L’engouement pour les romans historiques médiévaux, loin de se démentir, s’accroît en Espagne, avec une interrogation toujours ouverte sur les raisons d’une telle ferveur. Faut-il y voir juste un effet de mode ou, au contraire, l’expression d’un besoin propre à toutes les sociétés, consistant à se projeter dans une sorte d’ailleurs mythique et légendaire, afin de créer une altérité fondatrice de leur propre identité ?
C’est ce que tente d’expliciter le Professeur José Enrique Ruiz-Domènec, lorsque, cherchant à explorer les méandres de la motivation des lecteurs contemporains envers les romans historiques médiévaux, il affirme dans La Vanguardia :
¿Por qué nos gusta tanto? “Para los europeos, la edad media es su western, y por tanto el espacio temporal donde remitimos nuestras leyendas y obsesiones, como el cine de Hollywood las proyectó en el Salvaje Oeste”, explica José Enrique Ruiz-Domènec, catedrático de Historia Medieval en la Universitat Autònoma de Barcelona y colaborador de varias publicaciones especializadas. No sólo eso, sino que “seguimos viviendo en la edad media”, como dice cada vez que tiene ocasión Jacques Le Goff, uno de los más brillantes expertos en el medievo1.
Cette citation de Ruiz-Domènec qui intègre une citation de Jacques Le Goff peut sembler de prime abord mêler des propos contradictoires, dans la mesure où le goût pour le Moyen Âge est analysé à la fois comme fascination pour la distance et comme attention à ce qui est proche. Il en résulte que le Moyen Âge est perçu comme une source d’altérité extérieure (le Moyen Âge est cet autre projeté à l’extérieur de nous) et comme une forme d’altérité intérieure (le Moyen Âge est cet autre qui vit en nous). Il faut sans doute rappeler, moins comme une lapalissade que comme une vérité dont l’évidence trop établie finit parfois par nous échapper, que nous n’avons et n’aurons jamais un accès direct à cette époque. De fait, toutes les représentations dont nous disposons, supposent des médiations, en particulier celles des historiens, et plus récemment, celle des romanciers. C’est bien ce que souligne cet article de La Vanguardia :
La ciudad, la universidad, nuestro concepto de búsqueda del conocimiento, nuestra vida cotidiana: todo esto nació en la edad media.Y sin embargo, la edad media que tenemos en la mente nunca existió. Tendemos a creer, por influencia del cine y la literatura, que el medievo sólo fue una época oscura de barbarie, ignorancia y superstición, mazmorras, enfermedades y suciedad. Si sumamos intrigas palaciegas y adulterio, obtenemos el cóctel perfecto para ambientar cualquier historia de ficción. La edad media tuvo, por supuesto, todas esas características, pero no sólo. El romanticismo del siglo XIX convirtió el pasado medieval en un éxito social, porque sus protagonistas y sus doncellas huidizas quedaban mejor entre sombríos castillos cubiertos de maleza. Pero la historiografía moderna ha puesto muchos esfuerzos en desmitificar la pretendida noche de mil años opuesta al Renacimiento, edad brillante y humanista2.
En tant que période historique « reconstruite » par des médiateurs qui ne sont autres que les historiens et les romanciers, le Moyen Âge nous parle certes du Moyen Âge, mais aussi nécessairement du présent de ces médiateurs qui se sont proposé d’en fournir une certaine image, et donc, de notre présent. En effet, si l’on veut bien croire que les historiens et romanciers éprouvent un réel et sincère intérêt pour cette époque distante, il est tout aussi logique de considérer qu’en tant qu’« hommes et femmes » de leur temps, ils ne peuvent totalement échapper aux obsessions de leur présent. Il en découle qu’ils ne peuvent manquer de projeter sur cette période lointaine qu’ils entendent « reconstruire», leurs propres représentations du monde, ce qui les conduit à poser aux hommes et femmes du Moyen Âge, un certain nombre de questions qui relèvent de problématiques contemporaines. Gérard Gengembre ne dit pas autre chose quand il affirme que les raisons de l’intérêt des lecteurs « [à] l’évidence, […] procèdent de notre rapport contemporain à une historicité devenue problématique, incertaine, contradictoire, obscure, etc. »3.
Pour se convaincre de cette dialectique incessante entre passé et présent, il suffit d’examiner les rapports qu’entretinrent les femmes et hommes médiévaux eux-mêmes avec les sociétés qui les précédèrent, et notamment avec les sociétés antiques. Les divers travaux menés sur les réécritures et traductions médiévales des textes antiques montrent bien cette forme récurrente d’appropriation « contemporaine » des problématiques anciennes, allant parfois jusqu’au détournement conscient et maîtrisé des sources4. C’est qu’une œuvre ou qu’une société, distante historiquement, ne continue d’avoir de la « valeur » pour le lecteur, que si elle peut éclairer un des aspects de son expérience. C’est pourquoi la question de la « signification » est inséparable de celle de la « valeur ». Si, comme on l’a dit, on continue d’attribuer de la « valeur » à une époque ancienne, comme c’est le cas de la période médiévale, c’est que cette époque recèle des significations qui sont actualisables et qui, comme telles, éclairent, sous un jour nouveau, certains pans de l’expérience contemporaine de l’historien, du romancier et des lecteurs, tout en permettant de relire le présent à la lumière du passé.
Nous considérerons donc que tout historien médiéval ou tout auteur de romans historiques médiévaux est un médiateur entre l’époque médiévale et la nôtre, et, ce faisant, nous tiendrons que l’image ou la représentation qu’il nous propose de la vie et de la société au Moyen Âge est parallèlement une image ou une représentation de sa propre société contemporaine, c’est-à-dire une certaine vision ou perception de ce qui fonde l’identité de sa nation, au moment où il écrit son texte.
Or, dans cette perspective précise, il ne saurait être question d’ignorer le rôle fondamental qu’a pu tenir la langue dans l’émergence des nations, pas plus que de minorer la manière dont elle continue encore et toujours de façonner les identités collectives. C’est pourquoi il nous a semblé pertinent d’explorer la construction ou reconstruction de la langue castillane dans les romans historiques médiévaux, afin d’examiner la manière dont les romanciers appréhendent sa fonction au sein de l’économie générale de leurs romans. Cette plongée dans le passé médiéval implique-t-elle une réécriture de la langue contemporaine qui se verrait ainsi marquée au sceau de l’altérité, et donc, de la diachronie ? Quels indices la langue est-elle susceptible de fournir sur les stratégies de construction identitaire et les perceptions du passé national promues par l’auteur ?
Pour mener à bien notre analyse, nous nous appuierons sur deux textes : Urraca, Señora de Zamora5 d’Amalia Gómez (2007) et Doña Jimena6 de Magdalena Lasala (2016).
Nous avons choisi de nous intéresser à l’écriture de la langue dans les romans historiques médiévaux, à travers les deux textes que nous venons de citer. Le choix de ces deux romans témoigne d’une volonté de cohérence, aussi minime soit-elle : deux textes ayant pour personnages éponymes, des femmes nées au XIe siècle et qui vivent dans une période marquée par la Reconquête, mais aussi par les divisions internes des royaumes chrétiens dont l’unité ne va pas de soi. Les guerres souvent fratricides, telle celle, par exemple, qui opposa Alphonse VI El Fuerte à son frère Sanche II El Bravo le montrent bien. Les deux romans couvrent donc en grande partie la même période historique et réfèrent ainsi à une situation linguistique comparable que nous décrivons brièvement ci-après.
Il faut bien comprendre que, vers le XIe siècle, les royaumes hispano-chrétiens du Nord connaissent un morcellement linguistique7, dû précisément à la situation politique particulière, héritée de ce qui est couramment dénommé « l’invasion musulmane » et des luttes intestines entre les royaumes hispano-chrétiens. Sans entrer dans les détails, on peut raisonnablement dire que le royaume de Léon (dont la Castille s’est autonomisée au Xe siècle) recouvrait la zone dite « cantabrique » (la Galice, les Asturies, la Cantabrie, le Nord de la Castille, León). Dans cette zone, on parlait galicien en Galice et léonais dans les autres régions. Du fait du repeuplement, l’installation de nombreux Mozarabes aux côtés des Asturiens, des Galiciens et des Léonais va renforcer le caractère conservateur des dialectes en présence, étant donné que ces nouveaux venus parlaient mozarabe, c’est-à-dire le dialecte traditionnel des Chrétiens qui vivaient dans les territoires musulmans du centre et du sud de la péninsule. Dans le royaume de Castille dont l’extension était fluctuante, vu qu’au XIe siècle, eut lieu l’annexion du royaume de Léon et de l’Ouest du royaume de Navarre, on parlait le castillan, mais aussi le basque, langue non romane, comme on le sait. Dans le royaume de Navarre, les locuteurs parlaient un dialecte que l’on qualifie généralement de « navarro-aragonais ». Dans le royaume d’Aragon, on parlait l’aragonais et dans les comtés de Catalogne, le catalan.
Ce rapide survol nous rappelle, si besoin en était, le multilinguisme constitutif de cette époque, mais aussi le rapport étroit qui se nouait entre pouvoir politique et hégémonie linguistique, le castillan s’imposant progressivement comme langue véhiculaire, du fait de sa prééminence économique et politique. Quoi qu’il en soit, aux XIe et XIIe siècles, le paysage linguistique était dominé par l’hétérogénéité linguistique.
Le premier constat que nous pouvons donc faire sur les des deux romans de notre corpus, au plan linguistique, est qu’aucun d’entre eux ne cherche à rendre compte de cette fragmentation linguistique. S’il est vrai qu’il ne serait guère possible de représenter dans la langue du roman le multilinguisme si prégnant de l’époque, il n’était pas non plus impossible d’y faire allusion par bribes, moyennant notamment les commentaires épilinguistiques ou métalinguistiques des personnages sur les autres parlers ou langues en présence au sein de l’espace géopolitique représenté dans le roman. Il n’en est rien. Bien au contraire, en l’absence de tout discours des personnages ou du narrateur sur le multilinguisme, les auteurs donnent aux lecteurs contemporains le sentiment que le castillan était déjà la langue hégémonique, parlée par tous dans la péninsule. Ces deux romans projettent ainsi une représentation monolingue de l’espace de l’époque, ce qui n’empêche pas leurs auteurs – nous pensons ici en particulier à Amalia Gómez – de bien souligner la singularité du royaume de Léon par rapport à celui de Castille et les susceptibilités qui pourraient naître d’une mauvaise connaissance par Alphonse VI des coutumes de Léon. Toutefois, cette singularité, dans les romans de notre corpus, ne s’exprime pas en référence à la langue mais seulement aux habitudes culturelles et aux usages sociaux en vigueur. S’il est évident, comme on l’a dit, que les contraintes éditoriales, la prise en compte de la dimension fonctionnelle (le roman doit pouvoir être lu par un maximum de lecteurs) rendent par avance caduque, toute tentative de forger un réel plurilinguisme interne à l’œuvre, il n’empêche que des références ou allusions à cette multiplicité de dialectes et de langues restent toujours possibles. Force est de reconnaître que ce n’est pas l’option qu’ont privilégiée nos deux autrices. Aucune visibilité n’est donnée à ce plurilinguisme caractéristique des premiers royaumes hispano-chrétiens, hormis certains toponymes ou anthroponymes arabes.
Le deuxième constat est que l’on peut noter une convergence assez nette dans le traitement de la langue entre les deux romans. Amalia Gómez et Magdalena Lasala créent, toutes deux, ce que nous avons choisi de dénommer un « effet-langue » archaïsant dont nous tenterons, dans les limites imparties à un article, de caractériser les principales stratégies. Cet « effet-langue » archaïsant participe de la volonté des autrices de conférer une certaine vraisemblance linguistique à leurs textes mais aussi à celle de dépayser légèrement leurs lecteurs en recréant çà et là une forme d’espagnol ancien.
Notons en premier lieu que cet effet archaïsant est fort savamment dosé dans les deux romans et ne constitue en aucun cas un obstacle à la lecture, s’agissant notamment de lecteurs qui n’auraient pas de familiarité avec le castillan médiéval ou avec les variétés « hautes » ou teintées d’archaïsme de la langue espagnole actuelle. Par cette stratégie d’un « dosage » bien maîtrisé, les romancières de notre corpus parviennent ainsi, à révéler une forme d’altérité linguistique intérieure au castillan lui-même, signe d’une certaine permanence dans la langue. Nous voulons dire par là que le castillan est moins appréhendé dans sa diachronie, à partir d’un état de langue ancien qui le rendrait méconnaissable aux lecteurs contemporains, que dans une synchronie « feuilletée », jouant sur les éventails d’écarts que permettent les différents registres lexicaux coexistant au sein d’une même langue. Ainsi, dans le diasystème du castillan, coexistent, par exemple, les mots lecho et cama qui réfèrent tous deux à l’objet « lit », cama étant pour le castillan des XXe et XXIe siècles, l’orthonyme (c’est-à-dire le terme le plus spontané) pour désigner le lit, tandis que le mot lecho qui remplissait cette fonction othonymique aux XIe et XIIe siècles, continue d’exister dans la synchronie actuelle de la langue mais comme marqueur d’un style plus soutenu. Ainsi, comme on le voit, si les deux mots continuent d’appartenir à la synchronie du castillan des XXe et XXIe siècles, ils relèvent de registres lexicaux différents, lecho étant une forme peu usitée actuellement, qui reste néanmoins accessible à un lecteur contemporain, d’autant que le cotexte, à savoir l’entourage textuel du mot, contribue à en éclairer la signification.
Il en découle que l’« effet-langue » archaïsant que nous évoquions, se construit sur ce savant mélange entre des mots, expressions, formes verbales qui relèvent pleinement de la synchronie du castillan des XXe et XXIe siècles et des termes, tournures, temps verbaux qui fonctionnent comme des marqueurs d’historicité, en ce qu’ils appartiennent à la diachronie de la langue, sans toutefois être totalement frappés d’obsolescence dans la synchronie concernée.
En voici quelques exemples plus précis :
- le recours dans les espaces de dialogue au pronom vos, sans pour autant reproduire les marques morphologiques que ce pronom imposait au verbe à cette époque, à savoir, des désinences en -ades, -edes, -ides. Est donc respectée la morphologie de la deuxième personne du pluriel actuelle qui permet de contrôler le processus d’ « archaïsation » dont on a compris qu’il ne doit pas opacifier la lecture du roman :
(Urraca, Señora de Zamora)
-Mi señora, bien sabéis que el color verde os favorece -dijo Doña Mayor-. Contrasta con el color de vuestro cabello y realza el de vuestros ojos, pero un verde que sea brillante, sobre el que destaque vuestro cinturón de hilo de oro con engarce de piedras préciosas8.
(Doña Jimena)
Soy doña Jimena Díaz, sobrina del rey de León -contestó la joven
-Señora, es muy peligroso lo que habéis hecho, seguro que vuestro tío no hubiera aprobado…
-¿Con quién estoy hablando, caballero ? -atajó preguntándole Jimena, aunque conociera muy bien la respuesta.
-Soy RodrigoDíaz, alférez el rey don Sancho -declaró el Campeador, molesto-, y he estado a punto de atravesaros con mi espada9.
- le choix d’un lexique archaïsant ou relevant d’un certain acrolecte10 (mots dont la fréquence d’emploi est moindre) qui se trouve disséminé dans le texte de manière régulière. En voici quelques exemples :
(Urraca, Señora de Zamora)
Adormilada11, escabel de cuero (taburete de cuero)12, ayo (preceptor)13, cuerpo exhausto (cuerpo agotado)14, vitores (aclamaciones)15, recato (pudor)16, sus anfitriones (sus huéspedes)17, infringir desaire (manifestar desprecio)18, la estancia (la habitación)19, lecho20, haciendo reposo21, los comensales (los invitados)22, aciago (desgraciado)23, etc.
On peut aussi noter l’emploi fréquent de la forme en -ra avec valeur de « plus-que-parfait » : Era una adminsitradora atenta y diligente de lo que su padre le confiara24.
(Doña Jimena)
Mesnada (ejército)25, lecho (cama)26, la vieja Hispania27, trémula sonrisa (temblorosa sonrisa)28, alcoba (habitación)29, la comitiva30, desposarse con (casarse con)31, vestimentos (vestidos)32, el gentío (multitud, muchedumbre)33, acataría (respetaría)34, coraje (ira)35, apenas habéis probado bocado ( habéis comido)36,
- Sont introduits également des termes qui réfèrent à une réalité culturelle ou politique obsolète :
(Urraca, Señora de Zamora)
El arte de la guerra, el manejo de la espada, el dominio del caballo y el placer de la caza37, ser armado cavallero38, ceñir las espuelas39, incursión musulmana40, el alfiz (adorno arquitectónico de tipo árabe)41, taifas42, El rey sevillano Al-Motamid43, las parias44, retarle a duelo45, etc.
(Doña Jimena)
parias46, taifas47, rendir homenaje48, juramentos de fidelidad49, señoríos50, reyezuelos de la taifas no cristianas51, la vieja hegemonía leonesa sobre la castellana52, el derecho de regencia como viuda53, séquito54, el sitial real55, los bufones56, infanzones y nobles, compañeros de armas57, etc.
La mise en évidence de telles stratégies dans l’écriture de la langue castillane au sein des romans historiques médiévaux de notre corpus, nous conduit ainsi à nous interroger de manière plus large sur les rapports que les auteurs et analystes de ce type de roman entretiennent à l’égard de la question de la langue. La construction de cet « effet-langue » archaïsant est-il un impératif de l’écriture de ces romans ? Répond-il à une exigence de vraisemblable attendue de la part des lecteurs ?
Pour aborder cet aspect de notre réflexion, nous nous appuierons sur la définition du roman historique que propose Amado Alonso :
Novela histórica no es […] sino específicamente aquélla que se propone reconstruir un modo de vida pretérito y ofrecerlo como pretérito, en su lejanía, con los especiales sentimientos que despierta en nosotros la monumentalidad58.
Si l’on s’en tient à cette définition et à ce que nous venons de mettre en évidence à propos des stratégies d’archaïsation « modérée » de la langue castillane contemporain, il est cohérent de penser que la langue participe de plein droit à cette construction d’une représentation du « lointain » médiéval, en contribuant, par ailleurs, à assurer la vraisemblance de l’univers visé.
En nous tournant spontanément vers les travaux critiques sur cette dimension discursive a priori obligée, une chose frappe : il existe très peu de travaux sur l’écriture de la langue dans les romans historiques médiévaux, comme si cette question ne méritait pas d’être posée. Il faut donc en conclure que les modalités d’écriture de la langue dans les romans historiques médiévaux ne semblent guère avoir retenu l’attention de la critique. Ainsi, dans sa thèse intitulée La novela histórica de tema medieval escrita en España desde los años 80, qui s’étend sur plus six cents pages, Cristina Márquez de Prada Noriega ne consacre aucun chapitre ni sous-chapitre aux modalités de l’écriture de la langue dans ce genre de romans. Il en va de même dans la plupart des travaux où l’on note l’absence de réflexion d’ensemble sur cette question59.
Faut-il en conclure que si la problématique de la langue n’est pas pertinente pour les critiques, c’est qu’elle ne l’est pas non plus pour les auteurs, davantage intéressés sans doute par la reconstruction de la trame historique elle-même ?
Comme on sait, l’un des objectifs du roman historique médiéval est de plaire au lecteur en l’instruisant, c’est-à-dire en lui apportant généralement une connaissance plus ou moins précise des faits historiques évoqués. L’autre objectif n’est, par ailleurs, pas étranger à l’un des axes de la définition d’Amado Alonso, lié au dépaysement ou à la forme d’exotisme (modo de vida prétérito ; lejanía) que la lecture de ce type de romans est en droit de provoquer chez le lecteur. C’est sans doute pourquoi Alexandre Dumas insiste sur la complémentarité du delectare et du docere :
Notre prétention en faisant du roman historique est non seulement d’amuser une classe de nos lecteurs, qui sait, mais encore d’instruire une autre qui ne sait pas, et c’est pour celle-là particulièrement que nous écrivons60.
Les bibliographies que les auteurs tendent à placer en fin d’ouvrage semblent conforter cette importance du docere, et l’on peut faire remarquer qu’Amalia Gómez et Magdalena Lasala sacrifient, elles aussi, à ce rituel, puisqu’à la fin de leurs romans, on trouve des bibliographies assez fournies sur les sources historiques qu’elles ont utilisées. Comme le dit Gengembre : « On voit bien que la question centrale du genre est celle du rapport entre contraintes d’écriture, séduction du lecteur et sens à développer »61. Mais, d’une manière générale, rien n’est dit explicitement de ces « contraintes d’écriture »62, ainsi qu’en témoigne l’absence générale de travaux sur cette question.
Ce constat nous conduit alors à nous demander si les modalités d’écriture de la langue font partie de la série de réquisits relatifs à ce qui fait qu’un roman historique soit un roman historique et non pas une « histoire romancée » ou tout autre chose encore63. Le silence sur le sujet paraît indiquer clairement qu’il n’en est rien. Le critère « comment écrire la langue contemporaine dans un roman historique médiéval ? » semble étranger au processus de définition de ce qu’est un roman historique, comme si langue se trouvait d’emblée exclue de l’historicité même qui s’y joue.
Si donc, toute liberté semble être laissée au romancier de choisir de donner ou non, à travers la langue, un « air d’époque », pour reprendre ainsi en la traduisant l’heureuse expression de Joaquín Rubio Tovar64, c’est sans doute que le rapport à la langue est envisagé sous le régime de la continuité et de la permanence, et non pas sous celui de la rupture. L’historicité de la langue est moins un atout qu’un obstacle ou, à tout le moins, une forme de frein à cet imaginaire de la permanence et de l’identité continue. Entendons par là que, si l’affichage d’une altérité entre le castillan ancien et le castillan actuel ne paraît pas constituer un impératif catégorique de l’écriture du roman historique médiéval, c’est bien que ce qu’il importe de montrer, c’est moins une altérité qu’une identité et que cette identité semble être posée comme allant de soi. Autrement dit, non seulement le castillan semble être posé comme la langue naturelle de l’Espagne depuis le XIe siècle, mais de plus comme une langue qui n’a guère subi de variations diachroniques. Ce topos de la langue stable n’est pas étranger à une certaine exaltation de l’âme nationale de laquelle participe le genre du roman historique en proposant face aux incertitudes du présent que connaissent les lecteurs, un monde immuable : « Face à une situation de déroute, en effet, l'ancrage dans le passé – que l'on pressent comme garantie contre la mouvance du présent et l'opacité du futur –peut être psychologiquement rassurant »65.
Nous en arrivons ainsi à la perception du passé national qui est ainsi mise en exergue à travers cette liberté de choix, manifestée dans un double postulat : celui de la permanence, et donc de l’identité linguistique, auquel nous venons de référer, mais aussi, celui, non moins important d’un monolinguisme fondateur de l’histoire linguistique de la Castille, et partant, de celle de la Péninsule, manifesté, dans les textes de notre corpus, par l’absence de toute référence au plurilinguisme, pourtant prégnant à cette époque. Cette reconstruction romanesque du passé national, au prisme de l’histoire « remaniée » de la/les langue(s), pose ainsi, dans l’espace du texte, mais aussi dans l’imaginaire du lecteur, non seulement une homogénéité linguistique, là où prévalait un plurilinguisme de fait, mais aussi une bienheureuse et rassurante continuité de l’identité de la langue castillane, et donc de l’identité nationale. De ce fait, il serait en quelque sorte contreproductif de trop marquer l’altérité entre le castillan ancien et le castillan actuel, puisqu’il s’agit, au contraire, de montrer que c’est la même langue et que l’identité collective se nourrit de cette continuité.
Si, donc, ce qui pourrait sembler être la vraisemblance linguistique (à savoir, reconstruire une forme de langue véritablement archaïque) se trouve reléguée à un plan second, c’est qu’elle ne s’établit pas, comme on pourrait le croire, au creux de l’altérité, mais bien dans le giron de l’identité : le castillan est ou doit être perçu comme la seule langue légitime de la nation, comme un ciment indépassable d’unité, par-delà toutes les époques.
Ainsi, la construction de l’« effet-langue » archaïsant que nous avons mise en évidence répond sans doute moins à cet impératif de vraisemblance linguistique que nous évoquions, qu’à un désir de rendre compte d’une continuité linguistique qui est le meilleur garant d’une forme de permanence identitaire, d’une mémoire collective partagée, incarnée par la langue castillane, dans l’épaisseur diachronique de sa synchronie.
[1] Sergio Daniel BOTE, « La edad media está de moda », La Vanguardia, 7 novembre 2011[Consulté le 5 novembre 2019] URL : https://www.lavanguardia.com/estilos-de-vida/20111104/54237441367/la-edad-media-esta-de-moda.html.
[2] Ibid.
[3] Gérard GENGEMBRE, « Le roman historique : mensonge historique ou vérité romanesque ? », Études, 2010. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-2010-10-page-367.htm.
[4] Voir Corinne MENCÉ-CASTER, Un roi en quête d’auteurité. Alphonse X et L’Histoire d’Espagne (Castille, XIIIe siècle), e-Spania Books, « Studies », 2, 2011. URL : https://journals.openedition.org/e-spania/20224.
[5] Amalia GÓMEZ, Urraca, Señora de Urraca, Barcelone, Books4Pocket, 2007.
[6] Magdalena LASALA, Doña Jimena, Barcelone, Círculo de lectores, 2016.
[7] José Ángel GARCÍA DE CORTAZAR, « Resistencia frente al Islam, Reconquista y repoblación en los reinos hispanocristianos (años 711-1212) », in Rafael CANO AGUILAR (coord.), Historia de la lengua española, Barcelone, Ariel, 2004, p. 239-256. Ou encore : Galceran LLEAL, La formación de las lenguas romances peninsulares, Barcelone, Barcanova, 1990.
[8] A. GÓMEZ, op. cit., p. 19.
[9] M. LASALA, op. cit., p. 117.
[10] Le terme « acrolecte » désigne le niveau de langue le plus élevé.
[11] A. GÓMEZ, op. cit., p. 16.
[12] Ibid., p. 17.
[13] Ibid.
[14] Ibid.
[15] Ibid., p. 22.
[16] Ibid.
[17] Ibid., p. 169.
[18] Ibid.
[19] Ibid.
[20] Ibid., p. 171.
[21] Ibid.
[22] Ibid., p. 188.
[23] Ibid., p. 201
[24] Ibid., p. 137.
[25] M. LASALA, op. cit., p. 34.
[26] Ibid.
[27] Ibid, p. 35.
[28] Ibid.
[29] Ibid., p. 38. (J)
[30] Ibid., p. 40.
[31] Ibid., p. 44.
[32] Ibid., p. 49.
[33] Ibid.
[34] Ibid., p. 55.
[35] Ibid.
[36] Ibid., p. 23.
[37] A. GÓMEZ, op. cit., p. 13.
[38] Ibid., p. 22.
[39] Ibid., p. 23.
[40] Ibid., p. 30.
[41] Ibid.
[42] Ibid., p. 33.
[43] Ibid., p. 66.
[44] Ibid.
[45] Ibid., p. 99.
[46] M. LASALA, op. cit., p. 34.
[47] Ibid.
[48] Ibid., p. 35.
[49] Ibid.
[50] Ibid.
[51] Ibid.
[52] Ibid.
[53] Ibid, p. 42.
[54] Ibid.
[55] Ibid., p.51
[56] Ibid.
[57] Ibid., p. 54.
[58] Amado ALONSO, La novela histórica, Madrid, Gredos, 1984, p. 80.
[59] Une bibliographie sur le roman historique est disponible en cliquant sur ce lien : http://www.bne.es/es/Micrositios/Guias/novela_historica/novela_catalogo/materias.
[60] Cité par G. GENGEMBRE, art.cit.
[61] art. cit.
[62] La seule référence à la langue dans tout l’article de Gengembre est la suivante : Le grand roman historique moderne, toutes considérations de langue, de style, de structure, de forme narrative, d’idéologie mises à part, continue dans cette direction herméneutique » (art. cit.).
[63] http://www.bne.es/es/Micrositios/Guias/novela_historica/Introduccion/: Se entiende por novela histórica aquella que, siendo una obra de ficción, recrea un periodo histórico preferentemente lejano y en la que forman parte de la acción personajes y eventos no ficticios. Debe distinguirse por tanto entre la novela histórica propiamente dicha, que cumple estas condiciones, y la novela de ambientación histórica, que presenta personajes y eventos ficticios ubicados en un pasado con frecuencia remoto. Puede establecerse una distinción más con lo que se ha denominado la historia novelada, en que la historia es narrada con estrategias propias de la novela, aunque sin incluir elementos de ficción.
[64] Joaquín RUBIO TOVAR, « Consideraciones sobre la traducción de textos medievales », in Eva MUÑOZ, Juan Salvador PAREDES NUÑEZ (dir.), Traducir la edad media. La traducción de la literatura medieval románica, Grenade, Universidad de Granada, 1999, p. 43-62.
[65] Amadeo LÓPEZ, « Histoire et roman historique », in Histoire et imaginaire dans le roman latino-américain contemporain, América : Cahiers du CRICCAL, 14 (2), 1994, p. 41-61, p. 41-42.
Résumé
Cet article entend réfléchir à la question de la langue dans l’économie générale des romans historiques et leurs modalités de représentation du passé national. Il s’agit de mettre en évidence les stratégies d’écriture de la langue espagnole contemporaine dans ces romans en regard de la dimension archaïsante qui devrait être la sienne lorsque le roman s’inscrit dans l’époque médiévale. Il est question aussi d’examiner la prise en compte ou non dans ces romans de la réalité du multilinguisme caractérisant la situation linguistique de la Péninsule au Moyen Âge. La prise en compte de ces divers éléments permettra ainsi d’apprécier si la langue est perçue comme un vecteur d’altérité ou d’identité, de rupture ou de permanence.
Resumen
Este artículo pretende reflexionar sobre la cuestión del lenguaje en la economía general de las novelas históricas y sus formas de representar el pasado nacional. El objetivo es poner de manifiesto las estrategias de escritura del español contemporáneo en estas novelas en relación con la dimensión arcaizante que debe estar presente cuando la novela se ambienta en la época medieval. También se trata de examinar si estas novelas toman en cuenta la realidad del multilingüismo que caracteriza la situación lingüística de la Península en la Edad Media. Tener en cuenta estos diversos elementos nos permitirá apreciar si el lenguaje se percibe como un vector de alteridad o de identidad, de ruptura o de permanencia.
Corinne MENCÉ-CASTER
Sorbonne Université, RELIR-CLEA
ALONSO, Amado, La novela histórica, Madrid, Gredos, 1984.
BOTE, Sergio Daniel, « La edad media está de moda », La Vanguardia, 7 novembre 2011[Consulté le 5 novembre 2019] URL : https://www.lavanguardia.com/estilos-de-vida/20111104/54237441367/la-edad-media-esta-de-moda.html.
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