Les journées d’études servent à approfondir une pensée, à mettre à jour des « effets miroir » entre différentes œuvres littéraires, mais aussi à faire découvrir des auteurs peu connus car finalement abordés rarement dans les milieux universitaires. C’est précisément le cas de Pierre Jean Jouve, ce romancier poète du XXe siècle, qui a laissé des textes très riches, tellement intenses qu’ils peuvent être lus et relus sans que n’en ressorte jamais la même impression. Il en résulte le sentiment d’une source inépuisable et la possibilité d’une découverte perpétuelle, sans cesse renouvelée, selon la perspective d’étude adoptée.
C’est dans cette optique que la thématique « réception de l’Antiquité » m’a permis de redécouvrir un texte que je connais pourtant presque par cœur, mais que j’avais jusqu’à présent abordé uniquement sous l’angle de son rapport avec la Bible. La récurrence des thèmes mythologiques s’y avère évidente, mais je n’avais pas encore eu la possibilité de m’y attarder. À titre d’exemple, les figures de Pandore, Psyché, Orphée ou encore Isis1 semblent avoir inspiré plusieurs textes poétiques et/ou romanesques. De même, les titres révélateurs du diptyque Aventure de Catherine Crachat (Hécate et Vagadu), ne laissent aucun doute sur l’influence de la mythologie dans l’acte d’écriture. Or, une figure, aussi précise que fondamentale, structure de façon assez éclairante le dernier texte romanesque de Jouve : il s’agit de Méduse, cet effrayant monstre féminin qui fut décapité par Persée, révélant ainsi tout l’héroïsme de ce dernier. La Gorgone, qu’elle soit présentée seule ou en compagnie de ses deux sœurs, a inspiré de nombreux auteurs : parce qu’elle représente un paradigme, celui d’une « perfection dérobée »2 (pour reprendre les mots de Starobinski dans L’Œil vivant), elle a souvent été utilisée pour exprimer l’horreur et la laideur indicibles. Ainsi la retrouve-t-on à chaque époque sous la plume des plus grands écrivains modernes, d’Agrippa d’Aubigné à Michel Leiris, de Du Bellay à Mallarmé et Verlaine. La plupart du temps, cependant, elle n’est envisagée que dans un contexte métaphorique : peu de textes la mettent réellement en scène ou relatent directement son histoire. Pierre Jean Jouve ne fait pas exception sur ce point : il ne s’agit pas, pour lui, de réécrire le mythe. Cependant, la figure méduséenne offre une possibilité de lecture intéressante pour qui cherche à comprendre Dans les années profondes, l’ultime ouvrage romanesque de l’écrivain. Ce dernier relate l’histoire de Léonide, jeune garçon de 16 ans, qui tombe amoureux d’une femme bien plus âgée, avec qui il va connaître sa première expérience sexuelle. Il ressortira grandi de cette aventure sur plusieurs plans. Cependant (et bien que nous voudrions tenter de le faire), résumer un roman jouvien est presque voué d’avance à l’échec car nous avons tendance à ne nous en tenir qu’à l’histoire, c’est à dire à la fabula, quand tout l’intérêt du texte est contenu dans l’expression, l’utilisation d’un langage que nous pourrions qualifier de poétique. C’est pourquoi les citations de plusieurs passages permettront d’expliquer dans quelle mesure les Gorgones en général, et Méduse en particulier, peuvent venir éclairer la lecture et donner des clés pour sa compréhension. Nous pourrons aussi opérer un parallèle entre le monstre mythologique et l’héroïne jouvienne, mais également entre Persée et Léonide, qui possèdent de nombreux points communs sur un plan spécifiquement narratif. Nous essaierons ainsi de comprendre pourquoi le mythe de Méduse et le roman jouvien apparaissent comme deux récits initiatiques que nous pouvons mettre en « miroir », pour reprendre un terme cher à Jouve.
Avant toute chose, il semble important de faire découvrir aux lecteurs l’homme Pierre Jean Jouve, avant l’écrivain. Cet auteur est né en 1887 à Arras, « cette vieille ville espagnole »3, dans laquelle il connaît une enfance malheureuse, aux côtés d’un père autoritaire et peu aimant, et d’une mère effacée. Il fait de nombreux séjours à l’hôpital et développe une agoraphobie très pesante durant son adolescence. La dépression, omniprésente, fait de ce jeune garçon un être taciturne et fermé au monde. Seule lumière dans cette obscure période : l’ouverture à la musique (grâce à sa mère pianiste) et la découverte du « démon artiste »4. Jouve, alors, imite, mais ne crée pas encore, malgré une réelle attirance pour l’art. Les choses changent lorsqu’il découvre les grands poètes que sont Rimbaud, Mallarmé et surtout Baudelaire. « Il est certain qu’alors un voile se déchira. La Poésie m’apparut, la Poésie fut visible, quand jusque-là seule la Musique était visible. Un changement de proportion dans les choses. Une signification neuve des choses »5. Cette révélation l’amène à créer, en 1907, la revue des Bandeaux d’Or, dont ne paraîtront que quelques numéros. En 1910, il se marie avec Andrée Charpentier, une jeune professeur d’histoire de Montreuil-sur-mer, et part vivre à Poitiers. L’homme entretient de nombreuses amitiés (dont celle avec Romain Rolland, qui le marquera beaucoup, mais aussi avec Jules Romain et Stefan Zweig). À cette époque, Pierre Jean Jouve semble se chercher sur un plan littéraire : aussi tente-t-il de se rallier à différents courants de pensée, comme celui de l’unanimisme ou des écrivains de l’Abbaye, mais en vain. Cette quête de soi-même en tant qu’artiste, mais aussi en tant qu’homme, prend un tournant considérable en 1921, lorsque l’écrivain rencontre Blanche Reverchon chez Stefan Zweig. Cette psychanalyste d’obédience freudienne engendre une crise sans précédent, qui pousse Jouve à renier totalement tout ce qui l’entoure. La rupture est totale, profonde, et touche tous les domaines. L’auteur rompt avec sa famille, divorce d’Andrée, abandonne son fils et se remarie en 1925 avec celle qui est désormais perçue comme sa muse. Il se donne pour mission d’atteindre « les hauteurs du langage »6 et écrit, désormais, non plus pour un potentiel lecteur, mais bien afin de poursuivre une quête artistique, plus précisément poétique, autant que spirituelle et, surtout, personnelle. L’œuvre antérieure est rejetée, pour être mieux renouvelée dans un geste créateur original, qui devient véritablement une ligne de conduite jusqu’à la mort de l’artiste, en 1976. Cette recherche engendre différentes productions qui sont autant de tentatives, parmi lesquelles les romans, écrits de 1925 à 1935, au nombre de 5. Or, c’est précisément cette période de la carrière jouvienne qui nous intéressera ici, et plus spécifiquement encore son dernier roman, Dans les années profondes.
Lorsque Jouve, arrive, en 1925, à l’écriture romanesque, il souhaite avant tout se concentrer sur le personnage, il veut « les moyens et les fins du roman, dont la tension ne se produit pas entre des systèmes d’images, mais entre des réalités et caractères de personnages »7. L’écriture romanesque semble alors répondre à un besoin, celui de créer le « personnage symbole » dans lequel se mêlent réalité et fiction, « pour atteindre au plus vrai » écrit-il dans En miroir8. C’est pourquoi les figures jouviennes empruntent beaucoup aux souvenirs de l’auteur, à l’image d’Hélène, sa dernière héroïne, qui condense, selon les propos même de l’artiste, trois figures très importantes pour l’écrivain, plus précisément trois femmes rencontrées à différents moments de sa vie9. La Capitaine H, tout d’abord, cette épouse de militaire à la chevelure impressionnante, qui a fait connaître à Jouve ses premiers émois amoureux alors qu’il n’avait que 16 ans. Lisbé, ensuite, une jeune fille rencontrée en 1909 à Paris et qui, rapidement, est renvoyée en province. 24 ans plus tard, pourtant, au détour d’une rue, Pierre Jean Jouve rencontre de nouveau Lisbé et la reconnaît immédiatement : elle est, elle aussi, devenue femme de militaire. La passion reprend, déchirant ainsi l’homme qui se trouve alors tiraillé entre deux amours. Hélène, nous le verrons, emprunte de nombreux traits à Lisbé. Or, détail troublant : la jeune femme meurt juste après avoir reçu La Scène capitale, ouvrage dans lequel est inclus Dans les années profondes et à la fin duquel meurt Hélène. L’association d’idées se fait rapidement et Jouve portera toute sa vie cette culpabilité, celle d’avoir tué symboliquement Lisbé à travers l’écriture, comme si celle-ci avait le pouvoir d’engendrer la mort réelle. Enfin, la troisième figure qui nous intéresse ici est Yannick, une prostituée que l’écrivain a aimée et aidée alors qu’il était marié à Blanche.
La présence du 3 dans la composition du personnage d’Hélène nous semble particulièrement importante : en effet, ce chiffre se retrouve souvent et structure la plupart du temps le lien entre les différents protagonistes jouviens. Or, il est intéressant de constater que ce chiffre 3 s’illustre, dans Dans les années profondes, dans une relation sororale qui n’est pas sans rappeler celle qui liait les Gorgones.
Avant de nous pencher sur l’étude de l’œuvre, cependant, il est nécessaire d’en expliquer les grandes lignes, afin de rendre les propos accessibles à tous. Cet ultime roman de Pierre Jean Jouve, d’abord paru seul, fut rapidement inclus dans un recueil plus général qui porte le titre, révélateur, de La Scène capitale. Cet ouvrage s’ouvre sur une courte nouvelle, La Fiancée, qui est une reprise de Wozzeck d’Alban Berg, puis sur plusieurs récits très courts rassemblés sous le nom Les Histoires sanglantes, et, à première vue, peu accessibles, puisque pris dans le « tuf »10 des rêves de l’auteur. Rappelons ici que Blanche Reverchon était une psychanalyste reconnue : elle a fait découvrir à son mari un domaine très peu exploré à l’époque et pour lequel Jouve se passionne. Ces Histoires sanglantes sont suivies de deux récits : La Victime et Dans les années profondes, dont le titre est emprunté à un vers baudelairien11. Le premier expose l’histoire de Waldemar, un jeune étudiant fortement épris de la belle Dorothée. Avec l’aide de son acolyte Simonin, Waldemar parvient à approcher la jeune femme mais rompt la promesse faite à son ami : celle de ne pas la posséder charnellement. Les conséquences ne se font pas attendre : Dorothée entre dans un état de latence, entre la vie et la mort. Seules les invocations chrétiennes de différents docteurs parviennent à la faire sortir de cette inertie, pour mieux engendrer son décès effectif. Simonin et Waldemar, quant à eux, sont condamnés à la torture et à la mort.
Ce récit, qui n’est pas sans faire penser aux œuvres les plus célèbres du romantisme noir, met en place une atmosphère particulière, qui rompt totalement avec celle de Dans les années profondes. Dans ce dernier écrit romanesque, le lecteur découvre Léonide, un adolescent de 16 ans, qui s’apprête à quitter les magnifiques montagnes italiennes lorsqu’il rencontre Hélène de Sannis, comtesse respectable et respectée, et épouse d’un officier de l’armée. Le jeune homme ne tarde pas à nourrir des sentiments amoureux à l’égard de cette femme d’âge mûr, sentiments rapidement découverts par Pauliet, le neveu des Sannis. Celui-ci, particulièrement attiré par les désirs luxurieux, pousse Léonide à se dévoiler, avant de rendre son dernier souffle. Cette mort rapproche encore le jeune homme et Hélène, et l’acte charnel est rapidement consumé. Mais, lors de leur seconde rencontre amoureuse, la comtesse meurt juste après l’union des corps. Léonide, d’abord effondré, comprend par la suite le sens de cette disparition : parce que sa bien-aimée n’est plus, il peut naître à lui-même et à l’art, et ainsi s’adonner pleinement à la vocation poétique dont Hélène a ouvert l’intarissable source.
Comme nous l’avons auparavant signalé, résumer les récits jouviens relève presque d’une impossibilité : la force du texte n’est pas contenue dans l’intrigue, mais bien dans l’écriture elle-même. Rappelons ici que Pierre Jean Jouve ne souhaitait rien moins que de créer un roman « poétique », comme il l’a affirmé dans son journal sans date12. Or, il semble atteindre son objectif en partie en se nourrissant d’un fond culturel européen important, et plus spécifiquement des mythes. Le prénom même de l’héroïne n’est pas sans nous faire penser à la fille de Zeus et Léda, qui était considérée comme la plus belle femme du monde. L’auteur, d’ailleurs, ne renie pas cet héritage, affirmant qu’« il est possible que soit présent comme un symbole le nom de la Femme belle entre toutes dans l’Antiquité »13. Bien que ce ne soit qu’une possibilité, cette idée semble particulièrement intéressante puisque la figure d’Hélène serait alors constituée de deux images parfaitement contradictoires, à l’opposé l’une de l’autre : Hélène incarnerait le mélange d’une imago de la beauté et de la figure la plus monstrueuse de la mythologie, à savoir la Gorgone. Il est d’ailleurs étonnant de constater que, en 1935, année de publication de La Scène capitale, paraît également La Guerre de Troie n’aura pas lieu, pièce dans laquelle l’aède troyen Demokos rapproche les deux figures dans une comparaison de la guerre (« Elle doit être lasse qu’on l’affuble de cheveux de Méduse, de lèvres de Gorgone : j’ai l’idée de comparer son visage au visage d’Hélène. Elle sera ravie de cette ressemblance »14).
L’omniprésence de Méduse, de façon sous-jacente à l’écriture, est indéniable : chez Jouve, rien ne peut être le fruit du hasard. Tout est travaillé, pensé, réfléchi, au point que ce perfectionnisme devenait agaçant et a valu à l’auteur de nombreux conflits, notamment avec son éditeur. Or, nombreux sont les éléments qui rapprochent Méduse et l’héroïne jouvienne, et en premier lieu le fait que les Gorgones soient constituées de trois sœurs, dont deux sont plus effacées. Cet élément demeure une constante malgré la multiplicité des sources antiques, parmi lesquelles nous pouvons citer notamment la Théogonie d’Hésiode, la Périégèse de Pausanias ou encore la Bibliothèque d’Apollodore. Cette fratrie est le fruit des amours de Phorcys et Cêto, deux divinités marines primordiales, issues toutes deux de l’union de Gaïa, la Terre, et de Pontos, le Flot. Certains avancent l’idée selon laquelle le caractère incestueux de la relation entre Phorcys et Cêto expliquerait la monstruosité de chacun des membres de leur progéniture. En effet, en plus des Gorgones, le couple a donné naissance à Échidna, une créature à tête de femme et au corps reptilien, à Ladon, le dragon des Hespérides, et enfin aux sœurs Grées, ces trois femmes nées vieilles et qui se partagent un œil et une dent. C’est précisément le chiffre 3 qui a engendré un amalgame, à certaines époques, entre les Grées et les Gorgones. C’est notamment le cas d’Eschyle (dont la trilogie, adaptation à la scène de la geste de Persée, a été perdue, ce qui est à percevoir comme un dommage considérable au vu de la rareté, même dans la littérature moderne, d’œuvres entièrement consacrées à ce mythe et à ces figures), des mythographes du Vatican, mais également du poète de la Pléiade Jean-Antoine de Baïf qui, dans un de ses poèmes intitulé l’« Hippocrène » présente Méduse en ces termes : « l’aînée des trois Gorgones, qui d’un œil commun se servirent / Et qui jamais un Soleil ensemble en même temps ne virent »15. Les Gorgones et les Grées sont bien deux entités distinctes, qui n’ont d’ailleurs pas eu la même notoriété, les premières étant bien plus connues que les secondes. Plus précisément encore, l’une des Gorgones, surtout, a rencontré une postérité littéraire sans commune mesure avec celle de ses deux sœurs : Méduse est en effet une figure bien plus récurrente que Stêno et Euryalé. Celle que Pierre Grimal considère d’ailleurs comme « la Gorgone par excellence »16 devient même représentative des deux autres, par le biais d’une réduction métonymique qui engendre de perpétuels allers-retours, dans les dictionnaires, entre Gorgone et Méduse. Le même effet se retrouve au sein du roman jouvien : nous y retrouvons une figure prépondérante, plus importante que les autres, derrière laquelle se dessinent deux personnages qui, la plupart du temps, semblent justifier leur présence par le simple fait qu’ils soient des projections de la première. C’était déjà le cas dans Vagadu : l’héroïne, Catherine, est entourée de plusieurs personnages parmi lesquels Noémie et la petite X. Celles-ci apparaissent clairement comme un dédoublement, à différents âges, de la figure principale, qui demeure plus présente sur un plan narratif. Dans Dans les années profondes, le lien entre les sœurs n’est pas affirmé, mais à plusieurs reprises suggéré. Lors des premières rencontres, Hélène annonce à son futur amant : « Je vous ferai connaître ma sœur […]. Elle est bien plus jeune que moi. C’est une fille que l’on trouve belle, et elle est aussi bonne. Elle a une très belle chevelure, dans le ton de la mienne, mais mieux ! Vous la verrez »17. Et Léonide de conclure : « La sœur était : elle », soulignant ici un rapport identitaire intéressant. La troisième entité de ce trio est incarnée par Pauliet, le cousin par alliance de Mme de Sannis : ce jeune homme est décrit comme ayant de nombreux traits féminins, au point que le lecteur en oublie parfois sa véritable nature. Celui qui se désigne comme « un ancien Grec aimant tous les sexes »18, à la « peau de femme » et aux « jolies cheveux ondulés naturellement »19 porte en lui « le plaisir mélangé à la mort »20 et, en cela, apparaît clairement comme un double d’Hélène. Angèle, comme Pauliet (dont nous aurons remarqué la résonance féminine du prénom, notamment grâce au suffixe -et), représentent des miroirs, pour reprendre un terme cher à Jouve, de l’héroïne principale. Comme pour Sthéno et Euryalé, leur présence est plutôt effacée, voire inexistante en ce qui concerne Angèle, qui n’est que mentionnée. Pourquoi, dès lors, faire référence à elle ? Peut-être justement pour affirmer la présence d’une fratrie mimétique de celle des Gorgones, d’autant plus que le point commun qui associe les trois personnages n’est autre que la chevelure. En effet, très peu de détails sont donnés sur Angèle et Pauliet : pourtant, le narrateur insiste sur la beauté de leurs cheveux. Il nous semble percevoir là un indice pouvant guider le lecteur vers la figure qui structure, de façon sous-jacente, le récit : celle de Méduse.
Évidemment, la première image qui nous vient à l’esprit quand nous pensons à la figure mythologique dont il est ici question est une chevelure tortueuse et mouvante, composée de serpents et de vipères et brillamment immortalisée par le Caravage en 1597. Cette spécificité, qui constitue une autre constante du personnage, est décrite en ces termes par Ovide dans Les Métamorphoses :
Méduse était une très belle jeune fille, notamment grâce à l’éclat incomparable de sa chevelure. Le dieu de la mer, Poséidon, s’était épris d’elle et l’avait connue – certains disent violée – dans un temple d’Athéna. Outragée par cette profanation, la déesse vierge changea les beaux cheveux de Méduse en un nid de serpents affreux et rendit son visage si épouvantable que nul ne pouvait plus regarder la belle sans être pétrifié d’horreur – d’autres pensent qu’Athéna se serait vengée de Méduse de cette façon pour punir la jeune fille qui avait commis la faute de se prétendre plus belle que la déesse. Dès lors, Méduse alla cacher son malheur et sa fureur dans l’antre obscur où vivaient ses deux sœurs, Sthéno et Euryalé, qui étaient immortelles21.
Ce passage nous apprend plusieurs choses intéressantes, sur lesquelles nous reviendrons. Retenons toutefois que la laideur et la monstruosité de Méduse seraient une punition, conséquence d’un acte charnel (consenti ou non d’ailleurs, la sentence est la même). Le personnage était cependant réputé, avant la punition d’Athéna, pour la beauté de ses cheveux. Or, la chevelure est précisément l’élément distinctif d’Hélène, sa caractéristique principale sur le plan physique, au point de n’être désignée que par cela à plusieurs reprises, dans un rapport métonymique et identitaire qui prend tout son sens si on le met en rapport avec la figure méduséenne. La découverte du personnage, et la description qui s’ensuit, est sur ce point significative puisque, comme dans le texte d’Ovide, les cheveux concentrent toute la beauté de la femme :
L’extraordinaire était ce qui surmontait son visage ; elle avait une masse, un édifice de cheveux ; une chevelure à la fois comme un nid de serpents et mousseuse ou rayonnante comme du soleil ; dont la couleur était entre le violet, le blond et le rouge éteint, par reflets, et dans l’ensemble d’un ton indéfinissable et chaud de cendre. Cette chevelure, […] je ne la connaissais pas ; je ne l’avais jamais vue ; je ne pensais pas qu’elle pût exister22.
Le rapprochement avec « le nid de serpents » n’est pas anodin : cette précision confirme l’image que Pierre Jean Jouve souhaite faire naître dans l’esprit de son lecteur, comme un indice stipulant que la figure méduséenne reste sous-jacente à la composition du texte romanesque en général, du personnage d’Hélène en particulier. Cette idée est encore corroborée quelques pages plus loin par « la puissance terrible formée de cheveux emmêlés et fauves »23. L’écrivain semble d’autant plus inviter son lecteur à opérer un rapprochement qu’il compare Léonide à « un enfant blessé qui attend le regard de Gorgone »24. Le mystère de la Chevelure est bientôt révélé : elle contient la mort, plus précisément encore « le plaisir de la mort » (nous retrouvons là les termes employés au sujet de Pauliet), comme en témoigne ce passage qui pourrait autant décrire Méduse qu’Hélène :
Toujours plus belle, toujours plus mystérieuse, cette touffe, pleine de replis et de nuages, de reflets sanglants, de cavernes noires, dans laquelle mes regards se noyaient en éprouvant la volupté du plaisir de la mort. Tout dans la chevelure paraissait dérangé, en désordre : les mèches, les cheveux, les poils se contrariaient, se nouaient, se mariaient, se détruisaient. Ici, c’était un mariage de bêtes et là un mélange de fumées. Le lieu de la Chevelure était bien plus vaste que le pays de ces montagnes25.
Est mis à jour un autre point commun entre Méduse et Hélène : la chevelure des deux femmes est porteuse de mort. Il est ici nécessaire de faire une parenthèse pour expliquer que la mort, chez Jouve, est constamment associée à l’acte sexuel, cette « scène capitale » comme la nomme l’écrivain. Cette idée est particulièrement visible dans le recueil qui contient précisément Dans les années profondes. Comme nous l’avons auparavant explicité, La Fiancée et La Victime mettent en scène deux jeunes femmes qui meurent après l’acte, que celui-ci soit effectif ou juste imaginé par le narrateur (c’est le cas dans la nouvelle qui reprend l’opéra de Berg). En cela, Marie (l’héroïne de La Fiancée) et Dorothée apparaissent clairement comme des doubles d’Hélène, qui mourra dans des circonstances similaires. Cette association du rapport charnel à la mort permet de mieux comprendre la portée symbolique des cheveux d’Hélène : ceux-ci sont « magnétique[s] et sexuel[s] »26 selon les termes de Pierre Jean Jouve et, surtout, attirent pour mieux éliminer, comme le montre le passage suivant :
La forme, la nuance des torsades négligemment assemblées, entassées, tordues, tout ce que j’avais admiré et adoré jusqu’ici, ne venait que pour enrichir une autre chose, plus simple, et même ce ton violacé follement anormal n’était qu’un ingrédient. La vraie vertu était la puissance d’un aimant exercé par un organe. La vraie vertu consistait dans la présence magique de la Chevelure, qui agissait comme un aimant pour attirer vers des jouissances de l’âme, ou du corps, jamais soupçonnées, dont elle était le signe27.
Il n’est d’ailleurs pas anodin que, comme en ce qui concerne Méduse, la chevelure d’Hélène continue d’opérer ce pouvoir après la mort du personnage, comme si elle lui survivait (« la Chevelure rappelait un peu la vie, en rougeoyant sous l’éclat du cierge. Une odeur mystique, déjà, la rendait plus auguste »28).
Au lien sororal et à la chevelure s’ajoute un troisième élément, qui vient dès lors confirmer le rapprochement qui nous occupe depuis le début de cet article : il s’agit du regard, envisagé dans sa force pétrifiante. Sur ce point, de nouveau, Hélène rejoint son homologue antique, même si cela se dessine tout d’abord selon une logique inversée. Dès sa première apparition, elle est désignée à deux reprises (en cinq lignes, comme si Jouve voulait vraiment attirer notre attention sur ce point), comme « une beauté grecque, […] de statue »29. Rapidement, pourtant, c’est Hélène elle-même qui va pétrifier les gens qu’elle rencontre. Ainsi Léonide commence-t-il par trembler, puis ses sens semblent lui échapper, enfin, il tombe dans une sorte d’étourdissement qui se mue en perte de connaissance totale lors de la seconde rencontre. Cette tétanisation s’élargit d’ailleurs à l’ensemble du paysage puisque « à ce moment-là, tout le tableau fut frappé d’un coup de tonnerre » et les éléments naturels, comme les personnages qui les habitent, se figent, à l’image de cette famille qui « semble devenir un groupe de statues »30. Commence alors une sorte de jeu entre l’héroïne et le jeune homme, celui de « voir sans être vu », dont nous savons que c’est une des thématiques de l’histoire des Gorgones. Durant tout le récit, les regards se dérobent, se cherchent, se chassent, volontairement (les deux personnages jouent d’ailleurs à colin-maillard lors d’un après-midi ensoleillé), ou involontairement. La plupart du temps, c’est Léonide qui voit, mais qui n’est pas vu d’Hélène soit parce que des éléments font obstacle, soit parce que l’héroïne est présente physiquement mais pas mentalement, comme si elle s’était déjà retirée dans l’autre monde qui l’attend, celui de la mort. Il semble sur ce point significatif que le jeune homme, une fois la femme aimée morte (du moins le pense-t-il, mais il n’en a pas la certitude) utilise un miroir pour, cette fois, s’assurer de l’absence de vie de sa maîtresse. Dans l’histoire de Persée, le miroir est un adjuvant (pour reprendre le vocabulaire greimasien), qui permet de tuer la Gorgone sans la regarder. Dans le récit jouvien, c’est également un objet qui peut être mis au rang d’adjuvant, non pas pour provoquer la mort, mais pour la constater et ainsi amener le héros à se rendre à l’évidence.
Il résulte de cette étude le constat suivant : nombreux sont les éléments qui invitent à un rapprochement entre Hélène et Méduse, au moins en ce qui concerne la construction du personnage. Sur le plan physique, en tout cas, l’analogie ne fait aucun doute. Or, il semble dangereux de douter du caractère volontaire de ce mimétisme : encore une fois, le soin apporté à l’écriture et à l’élaboration des romans laisse peu de place au doute. Cette idée se confirme d’ailleurs avec le rôle narratif assigné aux deux protagonistes principaux, ainsi qu’avec le caractère initiatique attesté au récit.
Appuyons-nous sur le texte d’Ovide afin de nous remémorer les aventures de Persée, ce héros grec fils de Danaé et de Zeus, dont l’histoire est inextricablement liée à celle de la Gorgone. Lors d’un banquet, Polydectès, roi de l’île de Sérifos, demande en cadeau des chevaux. Persée, qui veut surpasser tout le monde, lui promet la tête de Méduse. Le jeune homme va d’abord voir les Grées, auxquelles il vole l’œil unique, leur promettant de le leur rendre si ces dernières lui indiquent le chemin qui mène aux Nymphes, afin de récupérer les trois objets magiques qui l’aideront dans sa quête (des sandales ailées, la besace pour recueillir la tête et le casque d’invisibilité d’Hadès). Une fois ces objets en sa possession, Persée retourne voir les Grées, afin de leur rendre l’œil et de connaître la direction de l’antre de Méduse.
Persée se rendit auprès des trois Gorgones, qu’il trouva endormies. Il se plaça au-dessus de Méduse et lui coupa la tête en fixant le reflet inoffensif du visage interdit dans le bronze de son bouclier. Du cou tranché jaillirent le cheval ailé Pégase et un homme à l’épée d’or, Chrysaor. Les jumeaux avaient été engendrés dans le sein de Méduse par Poséidon avant la punition infligée par Athéna. Il mit la tête sanglante dans la besace et s’envola rapidement, poursuivie par les deux autres Gorgones que tout le fracas de cette mort atroce et de ces naissances concomitantes avait éveillées. Mais elles ne pouvaient le voir, à cause du casque d’invisibilité, et elles durent bientôt renoncer31.
Le déroulement des aventures de Persée ne laisse aucun doute sur la nature du texte : il s’agit bien d’un récit initiatique, dans lequel le jeune homme passe d’adolescent à adulte héroïque. Or, pour atteindre ce rang, il lui faut s’illustrer dans un fait marquant et courageux : la mort de la Méduse sera précisément l’action qui permettra l’élévation. Il est intéressant de constater que Léonide, notre personnage jouvien, va suivre un chemin similaire à celui de Persée et passer, lui aussi, d’un état à un autre, grâce à un cheminement initiatique mimétique de celui décrit par Ovide. Ainsi, avant d’aller affronter Méduse, Persée doit s’engouffrer dans une nature hostile, dans laquelle il marche longtemps avant d’atteindre son objectif, à savoir l’antre des Gorgones, qui s’envisage comme un lieu coupé du monde et hors du temps. Il est troublant de voir combien le lieu, dans l’incipit de Dans les années profondes, ressemble à cette nature hostile que doit traverser Persée : Léonide relève notamment l’aspect mystérieux du paysage, dans lequel plusieurs régions sont étagées, enfermées, dans lequel la roche est omniprésente et où un massif porte même le nom, révélateur autant qu’annonciateur, de Disgrazia. La dimension labyrinthique du lieu, corroborée par le caractère vain du cheminement, est également soulignée : « le voyageur monte et descend et toujours il retrouve les mêmes alpes et sanctuaires »32. Significativement, et à l’image de Persée, Léonide souligne l’omniprésence de la pierre sur son chemin et, de façon latente, celle de la mort puisque le jeune homme se retrouve au milieu d’un cimetière, mais dans lequel il n’y a pas de tombe : nous l’aurons compris, Léonide (et par voie de conséquence, le lecteur qui l’accompagne dans ce périple) est en train de passer dans un autre monde, ou du moins se trouve-t-il à une frontière géographique autant que symbolique. Rien d’étonnant, dès lors, au fait que ce récit précède de très peu l’apparition de cette « créature extraordinaire » qu’est Hélène. Car, comme nous le rappelle Sylvain Détoc dans son ouvrage entièrement consacré à Méduse, l’antre des Gorgones constitue une limite, la dernière étape avant l’entrée dans un autre monde33. Dans cette optique, Méduse incarne elle aussi cette limite, ontologique cette fois, celle-là même qui distingue dans la littérature grecque le domaine des morts du monde des vivants. Il semble d’ailleurs intéressant de constater que, dans cet ordre d’idée, la progression de Léonide vers le château des Sannis est contiguë à la progression d’une obscurité mystérieuse et pesante. Alors qu’Hélène vient d’inviter le jeune homme à la rejoindre chez elle (jusqu’à présent, ils ne s’étaient rencontrés qu’à l’extérieur, c’est-à-dire hors du domaine privé de la comtesse), ce dernier s’étonne : « l’après-midi du jour où elle m’avait dit ça, il se mit à pleuvoir ; le paysage devint presque invisible, et Sogno fut entouré de fantômes »34. Plus le héros approche des appartements d’Hélène, plus l’obscurité se fait dense et dérangeante. Ainsi remarque-t-il le « froid sépulcral » qui règne dans toute la maison et l’aspect sombre de chaque pièce, dans lesquelles seule Hélène fait figure de lumière :
J’avais d’abord ce sentiment de clarté en regardant Hélène de Sannis assise sur une chaise à haut dossier près de la fenêtre, mais tout de suite après j’eus le sentiment que c’était très sombre. […] la chambre […] où les portes s’enfonçaient à travers d’épaisses parois, portes encadrées d’une triple moulure et d’une corniche mince très avançante, où les caissons des portes paraissaient rectangulaires mais découpés en somme par de nombreuses spirales, où les ferrures des portes étaient énormes et compliquées comme des cuirasses anciennes. Madame de Sannis m’apparaissait enfin contre une de ces portes, prisonnière même de la porte, encadrée par les proportions de l’ancienne porte, entourée dans son atmosphère étrange35.
Le terme « porte » revient à sept reprises dans ce passage, stipulant bien ici cette idée selon laquelle la maison est à percevoir comme un antre, un lieu frontalier entre deux mondes, dans lequel Hélène est enfermée voire, osons le mot, condamnée, et dans lequel Léonide, héros d’un nouveau genre, doit s’introduire. Son cheminement héroïque est d’ailleurs visible dans le texte par l’utilisation de certains termes significatifs, qui laissent à penser que, comme Persée, le jeune homme doit affronter plusieurs obstacles avant d’atteindre la victoire. Ainsi, au début du roman il a « l’âme pleine de poésie de [s]a seizième année »36, alors qu’il n’a pas encore connu la femme. Pire, il ressent à l’égard des femmes une certaine crainte, qui se mue en hostilité et en un désir de violence, puisqu’il affirme avoir envie de les frapper37, perdant par moments le contrôle de lui-même. Les choses semblent pourtant très différentes avec Hélène, peut-être parce que celle-ci détient une « force de nourricière érotique »38 dans laquelle se mêle l’image de la mère et celle de la femme par excellence, ce double statut la rendant d’autant plus inaccessible. À la vue de cette créature, la première pensée de Léonide est de s’enfuir, ou plutôt de se sauver : pour ne pas se heurter aux dangers, mieux vaut s’en détourner. De façon significative, pourtant, tout de suite après, dans sa course, il fait se lever une vipère39. La présence de cet animal reptilien est, nous semble-t-il, significative puisqu’elle est à percevoir comme un signe annonciateur de la seconde rencontre (et de toutes celles qui suivront) avec Hélène-Méduse et de la lutte qui s’ensuivra, mais aussi de l’acte charnel auquel il cédera (inutile de rappeler, ici, la signification des animaux reptiliens dans le texte biblique). Quelques pages plus loin, la difficulté de l’épreuve apparaît clairement au héros : « Impossible de me défendre, impossible de lutter contre elle ». « Mais lutter contre qui ? »40 se demande-t-il. Si l’ennemi n’est pas encore totalement identifié, au moins est-il présent, comme une force oppressante qui pousse le héros à se surpasser. Léonide envisage alors clairement l’ampleur de sa tâche. Progressivement, il commence à entrevoir l’issue de la lutte, et notamment les risques qu’il prend41. Une première confrontation avec la chevelure, qui est à percevoir comme un premier acte de courage et une des premières épreuves dans ce cheminement initiatique, permet à Léonide d’y déposer un langoureux baiser et d’affronter ainsi pour la première fois, de façon directe, la femme, au cours d’une scène aux accents autobiographiques. Cet obstacle est surmonté : le jeune homme en ressort « épanoui, conquérant et déchiré »42, prêt à poursuivre, donc. L’arrivée de Pauliet, cependant, perturbe un peu ses plans et est perçue, à juste titre, comme une menace : le jeune cousin, alors agonisant, pousse le personnage à « sauter dans l’abîme »43 et à révéler ses sentiments à Hélène, ce qui annihilerait toute idée de lutte et, par ce biais, toute notion d’héroïsme. Léonide s’y refuse et préfère établir un « programme d’action »44 sentant qu’il termine une étape pour mieux s’engager dans une autre. Ce cheminement héroïque, pour ne pas dire érotique, peut se poursuivre car le personnage affirme être sûr d’aller vers sa destinée, comme en témoigne ce passage révélateur :
le feu tragique qui augmentait toujours à l’intérieur de moi, l’impression de vivre un drame, la certitude que j’allais vers ma destinée, me rendaient presque insensibles d’horribles souffrances, la terreur, le chagrin. Je vieillissais dans ces quelques jours. La honte et l’espoir se partageaient ma conscience45.
De la même façon que Persée ne pouvait plus reculer une fois qu’il avait promis la tête de la Gorgone à Polydectès, le roi de l’île de Sérifos, le personnage jouvien ne peut plus faire marche arrière : ainsi lui faut-il s’illustrer dans une lutte, ultime, avec Hélène, et accomplir l’acte sexuel afin de s’élever au rang d’homme. Aussi ne nous étonnerons-nous pas de constater, dans le récit de l’union des corps, l’omniprésence d’un vocabulaire guerrier :
Déjà je m’étais jeté à elle. Je me regardais faire, avec une pensée impassible devant mon avidité, je me voyais être si vorace sur elle. Nous roulions ensemble sur le lit bleu. Hélène était athlétique et totalement faible ; au contraire, la violence qui m’animait était formidable, aveugle ; c’est que, dans Hélène, le don et le sacrifice étaient tellement plus riches que ne l’étaient mon agression ! […] Hélène dominait mal ma fougue, mais la dominait ; et ceci la conduisait à son triomphe : quand, engagé en elle, trop vite je fus au but46.
Léonide, à la fin, lève le bras en l’air comme un drapeau, c’est à dire qu’il brandit l’étendard de la victoire : il est allé au bout de son périple et a possédé la femme, l’inaccessible femme, malgré son dégoût de la gent féminine. Il est d’ailleurs intéressant de constater que Verlaine, dont Jouve affirme s’être beaucoup inspiré, avait lui aussi rapproché la Gorgone de la Tentation charnelle, dans un passage de Sagesse, écrit durant sa détention au cours de laquelle il avait résolu de réformer sa sexualité (« Que ma chance fût male ou bonne / Toujours un parti de mon cœur / Ouvrait sa porte à la Gorgone // Toujours l’ennemi subordonneur / Savait envelopper d’un piège / Même la victoire et l’honneur »47). Cependant, l’acte a été commis, et l’un des deux doit mourir : c’est Hélène qui subira, donc, le châtiment. Or, cette mort est particulièrement intéressante sur un plan symbolique. En effet, comme Persée doit tuer Méduse pour s’élever au rang de héros, et ainsi remporter l’admiration de tous, Léonide doit posséder Hélène pour faire naître l’homme en lui, voire davantage. D’ailleurs, les propos tenus par le personnage de Persée, dans la pièce de Jacques et Geneviève Guhl qui ont repris le mythe en 1994 pour l’adapter à la scène, pourraient parfaitement être prononcés par Léonide, puisqu’il se demande : « Ô Mère, verras-tu en l’homme qui revient l’enfant qui est parti ? »48. Il faut préciser que dans cette pièce, le héros ne s’est pas illustré par de grands exploits mais, comme Léonide, il a connu l’amour avec l’une des trois Gorgones lubriques mises en scène par les dramaturges suisses. La vision de Sylvain Détoc, sur ce point, nous semble particulièrement intéressante : selon lui, la geste de Persée serait l’histoire d’un adolescent parti à la conquête du « sexe faible » pour affirmer la supériorité de son statut masculin. Ainsi, dès l’Antiquité, le récit mythique fut organisé autour du fait que la décollation de Méduse se présente comme une traversée du féminin dans ce qu’il a de plus étrange et de plus menaçant. Le sens de Dans les années profondes n’est pas différent : l’objectif de Jouve est ici de peindre un parcours initiatique moderne, dans lequel le passage à l’âge adulte constitue un enjeu de taille. Kurt Schärer, dans Poétique et thématique du mal dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve49, a d’ailleurs tenté de montrer que ce passage est l’objet de tous les romans jouviens, même s’il nous semble que c’est dans ce dernier récit que cette idée est la mieux illustrée. Enfin, nous ne pouvons étudier cet aspect du roman jouvien sans mentionner Freud et son court traité intitulé La Tête de Méduse50 dans lequel il explique que la face méduséenne symbolise l’épouvante éprouvée par un jeune garçon devant le sexe d’une femme. Là encore, nous pensons que l’écrit freudien a fortement influencé l’écriture de Dans les années profondes. Pourtant, le pouvoir de Méduse ne s’arrête pas avec la mort : plusieurs récits anciens racontent que Persée brandissait la tête de la Gorgone comme un trophée ou une arme devant ses ennemis, afin de mieux les terrasser. Au-delà de la mort, le pouvoir, maléfique, continue donc d’opérer. Or, là encore, nous pouvons mettre à jour un parallèle avec l’histoire de Léonide et de la belle comtesse de Sannis. Si cette dernière enfante l’homme, elle fait également naître le poète. Les derniers mots de l’ouvrage sont, sur ce point, révélateurs :
Car à travers cette remémoration [celle d’Hélène] quelque chose que je ne pouvais encore nommer commençait de naître. Par le fil de la remémoration et évocation, par le mouvement de l’amour qui y adhérait, par la puissance du tremblement de terreur et de la nostalgie l’entourant, je sentais des choses confuses se recréer, qui cherchaient un nom, des noms, qui de l’intérieur de la pensée allaient trouver leurs noms magiques et se précipiter au-dehors. Des états, de mélancolie, de joie, d’annonciation, de désespoir, des états faux en regard du monde de la douleur et de la solitude, mais plus véritables que le monde et sauvés par une étincelle intime, les états qui seuls me permettaient de communiquer avec Hélène désormais, de retrouver Hélène douce et noire désormais, ces états se produisaient maintenant pour moi, arrivaient près de moi, me quittaient, revenaient. C’était un vol d’oiseaux nocturnes plus clairs que les oiseaux du jour. Je voulus fixer les états qui me faisaient tant de bien, les écrire sur du papier. Hélas, j’ignorais les signes, et ce qu’il fallait fixer. Je n’y parvenais pas. Mais une patience, nouvelle et profonde, se formait aussi…51
Comme Méduse continuant de tuer après sa mort (mais ici de façon inversée), Hélène continue d’enfanter non pas l’homme, mais l’artiste en Léonide : grâce à elle, le jeune homme comprend l’essence de la poésie et se tourne pleinement vers elle. Nombreux sont les critiques qui ont vu dans ce passage une inspiration autobiographique : il semble d’ailleurs troublant que ces derniers mots soient, en réalité, les derniers de l’écriture romanesque jouvienne, puisque l’auteur ne se consacre plus qu’à la poésie après 1935. De là à faire de Blanche Reverchon, la seconde épouse de l’écrivain, une figure méduséenne, il n’y a qu’un pas… que nous nous garderons bien de franchir ici, excepté si nous prenons le terme « méduse » dans le sens de Michel Leiris dans L’Âge d’Homme : « Car une femme, pour moi, c’est toujours plus ou moins la Méduse ou le Radeau de la Méduse. J’entends par là que si son regard ne me glace pas le sang, il faut que tout se passe comme si on s’entre-déchirait »52.
La figure de Méduse semble donc bien avoir été présente, de façon sous-jacente, lors de la composition de Dans les années profondes. Cet article a tenté de montrer que plusieurs indices allaient dans ce sens, notamment en ce qui concerne le physique de l’héroïne principale, dont la chevelure tortueuse et le regard terrifiant laissent peu de doute sur ce point. Un des intérêts du texte, pourtant, est de suivre le déroulement narratif parallèle à la geste de Persée, dans une volonté de mimétisme intéressante et non explicitée. Ainsi Léonide nous apparaît-il comme le héros d’un nouveau genre, parfaitement ancré dans ce début du XXe siècle qui a vu naître la psychanalyse. Beaucoup ont perçu en ce personnage une dimension autobiographique. Le terme « projection » nous semble davantage approprié, puisqu’il concède une place à l’invention. Mais ce qu’il faut retenir de Dans les années profondes est surtout la richesse, dans sa composition comme dans son évolution, de la figure d’Hélène, dont la complexité rend possible des interprétations aussi multiples que variées. Un des éléments venant corroborer cette idée est justement la lecture particulière que Béatrice Bonhomme a proposée lors d’un colloque consacré à l’auteur, à Arras, en 2012 : la spécialiste voit en Hélène un avatar d’une des Parques, Pauliet et Angèle venant compléter ce qui constitue un autre trio illustre de la mythologie. Ainsi affirme-t-elle que cette figure est « une femme de substance archétypale, une femme mythique […] qui n’est qu’un seul et même mythe décliné à travers tous les motifs possibles, essentiellement à partir des différentes images de femmes-sœurs »53. La figure est tellement composite et protéiforme que le lecteur en vient à se demander si Pierre Jean Jouve n’a pas rassemblé en Hélène un florilège de mythes mythes (en témoigne l’article de Machteld Castelein, qui se penche sur la figure d’Hécate54) afin, précisément, de créer à son tour un mythe, moderne et personnel, dépassant ainsi un modèle surdéterminé pour en créer un nouveau, en combinant un geste d’imitation et de création. Or, peut-être est-ce justement pour se consacrer à l’élaboration d’un mythe personnel que Pierre Jean Jouve, par la suite, renonça totalement au roman et ne s’attela plus qu’à l’écriture poétique. Sûrement espérait-il que ce mythe lui survivrait. La notoriété très relative de l’écrivain montre que le but escompté n’a pas réellement été atteint.
[1] Nous renvoyons sur ce point à notre article « D’Isis à Hécate et Vagadu : des résonances d’une déesse à la résurgence d’un thème », paru dans la revue numérique noduscienti.net, le 17 octobre 2013, URL : http://nodusciendi.net/publication4.php.
[2] Jean Starobinski, L’Œil vivant, Paris, Gallimard, « Tel », 1961, p. 10.
[3] Pierre Jean Jouve, En miroir, journal sans date, dans œuvre I-II, Paris, Mercure de France, 1987 [1960], p. 1061.
[4] Ibid., p. 1061-1062.
[5] Ibid., p. 1063.
[6] L’expression est de Jouve lui-même (ibid., p. 1055).
[7] Ibid., p. 1085.
[8] Ibid., p. 1085. C’est l’auteur qui souligne.
[9] « Elle fut composée avec trois figures de femmes éloignées l’une de l’autre » (ibid., p. 1096).
[10] L’expression est de Jouve lui-même (ibid., p. 1094).
[11] « À travers la noirceur de la nuit, il avait regardé derrière lui dans les années profondes » (Fusées, in Journaux intimes [1851], Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, t. II, p. 664). Ce vers trouve également son écho dans Les Paradis artificiels, « Il regarde avec un certain délice mélancolique à travers les années profondes » (in Œuvres complètes, op. cit., p. 432).
[12] En miroir, journal sans date, op. cit., p. 1085.
[13] Ibid., p. 1096.
[14] Jean Giraudoux, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Paris, Le Livre de poche, 1970, p. 99.
[15] Second livre des poèmes, in Jean Vignes (éd.), Œuvres complètes, Paris, Honoré Champion, 2002, t. 1, p. 161.
[16] Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, Presses Universitaires de France, « Grands dictionnaires », 1999, p. 302.
[17] Dans les années profondes, in Œuvre I-II, op. cit., p. 980.
[18] Ibid., p. 1008.
[19] Ibid., p. 1006.
[20] Ibid., p. 1016.
[21] OVIDE, Métamorphoses, IV, 790, Georges Lafaye (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1999, 8e éd. revue et corrigée par J. Fabre, t. 1, p. 82. Nous soulignons.
[22] Dans les années profondes, op. cit., p. 964.
[23] Ibid., p. 973.
[24] Ibid.
[25] Ibid., p. 974-975.
[26] Ibid., p. 991.
[27] Ibid., p. 979. C’est l’auteur qui souligne.
[28] Ibid., p. 1046.
[29] Ibid., p. 964.
[30] Ibid., p. 970.
[31] Ovide, Métamorphoses, IV, 780-790, op. cit., p. 77-82.
[32] Dans les années profondes, op. cit., p. 961.
[33] Sylvain Détoc, La Gorgone Méduse, Paris, éd. du Rocher, « Figures et mythes », 2006, p. 147.
[34] Dans les années profondes, op. cit., p. 976.
[35] Ibid., p. 978. C’est l’auteur qui souligne.
[36] Ibid., p. 961.
[37] Ibid., p. 965.
[38] Ibid., p. 1001.
[39] Ibid., p. 968.
[40] Ibid., p. 983.
[41] « Je ne puis rien dire de plus vrai : il y a là-dedans l’idée d’une substance qui pousse avec joie, avec abondance, avec espoir, qui reçoit un coup, qui retombe à moitié tranchée. Recevoir la mort. Est-ce la mort ? Suis-je né pour mourir ? Ou suis-je né mort ? » (ibid., p. 997).
[42] Ibid., p. 1001.
[43] Ibid., p. 1015.
[44] Ibid.
[45] Ibid., p. 1022.
[46] Ibid., p. 1034-1035. C’est nous qui soulignons.
[47] Verlaine, « J’avais peiné comme Sisyphe », in Sagesse, Paris, Gallimard, « Poésie », 1975, p. 58.
[48] Jacques et Geneviève Guhl, Retourne-toi ! ou Persée et les Gorgones, Paris/Lausanne, L’Âge d’homme/Société suisse des auteurs, 1994, p. 102.
[49] Kurt Schärer, Thématique et poétique du mal dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve, Paris, Lettres modernes, « Bibliothèque des lettres modernes », 1984.
[50] Sigmund Freud, La Tête de Méduse, in Jean Laplanche (trad.), Œuvres complètes, Paris, Presses Universitaires de France, 1991.
[51] Dans les années profondes, op. cit., p. 1049-1050.
[52] Michel Leiris, L’Âge d’homme, Paris, Gallimard, 1990, p. 149.
[53] Béatrice Bonhomme, « Entre fécondité et mort, Jouve et le complexe de la Parque », in Dorothée CATOEN-COOCHE (éd.), Pierre Jean Jouve. Vivre et écrire l’entre-deux, Cahiers Pierre Jean Jouve, Paris, éd. Calliopées, 3, 2015, p. 151-170, p. 151.
[54] Cf. Machteld Castelein, « Hécate dans l’œuvre romanesque de Pierre Jean Jouve », publié dans ce dossier du numéro 2 de L’Entre-deux.
Résumé
Héroïne du dernier écrit romanesque de l’auteur, Hélène est la figure jouvienne par excellence. Elle incarne le mélange d’une image de la beauté parfaite et du visage le plus monstrueux de la mythologie, celui de Méduse, dont elle reprend les caractéristiques comme les cheveux ou le regard. Davantage qu’une simple « mise en miroir », nous pouvons percevoir Dans les années profondes comme une réécriture de l’histoire de Méduse autant que de celle de Persée, dont Léonide suit le parcours initiatique en le reproduisant.
Dorothée CATOEN-COOCHE
Univ. Artois, EA 4028, Textes & Cultures, Arras, F-62000, France
Sources
BaÏf, Jean-Antoine, Second livre des poèmes, in Jean Vignes (éd.), Œuvres complètes, Paris, Honoré Champion, t. 1, 2002.
Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1975.
Giraudoux, Jean, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Paris, Le Livre de poche, 1970.
JOUVE, Pierre Jean, Œuvre I-II, texte établi et présenté par Jean Starobinski, avec une note de Yves Bonnefoy et pour les textes inédits la collaboration de Catherine Jouve et de René Micha, Paris, Mercure de France, 1987.
Leiris, Michel, L’Âge d’homme, Paris, Gallimard, 1990.
Ovide, Métamorphoses, IV, Georges Lafaye (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 8e éd. revue et corrigée par J. Fabre, 1999.
Verlaine, Sagesse, Paris, Gallimard, « Poésie », 1975.
Critique
Bonhomme, Béatrice, « Entre fécondité et mort, Jouve et le complexe de la Parque », in Dorothée Catoen-COOCHE (éd.), Pierre Jean Jouve. Vivre et écrire l’entre-deux, Cahiers Pierre Jean Jouve, Paris, éd. Calliopées, 3, 2015, p. 151-170.
Catoen-COOCHE, Dorothée, « D’Isis à Hécate et Vagadu : des résonances d’une déesse à la résurgence d’un thème », noduscienti.net, 2013, URL : http://nodusciendi.net/publication4.php.
— (éd.), Pierre Jean Jouve. Vivre et écrire l’entre-deux, Cahiers Pierre Jean Jouve, Paris, éd. Calliopées, 3, 2015.
Détoc, Sylvain, La Gorgone Méduse, Paris, éd. du Rocher, « Figures et mythes », 2006.
Freud, Sigmund, La Tête de Méduse, in Jean Laplanche (trad.), Œuvres complètes, Paris, Presses Universitaires de France, 1991.
Grimal, Pierre, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, Presses Universitaires de France, « Grands dictionnaires », 1999.
Guhl, Jacques et Geneviève, Retourne-toi ! ou Persée et les Gorgones, Paris/Lausanne, L’Âge d’homme/Société suisse des auteurs, 1994.
Schärer, Kurt, Thématique et poétique du mal dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve, Paris, Lettres modernes, « Bibliothèque des lettres modernes », 1984.
Starobinski, Jean, L’Œil vivant, Paris, Gallimard, « Tel », 1961.