Le poète José María Heredia établit un rapport essentiel entre Patrie et Poésie qui apparaît comme l’expression privilégiée de son affirmation d’un élan singulier envers Cuba et de sa relation culturelle, fraternelle et historique avec un territoire plus ample, l’Amérique. José Martí (1853-1895), un autre poète, incarnation incontestée de la cubanité et chantre d’une utopie aspirant à une Amérique unie, écrivit dans un vibrant hommage :
El primer poeta de América es Heredia […], que fue hijo de Cuba, aquel de cuyos labios salieron algunos de los acentos más bellos que haya modulado la voz del hombre, aquel que murió joven, fuera de la patria que quiso redimir, del dolor de buscar en vano en el mundo el amor y la virtud1.
Les pôles autour desquels se construit donc la figure hérédienne, dans une longue tradition de l’histoire littéraire et politique, érigent ce poète en fondateur et architecte d’une identité nationale et en pionnier de la poésie romantique cubaine et américaine. Martí s’incline devant la grandeur du poète fondateur par le biais de l’essai, et Leonardo Padura, quant à lui, inscrit également José María Heredia dans cette tradition dans La novela de mi vida publié en 2001 en République dominicaine et en 2002 en Espagne2 mais, en l’occurrence, dans ce roman que son titre annonce comme étant une biographie romancée, il le place au cœur du foisonnement d’un édifice polyphonique et dialogique, en lui conférant le double statut de personnage écrivain et d’écrivain personnage.
Il convient de souligner que si Padura, dans le copieux épitexte métalittéraire qui éclaire la lecture de son roman lorsqu’il s’agit du genre biographique, définit plutôt La novela de mi vida comme un texte non biographique, « una vida novelesca de Heredia […] no biográfico »3, « La novela con Heredia –no sobre sino con– me llegó con una frase del poeta […] », ce livre pourtant consacré au cheminement existentiel, collectif et esthétique d’Heredia affiche formellement des signes distinctifs de la postmodernité. Constitutif de l’architexte du roman historique, La novela de mi vida se déploie au gré de la mise en œuvre d’une poétique complexe où l’alchimie à laquelle est soumise la matière biographique permet au romancier de subvertir des codes génériques et de donner sa propre lecture de la figure hérédienne.
La polyphonie romanesque confronte alors le biographique du récit autodiégétique au cours duquel Heredia déroule par une ample analepse la trame de l’intime et de son existence au sein d’une collectivité aux péripéties du genre policier pour bâtir un nouveau roman historique tel que l’ont défini Seymour Menton4 o Linda Hutscheon5. La focalisation multidirectionnelle, les incertitudes et les brouillages entre réalité et fiction, les niveaux temporels multiples articulant le passé et le présent rendent illusoires les vérités que prétendent rendre accessibles les biographies canoniques, car il est patent que le romancier poursuit un dessein dont nous tenterons de circonscrire les grandes lignes et les enjeux. Plus précisément, par la polyphonie des voix qui tisse autour de « el relato de mi vida » deux autres récits se déroulant dans le courant du vingtième siècle, à deux étapes-clés de l’histoire de Cuba, le romancier déploie une représentation à plusieurs facettes de l’Histoire de l’île depuis les premières décennies du XIXe siècle jusqu’à la fin du XXe siècle et qui confère au poète le statut d’écrivain national. Dans la configuration d’Heredia, l’on observera que les traits paradigmatiques étudiés par Anne-Marie Thiesse, dans La fabrique de l’écrivain national, entre littérature et politique6, peuvent s’appliquer à la sensibilité du poète romantique, à l’axiologie et à l’action du patriote. À l’évidence, cette figure nodale, née à Santiago de Cuba en 1803, morte à l’âge de trente-six ans au Mexique, après une longue période de bannissement et d’exil, n’ayant vécu à La Havane que peu d’années de sa courte existence, cristallise à la fois l’imaginaire exalté de l’enracinement viscéral dans sa terre natale propre au romantisme et les ferments d’une conscience politique patriotique empreinte de valeurs universalistes du libéralisme du XIXe siècle. On mettra en lumière que son engagement idéologique coïncide avec l’élaboration d’une œuvre, matrice de la cubanité, du sentiment national en germe durant la colonisation de son île en quête d’émancipation et ployant sous le joug autoritaire du bourbon Ferdinand VII et d’Isabelle II, et des capitaines généraux, leurs représentants, dont les intérêts convergent avec ceux de la saccharacrocratie esclavagiste et des trafiquants de la traite négrière arc-boutés contre les idéaux défendus par Heredia. Il sera loisible ensuite de dégager les enjeux d’une autre écriture de l’Histoire nationale considérée depuis le triple prisme du passé et du présent et d’une mémoire historique polyphonique dont Heredia porte le flambeau.
S’agissant de la base biographique, il ne faut pas négliger les circonstances qui favorisèrent la création du roman de Padura et qui déterminèrent le degré d’importance accordée à ce qui tient à proprement parler du référentiel, de la mimesis, et de la poïesis par un écrivain accoutumé à chercher la matière de son œuvre dans la vie de figures de la littérature et de l’Histoire. Il en va ainsi de l’écrivain étasunien Ernest Hemingway, dans Adiós, Hemingway7, et de León Trotsky et de son assassin, le Catalan Ramón Mercader del Río, qui finit ses jours à Cuba à l’insu de la population, dans El hombre que amaba a los perros8. Quant à La novela de mi vida, le hasard voulut que Padura tombât sur une phrase écrite à son oncle le 17 juin 1824, depuis sa première terre d’exil par Heredia, les États-Unis, un an après son départ précipité de Cuba gouvernée par le Capitaine général Dionisio Vives, à la suite de la découverte de sa participation à la conspiration d’indépendantistes de l’île, Soles y Rayos de Bolívar. La phrase qui provoqua una « iluminación », aux dires de Padura, et fonctionne sous forme de variation au sens musical et symbolique tout au long du roman, s’affiche en épigraphe de la première partie El mar y los regresos et est insérée à plusieurs reprises dans le tissu textuel : « ¿Por qué no acabo de despertar de mi sueño? ¡Oh!, ¿cuándo acabará la novela de mi vida para que empiece su realidad? »9. Le romancier l’a commentée de façon fort éclairante quant au dessein qu’il a poursuivi en écrivant La novela de mi vida, en ce sens qu’elle l’aurait soumis à l’injonction d’écrire la vie romancée de José María Heredia en accomplissant au bout de deux siècles un devoir sacré.
Si, selon Anne-Marie Thiesse, l’enracinement proclamé dans une terre préside à la caractérisation de l’écrivain national, il n’est pas douteux que le dessein padurien confère à Heredia cette qualité typologique. L’autodiégèse d’Heredia s’emploie à dérouler, à travers l’anamnèse et l’analepse, les péripéties de l’émergence et de la consolidation de son enracinement dans l’île de Cuba en général et dans la Havane en particulier. En dépit du désenchantement et de l’amertume qui ont au fil du temps assombri son existence, suscités par les accidents de l’Histoire et des vicissitudes personnelles, les accents et les élans lyriques propres au romantisme de ses poèmes vibrent de cet attachement, et le récit du roman de sa vie par Heredia est émaillé intertextuellement de ses vers les plus ardemment nourris de sa cubanité. Pour caractériser les liens organiques qui se construisent entre les hommes et leur terre, l’anthropologue et ethnologue cubain Fernando Ortiz définit, dans Los factores humanos de la cubanidad, la cubanidad comme « la calidad de lo cubano », « la peculiar calidad de una cultura » et la cubanía qui suppose
una cubanidad plena, sentida, consciente y deseada, cubanidad responsable, cubanidad con las tres virtudes, dichas teologales, de la fe, de la esperanza y amor10.
Le sentiment d’une « identité-racine », à racine unique, selon la typologie d’Édouard Glissant, qui, comme son nom l’indique, détermine le sujet exclusivement par rapport à son territoire d’origine, est celui qui relie Heredia à Cuba avant que son « identité-rhizome », celle qui se développe au contact d’autres identités, ne lui soit progressivement révélée au cours de ses exils11, aux États-Unis et au Mexique. Ces liens organiques avec la terre cubaine s’exaltent dans la poésie romantique d’Heredia à qui l’on est redevable de la symbolique identitaire et patriotique des palmiers, où est sublimée la nature insulaire, dans la Oda al Niágara :
Mas ¿qué en ti busca mi anhelante vista / Con inútil afán? ¿Por qué no miro / Alrededor de tu caverna inmensa / Las palmas ¡ay! las palmas deliciosas, / Que en las llanuras de mi ardiente patria / Nacen del sol a la sonrisa […],
reprise par José Martí dans ses Versos sencillos (« Yo soy un hombre sincero de donde crece la palma »). Heredia, par son poème La estrella de Cuba, substantiellement pétri de la passion romantique de son auteur envers sa patrie, érige également l’étoile solitaire en symbole patriotique, aujourd’hui visible sur le drapeau cubain. Dans La novela de mi vida, l’expression de ce sentiment identitaire épouse parfaitement les notions définies par Fernando Ortiz car le personnage, en traduisant l’empire incoercible qu’exerce sur lui sa terre, met l’accent sur la puissance du choix, fait en conscience, de Cuba parmi d’autres patries possibles. Il évoque les moments les plus critiques qu’il lui fut donné d’endurer tout au long de ses pérégrinations à travers Cuba et l’Amérique, – Santo Domingo, Pensacola, le Venezuela –, pour suivre son père, fonctionnaire de la Couronne, les États-Unis et le Mexique – México et Toluca – où il vécut en exil jusqu’à sa mort, pour exprimer à quel point l’éventail de ces choix a peu pesé dans la balance malgré l’état de dégradation morale de son paradis terrestre natal :
¿Por qué no pude ser dominicano, venezolano o mexicano, si en cualquiera de estas tierras viví tantos o más años que en Cuba? ¿Sería acaso el primero en sufrir la amarga experiencia de sentir que aquella tierra venal era insustituible en el corazón? No hubiera sido mejor para mi fortuna, mi salud, hasta para mi poesía elegir otra patria que no fuera aquella isla en cuyo seno conviven, en su grado más alto y profundo las bellezas del mundo físico y los horrores del mundo moral?12
Depuis le prisme de la focalisation du poète écrivain, dans l’incipit de son récit autodiégétique, au cours de son dernier retour à Cuba en 1836, la douceur de la température et la vibration de la lumière réveillent en lui le sentiment douloureux d’une perte, de son indestructible attachement à son pays. De nombreux symboles se conjoignent à l’évocation quasi-baroque de l’emprise synesthésique suscitée en Heredia par la ville de La Havane phénoménologiquement caractérisée par son incomparable et puissant « olor mestizo » où se mêlent les arômes délectables des fruits et les odeurs corporelles des habitants aux phénotypes variés propres à une colonie située en terre caribéenne.
Dans un autre domaine, l’imaginaire historique du romancier qui s’autorise à combler des vides d’une histoire intime de son personnage ébauche la figure d’un jeune Heredia rendue vraisemblable par sa fréquentation du bordel de la Française Madame Anne-Marie, venue de l’île voisine de Saint-Domingue, mais qui prend un relief particulier au regard de ce que révèle la fiction sur les origines de l’identité nationale métisse de Cuba. N’est donc pas anodine la relation qui n’est pas exclusivement érotique du jeune Heredia avec la Mulâtresse prostituée Betihna, dont la beauté voluptueuse captive le jeune homme. La voix autodiégétique d’Heredia accorde à cette femme une grande sensibilité à la poésie, et le jeune poète, contre toute attente, ne dédaigne pas la Santería, culte afro-cubain et brésilien, fruit syncrétique du catholicisme et des croyances des esclaves africains yorubas venus du Nigeria pratiqué par Betinha. L’orisha Yemayá, divinité de la mer, vénérée par elle est ensuite revendiquée comme une présence protectrice des deux amants. Peu conformistes et peu conformes à la réalité d’une indéniable hiérarchisation par l’élite entre les cultures créoles et celle des esclaves considérée comme un péril potentiellement contagieux, une telle figure hérédienne brossée par cette biographie romanesque et un tel imaginaire historique qui, en s’immisçant dans les recoins de la vie la plus secrète du jeune Heredia, en dessine un profil bien éloigné de l’image consacrée, ont suscité, au plan de la réception du roman, quelque réticence de la part des lecteurs attachés idéologiquement à une représentation plus orthodoxe de la figure nationale. De même, le nom du cacique amérindien taïno de Cuba, Hatuey, vaincu et sacrifié par le gouverneur espagnol Diego Velázquez, en 1501, et donné à son chien par le couple Heredia pendant son exil au Mexique, confirme la sensibilité métisse de la figure fictionnalisée d’Heredia. Dans le dessein de Padura, il s’agit de construire l’image de la cubanité d’un Heredia perméable aux qualités d’une culture autre que celle de la société des Blancs créoles à laquelle il appartient. Heredia est ainsi gratifié d’une essence consubstantiellement cubaine qui renvoie à l’hybridité, l’« amulatamiento » de la culture et de l’identité de Cuba, que Padura n’a cessé de mettre en avant pour la définir, notamment dans le domaine musical.
L’écrivain national enraciné localement doit concilier, selon les paradigmes d’Anne-Marie Thiesse, son ancrage et des aspirations qui entent celui-ci avec l’universel, au sens qu’il convient de donner à ce concept forgé par le libéralisme des Lumières. Cet universel a partie liée avec le contexte idéologique des luttes en faveur de l’indépendance politique et les débats qui agitaient les élites créoles américaines à l’orée du XIXe siècle. Par la voix de José María Heredia, se déploient les vicissitudes que lui valent ses engagements d’autant plus risqués que la situation de Cuba, encore sous le joug colonial, ressortait par sa singularité de colonie en retard dans le processus d’indépendance déjà amorcé, voire consommé contre l’Ancien Régime par les créoles dans les anciennes vice-royautés de la Nouvelle-Espagne, de la Nouvelle-Grenade, du Pérou et de la Plata. Dans le roman de la vie d’Heredia, ces débats et les discussions entre lui et le prêtre Félix Varela pèsent d’un poids cardinal. Depuis la chaire de philosophie et de droit constitutionnel du Séminaire San Carlos et San Ambrosio de La Havane où il dispense des cours sur les principes universels du constitutionalisme, cet autre pionnier du nationalisme et de l’identité nationale imprime puissamment sa marque sur la jeunesse qu’il ouvre aux idées de l’émancipation. Varela, député cubain aux Cortes durant le triennat libéral, qui vote la destitution de Ferdinand VII pour son retour à l’absolutisme, affirme la spécificité de Cuba, plaide pour une législation adaptée à l’Outremer et ne dissocie pas la littérature de la politique. Il met en garde Heredia, dont il reconnaît les dons de poète, contre la collusion entre les hommes de pouvoir et l’écrivain, les tentations auxquelles il pourrait être soumis, au détriment de sa liberté d’esprit. L’association étroite entre littérature et politique, qui confère à Heredia le statut d’intellectuel engagé en faveur de la naissante nationalité et identité cubaine, joue un rôle indéniable dans sa rivalité mimétique, comme le dirait René Girard13, avec une autre figure de l’élite intellectuelle des années 1820, Domingo Del Monte. Le romancier Padura, fidèle à son dessein, en fait un ressort structurel du récit de la vie fictionnalisée d’Heredia, en prenant des libertés avec l’Histoire mouvementée des rapports entre les deux hommes. La biographie romancée de Heredia ébauche de son frère ennemi le profil d’un personnage écrasant. Journaliste ambitieux, versatile, sinueux et trouble, prêt à la compromission, poète frustré enviant ses dons à Heredia, il entretient des liens avec les saccharocrates créoles, en particulier les Aldama dont il épouse une des filles par désir de se hausser dans la société et de vivre dans l’opulence. La diégèse de la vie d’Heredia, qui s’implique dans les soubresauts des idées et des actions politiques entre 1823 et 1838, telle qu’elle est fictionnalisée par Padura, épouse les oscillations entre la confiance accordée à cet ami qu’il connut à La Havane et à Matanzas, ville de l’Occident cubain enrichie par la traite esclavagiste et le commerce du sucre, et le soupçon de déloyauté engendré par une attitude fluctuante et imprévisible. Après avoir contribué à rendre célèbre le poète en herbe Heredia, en publiant ses poèmes, ses obscures manigances destinées à faire expurger ses poèmes de leurs vers jugés subversifs, suivies d’une dénonciation de la conspiration à laquelle il prend part tissent la trame d’une part de la vie d’Heredia qui participe de la représentation d’une figure sacrifiée sur l’autel des tragédies de l’Histoire. L’échec de cette conspiration avortée, Rayos y soles de Bolívar, tramée par une élite de créoles cubains de la loge maçonnique de Matanzas, Caballeros Racionales, appuyée par des émissaires du Libertador Simon Bolivar envoyés à Cuba, entraîna l’exil d’Heredia aux États-Unis puis au Mexique. Cet exil, source d’un profond désenchantement, conjoint à l’humiliation du poète phtisique par le Capitaine Général et gouverneur de Cuba, Miguel Tacón, entre 1834 et 1838, qui refusa de mettre à exécution l’amnistie accordée par Isabelle II aux conspirateurs, et à l’odieux chantage auquel dut se soumettre l’exilé nécessiteux afin de revoir sa patrie et sa mère avant sa mort prochaine, érige Heredia en fondateur d’un modèle récurrent dans la tradition politique et littéraire cubaine. Après lui, suivront d’innombrables écrivains cubains dissidents, bannis pour leur fidélité à des idéaux de liberté d’opinion, démocratiques, et opprimés par un pouvoir tyrannique. Dans El poema del desterrado, cité intertextuellement, Heredia concentre cet imaginaire national de l’écrivain persécuté. Une séquence hautement symbolique de consécration identitaire d’Heredia se déroule pendant son dernier séjour dans son île natale, dans le vieux Théâtre Diorama de La Havane, où des compatriotes lui rendent un hommage, pour réparer une injustice historique, en déclamant son Oda al Niágara tandis qu’il vient d’être ostracisé par Del Monte et humilié par Tacón. Il exprime alors toute l’émotion que lui procurent la reconnaissance qui l’érige en poète national et le sentiment d’être encore vivant comme fils de Cuba.
Las lágrimas corrieron por mi rostro mientras disfrutaba aquella maravillosa coronación, que me reveló, en un instante, todo el sentido de mi pobre vida : ése era yo; aquél, el gran triunfo del poeta14.
Si la politique et la littérature s’épousent constamment dans le roman de la vie d’Heredia, pour cette raison même, le roman de Padura déborde les limites de la stricte temporalité individuelle du poète. De fait, l’illumination qui commotionna Padura a agi comme le ressort de l’élaboration d’une variation thématique, d’une autre diégèse en résonance avec celle d’Heredia. Il élabore ainsi deux récits de vie parallèles et en miroir. L’un déroule le drame du bannissement dont souffrit ce dernier après la supposée trahison de son ami, Domingo del Monte, et de la violence répressive de la tyrannie de Miguel Tacón dont il fit les frais en 1837. L’autre se déploie autour de la douloureuse épreuve à laquelle fut soumise le professeur Fernando Terry, spécialiste de l’œuvre poétique patriotique d’Heredia, licencié par l’université de La Havane pendant le quinquennat gris (1971-1976), une période de durcissement dogmatique du régime révolutionnaire, et de retour à La Havane après dix-huit ans d’exil, en 1998. Le roman place donc la question de l’identité et de la nation au cœur des enjeux qu’implique une lecture de l’Histoire. Si toute histoire est contemporaine, selon Pierre Michon, suivre les dilemmes, hésitations, condamnations, animosités et empathies d’Heredia, confronte aussi le lecteur aux zones d’ombre d’un parcours personnel et collectif qui se reflète dans ceux de Fernando Terry et de ses amis, les Socarrones, avec qui il avait créé un groupe d’écrivains, dans les années critiques du quinquennat gris. Dans la dynamique interne du roman, l’efficace dialogisme et la polyphonie qui se maintiennent entre l’autobiographie fictive d’Heredia et la diégèse de Fernando Terry, montrent comment dans le second récit, se réactivent les coutumes cubaines de la propension aux manœuvres, à la délation, à la trahison qui assombrirent la vie d’Heredia. Selon une déclaration de Padura dans une entrevue, il souhaitait :
[…] mirar la vida de Heredia desde la perspectiva de la Cuba revolucionaria, proyectar su vida, el momento fundacional de la cultura y la espiritualidad cubana, que él vive, desde la perspectiva de las crisis de hoy15.
C’est ainsi que dans La novela de mi vida, est opérant le paradigme d’une Histoire dynamique, dialectique entre le passé et le présent, analysée par le critique Ambrosio Fornet comme une claire tendance du roman cubain contemporain. À travers cette insertion dans la fiction d’éléments biographiques d’Heredia, et mise en résonance avec la thématique de la crise que traverse Fernando Terry :
Los vínculos entre el pasado y el presente, el extraño modo en que ambos tiempos se entrelazan al proyectarse hacia delante, forman la trama, a veces invisible, que sostiene los múltiples destinos y discursos de la novela cubana contemporánea16.
Dans le système à la fois polyphonique et dialogique de Padura, celui-ci laisse entendre que la vie d’Heredia n’a de sens que par le prisme réflexif de l’exilé revenu à Cuba en 1998, que la question de la cubanité et de la patrie se pose encore de manière aiguë, et que le récit que déploie le roman La novela de mi vida sur le destin du poète fondateur du sentiment national et de l’identité éclaire d’un jour nouveau le discours sur l’Histoire que construisent les Cubains tels que Fernando Terry, désemparés par une crise des valeurs, déstabilisés par l’exil et s’interrogeant sur la possibilité de pouvoir rester vivre à Cuba. Par exemple, lorsque les deux personnages reviennent à La Havane après des années d’absence, une symétrie s’observe entre l’analepse par laquelle Heredia jette un regard désenchanté sur son passé d’échec dans l’histoire de l’indépendance de sa patrie, sur la grandeur mais aussi les limites de son engagement, et l’expression de l’insatisfaction ressentie par Fernando Terry lorsqu’il se remémore les circonstances de son départ forcé, l’obligation de renoncer à ses recherches et la détérioration de ses relations avec ses amis écrivains et intellectuels.
Le récit du fils, le franc-maçon José de Jesús Heredia, réécrit celui existant sur le reniement de ses idéaux par son père indépendantiste, dans la lettre qu’il adressa au Capitaine Général Tacón, seule condition d’un retour à Cuba en 1836 pour revoir une dernière fois sa mère. Les documents laissés par son père après sa mort, le motif du manuscrit perdu d’Heredia à rechercher au moyen d’une enquête de type policier par Fernando Terry et les Socarrones, depuis La Havane jusqu’à Mantanzas, tiennent en haleine le lecteur par une série de conjectures sur l’existence réelle de ces écrits d’Heredia censés avoir été confiés à un membre de la famille de Lola Junco, la mère non-légitime de l’un des fils d’Heredia. Il en résulte que l’architecture polyphonique romanesque livre un triple point de vue de la vie d’Heredia, dont l’enquête de Fernando Terry constitue un volet intratextuel, qui inscrit le poète dans la grande généalogie franc-maçonne des voix littéraires fondatrices de la cubanité, assoiffées de liberté et de démocratie.
L’amitié qui se noue entre Heredia et Félix Tanco Bosmaniel, venu de Colombie et partageant les idéaux d’émancipation des Lumières, leur fondation enthousiaste de la revue El Americano libre, l’adhésion du jeune poète à la loge maçonnique Caballeros Racionales17, s’écrivent dans le récit du fils qui restitue les zones d’ombre, les faiblesses, les raisons de compromis acceptés par son père, mais aussi ses idéaux de démocratie et antiesclavagistes, sous la forme de la mémoire d’un passé où la subjectivité sélective, comme l’a si bien montré Paul Ricoeur, contribue à brouiller les contours d’une représentation trop lisse de la figure nationale. Quant à celle esquissée autodiégétiquement par Heredia, elle s’attarde de façon insistante sur les causes de l’impossible accès de Cuba à l’émancipation, dans la deuxième décennie du XIXe siècle, en évaluant sévèrement les freins idéologiques et surtout l’impuissance politique des créoles à se délivrer de carcans émotionnels, économiques et identitaires en relation avec l’esclavage des Noirs et la traite. Le romancier dote Heredia d’une maturité idéologique et politique bien supérieure à celle des intellectuels du Seminario San Carlos tels que José Antonio Saco, professeur et député aux Cortes, auteur d’un essai sur l’esclavage, et Félix Varela, tous tourmentés par la peur constante d’une révolte d’esclaves contre leur maître, semblable à celle de l’île voisine française de Saint-Domingue, qui leur avait permis de prendre le pouvoir et de proclamer l’indépendance de la colonie en 1804. Horrifié par les horreurs de la condition servile, Heredia comprenait mal que des hommes qui s’acharnaient à faire perdurer les malheurs d’individus réduits en esclavage fussent eux-mêmes, en raison de leur peur due à la supériorité numérique des serfs, esclaves de la Couronne qui tirait un très lucratif profit de l’économie de plantation. S’agissant de Cuba, la communauté imaginaire dont parle Benedict Anderson18, excluait de l’édifice identitaire en train de se construire ses composantes les plus visibles, pour lesquels Heredia, éprouvait une pleine compassion, en dépit de son commerce avec des fils de la saccharocratie. Son incompréhension s’étendait également à la situation d’une Amérique récemment indépendante, mais souffrant de la tyrannie de ses gouvernants. Témoin au Mexique des excès de Iturbide autoproclamé empereur et de l’extravagance du Général Santa Ana, un satrape caméléon navigant entre conservatisme et libéralisme, son poème, la Oda a los habitantes de Anáhuac, et ses vers, En el teocalli de Cholula, lui furent inspirés par l’Histoire de la grande civilisation aztèque, pour exprimer, de façon détournée, sa répugnance à la violence, au désordre et à l’autoritarisme politique.
Somme toute, bien que l’on puisse repérer dans le tissu textuel de La novela de mi vida le fruit d’une recherche approfondie, un labeur auquel se consacra Padura avec conviction, comme il est loisible de l’observer dans son essai, José María Heredia, la Patria y la vida19, les contours du matériau biographique se dissolvent par une efficace alchimie dans la fiction. Le roman rend patent l’avertissement de son auteur au sujet de l’interpénétration entre fiction et réalité dans ses romans :
[…] es sólo una novela y muchos de los sucesos en ella narrados, aun cuando hayan sido extraídos de la más comprobable realidad y la más estricta cronología, están tamizados por la ficción y entremezclados con ella al punto de que, ahora mismo soy incapaz de saber dónde termina un país y dónde comienza el otro20.
Mais puisque la littérature vise à rendre intelligible symboliquement l’Histoire, Padura s’est octroyé la liberté d’accomplir le devoir sacré de repenser l’identité de Cuba et de revenir aux racines de sa littérature nationale, à travers l’édification d’un monument à Heredia. Celui-ci, composé d’ombre et de lumière, d’un entremêlement de faits, de rencontres et de frustrations historiques, valide le mythe romantique de l’écrivain persécuté, censuré, mort dans l’oubli et dans le dénuement mais hissé à la place centrale d’écrivain national de son pays. Les voix multiples qui lui donnent une épaisseur inédite par une mise en perspective entre le passé et le présent de Cuba, mémoire et Histoire, ramènent au premier plan des enjeux fondamentaux de la cubanité en relation étroite avec des impératifs tels que celui de l’émancipation des peuples et de la liberté des hommes.
[1] José MARTÍ, « Heredia », El economista Americano, New York, julio de 1888.
[2] Leonardo PADURA, La novela de mi vida, Barcelone, Tusquets Editores, colección. Andanzas, 2002.
[3] Marta María RAMÍREZ, « Leonardo Padura: con la pluma y la espada », Entrevista a Leonardo Padura, Cuba a la mano, Segunda quincena, 8 de abril, de 2005. URL : https://www.ipscuba.net/sin-categoria/leonardo-padura-con-la-pluma-y-la-espada/.
[4] Seymour MENTON, La nueva novela histórica de la América latina¸ 1979-1992, México, D.F, Fondo de Cultura Económica, 1993.
[5] Linda HUTCHEON, A Poetic of Postmodernism : History, Theory, Fiction, New York, Londres, Routledge, 1988.
[6] Anne-Marie THIESSE, La fabrique de l’écrivain national. Entre littérature et politique, Paris, Gallimard, 2019.
[7] Leonardo PADURA, Adiós, Hemingway (2001), Bogota, Editorial Norma S.A., 2003.
[8] Leonardo PADURA, El hombre que amaba a los perros, Barcelone, Tusquets Editores, colección Andanzas, 2009.
[9] Leonardo PADURA, La novela de mi vida, op. cit, p. 13
[10] Fernando ORTIZ, « Los factores humanos de la cubanidad », Revista Bimestre de Cuba, 21, 1940, p. 161-186; Perfiles de la cultura cubana, 2, mayo-diciembre de 2008.
[11] Édouard GLISSANT, Poétique VII, Traité du Tout-Monde, Paris, nrf Gallimard, 1997, p. 21.
[12] Leonardo PADURA, La novela de mi vida, op. cit., p. 71-72.
[13] René GIRARD, Shakespeare, les feux de l’envie, Paris, Grasset, coll. Biblio Essais, 1990.
[14] Leonardo PADURA, La novela de mi vida, op. cit., p. 333.
[15] Marta María RAMÍREZ, « Leonardo Padura: con la pluma y la espada », op. cit.
[16] Ambrosio FORNET, Las máscaras del tiempo, La Havane, Editorial Letras Cubanas, 1995.
[17] Leonardo PADURA, La novela de mi vida, op. cit., p. 139.
[18] Benedict ANDERSON, Imagined Communities: Reflexions on the Origin and Spread of Nationalism, Londres, Verso, Books, 1983.
[19] Leonardo PADURA, La patria y la vida, La Havane, Ediciones Unión, 2003.
[20] Leonardo PADURA, Adiós, Hemingway, op. cit., p. 12.
Résumé
Dans La novela de mi vida, roman polyphonique et dialogique, Leonardo Padura subvertit des canons génériques pour élaborer une figure de José María Heredia. L’objet de cet article consiste à mettre en lumière les enjeux de la configuration d’un poète romantique, un écrivain national viscéralement attaché à sa patrie et nourri par des valeurs de l’universalisme des Lumières. Il montre aussi comment Heredia s’inscrit dans une Histoire de la cubanité et dans une mémoire en résonance avec le présent de Cuba.
Resumen
En su novela polifónica y dialógica, La novela de mi vida¸ Leonardo Padura subvierte unos cánones genéricos con vistas a elaborar la figura de José María Heredia. Este artículo apunta a poner de relieve lo que está en juego en la conformación de un poeta romántico, un escritor nacional raigalmente apegado a su patria y nutrido de valores universalistas del liberalismo de las Luces. Se dedica también a mostrar cómo Heredia se inserta en una Historia de la cubanidad y en una memoria en resonancia con el presente de Cuba.
La base biographique : l’enracinement local
Les valeurs universelles de l’axiologie hérédienne
L’Histoire entre fiction et réalité, perméabilité entre le présent et le passé
La réécriture de l’Histoire et la mémoire historique polyphonique
Renée Clémentine Lucien
Sorbonne Université- Faculté des Lettres CRIMIC EA 2561
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