Carole Martinez (née en 1966) a remporté le prix Goncourt des lycéens pour son roman Du Domaine des Murmures (2011). Il relate l’histoire d’Esclarmonde qui choisit de vivre en recluse plutôt que de céder au mariage arrangé préparé par son père. L’intrigue de ce roman se déroule au XIIe siècle. On retrouve le domaine des Murmures, dans le roman La Terre qui penche en 2015, dont l’histoire se passe cette fois au XIVe siècle. Dans ces deux récits, Carole Martinez met en avant des personnages féminins et jeunes, c’est-à-dire naturellement aux marges du monde aristocratique auquel ils appartiennent, sinon pour les possibilités de mariages profitables qu’ils représentent. Les deux romans s’appuient sur différents aspects de la civilisation ancienne en alliant des éléments purement historiques, la connaissance du contexte et en élaborant des personnages d’une puissante intériorité en tension avec les pressions qu’ils subissent. En explorant l’image du féminin livrée par l’auteur, on comprendra certaines motivations du choix du roman historique. Carole Martinez exprime l’actualité du passé au-delà d’un regard documentaire historique, au point qu’on oscille entre le sentiment de l’altérité et de la proximité du Moyen Âge. Dans un premier temps, on observera quels modèles féminins l’auteur met en avant, ce qui nous conduira à comprendre qu’elle élabore un Moyen Âge singulier et complexe. Enfin, cela permettra d’approcher une conception de l’Histoire propre à élargir la question de l’identité.
Dans ses deux romans, Carole Martinez assigne les rôles de premier plan à des personnages féminins, en entourant ses héroïnes de nombreux autres personnages féminins de second plan, qui tous dessinent une constellation de modèles de femmes médiévales, à partir des témoignages historiques, littéraires voire mythologiques à propos de la période. Les visages de femmes qui ressortent des œuvres sont divers. Les jeunes héroïnes Esclarmonde pour Du Domaine des murmures et Blanche pour la Terre qui penche sont encore à un âge entre l’enfance et l’adolescence et leur histoire personnelle semble commencer au moment même où elle est niée par leur entourage, soit au moment où on prépare leur mariage, sans leur consentement, sans avoir pris en compte aucun de leurs désirs1. De manière générale, les femmes sont présentées comme celles dont on méprise la volonté et qu’on maintient dans un rôle soumis et docile, même si, précisément, les héroïnes cherchent à s’affranchir de ces lois. Les femmes semblent être l’objet de nombreuses violences, comme le viol2. Elles sont sans cesse contraintes3 et doivent supporter leur « condition de fille »4. Blanche s’écrie même : « J’aimerais tant être un garçon et non une créature tellement fragile et mauvaise ! »5 Toute femme jugée déviante ou simplement libre subit la désapprobation et l’opprobre, parfois mortelle, de la communauté, comme en témoigne la Dame Verte6.
Le mariage cristallise ces injustices infligées aux femmes. « Les filles n’ont pas leur mot à dire dès qu’il est question de les marier. Les filles n’ont rien à dire d’une façon générale »7. Esclarmonde, pourtant, refuse l’époux qu’on lui a choisi, ce qui constitue un affront terrible pour son entourage8. Elle explique : « j’ai déclaré que je m’étais déjà offerte au Christ, mais que personne jusqu’ici n’avait voulu l’entendre, tant il est dur pour une fille d’être écoutée même d’un père juste et aimant »9. Aiglantine, la sœur d’Aymon, jeune héros de La Terre qui penche, préfèrerait s’enfuir avec celui qu’elle aime10 que de se marier avec un homme qu’elle n’aime pas, pourtant
Sur le parvis de la chapelle des Murmures, Aiglantine épouse Guillaume de Hautefeuille sans même le regarder, sans une plainte, sans une larme, devant les invités de son père, devant des chevaliers qui, demain, participeront au tournoi de la Beaume et ne songent déjà qu’aux joutes, devant ces belles dames qui s’aiguisent le regard et distribuent leurs manches ou leurs voiles aux champions afin qu’ils les laissent flotter sur leur heaume quand ils entreront en lice11.
C’est là tout le paradoxe et toute l’hypocrisie de l’imaginaire amoureux médiéval, plein de courtoisie, et des lois matrimoniales qui oublient le sentiment. Quant à Aélis, la mère d’Aymon, en apparence paisible jusqu’à apparaître minérale, elle révèle à son époux le seigneur de Haute-Pierre, qu’Aymon est le fils de son amant, le père de Blanche. L’adultère et le mariage l’ont conduite à masquer tout sentiment et à se refuser à une affectivité spontanée. Autour de la problématique du mariage, on trouve encore la position de Douce, jeune et nouvelle épouse du père d’Esclarmonde : elle incarne une toute jeune femme, déjà veuve et qui craint de le redevenir, au risque de devoir encore changer de maison au bon vouloir de ses parents12.
En dépit du charisme des héroïnes, ce qui ressort des romans est que l’espace de liberté des femmes est très limité et doit être inventé par chacune. Ainsi, dans La Terre qui penche, les sœurs bâtardes de Blanche se confondent dans une même soumission, une même crainte de la badine d’un père violent et mêlent leurs voix dans une chanson de toile sans fin, qui apparaît comme leur unique espace d’expression. La nature même des femmes n’est discutée que par des hommes, comme en témoigne la controverse empreinte d’une misogynie bien banale, rapportée dans le Domaine des Murmures, concernant la maternité de la Vierge Marie, très inspirée des débats courants historiquement attestés pendant la période13. Ces discours souvent au moins superficiellement inspirés par des sources bibliques ou religieuses innervent effectivement les textes médiévaux14. Les hommes ont quasi tout pouvoir sur les femmes, comme en témoigne la fin du Domaine des Murmures où Amaury de Joux,
s’était ensuite tourné vers sa femme désespérée pour la rouer de coups, mais il s’était arrêté juste avant que de la tuer et l’avait condamnée à finir ses jours en une geôle minuscule d’où elle pourrait contempler à satiété le gibet où il avait fait pendre le cadavre nu et sanglant de son si bel amant. En qualité de mari, n’avait-il pas tous pouvoirs sur son épouse adultère ?15
Quand les femmes ont du pouvoir ou des responsabilités, elles semblent les tenir d’hommes et on en discute houleusement le bien fondé, par exemple, quand au départ en croisade, on se résout à confier un domaine à l’épouse qui demeure sur les lieux16, soulignant que l’identité et la permanence de certaines familles et de certains patrimoines dépendent étroitement d’une prise en charge féminine. Les femmes apparaissent comme les derniers remparts contre la destruction et le chaos, ou elles espèrent l’être, du moins, comme
L’immense Bérengère [du Domaine des Murmures qui] s’est […] montrée en haut de l’une des deux petites tours encadrant la porte, [qui] avait poussé toutes les filles présentes à la suivre et à se substituer aux gardes, en les persuadant que le comte n’oserait s’attaquer à une place tenue par des femmes, qu’il perdrait son honneur en se comportant comme le chef d’une bande de brigands17.
C’est un rôle qu’on assigne encore parfois aux femmes aujourd’hui. Si la condition des femmes mise en avant peut paraître assez sombre et parfois caricaturale, il faut la comprendre dans la mesure où grâce au caractère romanesque des œuvres, l’auteur peut creuser les personnages et mettre en lumière les forces de résistance, de résilience et de liberté tenaces des femmes, qui ne peuvent être entendues que comme des figures inspiratrices, fondatrices d’une identité féminine, pour leurs descendantes d’aujourd’hui.
Toutefois, l’espace de liberté qui s’offre aux femmes médiévales mises en avant par Carole Martinez se déploie dans les marges de leur temps. Esclarmonde en a pleinement conscience : « On nous assomme de règles et de fables pour nous faire tenir en place, alors que le monde est le même au-delà du grand calvaire »18, « bien gardée depuis l’enfance ? Mais je n’ai trouvé un peu d’espace que dans le vol de mon faucon et dans la prière, la seule route que ce temps m’ait laissée est un chemin intérieur. J’ai creusé ma foi pour m’évader et cette évasion passe par le réclusoir »19. L’assertion de l’héroïne est profondément paradoxale et déceptive : son seul espace d’évasion et de liberté est l’enfermement extrême, la fermeture absolue. Toutefois, il faut comprendre qu’au réclusoir, Esclarmonde est soustraite aux violences et qu’une partie du monde vient à elle, alors même qu’elle n’aurait pu le connaître si elle s’était mariée, puisqu’on vient de loin pour la consulter ou recevoir sa bénédiction. C’est une image de la réclusion très différente de celle que propose Fred Vargas dans son roman de 2017, Quand sort la recluse, où elle expose une recluse abandonnée à une vie décadente, sordide et immonde. Pour Carole Martinez, la réclusion peut devenir une forme d’émancipation selon les contraintes spécifiques médiévales, pour des femmes intérieurement libres, singulières et indépendantes. D’ailleurs, le réclusoir peut paraître sublimé dans le roman, notamment par l’image d’un rosier qui en agrémente la rusticité. De fait, Esclarmonde rappelle : « Le pouvoir des immobiles était grand en mon siècle. Grâce à ce réseau d’emmurées »20. La recluse gagne un statut inaccessible à d’autres femmes et devient même un guide pour les hommes quand elle se fait prophétesse, par exemple21. D’ailleurs, historiquement, on sait que certaines recluses ont joué un rôle de premier plan dans la diplomatie ou la formation des élites religieuses. Hildegarde de Bingen, par exemple, aurait partiellement été formée par une recluse. Pour Fred Vargas, au contraire, la réclusion est liée à une forme de folie, qui, dans son roman, devient criminelle et meurtrière. D’ailleurs, dans les deux cas, la réclusion suit un viol ou, plus justement, est associé à un viol car pour Esclarmonde, le viol sanctionne la décision de quitter le monde, tandis que chez Fred Vargas, il le motive. Quoi qu’il en soit, il va de soi que la réclusion prend un aspect psychologique, particulièrement probant, pour Esclarmonde quand on lui enlève l’enfant conçu lors du viol et auquel elle s’est profondément attachée : « Je m’étais emmurée en moi-même. Ma pensée m’encerclait, j’étais recluse en ma tristesse, plus de fenestrelle dans cet espace où mon âme s’était repliée »22. Par conséquent, ce réseau historique des recluses, leur lien intrinsèque avec des lieux et leur participation à un passé commun, mérite d’être au moins nuancé par la part simplement humaine, fragile, psychologique de leur expérience.
Or l’une des caractéristiques des romans de Carole Martinez est l’intérêt pour la psychologie et pour les expériences féminines, en apparence par delà l’Histoire, comme la maternité. L’amour maternel d’Esclarmonde pour le bébé issu du viol semble suggérer l’universalité du sentiment maternel, dont Elisabeth Badinter23 a néanmoins bien montré le caractère relatif. L’amour qu’Esclarmonde conçoit immédiatement pour Elzéar ressemble à un coup de foudre : « il m’a regardée avec cette intensité, cette sagesse et ce calme merveilleux qu’ont les yeux des nourrissons »24. De même, pour Aélis de Haute-Pierre qui voue un amour inconditionnel à Aymon, son fils fou, dans La Terre qui penche, au point qu’elle incarne aux yeux d’Esclarmonde qui a perdu sa mère très jeune25 la mère idéale, aimante et patiente, qui accepte son enfant tel qu’il est. Le choix de mettre l’amour maternel en avant n’est pas angélisme ou naïveté de la part de Carole Martinez, c’est à la fois fine compréhension de certains mécanismes psychologiques et volonté de souligner une continuité de la condition féminine, bien au-delà des limites temporelles, historiques ou chronologiques. Une mère reste une mère, l’amour était déjà amour. Le passage qui exprime le mieux cette conception est celui où Elzéar est enlevé à Esclarmonde et où elle en perd même la pensée de Dieu :
J’ai regardé, impuissante, mon enfant s’éloigner en prenant conscience que je ne le reverrais sans doute jamais. J’ai compris cette douleur à laquelle Dieu avait condamné les femmes depuis la chute. L’enfantement n’était pas seulement une torture physique, mais une peur attachée comme une pierre à une joie intense. Les mères savaient la mort déjà à l’œuvre dès le premier souffle de leur enfant, comme accrochée à leur chair délicate. Souviens-toi que tu es poussière !
J’avais encore son parfum sur les mains, la douceur de sa peau au bout de mes doigts, l’empreinte de sa tête sur mon épaule. La peau fine de mes seins, où toutes mes humeurs se déversaient soudain par jets, allait se déchirer comme tissu, mon être éclaterait bientôt tant mon corps débordait de tendresse et de lait.
Ô ce vide en mes bras comme un creux en mon âme !
Et, pour la première fois, Dieu ne m’était d’aucune aide. M’avait-Il abandonnée comme je venais d’abandonner mon fils ? J’ai tenté de prier pour combler la solitude immense. Mais rien ne venait à bout d’une peine trop grande pour tenir tout entière en mon corps, pour tenir tout entière en cette petite pièce ou dans l’infime paysage qu’encadrait ma fenestrelle. Il me semblait que la forêt elle-même n’aurait pu contenir ce désert-là.
Dieu n’avait plus la place, tant Elzéar absent m’emplissait26.
Ce n’est plus une héroïne médiévale qui parle là, ou pas seulement, c’est aussi une femme qui nous ressemble. Ou, si l’on veut présenter la chose autrement, c’est précisément, parce qu’elle nous ressemble que l’on peut considérer qu’elle est un maillon de notre histoire, personnelle et collective.
Mais pour l’amour, les pères ne sont pas en reste, ce qui pourrait étonner quand on considère l’image qu’on se fait de l’homme et du père au Moyen Âge27. Cela s’explique au niveau diégétique par le fait que les deux héroïnes sont orphelines de mère, mais pas seulement. Ainsi, quand Aymon git inanimé après s’être presque noyé dans la Loue, le seigneur de Haute-Pierre qui sait pourtant que l’enfant n’est pas de lui, fait un magnifique discours disant combien il s’est laissé toucher et transformer par cet enfant hors norme depuis sa naissance à laquelle, contre tous les usages, il a voulu assister :
Cet enfant, je l’ai tant aimé que peu m’importe que vous l’ayez conçu avec un autre. C’est moi qui l’ai élevé, c’est moi qui l’ai porté dans mes bras, c’est moi qui ai entendu son premier et son dernier cri. Je suis son père ! Non, vraiment vous ne saurez jamais ce qu’est l’amour28.
Pourtant la tendresse des pères ne va pas de soi, notamment quand elle s’adresse à une progéniture femelle, comme on le constate pour le père d’Esclarmonde :
Si Dieu lui réclamait sa seule fille vivante, c’était sans doute pour le punir de l’avoir trop aimée, trop bien gardée, trop regardée. Cette tendresse qu’il avait eue pour son enfant avait paru coupable. Quel père était-il pour ressentir si violemment cette séparation ? Les pères n’éprouvaient jamais pareil sentiment. L’amour déraisonnable des petits était affaire de femmes, les hommes se détournaient de leurs filles surtout, vivant dans une autre sphère, celle du féminin, de son mystère, de sa faiblesse, de sa misérable imperfection. Les hommes se devaient d’aimer mieux, sans débordement, sans mollesse, ils prenaient soin de leur progéniture à distance et leur parole était comme la lame d’un glaive.
Pourtant, il avait eu tant de plaisir à me choyer, à venir dans la chambre des dames pour s’y faire épouiller. Me consacrant plus de temps qu’il n’aurait dû, m’enseignant les chevaux, les faucons, m’enseignant autant qu’à ses fils, et peut-être même davantage, puisque ces derniers l’avaient tous quitté à sept ans pour s’aguerrir auprès d’autres seigneurs, pour vivre dans des familles alliées ou parmi les moines. Il m’avait initiée à tout cela en me tenant encagée. J’étais sa merveilleuse alouette aux ailes coupées29.
Qu’est-ce à dire de notre lien, à nous les enfants, avec le passé médiéval ? Sommes-nous des « alouettes aux ailes coupées » ? Pouvons-nous nous relier avec une époque dont l’amour filial nous paraît à présent si compliqué ?
Ce qui est intéressant dans les romans de Carole Martinez est que c’est surtout par rapport aux pères qu’on dit la réciprocité dans l’amour ou le désir de l’enfant d’être aimé, en particulier dans les relations pères et filles. Or cela a à voir avec la réalité médiévale. De fait, les filles peuvent être considérées comme les joyaux de la famille : « Mon père, paradant sur son palefroi, exhibait son trésor pour la dernière fois. J’étais l’honneur de son sang »30. Mais les héroïnes disent leur désir d’une affection plus intime. Pour Blanche, elle sent qu’elle aurait pu avoir de la « connivence » avec son père et qu’ils auraient même pu « rire ensemble si [elle] avai[t] été [s]on frère »31. Pour Esclarmonde, la déclaration, « j’aurais tant aimé ne pas déplaire à mon père »32, prend une coloration ironiquement proleptique, car son père sera l’auteur de son viol et le père de son enfant, précisément au moment où elle lui déplaira en refusant le mariage qu’il a arrangé pour elle. Désir et interdit, amour et sentiment de puissance se mêlent dans un monde moral médiéval complexe et parfois ténébreux. Et nous ? Avons-nous un désir de Moyen Âge ? Plus encore, la romancière invente un rapport au temps subtil où le passé nous regarde, où le présent cherche le regard et l’attention de l’Histoire, comme l’enfant celui du parent qui l’ignore. Une part de l’amour le plus élevé se tisse d’une génération à l’autre, au point que Carole Martinez met le père et Dieu en compétition, d’une manière proche à celle que nous avons observée dans le lien entre la perte de l’enfant et la perte de la présence de Dieu pour Esclarmonde. Ainsi, quand Esclarmonde choisit de devenir recluse plutôt que d’épouser l’homme que son père lui destine, le père « haï[t] sa fille autant qu’il haï[t] Dieu »33. Plus tard, quand il part en croisade, il implore sa fille en ces termes : « Pourrais-tu jamais pardonner sa folie à ce père qui t’a tellement aimée ? Toi qui m’as offert la croix comme une planche de salut, accepterais-tu de coudre ce crucifix sur ma tunique ? »34 Si l’on file notre métaphore, comment aujourd’hui pardonner à ce Moyen Âge qui nous paraît parfois effroyable pour fonder un présent qui ne renie ni n’oublie son ascendance ? Pour Blanche ou Esclarmonde, apprendre ou réapprendre à aimer le père, c’est découvrir son histoire, comprendre que les violences qu’il fait subir à sa fille sont le reflet de celles que lui a imposées la société dans laquelle il a vécu. Ainsi, le roman historique suggère que pour mieux vivre notre présent, mieux comprendre le passé est fort utile.
Au plan du style, l’une des caractéristiques des deux romans de Carole Martinez est que le lecteur est à l’écoute d’une voix qui énonce le texte et l’adresse ostensiblement à quelqu’un. Néanmoins, cette voix énonciative reste longtemps assez énigmatique ainsi que son ou sa destinataire privilégié(e). Il s’agit d’une de ces « voix étouffées »35 dont parlent les historiens. L’instance narratoriale est fantomatique : c’est « l’ombre qui cause »36 dans Du Domaine des murmures. Cette voix énonciative n’en est pas moins insistante et entreprenante :
Je veux dire à m’en couper le souffle.
Écoute !37 ;
Imagine, toi qui m’écoutes38.
C’est là un rappel de l’oralité qui imprègne les récits médiévaux, mais c’est aussi une expression de l’urgence à entendre la voix du passé et une interpellation du présent par une voix ancienne.
L’une des forces du propos de Carole Martinez est l’idée que certaines voix médiévales, notamment celles des silencieuses, des oubliées de l’Histoire, s’entendent mieux par le chant39, par la littérature, par la poésie. Carole Martinez sait qu’il faut toucher les cœurs voire choquer les esprits pour se faire entendre, comme son héroïne Esclarmonde qui se tranche l’oreille lors du mariage arrangé pour elle : « La noce, d’abord scandalisée, s’est apaisée face à mon sang répandu, son grondement s’est tu pour percevoir ma voix »40. Mais cette voix qui raconte se veut témoin fidèle, à la mode médiévale ; celui qui a vécu les faits est le meilleur garant de la vérité du propos : « À toi qui écoutes, je veux raconter les événements comme je les ai vécus, sans juger la jeune fille que j’ai été »41. Céder la parole à une femme du passé est renoncer à tenir la narration du point de vue d’aujourd’hui, c’est s’effacer devant une subjectivité ancienne et différente de la nôtre. Toutefois, pour Carole Martinez, ce qui domine n’est pas l’altérité de celle qui parle, mais au contraire la continuité de la sensibilité féminine par-delà le temps. Esclarmonde, qui s’initie au latin et à l’écrit grâce à la réclusion42, constate que « les mots étaient souvent impuissants à rendre la force de ce qui [la] traversait se glissant exactement entre [s]on corps et [s]on âme »43. Le roman historique, ses mots, son langage, se glisse entre le corps et l’âme de l’Histoire. Par ses personnages et sa part d’imagination, par son corps de roman, il suggère l’âme d’une époque évanouie. Esclarmonde, le personnage, sera condamnée au silence44 à la fin du roman, mais la voix inventée par Carole Martinez a depuis longtemps pris le relais.
Néanmoins Carole Martinez expose également l’extrême méfiance qui entoure les voix féminines, sous toutes leurs formes. Ainsi, Blanche subit des punitions sévères car elle ne peut tenir sa langue en dormant :
Je cause ! Je sais bien que je cause. Je sais que je n’ai aucun secret pour qui dort à mes côtés et, comme une fille ne dort jamais seule, je suis un livre ouvert. Quoiqu’un livre, même ouvert, reste toujours fermé pour moi, puisque mon père se refuse à m’instruire, par peur que le diable ne s’insinue.
Il est filou, le diable, et agile, il se glisse dans les têtes par de toutes petites portes, un livre s’ouvre et le voilà qui pointe le bout de son nez entre deux pages45.
Blanche a du mal à parvenir à apprendre à lire : « J’ai tout tenté pour fléchir mon père, j’ai même raconté à mon confesseur que j’avais vu, en rêve, la Vierge me tendre un psautier et qu’elle m’avait dit : ‘Lis !’46 » « Il [mon père] ne veut pas faire de moi une lettrée, la faute au diable qui entre dans les âmes des filles qui savent lire ! »47.
Dernière ce refus de la lecture et de l’écriture aux filles, on devine la revanche de l’auteur-femme qui souligne implicitement, par le luxe de son absence de commentaire, la solidarité féminine transhistorique et le chemin parcouru. Mais, c’est toujours la voix qui précède l’écrit, la voix qui importe vraiment derrière les mots. Blanche le sent bien quand elle parvient enfin à apprendre à écrire :
Écrire est un exercice douloureux et contraignant ! Moi qui pensais que cela m’affranchirait ! Le vent m’offre bien plus de plaisir que l’air mort de la salle d’étude !
Les prés, les forêts, le monde du dehors ne me limitent pas comme ce misérable jardin de cire rouge où je dois dessiner mes barreaux en prenant garde aux vides. Si mes traits étaient plus espacés, je pourrais me faufiler, m’échapper entre les lettres, rêver en plein milieu d’un mot. Mais l’écriture que mon maître m’enseigne est si serrée que l’air n’y entre pas. Il reste dans la marge, là où poussent les drôleries, l’herbe étoilée et les rinceaux48.
C’est que beaucoup de voix féminines du Moyen Âge ne peuvent s’exprimer que depuis les marges. En ce sens, elles ne fondent pas l’identité nationale mais elles en dessinent les contours, de l’extérieur. Elles y réfléchissent ; elles interagissent et commentent le discours central. Pourtant, ces marges apparaissent comme un espace de vie privilégié, où l’on peut respirer à son aise et inventer une identité plus créative particulièrement adaptée à notre contemporanéité qui semble avoir épuisé bien des modèles. Dans La Terre qui penche, un passage merveilleux offre à Blanche et Aymon de se réfugier chez une cuisinière qui leur permet de vivre dans les marges du monde, qui les « gard[e] six lunes dans sa clairière où pouss[ent] les drôleries, l’herbe étoilée et les rinceaux ! »49 Or cette femme cuisinière n’est-elle pas un double de l’auteur qui permet à ses personnages de quitter parfois le monde réel, historique, pour porter dessus un regard distancé et plus libre, tout en suivant un procédé très médiéval d’ouverture romanesque à l’autre monde.
Dans cette mesure, le roman historique ne relie pas seulement à ce qui a été mais ouvre des espaces vacants ou méconnus. Il est ce qui nous rattache mais aussi ce qui libère, par sa part purement littéraire. Comme l’énonce Blanche :
J’apprends à lire et à écrire pour me libérer moi aussi.
- Te libérer de quoi ?
- De mon père, je crois50.
Ainsi, écrire et lire le roman historique permet tout autant de retrouver le passé que de s’en libérer, de s’en affranchir, c’est-à-dire de le comprendre mais aussi de s’en détourner, d’y renoncer très volontairement, afin d’ouvrir un autre temps, un autre espace, de fonder une identité nouvelle. D’ailleurs Blanche le sent, pour apprendre, pour avancer, il faut pouvoir oublier : celui qui lui apprend à lire,
Maître Claude a beau me raconter toutes ces belles histoires de saints et de saintes qui ont su lire au berceau, je ne doute pas de ce que père m’a gravé dans le crâne. Je suis de cire, mais ce qui a été inscrit en moi ne s’efface pas aussi facilement que sur la tablette. Une femme qui sait lire et écrire est à coup sûr le diable dans la maison ! La cire dont je suis faite a une mémoire, elle se souvient des déformations qu’on lui a imposées51.
Alors… le roman historique doit permettre d’oublier par la part de fiction qu’il comporte, d’oublier assez pour ne pas stagner, pour ne pas être déformé, pour retrouver son intégrité. Se souvenir pour oublier, c’est-à-dire prendre connaissance du passé pour mieux choisir son présent.
Plus étonnant, le roman historique selon Carole Martinez ne recule pas devant une conception du monde qui inclut le merveilleux ou le surnaturel, telle qu’on pouvait la trouver au Moyen Âge. Ainsi
Esclarmonde, la pucelle emmurée, avait enfanté un petit ange en ce vendredi, s’extasiait-on, et cet enfant merveilleux portait les stigmates du Christ. […] Plus les heures passaient, plus le récit devenait fabuleux, la liste des miracles accomplis par l’enfant s’allongeait, la légende s’élaborait, se structurait, s’étoffait52.
La diégèse manifeste combien l’histoire rencontre la légende et combien le passage du temps distant la conception de la vérité, puisque « chacun ayant sa part dans l’invention de ce miracle, nul n’a songé à réduire le merveilleux à quelque histoire sordide »53. Les puissances imaginaires agissent sur la réalité du monde et font donc partie de l’histoire : « la force de l’Église réside aussi dans ces contes qui ont passé les siècles et dans notre capacité à forger aujourd’hui encore de merveilleuses fables au service de la foi »54.
Cet aspect merveilleux est en lien avec la prépondérance du féminin dans les romans. Au domaine des Murmures,
celle dont les pierres laissent parfois passer la parole se nomme Emengarde et la grosse tour a été bâtie par Achard, le grand-père de mon époux, sur son corps. Cette femme a été enterrée vivante dans les fondations du bâtiment, comme graine.
- Tout le monde au pays connaît cette légende, elle a donné son nom au fief des Murmures55.
La figure qui incarne sans doute le mieux cette part merveilleuse du rapport au Moyen Âge est celle de la Dame Verte, « une très ancienne croyance que le Dieu unique a détrônée du cœur des hommes »56, présente dans les deux romans57.
Pour Carole Martinez, le merveilleux, même, est un lien entre le passé et notre présent, même si nous le refoulons ou le refusons. Il fait partie de notre identité profonde, voire inconsciente :
Le monde en mon temps était poreux, pénétrable au merveilleux. Vous avez coupé les voies, réduit les fables à rien, niant ce qui vous échappait, oubliant la force des vieux récits. Vous avez étouffé la magie, le spirituel et la contemplation dans le vacarme de vos villes, et rares sont ceux qui, prenant le temps de tendre l’oreille, peuvent encore entendre le murmure des temps anciens ou le bruit du vent dans les branches. Mais n’imaginez pas que ce massacre des contes a chassé la peur ! Non, vous tremblez toujours sans même savoir pourquoi58.
Une fois encore, il importe d’explorer le passé pour percevoir les parts méconnues de notre identité présente voire pour vaincre nos peurs.
Par le roman, Carole Martinez témoigne des formes quotidiennes du merveilleux, des expériences qui transcendent naturellement les époques, parmi lesquelles le sommeil tient une place de choix. De fait, Blanche parle dans son sommeil et Douce est somnambule, autant de phénomènes dénués de magie, certes, mais sur lesquels même aujourd’hui, nous n’avons que fort peu de prise et que l’on peut honnêtement considérer comme mystérieux. Quant à Esclarmonde, elle redoute de dormir quand son père est en croisade59 car elle a alors des visions effroyables où non seulement elle voit son père, elle assiste à ce qu’il vit mais encore elle habite son corps60. Avec elle, on explore des zones irrationnelles de l’expérience mystique et… affective. Par cette intuition nocturne, en « loge[ant] en son esprit »61, elle comprend que « son sentiment dernier serait cette tendresse »62 qu’il a pour elle. La mort même est comprise comme un sommeil dont on ne se réveille pas63. Mieux, parfois, par l’imagination, par le chant, par l’art… par le roman on « pourrait dormir sa vie »64. Mais qu’est-ce à dire ? Se détourner de sa vie réelle pour vivre en rêve ce qu’on ne peut vivre en réalité ou au contraire vivre tous les aspects de sa vie, même ceux qu’on ignore encore ? En ce sens, se relier au passé est explorer la part inconsciente de notre identité qui hante nos rêves et participe indirectement à qui nous sommes.
Toutefois, on pourra dire qu’il s’agit là d’une bien curieuse conception de l’histoire : vérité fuyante, documents inexistants, prise en charge de l’inconscient voire du merveilleux… Cela rend compte des singularités du Moyen Âge mais aussi d’une conception nuancée de l’histoire pour Carole Martinez. Il n’en demeure pas moins que les romans témoignent d’une bonne connaissance de la période évoquée, comme l’expriment d’ailleurs une coloration assez didactique des textes : concernant la place des femmes65, l’éthique de l’amour et du mariage66, le statut de serf67, ou même le rapport aux chevaux68, par exemples… L’auteur semble d’ailleurs reprendre à son compte une vision assez sombre et pessimiste du Moyen Âge, comme « la pire des époques » où l’on a « vu le monde s’affaisser »69.
Toutefois, la conception de l’histoire qu’expose Carole Martinez dans ses romans dépasse celle des historiens et comprend la légende, comme celle de cette dame Verte qui devient l’histoire d’un pays amnésique : « le pays a oublié son histoire et son nom, mais elle s’est changée en une figure qui hante encore les berges de la Loue, elle est devenue celle qu’on nomme aujourd’hui la Dame Verte »70. Ce qui est intéressant ici est que non seulement l’histoire se mêle à la légende mais encore que cette légende est personnifiée. C’est la logique même du roman historique dont il est question : par des personnages, on donne chair au passé. En outre, cette personnification est merveilleuse, amoureuse, sensuelle et dangereuse, puisque cette Dame Verte est réputée entraîner les hommes de la région dans la Loue où ils se noient. Sans doute, sa personnalité éblouissante et sulfureuse, tendre et périlleuse, reflète-t-elle un rapport complexe et contrasté à l’histoire et au passé, entre séduction et répulsion. Toutefois, les romans montrent que ses contemporains ont mis la Dame Verte à mort, comme pour rappeler que l’histoire est toujours menacée, notamment à chaque fois qu’elle met notre intelligence, notre compréhension au défi. Qui plus est, le personnage de la Dame Verte n’est pas toujours assertif concernant son propre statut :
Les secrets de famille sont des fantômes, on les enterre, mais ils nous hantent. Si je doutais de mon existence, je dirais même que ce sont les seuls vrais fantômes. Mais peut-être ne suis-je qu’une simple histoire de famille qui se cherche désespérément un sens…71
Ainsi, la dimension psychologique, affective, singulière de l’histoire se mêle intrinsèquement à sa part universelle dans les deux romans. On le perçoit très bien avec le personnage de Blanche qui cherche à comprendre sa propre identité, celle de son père et qui permet à l’auteur de dessiner une certaine image du Moyen Âge : « tu n’avais rien d’autre à faire qu’à bâtir cette histoire, qu’à guetter des morceaux de récits, qu’à retrouver des bribes de ta mère, qu’à tenter de la recoudre »72. D’ailleurs, Carole Martinez endosse la mission de son personnage en son nom propre et en sa fonction d’auteur. C’est lisible dans la lettre à son éditeur, sur la question des chansons évoquées, publiée à la suite de La Terre qui Penche qui résume bien sa position :
Tu me fais remarquer que les chansons mentionnées dans La Terre qui penche sont plutôt attestées à partir du XVIIe ou du XVIIIe siècle, et tu as raison. La première transcription d’Aux marches du palais, dont j’utilise la partie la plus ancienne (La belle, si tu voulais), date du XVIIIe siècle. Mais elle s’est imposée dans mon texte et ta remarque me permet de crever l’abcès.
Cette chanson est anonyme et son origine inconnue, il en existe quantité de versions dans toutes les régions françaises. D’après Jacques Viret, elle a une structure rythmique que l’on retrouve dans des hymnes grégoriennes primitives et dans des chants populaires de tous les pays, un rythme métrique qui « est surtout le fait d’un chant collectif » (Jacques Viret, Le Chant grégorien et la tradition grégorienne, chap. 15, « La matrice binaire ternarisée »). Alors oui, je me suis permis de l’imaginer beaucoup plus ancienne. J’ai pris cette liberté puisqu’elle n’appartient à personne, et que, tout comme les contes, elle semble issue de la tradition orale et pourrait donc aussi bien prendre sa source beaucoup plus tôt, dans une version oubliée. Les chansons populaires sont de petits chefs-d’œuvre dont la cueillette seule peut être datée. Commencée au XVIIIe, elle s’est intensifiée au XIXe siècle : les romantiques rêvaient de trouver les origines de ces airs transmis de bouche à oreille. Conrad Laforte dans Survivances médiévales dans la chanson folklorique parle du « mystère spatial et temporel qui les entoure ». J’aime ce mystère-là. Je m’y engouffre. […] « Dans le mitan du lit, la rivière est profonde », ce vers m’émeut tant, il est mien depuis l’enfance, qui est mon Moyen Âge à moi. Je prends le risque de l’anachronisme, je l’assumerai, cette chanson m’est nécessaire73.
Il n’est pas fortuit qu’une citation de Georges Duby se trouve au seuil du Domaine des murmures. Comme l’historien, Carole Martinez s’intéresse au contexte, au cadre, aux paysages et aux lieux. Son histoire est au moins autant temporelle que spatiale, au point qu’on pourrait se demander s’il s’agit encore d’histoire, tant cela échappe à l’écrit et aux mots : « ce lieu est tissé de murmures, de filets de voix entrelacées et si vieilles qu’il faut tendre l’oreille pour les percevoir. De mots jamais inscrits, mais noués les uns aux autres et qui s’étirent en un chuintement doux »74. Ce qui semble d’abord en jeu est la sensibilité puis l’imagination. C’est que les lieux et les édifices contiennent en quelque sorte le temps, l’âme du passé. C’est d’ailleurs sur une visite du Domaine des Murmures, aujourd’hui, que se conclut le roman75. C’est pourquoi Carole Martinez accorde tant d’importance aux personnages d’architectes ou de charpentiers, dont on trouve différents exemples, depuis le père d’Esclarmonde76 jusqu’à Eloi, qui construit une maison pour sa sœur, dans La Terre qui penche. La poutre maîtresse de cette maison est faite dans un bois dont Eloi espère qu’il survivra à tous77, témoignage de leur passage… balayé par un incendie.
Cette attention aux lieux et aux manières d’habiter est d’ailleurs parfaitement en accord avec l’époque évoquée, en particulier pour les personnages féminins. Jehanne, la servante d’Esclarmonde, rappelle cet attachement au lieu :
j’ai guère voyagé que cette fois où l’on a voulu vous marier et où la maison entière vous a accompagnée à Montfaucon. Pour moi, le monde s’arrête au carrefour du grand calvaire. […] Ici, le moindre arbuste m’est familier, l’un de chez nous l’aura planté ou vu germer. Rien ne m’appartient, mais j’appartiens à cette terre. […] Là où j’irai, on me comprendra même pas, les gens parlent autrement78.
C’est que la terre, le territoire, font partie de l’identité, jusqu’à constituer le nom même des personnes, à l’époque médiévale. Le choix même d’une héroïne recluse manifeste cet approfondissement de l’espace, d’un si petit espace, clos sur lui-même, un lieu définitif et sans issue, mais totalement rayonnant et sanctifié par celle qui l’habite.
Dans La Terre qui penche, le spectre s’élargit un peu. Le lieu devient plus vaste, c’est le paysage, le territoire, la terre elle-même qui participe à l’identité des personnages :
Après les orages, les gens d’ici remontent la terre, à la hotte et au seau, ils refaçonnent les coteaux, replantent les ceps, réparent le pays pour qu’il s’incline comme il faut. Sans nous, il n’y aurait plus de terre sur ces rochers depuis longtemps, rien n’y pousserait. Quel laboureur transporte ainsi son champ sur ses épaules ? Les vignerons d’ici sont les meilleurs et les plus courageux qui soient. Ils rient de leur sort, et chantent en mourant, mais jamais on ne les enterre dans les vignes, leurs corps couleraient avec la boue jusqu’à la Loue.
Des hommes creusent de profondes saignées dans la terre pour que les eaux s’écoulent mieux la prochaine fois qu’il pleuvra, qu’elles trouvent leur chemin jusqu’à la rivière ; d’autres restaurent des murets pour soutenir leurs rangées de vignes et empêcher qu’elles ne s’écroulent. Ils reconstruisent ce paysage qui ne tiendrait pas sans eux. Leur besogne ne s’achèvera jamais et, moi, je serai un jour leur maîtresse, la femme d’Aymon, le simple dont l’esprit penche autant que ce pays, je serai la femme d’un homme si faiblement charpenté que son corps se plie à toutes les métamorphoses et je devrai l’empêcher de s’ensauvager tout à fait, d’être poisson ou chien, le reconstruire chaque jour et, de mes mains, je le remodèlerai homme, comme ces vignerons remodèlent leurs coteaux79.
La voix qui parle dans l’œuvre se présente : « moi qui suis la Terre qui penche et la rivière qui court »80. De même, la Dame Verte « correspondait au paysage sans qu’on puisse mesurer qui avait enfanté l’autre. Était-elle la mère de la vallée, l’enfant de la Loue ou une fille sauvage et solitaire qui hantait ses berges ? »81 Blanche, encore, dit son attachement au domaine de Haute-Pierre :
Je ne quitterai pas cette terre qui est devenue mienne !
Je veux rester ici où j’ai vécu la plus jolie part de ma vie, rester près de l’arbre à attendre le retour des oiseaux, marcher dans les traces des êtres que j’ai aimés, écouter le jardinier muet me parler du printemps. Je veux continuer de me baigner dans la Loue, de me perdre dans la forêt, de courir dans la pente jusqu’au village. Je n’ai rien à vivre et personne à aimer ailleurs. […] Je resterai ici, je me cacherai dans un trou et j’y mourrai82.
Le paysage informe l’identité des personnages ; il concourt également à l’image que nous nous faisons du passé. J’ai développé ailleurs la conception du Moyen Âge comme territoire, qu’on observe dans certains pans de la littérature de notre temps, notamment pour la jeunesse83.
Mais cet intérêt pour l’espace s’explique aussi par une conception du temps non purement linéaire, chronologique ou rationnelle. La voix qui parle dans les deux romans est celle de l’héroïne qui s’adresse à elle-même depuis après sa mort, car connaît-on vraiment qui l’on est avant d’avoir vécu et de s’être mesuré pleinement à la vie ? C’est une voix fantomatique qui remonte le temps pour se retrouver, enfant, au Moyen Âge84. Le procédé reste plutôt implicite et énigmatique dans Du Domaine des Murmures et, dans La Terre qui penche, Carole Martinez fait d’emblée parler « la vieille âme » dont la voix alterne avec l’héroïne enfant, bien qu’on ignore d’abord de qui il s’agit vraiment. L’identité du ou de la destinataire demeure également longtemps allusive, si bien que le lecteur ignore qui se cache derrière la P2 employée85. Cette énonciation hors-temps est parfaitement assumée bien qu’elle soit surprenante quand on aborde l’histoire : « Pour les trépassés, les siècles ne sont rien, le temps ici ne ressemble pas au temps d’avant la mort »86. Le point de référence temporelle, dans les deux romans, est rendu fuyant et semble fluctuant. « C’était minuit. C’était jadis. C’était demain »87. Cette confusion est d’emblée endossée par le choix d’une P4, d’un « nous », dans le prologue du Domaine des Murmures. À quelle époque la locutrice et sa destinataire peuvent-elles se rencontrer ? Ou plutôt dans quel lieu ? C’est une des questions qu’aborde le passage allusif du début de La Terre qui penche qu’on ne comprend pleinement qu’en poursuivant la lecture : « À tes côtés, je m’émerveille. / Blottie dans mon ombre, tu partages ma couche. / Tu dors, ô mon enfance, / Et pour l’éternité, dans la tombe, je veille »88. Carole Martinez s’amuse de ces incertitudes et va jusqu’à prêter des difficultés mémorielles à « la vieille âme » à qui son propre passé échappe en partie89 et qui reconnaît sans difficulté que nous réinventons sans cesse notre histoire :
Au début de la mort, les souvenirs nous obsèdent, nous les ressassons sans cesse, mais, chaque fois que nous revoyons une bribe de notre existence, nous la déformons, nous remodelons notre passé et, imperceptiblement, il s’éloigne. Au fil du temps, nous reconstruisons notre vie pour lui donner une consistance, une cohérence. Nous romançons, et il me semble que cette réécriture commence de notre vivant, déjà.
Et moi, qui suis une si vieille âme voilà près de six siècles que je hante ces forêts, comment pourrais-je me fier à ma mémoire ?90
Et si chaque romancier était une vieille âme occupée à réinventer le passé, à « écoute[r] [s]on enfance causer, […] écoute[r] conjuguer jadis au présent et [s]’émerveille[r] » ?91 Le romancier regarde également « le monde sans en être »92.
Cette énonciation suggère une continuité de la voix féminine au travers des âges que confirment certaines prises de position : « Certes ton époque n’enferme plus si facilement les jeunes filles, mais ne te crois pas pour autant à l’abri de la folie des hommes. J’ai vu passer les siècles, l’histoire n’a jamais cessé de chambouler nos vies et les évidences sont infiniment fragiles »93. Une empathie est perceptible, au-delà de l’histoire, comme pour souligner l’actualité du passé, sans en réduire l’altérité. Continuité et permanence ne signifient pas identité. C’est un temps cyclique que Carole Martinez met en lumière, comme l’explique bien « la vieille âme » de Blanche :
C’est la cloche de l’église de Mouthier-Haute-Pierre que nous entendons depuis notre trou. Elle a été forgée deux siècles après ta mort.
L’église du village est déserte, mais la cloche électrique sonne toujours le temps quotidien des vivants, ce temps cyclique qui, longtemps, les a apaisés et dont le battement a tant changé depuis l’avènement des pendules mécaniques. À présent, les hommes cavalent à la seconde près, le temps bat dans leur poche, silencieux. On se soucie bien peu des cloches ici désormais, elles pourraient ne jamais revenir de Rome94.
Le rapport au temps est celui de la perpétuation, comme en témoigne le motif de l’arbre abattu qui repousse :
l’érable d’Aymon, celui où il passait ses nuits et dans le bois duquel il taillait ses pipeaux…
Depuis que nous sommes morte, combien de fois l’ai-je vue tomber, cet arbre ?
Deux ou trois, je crois. Je ne me souviens pas bien.
Mais rien n’y fait, il est l’esprit du lieu et l’on ne se débarrasse pas si facilement d’un oracle.
Il repousse à l’identique.
Les courtines se sont écroulées, la chapelle est en ruine, les pierres de l’église du prieuré se sont éparpillées dans les murs des maisons vigneronnes, le nom de ton père est perdu, le château de Hautefeuille a disparu sans laisser de trace, mais l’érable dresse toujours sa majesté de forêt dans la cour des Murmures95.
D’ailleurs, c’est là l’un des traits du roman historique, il permet de faire revivre ce qui était mort, car, à la manière du végétal entre les ruines, il est porteur d’une sève vive, directement issue de ses racines anciennes. Carole Martinez joue de cette magie, y compris dans la diégèse qu’elle invente. Elle semble annoncer à différentes reprises la mort imminente de Blanche, mais, finalement, l’enfant ne meurt pas, comme si le personnage s’émancipait de son propre avenir voire de son auteur. De même, par le roman historique, le passé continue à vivre. C’est ce que rappelle « la vieille âme » quand elle entend la conversation d’archéologues perplexes devant les mystérieux vestiges du temps :
J’ai été émue d’entendre des vivants me raconter notre monde, émue d’en trouver des traces dans cette époque que je hante. Je n’avais pas tout oublié, tout reconstruit, tout inventé. L’enfance se racontait intacte. Elle était là sous la terre, comme graine. Prête à germer en histoires96.
C’est encore le végétal qui est convoqué dans sa capacité de renaissance.
En somme, Carole Martinez ne dessine que progressivement l’identité des héroïnes féminines des deux romans, en mettant avant tout en avant une certaine solidarité entre les personnages féminins, tout en donnant la primauté à leur voix qui exprime une histoire paradoxale dans la mesure où elle échappe au moins partiellement à l’écriture et comprend le merveilleux. De façon générale, Carole Martinez semble s’appuyer sur une conception de l’histoire qui ne renonce pas à la légende, en tant qu’elle exprime un imaginaire collectif et une identité profonde. Elle s’intéresse plus encore aux lieux qu’au temps et met en lumière ce que peut être un territoire et combien le lieu qui fonde l’identité devient patrimoine. Le temps, si profondément noué à la terre, se déploie en images végétales, où l’on perçoit qu’il n’est pas purement linéaire ou historique, mais qu’il peut être perçu comme cyclique, témoignant d’échos ou de permanences. Par là, le roman historique se fait plus que contemporain.
[1] « Mais, de mon désir, nul ne se souciait. / Qui se serait égaré à questionner une jeune femme, fût-elle princesse, sur son vouloir ? / Paroles de femme n’étaient alors que babillages. Désirs de femme, dangereux caprices à balayer d’un mot, d’un coup de verge. », Du Domaine des Murmures, Paris, Gallimard, 2011, p. 20 (ensuite DM).
[2] On pense à la tentative de viol de Blanche par Bouc, dans La Terre qui penche, Paris, Gallimard, 2015 (ensuite TP). L’homme de main du père semble d’abord être le seul à se soucier de la petite fille, mais on découvre que son intérêt manifeste surtout un appétit lubrique pour la chair enfantine qui peut aller jusqu’au meurtre de ses victimes.
[3] TP, p. 21.
[4] TP, p. 23.
[5] TP, p. 24.
[6] TP, p. 235.
[7] TP, p. 344.
[8] DM, p. 26.
[9] DM, p. 26.
[10] TP, p. 186-187.
[11] TP, p. 252.
[12] DM, p. 78-79.
[13] « Certains, entrés très jeunes au monastère, n’avaient jamais connu ni même côtoyé les femmes, ce qui ne les empêchait pas de leur dicter une conduite par ministère interposé, d’autres ne pouvaient toujours pas se passer de leurs caresses malgré la corde qui, ceinturant leur soutane, symbolisait leur vœu de chasteté, mais tous discutaillaient ferme, sûrs de détenir la vérité sur le giron sacré. […] Son Corps ne ressemble pas à celui des femelles que vous avez côtoyées, a chevroté un troisième en bêlant. Sa Matrice n’a ni cette froideur ni cette humidité qui caractérisent le ventre des femmes et sont la cause de leur abject inassouvissement. La connaissance que vous avez de ces serpents qui, en quête de chaleur, viennent se frotter contre les hommes la nuit, cette connaissance vous éloigne de la vérité, si bien que seuls les moines restés chastes, loin des prédatrices, loin de l’horreur de leurs chairs et de leur mollesse, seuls ces purs-là peuvent vraiment apprécier le miracle de la naissance du Christ ! », DM, p. 87-88.
[14] Prenons par exemple, la femme vue comme un vase fragile, entièrement rempli par les hommes, dans DM, p. 166, qu’on trouve de la Bible jusque chez Hildegarde de Bingen.
[15] DM, p. 176.
[16] DM, p. 178.
[17] DM, p. 179.
[18] DM, p. 36.
[19] DM, p. 37.
[20] DM, p. 61.
[21] DM, p. 52.
[22] DM, p. 190.
[23] Voir Élisabeth BADINTER, L’Amour en plus : histoire de l’amour maternel (XVIIe-XXe siècles), Paris, Flammarion, 1980.
[24] DM, p. 66.
[25] DM, p. 59.
[26] DM, p. 70-71.
[27] Pour nuancer cette concession aux préjugés courants, lire Jérôme BASCHET, Sein du père, Abraham et la paternité dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 2000.
[28] TP, p. 347.
[29] DM, p. 30, voir aussi « Sa tendresse avait été une erreur, pensait-il. Elle l’avait amolli et son autorité en avait pâti », ibid.
[30] DM, p. 25.
[31] TP, p. 20.
[32] DM, p. 24.
[33] DM, p. 31.
[34] DM, p. 116.
[35] Christiane KLAPISCH-ZUBER, Histoire des femmes en occident, Paris, Plon, 1970, p. 52.
[36] DM, p. 17.
[37] DM, p. 18.
[38] DM, p. 138.
[39] TP, p. 184, par exemple.
[40] DM, p. 26.
[41] DM, p. 44.
[42] DM, p. 52.
[43] DM, p. 51.
[44] DM, p. 186.
[45] TP, p. 19.
[46] TP, p. 19.
[47] TP, p. 21.
[48] TP, p. 138.
[49] TP, p. 309.
[50] TP, p. 168.
[51] TP, p. 183.
[52] DM, p. 74.
[53] DM, p. 91.
[54] DM, p. 108.
[55] DM, p. 99.
[56] TP, p. 276.
[57] DM, p. 183-184 et TP, p. 167.
[58] DM, p. 183-184.
[59] DM, p. 122.
[60] DM, p. 141-142.
[61] DM, p. 155.
[62] DM, p. 142.
[63] TP, p. 141, p. 158.
[64] TP, p. 39.
[65] TP, p. 24.
[66] DM, p. 22,
[67] DM, p. 35.
[68] TP, p. 314.
[69] TP, p. 83 et « le plus mauvais moment », p. 194.
[70] DM, p. 194.
[71] TP, p. 56.
[72] TP, p. 265.
[73] TP, p. 361-362.
[74] DM, p. 15.
[75] DM, p. 200.
[76] DM, p. 33.
[77] TP, p. 331 et 339.
[78] DM, p. 36.
[79] TP, p. 201.
[80] TP, p. 277.
[81] TP, p. 282.
[82] TP, p. 349.
[83] Myriam WHITE-LE GOFF, « Quel Moyen Âge dans l’édition pour la jeunesse ? », Médiévalisme, modernité du Moyen Âge, Paris, L’Harmattan, « Itinéraires », 3, 2010, p. 73-83.
[84] TP, p. 51.
[85] DM, p. 190, par exemple.
[86] DM, p. 188.
[87] TP, p. 286.
[88] TP, p. 11.
[89] TP, p. 15.
[90] TP, p. 17.
[91] TP, p.17.
[92] TP, p. 18.
[93] DM, p. 188.
[94] TP, p. 27.
[95] TP, p. 249-250.
[96] TP, p. 264.
Résumé
Les romans Du Domaine des Murmures (2011) et La Terre qui penche (2015) de Carole Martinez mettent au premier plan des personnages féminins et utilisent des éléments historiques tout en inventant une intériorité singulière aux héroïnes. Cette conception du féminin elle-même est liée au choix de la catégorie du roman historique. Carole Martinez exprime l’actualité du passé. On analyse ici quels modèles féminins l’auteur privilégie, pour donner à lire un Moyen Âge complexe. Cette conception de l’Histoire lui permet d’élargir la conception de l’identité.
Abstract
In Carole Martinez’s novels Du Domaine des Murmures (2011) and La Terre qui penche (2015), female characters are placed in the foreground and historical elements are used while the author creates a singular inner life for her heroines. This understanding of the feminine itself is linked to the choice of the historical novel genre. Carole Martinez expresses how present the past is. We analyse here which feminine models are preferred by the author, in order to convey to her readers the complexity of the Middle Ages. This perception of History allows her to enrich the concept of identity.
Myriam WHITE-LE GOFF
Univ. Artois, UR 4028, Textes et Cultures, F-62000 Arras, France
BADINTER, Élisabeth, L’Amour en plus : histoire de l’amour maternel (XVIIe-XXe siècles), Paris, Flammarion, 1980.
BASCHET, Jérôme, Sein du père, Abraham et la paternité dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 2000.
KLAPISCH-ZUBER, Christiane, Histoire des femmes en occident, Paris, Plon, 1970.
MARTINEZ, Carole, Du Domaine des Murmures, Paris, Gallimard, 2011.
—, La Terre qui penche, Paris, Gallimard, 2015.
WHITE-LE GOFF, Myriam, « Quel Moyen Âge dans l’édition pour la jeunesse ? », Médiévalisme, modernité du Moyen Âge, Paris, L’Harmattan, « Itinéraires », 3, 2010, p. 73-83.