi le manuel Nathan14 à la suite de la traduction très archaïsante de Lancelot par Jean-Pierre Foucher, propose des exercices de vocabulaire visant à attirer l’attention des élèves sur des mots ayant changé de sens depuis le Moyen Âge (« quel est le sens de l’expression je vous ai gré très vif ? ») ou sur des mots ayant disparu (« trouve un mot de la famille de « vesprée » survivant aujourd’hui »). La traduction retenue paraît donc apte, dans l’esprit des auteurs, à transmettre des traits propres à l’ancien français et à attirer l’attention des élèves dessus. Ce choix soulève toutefois des interrogations : l’enseignant travaille sur des traductions afin de rendre les textes accessibles, pourquoi alors choisir une langue difficilement compréhensible pour un élève ? Il semblerait plus cohérent de choisir des traductions dans un français plus limpide mais de proposer en regard davantage de textes en ancien français afin de construire une réflexion sur l’évolution de la langue.
C’est cette possibilité d’une réflexion sur la langue à partir des manuels qui fera l’objet du second temps de notre propos.
Après avoir observé l’image de la langue médiévale implicitement véhiculée par la sélection des extraits, nous souhaitons maintenant observer les activités explicites proposées aux élèves pour réfléchir aux spécificités de l’ancien français. Comment les manuels cherchent-ils à sensibiliser les élèves à l’histoire de la langue, à favoriser la prise de conscience que le français est une langue qui a évolué et continue de le faire ? Nous aborderons successivement les trois domaines constitutifs des programmes en étude de la langue : lexique, orthographe, grammaire.
Les Instructions Officielles ont tendance à entretenir l’idée que le français moderne vient du latin et que le lien est direct, sans transition, entre ces deux langues. Elles invitent à s’intéresser à l’étymologie des termes, en particulier dans le cas du vocabulaire savant et des racines grecques et latines. Les programmes pour le Cycle 3 préconisent de « connaître le sens des principaux préfixes : découvrir des racines latines et grecques »15. Les manuels de cycle 3 s’intéressent donc en général à l’origine des mots sans trop s’attarder sur ce qui s’est passé entre le latin et le français moderne. Les programmes du Cycle 4 invitent en revanche à « analyser le sens des mots : polysémie et synonymie, antonymie et homonymie, nuances et glissements de sens»16. La perspective diachronique offerte par l’ancien français est donc dès lors parfaitement légitime. Une séquence proposant des textes du Moyen Âge est l’occasion de nuancer une vision trop schématique de l’histoire du français et de rétablir le chaînon manquant entre le latin et le français moderne.
La plupart des manuels, y compris en 6ème, font ainsi le choix de mettre en exergue en marge des textes médiévaux étudiés quelques mots jugés intéressants. L’originalité n’est pas de mise, les mêmes termes reviennent en général d’un manuel à l’autre. Sont retenus des mots représentants l’univers de la chevalerie et de la courtoisie (chevalier, demoiselle, comte) ou ceux liés à des genres ou œuvres littéraires (fabliau, geste, goupil) et dont l’évolution peut présenter un intérêt, parce que les sens médiévaux ne sont plus usités aujourd’hui (merci) ou que le terme a subi une inflexion de sens notable (vilain, merveille).
On peut déplorer cette uniformité dans les choix. D’autres mots pourraient être l’occasion d’aborder des questions passionnantes : les « bacons » de Renart par exemple pourraient permettre de traiter la question des mots migrateurs, en montrant que les échanges entre le français et l’anglais existent dans les deux sens, et que la langue s’enrichit de ces emprunts à d’autres langues vivantes. Or chez Hatier17, au sein d’une traduction pourtant peu avare en archaïsmes, le mot est traduit par « jambon » et échappe ainsi à la réflexion du lecteur. Le manuel Nathan18 fait lui le choix d’une traduction qui conserve le terme mais ne l’exploite pas : le mot fait l’objet d’une note explicative (« jambons fumés ») mais pas d’une rubrique visant à développer l’histoire de ce terme, qui interpelle pourtant les élèves, surpris de l’entendre prononcer à la manière française.
Les remarques faites sur les mots traités sont en général brèves et portent sur l’étymologie : la racine latine est donnée aux élèves ainsi que le sens en ancien français. La différence de sens avec le français moderne est soulignée. Parfois cependant le questionnement est plus poussé et vise à faire prendre conscience de l’évolution de la langue. On trouve ainsi plusieurs pistes qui peuvent s’avérer très fécondes :
· des invitations à réfléchir sur la survivance de sens anciens dans la langue actuelle (merci employé dans des expressions figées comme être à la merci de)19.
· l’amorce d’une réflexion sur l’évolution de sens d’un mot (merveille, qui n’implique pas forcément au Moyen Âge la notion de surnaturel)20.
· des remarques sur le paradigme morphologique (la famille de chevalier, qui invite à réfléchir sur les bases chev– et cav– et la notion de doublets)21.
· des liens tissés avec d’autres langues romanes afin de prendre conscience des similitudes et des différences entre les diverses évolutions d’un même étymon latin (grâce, grazie, gracias)22. La prise de conscience que les langues s’influencent mutuellement est un biais particulièrement riche pour aborder le lexique23.
Cette perspective diachronique invite réellement les élèves à réfléchir, à établir des liens entre des termes qui ne leur apparaissaient pas a priori liés. Cela contribue à une meilleure structuration du lexique, qui facilitera la mémorisation et le réemploi du vocabulaire24.
Cette perspective diachronique est moins bien exploitée en ce qui concerne l’orthographe. Les remarques et les exercices sur ce sujet sont loin d’être systématiques. L’attention des élèves est toutefois ponctuellement attirée sur certains points, en particulier le cas du -s implosif remplacé par un accent circonflexe. Il est vrai que le recours à la langue médiévale apparaît comme la seule solution pour donner une justification à cette convention graphique, qui ne correspond plus, pour la plupart des élèves, à aucune réalité phonique.
Certains manuels tentent d’aller plus loin que le cas de l’accent circonflexe et s’appuient sur les quelques extraits en ancien français afin d’élargir la réflexion, pour montrer que bien des points orthographiques peuvent être éclairés par le recours à la langue médiévale. Il est alors demandé aux élèves de relever les mots ayant changé d’orthographe entre un extrait proposé dans la langue médiévale et sa traduction. Le résultat est parfois maladroit, comme en témoignent les questions proposées pour accompagner quelques vers du texte original de Perceval dans le manuel Hatier25. Une question invite à relever « les mots qui ont une orthographe différente ». Soit : fu, tans, florissent, fuelles, boschaige, oisel, an, lor, dolcement. On voit que les points d’histoire de la langue susceptibles d’être abordés sont extrêmement riches : conjugaisons (fu), transcription du son [ã] issu de la nasalisation (tans, an), présence ou non de lettres étymologiques (tans), transcription des sons issus de la diphtongaison des voyelles latines (florissent, lor, fuelles), vocalisation du –l+consonne et question des pluriels en –aux (oisel, dolcement)… La question est même donc trop vaste ! L’enseignant pourra-t-il d’ailleurs expliquer tous les phénomènes relevés ? Certains sont compliqués et nécessitent des explications phonétiques bien poussées. Il aurait sûrement mieux valu attirer l’attention des élèves sur les points pouvant être compris sans trop de difficultés et permettant une explication utile pour le français moderne, par exemple la question de la vocalisation du –l + consonne (expliquant l’alternance entre les sons -al et -aux) ou la forme du verbe être (permettant de réfléchir à l’intérêt d’harmoniser les paradigmes des verbes afin de respecter la régularité des marques de personnes).
Le même texte est exploité d’une façon qui paraît plus judicieuse dans le manuel Hachette26, qui propose un exercice très intéressant ouvrant de nombreuses pistes de réflexion. Une question invite à mettre en relation les verbes conjugués et leurs sujets. Ce relevé doit amener les élèves à remarquer que des sujets de verbes au pluriel (facilement identifiables par leur terminaison en -ent) sont dépourvus de marque de pluriel finale (« arbre florissent », « foillent boschaige », « pré verdissent », « cil oisel chantent ») alors qu’à l’inverse on peut trouver un –s à des sujets de verbe au singulier (« tote riens enflame »). Cet exercice amène les élèves à s’interroger sur les marques de singulier et de pluriel. C’est l’occasion pour l’enseignant de signaler que le français était à l’origine une langue à déclinaison et qu’avant de devenir la marque du pluriel, le –s était une marque de cas. Une autre question attire l’attention sur l’occurrence « li filz a la veve dame » et permet de faire remarquer que les accents (comme celui de la préposition à) ne s’imposent que peu à peu dans la langue, surtout du fait des imprimeurs à la Renaissance27.
À travers ces exemples, c’est donc une réflexion sur l’orthographe même qui peut être proposée aux élèves : ils sont invités à prendre conscience que l’orthographe n’est pas gravée dans le marbre mais qu’elle est une norme fixée à un instant, susceptible d’évoluer pour s’adapter aux besoins des lecteurs ou des scripteurs. Cette prise de conscience est nécessaire pour former de futurs locuteurs éclairés. Dans le même ordre d’idées, le Livre scolaire 28 propose à des élèves de 6ème de traduire des extraits de textes des XVIe et XVIIe siècle, attirant ainsi leur attention sur l’origine de l’accent circonflexe et du –x, puis les invite en conclusion à « trouver 5 nouvelles règles qui simplifient l’orthographe ». L’approche diachronique invite alors l’élève à cesser de considérer l’orthographe comme un ensemble de règles contraignantes à appliquer mais plutôt comme un outil au service de la lisibilité et de la compréhension.
Si l’orthographe est parfois l’objet de l’attention des manuels, la syntaxe de la langue médiévale ne l’est pas du tout, même lorsque l’occasion de l’aborder pourrait se présenter naturellement. Souvent, les auteurs associent les séquences sur les textes médiévaux à l’étude, en langue, des temps du récit. Mais jamais ils ne signalent que l’usage de ces temps a évolué depuis le Moyen Âge. À l’issue d’une séquence sur les héros chevaleresques, le manuel Hachette29 propose par exemple une double page sur la langue. L’exercice sur « les temps verbaux dans le récit » demande aux élèves de transposer un texte, inspiré des romans arthuriens, du présent vers les temps du passé. Si l’exercice a son intérêt d’un point de vue linguistique, en entraînant les élèves à l’emploi et la maîtrise des temps du passé, il va à l’encontre d’une des caractéristiques des textes médiévaux, qui est une bien plus grande souplesse dans l’emploi des temps et une capacité à juxtaposer temps du récit et temps du discours que n’admet plus le français moderne. Il aurait été possible de choisir pour cette page d’exercices une traduction respectant les temps du texte original et de demander aux élèves d’harmoniser les temps selon l’usage actuel. Le bénéfice en termes linguistiques aurait été le même et les élèves auraient pu prendre conscience d’une spécificité de la langue médiévale.
Le même silence est observable sur la question des déclinaisons, qui est en général évitée. La plupart du temps, le sujet est contourné, même lorsqu’il paraît s’imposer. Le manuel Belin30, proposant un focus sur le mot Sire, précise ainsi de faire attention à ne pas le confondre avec son homophone cire mais ne mentionne pas le lien avec Seigneur ni l’évolution parallèle des deux termes. Les élèves germanistes ou latinistes sont pourtant tout à fait à même de comprendre ce fait.
Ce dernier exemple amène à souligner un dernier aspect, qui est presque complètement absent des manuels et qui serait intéressant pour enrichir la réflexion sur l’évolution de la langue française : il s’agit des manuscrits. Le manuscrit est le support sur lequel la langue se réalise à l’écrit, il a pour une part conditionné son évolution, notamment sur le plan orthographique31. Or la question n’est presque jamais abordée ni même évoquée. Les textes manuscrits, lorsqu’ils apparaissent, sont généralement voués à une fonction purement illustrative : en arrière-plan de la page d’ouverture de la séquence, ils constituent un décor esthétique donnant un ton moyenâgeux au chapitre.
Pourtant les manuscrits pourraient donner lieu à des exploitations intéressantes, même avec de jeunes élèves. Le manuel Hatier 6e est l’un des rares à proposer aux élèves une petite reproduction d’une page d’un manuscrit du Roman de Renart en regard du texte traduit32. Les questions qui accompagnent le document invitent les élèves à déchiffrer quelques mots afin d’en identifier la langue et les rimes en fin de vers. Ce faisant, il invite les élèves à prendre conscience de la forme versifiée du texte original, gommée dans les traductions.
Pour des élèves de cycle 4, inclure dans le travail sur la langue des remarques sur les manuscrits pourrait favoriser une posture plus distanciée en les amenant à percevoir « la langue comme un système organisé et régulé par des normes, qui évoluent historiquement et varient selon les situations »33. À la fin d’une séquence sur les exploits des chevaliers, le manuel Belin34 propose une leçon sur les discours rapportés. Les exercices s’appuient sur des extraits de textes médiévaux traduits en français moderne afin de demander aux élèves de repérer les marques du discours direct, puis de ponctuer eux-mêmes des phrases. Un court extrait de manuscrit et de sa transcription aurait pu ici venir donner une profondeur historique à la leçon. En montrant que la ponctuation n’était pas systématique en ancien français et en soulignant les difficultés de lecture que cela peut poser, ce support aurait permis de souligner l’importance de la ponctuation, destinée à permettre une meilleure compréhension entre les locuteurs, qu’ils soient scribes ou élèves de collège.
Les manuels, s’ils abordent bien la littérature du Moyen Âge, n’en profitent pas systématiquement pour aborder la langue médiévale, ni initier une réflexion sur l’évolution de la langue française. Quelques exemples montrent pourtant que les pistes fécondes existent et qu’il est possible de proposer des exercices et activités très riches visant à une compréhension plus fine du lexique ou à une prise de conscience de l’origine et de la fonction de l’orthographe.
Pour aider les enseignants à oser s’emparer des textes et de la langue du Moyen Âge, les ressources proposées seraient à clarifier (le choix des extraits est parfois décontenançant) et à accroître (avec davantage d’exercices permettant d’explorer systématiquement les traits de la langue médiévale et l’éclairage qu’ils permettent d’apporter sur le français moderne).
Toutefois, le manuel n’est pas l’enseignant… Ce dernier peut aussi se saisir des supports incomplets qui lui sont proposés pour amener ses élèves vers d’autres pistes, à condition bien sûr d’être suffisamment formé pour le faire. Les EPI mis en place au collège permettent aussi d’imaginer toutes sortes d’activités autour du texte médiéval. L’introduction récente de séances de langue au lycée offre également de nouvelles perspectives pour découvrir la richesse de la langue médiévale et amener les élèves à comprendre comment une langue vit.
[1] L’entrée « Héros, héroïnes, héroïsmes » invite à étudier des extraits d’œuvres de l’époque médiévale, chansons de geste ou romans de chevalerie ainsi que des extraits d’œuvres épiques, de l’Antiquité au xxie siècle.
[2] L’entrée « Résister au plus fort : ruses, mensonges, masques » préconise l’étude de fables et fabliaux, des farces ou soties développant des intrigues fondées sur la ruse et les rapports de pouvoir.
[3] Hatier Colibris 6e et 5e, Magnard Jardin des Lettres 6e et 5e, Belin L’envol des Lettres 6e et 5e, Hachette Fleurs d’encre 6e et 5e, Hachette Français manuel de cycle 4, Nathan Terre des Lettres 6e et 5e, Bordas Sillages 5e, Bordas Étude de la langue au cycle 4, Le Livre scolaire 6e et 5e.
[4] Belin L’Envol des Lettres 6e, p. 188.
[5] Magnard Jardin des Lettres 5e, p. 192-193.
[6] Hachette Fleurs d’encre 5e, p. 193.
[7] Édité par l’École des Loisirs, 2007.
[8] Édité par Le Livre de Poche jeunesse, 2009.
[9] Belin L’Envol des Lettres 5e, p. 188.
[10] Hatier Colibris 6e, p. 204.
[11] Belin L’Envol des Lettres, p. 176-179.
[12] Belin L’Envol des Lettres, p. 176. On peut d’ailleurs s’interroger sur la pertinence de cette structure : la première place de la phrase étant saturée, le pronom « je » serait ici plutôt omis en ancien français.
[13] Ibid.
[14] Nathan Terre des lettres 5e, p. 140.
[15] Programmes du cycle 3, Bulletin officiel du 26 juillet 2018, p.21.
[16] Programmes du cycle 4, Bulletin officiel du 26 juillet 2018, p. 25.
[17] Hatier Colibris 6e p. 204.
[18] Nathan Terre des lettres 6e, p. 262.
[19] Belin L’Envol des Lettres 6e, p. 189.
[20] Belin L’Envol des Lettres 5e, p. 111.
[21] Ibid., p. 176.
[22] Hatier Colibris 5e, p. 51.
[23] Hachette Fleurs d’encre 5e (p. 300) est le seul à regrouper toutes ces pistes et à consacrer toute une page, dans la partie étude de la langue, à l’évolution de l’ancien français au français moderne.
[24] Micheline Cellier montre que le stockage des termes dans la mémoire à long terme et leur réutilisation sont favorisés par la hiérarchisation et la mise en réseau des termes. (Guide pour enseigner le vocabulaire à l’école élémentaire, Paris, Retz, 2015).
[25] Hatier Colibris 5e, p. 47.
[26] Hachette Manuel de cycle 4, p. 123.
[27] L’enseignant peut en outre ajouter à cette question une dimension syntaxique, en amenant la classe à faire des remarques sur la construction du complément du nom. La construction familière avec la préposition à, considérée comme incorrecte en français moderne, trouve ainsi une origine et une explication.
[28] p. 240.
[29] Hachette Fleurs d’encre 5e, p. 199.
[30] Belin L’Envol des lettres 5e.
[31] On peut songer aux problèmes de lisibilité posés par les caractères gothiques qui impliquent l’ajout de lettres muettes à fonction diacritique, ou des habitudes des scribes devenues des normes orthographiques (le doublement du –n après voyelle nasalisée, le développement du –x après –u).
[32] Hatier Colibris 6e, p. 206.
[33] Programmes du cycle 4, Bulletin officiel du 26 juillet 2018, p. 21.
[34] Belin L’Envol des Lettres 5e, p. 191.
Résumé
L’article s’interroge sur la façon dont les concepteurs des manuels (de 6e et 5e) s’emparent des textes médiévaux. L’observation porte tout d’abord sur les textes mis à disposition. Les extraits en ancien français sont extrêmement rares et les élèves ne sont en présence que de traductions. Le choix de ces dernières peut parfois être surprenant : une langue hybride entre l’ancien français et le français moderne rend certains textes difficilement accessibles. L’étude analyse ensuite les dispositifs didactiques accompagnant les extraits. Si les manuels s’emparent volontiers des possibilités de réflexion ouvertes par la langue médiévale en ce qui concerne le vocabulaire, les exploitations sont en revanche rares en orthographe et inexistantes en syntaxe, alors que des pistes fructueuses existent pour amener les élèves à adopter une posture distanciée et réflexive sur leur langue.
Abstract
The article examines the way in which the designers of textbooks (for the 6th and 5th grades) deal with medieval texts. The first observation concerns the texts made available. Extracts in Old French are extremely rare and pupils are only confronted with translations. The choice of the latter can sometimes be surprising: a hybrid language between Old French and modern French makes some texts difficult to access. The study then analyses the didactic devices accompanying the extracts. While the textbooks willingly take advantage of the possibilities for reflection opened up by the medieval language as regards vocabulary, there are few uses for spelling and none for syntax, even though fruitful avenues exist for getting students to adopt a distanced and reflective stance on their language.
Quelle image de l’ancien français dans les textes présentés ?
Choix linguistiques saillants des traductions
Quelle réflexion les manuels mènent-ils sur la langue médiévale ?
Blandine LONGHI
INSPE de Paris - EA4349 (Sorbonne Université)
MEN, Programmes du cycle 3, Bulletin officiel du 26 juillet 2018.
MEN, Programmes du cycle 4, Bulletin officiel du 26 juillet 2018.
Sources primaires : manuels
BACIK, Éric, MUSSET, Marie, Français 5e, 4e, 3e, manuel de cycle 4, Paris, Hachette, 2016.
BALLANFAT, Évelyne, Jardin des Lettres. Français, 6e, cycle 3, Paris, Magnard, 2016.
—, Jardin des Lettres. Français, 5e, cycle 4, Paris, Magnard, 2016.
BELTRANDO, Béatrice, Colibris, Français, 6e, Paris, Hatier, 2016.
BERTAGNA, Chantal, CARRIER, Françoise, Fleurs d’encre. Français 6e, cycle 3, Paris, Hachette, 2016.
—, Fleurs d’encre. Français 5e, cycle 4, Paris, Hachette, 2016.
BOILEVIN, Jean-Charles, DENÉCHÈRE, Anne-Christine, HARS, Catherine, MARCHAIS, Véronique, PINON, Claire-Hélène, Terre des Lettres. Français. Livre unique 6e, cycle 3, Paris, Nathan, 2016.
—, Terre des Lettres. Français. Livre unique 5e, cycle 4, Paris, Nathan, 2016.
LE DORÉ, Bénédicte, ZIMMERMANN, Isabelle, Sillages, Français. Livre unique 5e, cycl 4, Paris, Bordas, 2016.
Le livre scolaire, Français, 6e, cycle 3, collectif, Paris, éditions lelivrescolaire.fr, 2016. (https://www.lelivrescolaire.fr/page/15762496).
—, Français, 5e, cycle 4, collectif, Paris, éditions lelivrescolaire.fr, 2016.
(https://www.lelivrescolaire.fr/page/15110092)
PAUL, Joëlle, Étude de la langue, le manuel du cycle 4, 5e,4e, 3e, Paris, Bordas, 2016.
POTELET, Hélène, Colibris, Français, 5e, Paris, Hatier, 2016.
RANDANNE, Florence (dir.), L’Envol des lettres. Français, 6e, cycle 3, Belin, 2016.
—, L’Envol des lettres. Français, 5e, cycle 4, Belin, 2016.
Sources primaires : œuvres
CHRÉTIEN DE TROYES, Érec et Énide, traduction nouvelle adaptée par Jean-Pierre TUSSEAU, Paris, l’École des loisirs, 2007.
—, Lancelot, le chevalier à la charrette, Traduction de Jean-Pierre FOUCHER et Claude METTRA, Paris, Gallimard Jeunesse, Folio junior, 2001.
—, Perceval ou le conte du graal, traduction de Jean-Pierre FOUCHER et André ORTAIS, Paris, l’École des loisirs, 2019.
La Chanson de Roland, traduction de Anne-Marie CADOT-COLIN, Paris, Le Livre de Poche jeunesse, 2015.
LEROY-ALLAIS, Jeanne, Le Roman du Renard, adaptation de Jeanne LEROY-ALLAIS, illustrations de Benjamin RABIER, Grenoble, éditions Blanche de Peuterey, 2021.
Merlin, traduction de Anne-Marie CADOT-COLIN, Paris, Le Livre de Poche jeunesse, 2014.
MORPURGO, Michael, Le Roi Arthur, Paris, Gallimard Jeunesse, Folio junior, 2007.
WEULERSSE, Odile, Le Chevalier au bouclier vert, Paris, Le Livre de Poche jeunesse, 2014.
Sources secondaires
CELLIER, Micheline, Guide pour enseigner le vocabulaire à l’école élémentaire, Paris, Retz, 2015.
LONGHI, Blandine, « Quelles stratégies d’adaptation pour aborder une œuvre du moyen-âge en classe aujourd’hui ? L’exemple de La Chanson de Roland au collège », Adaptations de textes littéraires, textes littéraires adaptés : pour quel lecteur ?, Le Français Aujourd’hui, 213, juin 2021, URL : https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2021-2.htm.
Perspectives médiévales, « Enseigner la langue et la littérature du Moyen Âge en France aujourd’hui », Véronique DOMINGUEZ, Sébastien DOUCHET (dir.), 39, 2018. URL : https://journals.openedition.org/peme/13779.