Dans ce travail, nous étudions les emplois des termes difficulté(s) et trouble(s) dans un corpus de comptes rendus de bilan orthophonique (dorénavant CRBO), et nous en proposons une analyse sémantico-syntaxique, à la suite de Brin-Henry & Knittel (2016). Sur le plan linguistique, nous examinons les contextes de ces deux mots-clés et les types sémantiques et syntaxiques de dépendances dont ils disposent. Sur le plan de l’orthophonie, nous observons les variations terminologiques des termes diagnostiques des troubles du langage. Nous partons de l’hypothèse que ces variations permettent de révéler les représentations des orthophonistes concernant les pathologies du langage, exposées dans un discours écrit (par la rédaction du bilan) lors de la phase de pose du diagnostic. La question que nous nous posons finalement est de savoir en quoi ces variations sont révélatrices. La discussion envisagée, entre constats linguistiques et disciplinaires, permet d’aborder la relation entre la structure sémantico-syntaxique des termes utilisés et la conception termino-ontologique des pathologies du langage (Veniard, 2008).
Notre travail s’organise comme suit. La section 2 est dédiée à la présentation du contexte de cette étude. Dans la section 3, nous décrivons le corpus sur lequel nous avons mené notre étude. La section 4 est consacrée à la présentation des occurrences de trouble(s) et difficulté(s) observées, sous un angle quantitatif d’abord (4.1.), puis qualitatif, dans des perspectives syntaxique (4.2.) et sémantique (4.3.). La section 5 propose une analyse de ces données dans la double perspective de la linguistique et de la terminologie de l’orthophonie. Enfin, la section 6 conclut cette étude.
Pour identifier et labelliser les pathologies, poser le terme approprié faisant partie d’une base commune aux professionnels, et rédiger leurs comptes rendus, les professionnels de santé (dont les orthophonistes) disposent de plusieurs classifications. Parmi les plus connues, le DSM5 (manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) qui provient de l’American Psychiatric Association, propose un dispositif nosographique fondé sur les caractéristiques des atteintes, la fréquence ou durée, l’âge d’apparition, les critères d’exclusion. Cette classification mondialement utilisée est néanmoins également critiquée (Demazeux, 2012), notamment lorsqu’on admet que la frontière entre fonctionnement normal et pathologique humain reste difficilement cernable, quels qu’en soient les contours statistiques et les dénominations.
L’Organisation Mondiale de la Santé propose quant à elle la classification internationale des maladies à laquelle on peut coupler la classification internationale du fonctionnement, du Handicap et de la Santé (CIF, 2001), prenant davantage en compte des éléments extérieurs au patient, dont son environnement (Fougeyrollas, 1999). Enfin les nomenclatures professionnelles conventionnelles avec la sécurité sociale complètent les lexiques utilisés par les orthophonistes (NGAP).
L’étiquetage des difficultés ou des dysfonctionnements rencontrés chez le patient, au moyen de termes issus de ces classifications, rend pathologiques des anomalies de langage ou des comportements atypiques, sensibles à des normes sans cesse en évolution. Dans cette perspective, les enjeux terminologiques sont donc primordiaux, car ils objectivent des relations étroites entre le terme, la réalité des troubles, et la conception des pathologies dans l’esprit du professionnel de santé. Il s’agit alors de prendre en compte la dimension individuelle de ce processus diagnostique qui fait passer le patient d’ordinaire à extra-ordinaire.
Les termes utilisés par les orthophonistes pour décrire et diagnostiquer les pathologies du langage identifiées chez leurs patients varient donc d’une époque à l’autre, et d’un pays à l’autre (Reilly et al 2014). En voici quelques exemples :
· À la fin du XIXe siècle, trois termes désignent les troubles du langage observés à la suite par exemple d’un accident vasculaire cérébral : alalie (Lordat, 1820), aphémie (Broca, 1861), et aphasie (Trousseau, 1864). Seul le terme d’aphasie persistera.
· Au XXe siècle, plus précisément en 1973, le DSM II étiquette l’homosexualité, jusqu’alors considérée comme une maladie, par le terme de Same Sex Attraction Disorder. Après plusieurs décennies le DSM5 introduit en 2013 le terme de Gender Dysphoria. Plus loin, ce même manuel attribuera à des enfants qu’on aura pu qualifier à une autre époque de « désobéissants » le terme de Oppositional Defiant Disorder.
· Au XXIe siècle, coexistent toujours dans la littérature les termes de dyslexie, de troubles spécifiques du langage écrit, de trouble spécifique des apprentissages avec difficulté en lecture (Brin-Henry 2011a, 2015).
Les variations terminologiques font partie de l’évolution diachronique d’une discipline. À partir de l’examen de la phase diagnostique et d’étiquetage, le professionnel et le linguiste peuvent s’interroger sur le lien tangible entre, d’une part, les termes et leur structure, d’autre part la réalité des troubles observés, et, enfin, avec la représentation que les professionnels ont de ces mêmes pathologies. En résumé, en nous écartant par principe d’un travail nosologique fondé sur une symptomatologie, ou d’un travail lexicographique émanant d’un examen étymologique, nous tentons de nous concentrer, par une approche interdisciplinaire, sur l’examen de ces variations, afin de démontrer, grâce à des indices sémantiques et syntaxiques (Desmet, 2006), qu’elles peuvent révéler les représentations des pathologies du langage chez les orthophonistes. Ces représentations nous semblent intéressantes car ces spécialistes des pathologies du langage sont particulièrement bien placés par leur pratique clinique pour exprimer des nuances cruciales dans la description et le diagnostic des troubles du langage, pouvant à terme guider une réflexion plus globale sur la norme et la variation langagière.
Sur un plan pratique, nous souhaitons déterminer les représentations des pathologies du langage au travers de la terminologie orthophonique, et questionner la validité des classifications actuelles, en nous fondant sur la manière dont les orthophonistes utilisent leur propre terminologie. Nous nous appuyons sur des travaux antérieurs lexicographiques (Brin-Henry et al., 1997/2004/2011) et l’étude des variations terminologiques des termes diagnostiques des troubles du langage (Walsh, 2007 ; Brin-Henry, 2011, 2015), l’ancrage dans l’analyse de discours écrits constitués en corpus de spécialité nous semblant la plus pertinente (Condamines, 2007 ; Mondary et al, 2008 ; L’Homme, 2008).
Cette étude a pour point de départ les travaux que nous avons menés sur l’emploi du nom désadjectival difficulté(s) dans les CRBO (Brin-Henry & Knittel, 2016). Dans notre perspective, ce nom présente plusieurs intérêts. D’une part, il est particulièrement fréquent dans les CRBO, bien qu’il ne s’agisse pas d’un terme. D’autre part, il s’agit d’un nom désadjectival, qui s’interprète comme ‘ce qui est difficile’ (1) ; il introduit ainsi ce que, aux yeux de l’orthophoniste, le patient peine à faire.
1. a. une difficulté {d’expression / à s’exprimer}
b. {s’exprimer / l’expression} est difficile
Ensuite, dans le contexte des CRBO, il est fréquemment accompagné de dépendances de divers types (cf. section 4), notamment des arguments hérités de l’adjectif difficile (Beauseroy, 2009 ; Knittel & Koehl, 2013 ; Knittel, 2015a,b) et d’adjectifs non-qualificatifs (Mc Nally & Boleda, 2004 ; Knittel, 2005 ; Roché, 2006). Quant au nom trouble(s), il présente un sens et un emploi proches de ceux de difficulté(s). Cependant, il s’en distingue par le fait qu’il n’est pas dérivé, et que ses dépendances ne sont pas des arguments. De ce fait, nous avons jugé intéressant de comparer les occurrences et les environnements de ces deux mots-clés, afin d’en dégager les points communs et les spécificités, tant sur le plan linguistique que dans une optique terminologique. En effet, notre hypothèse est que l’emploi de ces deux unités ne relève pas d’une simple variation lexicale, dans un but stylistique (par exemple, éviter la répétition), mais au contraire le choix de l’un ou de l’autre de ces éléments est motivé par des considérations non pas stylistiques, mais relatives à la pratique de l’orthophonie, voire même à la manière dont l’orthophoniste conçoit les troubles du langage qu’il décrit.
Les comptes rendus de bilan orthophonique sont des écrits produits par les orthophonistes, par convention avec la sécurité sociale, à l’issue du bilan orthophonique. Leur structure rédactionnelle a été fixée par décret1 en 2003.
Le corpus que nous avons exploré est constitué de 436 CRBO anonymisés, rédigés en français par plus de quatre-vingt orthophonistes, et datés de 2004 à 2007. Ils sont destinés au médecin prescripteur du bilan orthophonique. Le corpus est relativement représentatif de la pratique orthophonique française par une répartition géographique et des patients (genre, groupes d’âge…) habituelles. Dans ce corpus de 281 000 mots, 558 « termes diagnostiques » appartenant à neuf groupes pathologiques et six groupes d’âge ont été extraits grâce au concordancier AntConc2. La liste de termes fréquents a montré l’occurrence remarquable des termes difficulté(s) et trouble(s), suscitant notre intérêt et la volonté d’explorer ce phénomène en deux temps (Brin-Henry & Knittel, 2016).
Les principaux résultats quantitatifs sont regroupés dans le tableau ci-dessous :
Contexte droit |
difficulté(s) (1212 occurrences) |
trouble(s) (740 occurrences) |
|
||||
Adjectifs taxinomiques Domaines : |
Total Cognitif Linguistique |
139 53 44 |
11% 4% 3% |
Total Linguistique Cognitif |
211 104 57 |
29% 14% 8% |
|
Adjectifs qualificatifs Valeurs :
|
Total Intensité 31 Incidence 12 |
78 |
6% |
Total Intensité 50 Visibilité 12 |
88 |
12% |
|
Total adjectifs |
|
217 |
18% |
|
296 |
40% |
|
Syntagmes prépositionnels
|
Total de + N à + V En |
740 394 87 65 |
61% 33% 7% 5% |
Total de + dét + N de + N |
372 200 165 |
50% 27% 22% |
|
V |
|
35 |
3% |
|
21 |
3% |
|
Ø |
|
196 |
16% |
|
44 |
6% |
|
Tableau 1 : données quantitatives sur les occurrences de difficulté(s) et trouble(s)
Le tableau (1) fait apparaître plusieurs éléments saillants :
· Le nombre total d’adjectifs associés à trouble(s) (296) est bien plus important que celui des adjectifs associés à difficulté(s) (217). Il y a également davantage d’adjectifs taxinomiques dépendants de trouble(s), mais ils sont moins variés qu’avec difficulté(s). Ils expriment principalement des contingences linguistiques (troubles articulatoires) ou relatives à la cognition (troubles mnésiques).
· La dépendance à + V n’est présente que pour difficulté(s).
· La coexistence des dépendances de + Dét + N et de + N est particulière à trouble(s) (troubles de la mémoire, troubles de la compréhension)
· Le terme difficulté(s) est plus souvent utilisé sans dépendance que le terme trouble(s).
Les paragraphes suivants explorent plus avant les dépendances des deux termes (contextes droits) sur les plans syntaxique puis sémantique.
Le premier type de dépendances observé avec difficultés est constitué par des syntagmes prépositionnels, notamment introduits par les prépositions de et en, suivies de noms nus, c’est-à-dire indéterminés :
2. a. [X] consulte pour des difficultés [en lecture]SP
b. Ces épreuves témoignent d’une difficulté [de rétention d’informations verbales]SP
3. a. [X] est une enfant de 4 ans qui éprouve des difficultés [d’expression]SP
b. Il se plaint d’un manque de mots et de difficultés [en langage écrit]SP
On observe également une prépondérance de subordonnées infinitives introduites par à :
4. a. ses difficultés [à combiner rapidement les sons entre eux]Sub
b. elle a des difficultés [à dénombrer de façon fiable]Sub
Enfin, les adjectifs sont également souvent présents. Ces adjectifs sont de deux types. En premier lieu, il peut d’agit d’adjectifs qualificatifs, c’est-à-dire des adjectifs exprimant une propriété, susceptibles d’apparaître en emploi prédicatif, et fréquemment modifiables par un adverbe :
5. a. malgré ses difficultés [encore très présentes]
cf. b. ses difficultés sont encore très présentes
6. a. Elle présente des difficultés [importantes] d’acquisition du langage écrit
cf. b. Ses difficultés d’acquisition du langage écrit sont importantes
Difficulté(s) est également accompagné par des adjectifs à valeur taxinomique, parmi lesquels des adjectifs dénominaux traditionnellement qualifiés d’adjectifs relationnels (Bally, 1965 ; Maniez, 2009) (7c). Au contraire des précédents, ces adjectifs permettent le renvoi à une sous-classe du nom qu’ils modifient, et n’ont pas d’emploi prédicatif (McNally & Boleda, 2004 ; Knittel, 2005) (7d).
7. a. Pour pallier aux difficultés [gnosiques] elle essaye de décoder des indices
b. S. ne présente pas de grosses difficultés [articulatoires]
c. On peut y voir le reflet de difficultés [attentionnelles] [cf. des difficultés de l’attention]
cf. d. *Ses difficultés sont {gnosiques / articulatoires / attentionnelles}.
Comme difficulté(s), trouble(s) est fréquemment accompagné de syntagmes prépositionnels ; dans ce cas, les constructions prédominantes se caractérisent par l’emploi de la préposition de, accompagnée d’un nom déterminé (8) ou non (9) :
8. a. je suspecte donc des troubles [de l’attention visuelle]
b. le trouble [de la lecture] est partiellement compensé
9. a. elle présentait alors un trouble [d’articulation] et [de parole]
b. Mme B consulte pour des troubles [de mémoire]
On retrouve également les deux classes d’adjectifs mentionnées précédemment :
10. Adjectifs qualificatifs
a. Je note un trouble [légèrement audible] sur les phonèmes /s, z/
b. Mme G présente un trouble [massif] de la compréhension
cf. c. Ce trouble est {légèrement audible / massif}.
11. Adjectifs taxinomiques
a. l’intelligibilité de la parole est altérée par un trouble [articulatoire]
b. Mme V présente des troubles [frontaux] importants
cf. c. *Ce trouble est articulatoire. / *Ces troubles sont frontaux.
La comparaison des environnements de difficulté(s) et trouble(s) fait apparaître des points communs, notamment la présence d’adjectifs des deux classes (i.e. qualificatifs et taxinomiques), qui peuvent être les mêmes :
12. a. On ne note pas de difficulté auditive
b. La cause de troubles auditifs
13. a. Instabilité psychomotrice et difficultés attentionnelles
b. On ne relève pas d’erreur évoquant un trouble attentionnel
D’autres dépendances sont également communes, notamment des subordonnées non-argumentales, introduites par lorsque, au niveau de, etc.
14. a. une amplification des troubles lorsque B est fatigué ou excité
b. difficultés lorsqu’il y a deux parties à gérer
15. a. afin d’éliminer tout risque de trouble à ce niveau
b. quelques difficultés au niveau de l’identification des mots écrits
À l’inverse, les SP introduits par en et les subordonnées infinitives en à ne sont présentes qu’avec difficultés. Pour les secondes, on peut évoquer un conditionnement syntaxique dans la mesure où le contenu de la subordonnée peut être employé comme sujet de l’adjectif difficile en emploi attribut (16). Dans la mesure où il n’existe pas d’adjectif correspondant à trouble(s), la structure n’est pas attestée. En effet, même si troublé est une forme potentiellement adjectivale, elle ne présente pas d’appariement structurel avec le nom trouble (17).
16. a. une grande difficulté d’acquisition du langage écrit
b. L’acquisition du langage écrit est une (grande) difficulté
17. a. un trouble [d’articulation] [=(9)]
≠ b. ?? l’articulation est troublée
Dans le cas de trouble(s), le phénomène le plus notable est l’opposition entre les SP en de contenant un nom déterminé et ceux qui comportent un nom nu, présentée dans les exemples (8-9).
Les dépendances de difficulté(s) expriment quatre types majeurs d’informations : des informations relatives à l’environnement du patient (18), à la manifestation de la difficulté dans le temps (19), à son incidence ou son intensité (20) et enfin à la pratique de l’orthophonie (21). Dans ce dernier cas, les dépendances du nom décrivent des observations relatives au contexte, c’est-à-dire les tâches standardisées servant à l’établissement du bilan.
18. a. d’importantes difficultés [familiales]
b. le bilan ne permet pas d’expliquer les difficultés [au collège]
19. a. des difficultés [persistantes] en lecture
b. il reste conscient de ses difficultés [au quotidien]
20. a. malgré ses difficultés [encore très présentes]
b. des difficultés [prépondérantes] en orthographe syntaxique
21. a. beaucoup de difficultés [pour les tâches de classification]
b. il semble […] éprouver des difficultés [à se concentrer]
Il est intéressant d’observer qu’il peut exister des corrélations entre la forme d’une dépendance et le type d’information qu’elle contient. Nous avons repéré trois cas présentant cette spécificité.
Ainsi, les adjectifs taxinomiques sont majoritairement employés pour renvoyer à la nosologie ; ils expriment le domaine dans lequel se situe la difficulté. Ceci est présenté dans le tableau 2 ci-dessous.
Adjectifs taxinomiques |
|
Domaines nosologiques
|
Exemples : |
Linguistique
|
difficulté(s) phonétique(s), articulatoire(s), gnosique(s)
|
Cognitif |
difficulté(s) attentionnelle(s), exécutive(s), logico-mathématique(s)
|
Physique
|
difficulté(s) ORL, auditive(s), perceptive(s) |
Moteur |
difficulté(s) graphique(s), motrice(s), psychomotrice(s)
|
Socio-relationnel |
difficulté(s) familiale(s), relationnelle(s) |
Tableau 2 : exemples d’adjectifs taxinomiques dépendant de difficulté(s)
Ensuite, les SP introduits par en sont généralement employés pour introduire des noms renvoyant à des activités scolaires :
22. difficultés en {calcul / compréhension écrite / conjugaison / … }
Enfin, on peut repérer une opposition formelle remarquable. Comme le montrent les exemples ci-dessous, difficulté à +Verbe infinitif alterne avec difficulté de + nom déverbal :
23. a. difficulté [à lire les syllabes complexes]
b. difficultés [de lecture]
24. a. difficulté [à accéder à la pensée abstraite]
b. difficulté [d’accès à la signification de certaines tournures]
Selon nous, le choix d’une tournure verbale ou nominale n’est pas fortuit. Il permet à l’orthophoniste de décrire deux modalités de la difficulté. Lorsque le praticien utilise la tournure nominale ([de N]), c’est pour véhiculer une idée de ‘globalité’ : la difficulté décrite est présentée comme stable, et affectant le patient au quotidien ; au contraire, la tournure verbale ([à V]) renvoie à une difficulté observée au cours d’une activité en présence de l’orthophoniste. On retrouve donc ici, de manière sous-jacente, l’opposition entre permanent et transitoire qui oppose les types d’états et de propriétés, et introduite par Carlson (1977).
Comme difficulté(s), trouble(s) est fréquemment modifié par des adjectifs taxinomiques (11). Dans ce cas cependant, ces adjectifs se rapportent davantage aux domaines cognitif et linguistique.
25. a. Domaine cognitif :
trouble(s) attentionnel(s), mnésique(s), spatio-temporel(s)
b. Domaine linguistique :
trouble(s) articulatoire(s), morphosyntaxique(s), langagier(s)
Ce phénomène pourrait être interprété comme montrant un usage de trouble(s) pour décrire la présence d’une pathologie du langage, en raison de l’acception prise plus souvent par le terme trouble(s) dans un contexte médical, donnant ainsi progressivement une valeur terminologique diagnostique au syntagme, alors même que celui-ci n’est pas identifié comme tel dans les classifications actuelles (trouble morphosyntaxique).
Quant aux adjectifs qualificatifs, ils décrivent majoritairement l’incidence et l’intensité :
26. trouble(s) {manifeste(s) / très significatif(s) / majeur(s) / massif(s) / ...}
Enfin, et comme dans le cas de difficultés (cf. supra), il faut signaler une opposition de forme significative. On rencontre en effet un contraste entre les SP suivis d’un nom nu (exemples (a)) ci-dessous) ou déterminé par un article défini (exemples (b)) :
27. a. trouble [de logique]
b. trouble [de la logique]
28. a. trouble [d’articulation et de parole]
b. trouble [de l’articulation et de la parole]
Les exemples ci-dessus se présentent à première vue comme sémantiquement équivalents : les noms, qui sont des abstraits, sont les mêmes et disposent dans les deux cas d’une valeur générique. Dans la langue générale, de telles structures sont sensiblement identiques. Ainsi, on ne peut opposer troubles du sommeil et troubles de sommeil, par exemple, que sur le plan de la forme. Nous supposons cependant que dans la langue de spécialité, ces deux syntagmes sont sémantiquement différents, et que le choix du praticien entre l’un ou l’autre n’est pas fortuit. En effet il apparait que dans le premier cas (trouble(s) de+N), le praticien fait référence à une entité à la définition plus large, susceptible de regrouper plusieurs sous-classes (troubles de mémoire vs troubles de la mémoire de travail) ; cependant, cette structure sémantico-syntaxique confère à ce mot-clé un caractère assez figé. Il se rapproche alors d’une locution, et décrit une entité bien circonscrite sur le plan nosologique (trouble d’articulation). Cette structure trouble(s) de+N pourra donc être identifiée comme un terme diagnostique. Il semble à l’inverse que la forme trouble(s) de+dét+N permette au praticien d’élaborer davantage de variantes, moins codifiées.
Sur le plan conceptuel, trouble(s) et difficulté(s) présentent des emplois communs. Ils sont en effet tous deux employés pour signaler des atteintes, qui peuvent concerner un système particulier ou au contraire le fonctionnement de ce système. Nos travaux précédents sur le corpus (Brin-Henry, 2011b) ont en effet mis en évidence une dichotomie entre un usage de termes montrant une atteinte d’un système (moteur, linguistique…) pouvant évoquer une pathologie structurelle, et un usage de termes montrant que c’est la mise en fonction de ce même système qui est déficitaire. Considérons les exemples (29-30) :
29. a. difficultés motrices
b. troubles de l’attention
30. a. difficultés en transcription
b. troubles de la compréhension
Dans l’exemple (29), c’est la capacité motrice ou attentionnelle qui est atteinte, dans l’exemple (30) c’est l’utilisation du système scriptural ou des procédures de traitement de l’information reçue qui est déficiente.
Il faut cependant relever une différence notable entre ces deux mots-clés ; en effet difficulté(s) est beaucoup plus souvent employé sans dépendance (cf. (31)) que trouble(s).
31. a. Les phrases posent plus de difficultés.
b. Les difficultés apparaissent de manière prépondérante.
De ce point de vue, il semble que l’emploi privilégié de trouble(s) soit de nature locutionnelle. Cette hypothèse, déjà évoquée plus haut, se voit renforcée par le fait que les éléments accompagnant trouble(s) soient à la fois moins nombreux en termes de types syntaxiques (majoritairement des adjectifs et des SP en de), et moins variés (seulement deux domaines décrits par les adjectifs taxinomiques, et un par les adjectifs qualificatifs).
Dans les sections qui précèdent, nous avons mis en évidence deux oppositions formelles remarquables : d’une part, avec difficulté(s), nous avons montré que les SP en [de N] s’opposent aux subordonnées infinitives en [à V], comme cela est rappelé en (32). D’autre part, avec trouble(s) le contraste porte sur la présence ou l’absence d’un article défini à valeur générique cf. (33).
32. a. difficulté [d’accès à la signification de certaines tournures]
b. difficulté [à accéder à la pensée abstraite]
33. a. trouble [de logique]
b. trouble [de la logique]
Notons en premier lieu que, si de telles alternances sont possibles, c’est parce qu’elles sont permises par la langue. On n’observe donc pas ici de déviance par rapport à la langue générale. Le praticien s’inscrit ainsi dans les structures possibles, parmi lesquelles il opère un choix visant la précision de son discours. Ce choix permet l’expression de nuances : observation ponctuelle ou globalité dans le cas de difficulté(s) (voir section 4.3.1.) ; observation générale ou indication de pathologie dans le cas de trouble(s). L’utilisation de l’un ou de l’autre terme va donc dépendre du choix du rédacteur et produit une granularité différente dans la précision et le type de descripteur mis en évidence.
Trouble(s) et difficulté(s) sont deux termes que l’on rencontre dans la langue générale.
Selon le TLF, ils se définissent comme suit :
34. difficulté : Caractère de ce qui est ressenti comme difficile ou est difficile à faire soit eu égard aux capacités du sujet, soit à cause de la nature de l’objet, soit du fait des circonstances.
35. trouble : Dérèglement d’ordre physiologique ou psychique qui entraîne des perturbations dans le fonctionnement normal du corps humain.
On repère, dans la définition de difficulté, deux spécificités : d’une part, il s’agit d’un nom décrivant la perception d’une sensation (comme le montre l’emploi du verbe ressentir). D’autre part, cette sensation se manifeste lors de l’accomplissement d’une action, ce que montre l’emploi de faire. La difficulté apparaît donc lors de la réalisation d’une tâche. De ce point de vue, on peut considérer qu’elle relève de la manière dont une action est accomplie.
À l’inverse, un trouble est défini comme un dérèglement, autrement dit un dysfonctionnement, qui provoque certaines conséquences.
Dans l’emploi terminologique propre au domaine de l’orthophonie, il nous semble que difficulté(s) peut donc être employé lorsque le praticien suspecte la présence d’une pathologie. Selon nous, il acquiert dans ce cas un statut de terme diagnostique. La fréquence dans notre corpus de la séquence troubles de nous incite à considérer que c’est également le cas, dans la mesure où cette séquence, suivie d’un autre nom, acquiert une valeur collocationnelle.
Sur le plan pratique, cette étude permet de rendre visible la démarche de labellisation (onomasiologique) du praticien, et de faire émerger des considérations sémantiques et syntaxiques dans la construction des classifications. En particulier, on évoquera l’opposition entre atteinte d’un système et atteinte du fonctionnement d’un système, et l’acquisition d’une valeur terminologique pour certains syntagmes fréquents.
Sur le plan linguistique, au-delà de l’exploration de l’usage des termes difficultés et troubles dans un corpus de comptes rendus de bilan orthophonique (CRBO), ce travail interdisciplinaire nous a permis de concevoir et de mettre en œuvre des tests spécifiques, qui pourront être reproduits sur d’autres corpus. Il nous encourage donc à poursuivre nos collaborations autour de l’enjeu des corpus de spécialités et de leur place dans les analyses sémantico-syntaxiques des usages de la langue. Cette étude renseigne sur l’usage des classifications en cours à partir de l’analyse de la démarche onomasiologique des professionnels. Elle annonce les possibilités d’exploration des routines discursives (Née et al 2014) et de certains points de la relation patient/soignant (Lövestam, 2014) à partir d’une analyse sémasiologique sur les textes (corpus de CRBO et corpus d’articles). Enfin, nous pensons qu’elle contribue à renseigner sur les particularités sémantico-syntaxiques dans cette langue de spécialité et, plus généralement, sur les frontières entre langage spécialisé et langage ordinaire (Condamines & Picton 2014).
[1] ORF du 27 février 2003 page 3499, texte n° 27, Avenant à la convention nationale des orthophonistes, NOR: SANS0320601X, https://www.legifrance.gouv.fr/eli/avenant/2003/2/27/SANS0320601X/jo/texte.
Résumé
Notre travail examine les contextes droits des noms difficulté(s) et trouble(s) apparaissant fréquemment dans un corpus de 436 comptes-rendus de bilans orthophoniques. L’étude de la variation des termes diagnostiques et de l’usage spécifique de certains syntagmes met en évidence le regard des orthophonistes francophones sur les troubles du langage, éclaire la frontière entre langage atypique et pathologie, et renseigne sur les spécificités de ces structures sémantico-syntaxiques. Nous avons constaté qu’il existe une corrélation entre types syntaxiques et types d'informations véhiculées.
Abstract
We examined, in a corpus of 436 speech and therapy reports, the Right contexts of the very frequent nouns “difficulté(s)” and “trouble(s)” (difficulty and disorder). The study of the variation of diagnostic labels and the way some syntagms are used by French speech and language therapists helps us to reveal their views on language pathology. It also considers the border between atypical and pathological language, and examines the semantic-syntactic structures from a specific point of view. We conclude on a form of correlation between syntactic type and the type of information carried out.
Frédérique BRIN-HENRY
Centre Hospitalier de Bar-le-Duc (55), UMR 7118 ATILF & Université de Lorraine
Marie Laurence KNITTEL
UMR 7118 ATILF & Université de Lorraine
BEAUSEROY, Delphine, 2009, Syntaxe et sémantique des noms abstraits statifs : des propriétés verbales ou adjectivales aux propriétés nominales, Thèse de doctorat, Université Nancy 2 & UMR 7118-ATILF.
BRIN-HENRY, Frédérique, 2015, « Réflexion sur la terminologie des troubles du langage écrit en orthophonie », Rééducation orthophonique 262, juin 2015, p. 175-192.
—, 2014, « Using corpus-based analyses in specialised paramedical French », Revue Française de Linguistique Appliquée (Langues de spécialité : problèmes et méthodes), 19(1), p. 103-115.
—, 2011a, « Quelle classification des troubles du langage écrit pour les orthophonistes ? », in Emmanuelle LEDERLÉ (dir.), Les troubles du langage écrit : regards croisés, Isbergues, Ortho-Édition.
—, 2011b, La terminologie crée-t-elle la pathologie ? Le cas de la pratique clinique de la pose du diagnostic orthophonique., Thèse de doctorat en Sciences du Langage, Université de Nancy 2), https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00655952 [23.02.2015].
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