De façon générale, l’œuvre du poète français Pierre Jean Jouve (Arras 1887-Paris 1976)1 est hantée de nombreuses figures empruntées à la mythologie antique. À en juger par les titres des différents poèmes2, la figure à laquelle la poésie se réfère avec le plus d’insistance est Orphée3. Dans les romans, un autre nom saute aux yeux, qui s’inscrit au centre de l’œuvre romanesque et, qui plus est, dans un ouvrage qui y fait charnière : c’est celui de la déesse Hécate, qui fournit son titre au premier volume du diptyque intitulé Aventure de Catherine Crachat.
Il faut rappeler que l’œuvre romanesque de Jouve se situe tout entière entre 1925 et 1935, soit dans la première décennie de sa « vita nuova », et qu’elle se compose, d’après l’ouvrage autobiographique En Miroir (1954)4, de quatre « livres » (EM II, p. 1085) : les deux premiers sont constitués d’un seul volume, tandis que les deux derniers sont composites, formant respectivement un diptyque et un triptyque. C’est le troisième « livre », le diptyque, qui nous occupera ici : son titre englobant est Aventure de Catherine Crachat, et ses deux volets s’intitulent Hécate (1929) et Vagadu (1931)5.
D’après une étude de Martine Broda qui a fait date6, et pour des raisons qu’il m’est impossible de répéter ici, les trois premiers « livres » peuvent être considérés comme formant un tout, que Broda appelle « le premier roman » jouvien. Le dernier « livre », intitulé La Scène capitale, s’offre comme son répondant symétrique, car il est également tripartite ; mais il conduit aussi l’œuvre romanesque à sa fin, en achevant ce qui, dans le premier ensemble, était encore resté suspendu. On peut donc dire qu’Aventure de Catherine Crachat constitue un aboutissement provisoire, auquel répond, dans le second ensemble romanesque, le récit qui se trouve à la même place : ce récit est intitulé Dans les années profondes7 et il est considéré par Jouve comme le nec plus ultra de sa fiction romanesque (« je n’irais pas plus loin dans l’expression », EM II p. 1102). Or dans ce récit terminal surgit une figure féminine dont le nom, Hélène, présente quelque parenté avec celui d’Hécate, puisqu’il partage avec lui sa première syllabe. Ce parallélisme me semble significatif et m’a guidée dans mon interprétation de la figure d’Hécate : préfigurant Hélène, l’Hécate de Jouve ne pourra être appréciée à sa juste valeur que via un regard rétrospectif, à partir de son avatar ultime ; inversement, elle permet à son tour de jeter sur Hélène une lumière qui éclaire et approfondit son sens.
Dans le titre englobant du diptyque qui nous occupe, le mot « aventure » s’écrit au singulier. Les deux volumes ne constituent donc pas un roman picaresque, mais décrivent un destin qui s’accomplit : l’« avènement » de Catherine Crachat à ce qui est sa vérité. La vie de ce personnage se déroule en effet tout entière dans le faux. L’héroïne de l’Aventure est une actrice de cinéma farouche qui, « pour l’écran » (H II p. 414) – comprenez : pour faire écran – a effacé son vrai nom – « nom qui ne peut être porté que par une créature de douleur » (H II p. 407) – derrière un prénom boursouflé, « la Catharina ». On peut y reconnaître un mécanisme de refoulement, dans lequel le patronyme refoulé fait retour dans les « a » du prénom. Ce qui est refoulé, et qui se trouve représenté dans ce nom de « crachat », peut être saisi de deux façons. C’est, dans une première approche, l’ordre dégoûtant des sécrétions corporelles, et pour aller vite, tout ce qui relève de l’amour physique, que Catherine désigne comme « grossier » (H II p. 409), « sale et démoniaque » (H II p. 567) ; elle professe, par une sorte d’amputation, une identité frigide et purement spirituelle, représentée par son prénom qui a appartenu à une sainte et qui en lui-même signifie « pur » (katharos en grec). Dans une deuxième approche, le refoulement du patronyme oriente vers une interprétation lacanienne8. On sait que la forclusion du Nom-du-Père conditionne pour Lacan une suspension dans l’ordre Imaginaire et dans le rapport duel à la Mère, et qu’elle empêche l’accès à l’ordre Symbolique du langage. À cet égard aussi, le métier de Catherine est significatif : par opposition à la « théâtreuse » (EM II p. 1090), la star du cinéma appartient radicalement au régime de l’Image, et dans les années vingt où il faut situer le roman, il s’agit en plus d’une image muette.
Les événements qui se déroulent dans le premier tome de l’Aventure se situent entre les 25 et les 35 ans de Catherine. Celle qui est habituée à se retirer, intouchable, derrière l’écran de son cinéma, ose pourtant s’investir émotionnellement dans deux êtres : un homme, Pierre Indemini, et une femme, Fanny Felicitas Hohenstein. Les deux liaisons suivent le même scénario : après les avoir quittés une première fois, Catherine ne les retrouve que pour les perdre de façon définitive, l’homme mourant de mort naturelle, et la femme se suicidant sous ses yeux. Selon Jouve, l’actrice développe ici ce que Freud appelle une névrose de destinée (« Schicksal neurose », EM p. 1091), c’est-à-dire une névrose difficilement reconnaissable comme telle, dont la symptomatologie consiste à attirer le malheur et à paraître poursuivi par un destin méchant9. À l’analyse, les malheurs qui s’abattent si cruellement sur ces patients s’avèrent présenter fondamentalement la même structure et avoir une origine non extérieure (la fatalité), mais intérieure : ils constituent la répétition inconsciente et compulsive d’une scène ancienne refoulée, à laquelle ces malades sont restés fixés. C’est ce qui fait dire à Jouve, dans En Miroir, que Catherine est la « meurtrière inconsciente » de Pierre et de Fanny (EM II p. 1091) : c’est son désir inconscient qui a « magiquement » ou « imaginairement » provoqué leur mort.
L’explication du « ténébreux pouvoir » de Catherine (EM II p. 1091) et la reconstruction de sa scène « originaire » ont précisément lieu dans le second tome du diptyque, Vagadu, où l’actrice entame une cure psychanalytique avec le Dr Leuven. Le nom de ce dernier se trouvant déformé entre autres en « love » (amour), le médecin se prêtera au transfert des relations affectives de Catherine, en particulier de son amour œdipien pour son père, et de son attachement pré-œdipien à sa mère, qui se sont soldés tous deux par la mort : ce sont ces relations avortées que Catherine a répétées dans son rapport avec Pierre Indemini et avec Fanny Felicitas. Le transfert permettra de revivre les anciennes relations filiales, de les remémorer en élucidant leur structure, et de les perlaborer en les intégrant dans une nouvelle constellation. La fin de l’analyse consiste en une nouvelle naissance ; pour l’accomplir, Catherine aura dû assumer son désir de tuer ses père et mère et de mourir à son ancien « moi » imaginairement innocent.
Les deux volumes de l’Aventure portent un titre mythologique. Celui du premier tome, Hécate, joue sur le prénom de Catherine (Hé-Catherine) et suggère que, pendant la décennie qui s’y trouve décrite, l’actrice a incarné, pour son amant Pierre Indemini, la déesse antique Hécate. Quant au titre du deuxième volume, Vagadu, il est emprunté à une légende africaine consignée par Frobenius, où il désigne un royaume (l’ancien Ghana) qui, quatre fois détruit, a pu chaque fois renaître de ses cendres ; le prince héritier Gassire doit cependant en accomplir la perte définitive pour réussir à faire chanter un luth magique et devenir griot10. D’après l’épigraphe du roman, « Vagadu est la force qui habite dans le cœur des hommes »11. Il ne s’agit donc plus ici d’un rôle spécifique joué par Catherine Crachat, mais d’une énergie que le roman représente de façon anthropomorphe et qui anime tous les êtres humains. Liée à l’Afrique, soit au continent noir, cette force se laisse interpréter comme inconsciente. Privée d’autre part de qualificatif, elle pourrait désigner aussi bien la pulsion de mort que l’Eros ; et sans doute représente-t-elle les deux forces fondamentales comme inextricablement liées. Il est probable dès lors que Vagadu représente une des figures-clés de la pensée jouvienne : l’Eros blessé par la mort12, et recevant de celle-ci sa capacité résurrectionnelle, sa force vitale même (ainsi, chez le combattant, le courage et le désir de vivre redoublent à l’aune de la menace de mort qui pèse sur lui).
Enfin, dans la mesure où Freud, dans une formule célèbre, définit la sexualité féminine comme « un continent noir »13, il y a lieu de supposer que c’est dans le mystérieux désir de la femme (Was will das Weib ?) que les deux pulsions fondamentales se trouvent par excellence nouées ensemble. On constate en tout cas que, dans la numérologie jouvienne, le chiffre de la femme est le sept ; celui de l’homme, de l’amour et de la vie, soit de l’Eros, est le trois ; et celui de la mort, le quatre14 : la femme est donc l’union de la vie et de la mort ; elle est aussi celle en qui l’homme se trouve uni à la mort. Cette union des forces de vie et de mort dans une figure de femme ne trouvera sa représentation ultime qu’à la fin de l’œuvre romanesque, lorsque Jouve concevra le personnage d’Hélène, la femme maternelle qui initiera son jeune amant à la vie et à la mort et qui, en véritable figure christique, mourra dans un sacrifice, donnant sa vie pour le salut de celui qu’elle aime. L’auteur reconnut ultérieurement dans la fiction qu’il avait imaginée là, et où une morte devient, par sa mort, mère symbolique et muse inspirant l’écriture, l’expression définitive du « mythe féminin » (EM p. 1100) qu’il portait en lui, de son désir, si l’on veut, mais aussi de sa conviction intime, de devoir tout ce qu’il était, et en particulier l’écrivain qu’il était devenu, à une figure maternelle qui se réalise comme telle à mesure qu’elle se sacrifie, se donne et s’efface15.
Par opposition à Hélène, dont la formule est par excellence l’union de la vie et de la mort, le nom de Catherine donne à entendre uniquement le chiffre quatre (Quatre-ine), c’est-à-dire le chiffre de la mort. Mais nous avons dit que celui d’Hécate partage sa première syllabe avec celui d’Hélène. Or nous verrons bientôt que, d’après certains mythologues, la figure d’Hécate exprime l’idée selon laquelle sans la mort il n’y a pas de vie. L’idée déterminante du mythe d’Hélène, celle de la mort comme donneuse de vie, touche donc aussi à l’essence d’Hécate. C’est dire que Catherine Crachat, lorsqu’elle incarne la figure mythique d’Hécate, préfigure un rapport entre la vie et la mort que le roman jouvien ne mettra entièrement au clair qu’à l’extrême fin de sa trajectoire, dans le personnage d’Hélène dont Jouve fera l’incarnation de son mythe personnel. L’hypothèse qui sous-tend ma communication est dès lors la suivante : la figure d’Hécate, empruntée à la mythologie grecque existante, est une préfiguration de la figure d’Hélène, qui forme le mythe personnel de Jouve ; et inversement, l’Hélène sur le mythe de laquelle débouche l’œuvre romanesque jouvienne, peut être vue comme l’achèvement de ce qui, dans la figure d’Hécate, demeurait encore « en souffrance » : elle accomplit ce qui s’annonçait dans Hécate à titre de promesse, et elle met fin à ce qui, dans Hécate, se présentait comme une menace.
Dans l’exposé qui suit, je voudrais, dans un premier instant, présenter la figure d’Hécate telle qu’elle apparaît dans la mythologie ; dans un deuxième moment, je parcourrai l’intrigue du roman qui porte son nom pour voir dans quelle mesure Catherine Crachat peut être vue comme l’incarnation de cette figure mythique ; et en dernière instance, j’aimerais ouvrir la perspective sur l’ensemble de l’œuvre romanesque et articuler Hécate sur les figures qui la précèdent et qui la suivent.
Dans la mythologie grecque, Hécate est une déesse ambiguë, car elle est associée à deux règnes : elle est à la fois lunaire (céleste, ouranienne) et chtonienne (souterraine, infernale, mais aussi terrestre). En tant que divinité lunaire, elle représente un des trois visages de la Lune, les deux autres étant incarnés par Séléné et Artémis (Diane chez les Romains)16. Hécate correspond dans cette triade à la nouvelle Lune, soit au moment où l’astre devient invisible mais, dans le noir, prépare sa réapparition. Quant à Séléné et Artémis, elles représentent respectivement la pleine lune et la lune naissante. C’est dire qu’en gros, Artémis symbolise la naissance et la jeunesse, Séléné la maturité, et Hécate la mort17.
Sous son aspect chtonien, Hécate fait également partie d’une triade : celle qu’elle constitue avec Déméter et Perséphone, la mère et la jeune fille divines18. Le mythe raconte que, lorsque Perséphone fut enlevée par Hadès, c’est Hécate qui entendit son cri (sans être pour autant témoin oculaire de son enlèvement), et qui suggéra à Déméter d’aller la chercher dans le Tatare. Elle devint par la suite la compagne inséparable de Perséphone pendant ses allers et retours entre la Terre et l’Enfer19, d’où son caractère de psychopompe, conductrice des âmes.
Comme le précise Karl Kerényi, la triade Déméter-Perséphone-Hécate préside aux mystères d’Éleusis. Si le contenu exact de ces mystères constitue toujours une énigme, leur effet essentiel, note-t-il, était de réconcilier les initiés avec la mort20 ; leur « thème fondamental », en effet, « était le phénomène éternel de la vie sortant de la mort »21. En rapport avec cela, on relèvera que, d’après Charlene Spretnak, qui a étudié l’autre triade (celle, lunaire, constituée par Hécate, Artémis et Séléné), l’idée représentée par Hécate était que sans la mort il n’y a pas de vie : « Awesome were her skills but always Hecate taught the same lesson: without Death there is no life »22. Sous sa figure d’Hécate, la Mort n’est pas seulement l’ennemie de la vie, elle est aussi son alliée23 ; elle n’ôte pas seulement la vie, mais est aussi donneuse de vie ; sa Loi cruelle n’empêche pas seulement la vie de s’épanouir dans toutes ses virtualités : limitant l’infini des possibles, elle permet aussi que du virtuel sorte le réel. Cette idée d’une « double Mort »24 se trouve au cœur de la pensée jouvienne : il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’Hécate ait pu solliciter l’intérêt de notre auteur.
À propos de la triade Déméter-Perséphone-Hécate, Barbara Weir Huber avance encore une autre interprétation qui me semble particulièrement digne d’intérêt. La chercheuse attire l’attention sur le fait qu’après la réunion entre la fille et la mère, Hécate est devenue la compagne inséparable de Perséphone : elle y voit une forme de « maternité désintéressée » et « non biologique »25 par rapport à laquelle celle de la mère selon la chair, Déméter, ne peut être interprétée que comme intéressée, possessive, narcissique (selon mon interprétation). En termes lacaniens, on pourrait donc dire qu’Hécate représente la Mère symbolique, liée à un rapport triadique et instituée par une métaphore26, alors que Déméter représente une Mère qui relève de l’ordre Imaginaire et à laquelle la jeune fille est liée par un rapport métonymique (le lien préexistant de la chair à la chair) ; ce rapport est duel et tend à fusionner ou à confondre les deux partenaires. Cette idée d’une double figure maternelle, dans laquelle Hécate représente la mère la plus accomplie, est à retenir pour la suite de l’exposé.
Si Hécate nous est apparue ici à deux reprises comme faisant partie d’une triade, c’est que, comme le note Karl Kerényi, le chiffre de la déesse est le trois. Elle était par ailleurs vénérée comme Triple déesse, et représentée comme une femme à trois corps ou bien à trois têtes. Sous le nom de Trivia, elle présidait aux carrefours où les Antiques représentaient son effigie. D’autres chercheurs ont relevé d’autres triangles : Miller la situe entre Déméter et Artémis, Root entre Luna et Diane, Jung enfin entre Aphrodite et Gaia. Selon ce dernier, les cosmogonies orphiques voient Hécate comme le centre, voire comme l’âme même du monde27. On attribuait en tout cas à la Triple déesse le pouvoir suprême sur trois domaines : originairement la terre, la mer et le ciel ; plus tard, la terre, le ciel et l’Enfer, le royaume souterrain des morts28.
Je termine ce survol mythologique par une série d’observations que j’emprunte à Robert Graves29. Selon lui, Hécate a connu deux âges dans la mythologie, le premier positif, le second négatif. À l’époque pré-hellénistique, on la vénérait comme une divinité bienfaisante et bienveillante, du genre nourricier. Elle présidait aux germinations et aux accouchements30. Déesse verdoyante des récoltes, elle présentait quelque parenté avec Flora. Confondue avec Artémis, elle avait un aspect kourotrophos31, que Barbara Weir Huber rattache précisément à sa maternité désintéressée et non biologique32 : les deux déesses accompagnaient les garçons lors de leur entrée dans la vie, elles présidaient à leur initiation.
L’aspect négatif commença à prédominer pendant l’époque hellénistique. D’une divinité nourricière, Hécate devint une magicienne redoutable, au pouvoir destructeur. Perdant ses vertus fertilisantes, elle se stérilisa progressivement et finit par être associée à la mort. Une de ses représentations était la chienne blanche : l’animal que les anciens Grecs considéraient comme le plus éloigné de l’humain, symbolisant son caractère infra-humain et chtonien. En même temps son champ d’action fut déplacé aux souterrains : elle prit un aspect sorcier ; on l’invoquait lors de rites secrets, de magie noire ; et on craignait ses maléfices : elle était « la déesse des spectres et des terreurs nocturnes, des fantômes et des monstres terrifiants »33. Comme le remarque Béatrice Bonhomme, cette « magicienne des apparitions nocturnes […] symbolise tout particulièrement l’inconscient, […] l’enfer vivant du psychisme, mais aussi la réserve des énergies »34.
L’aspect kourotrophos qu’Hécate partageait avec Artémis-Diane à l’époque où elle était encore une divinité positive, attire tout particulièrement l’attention. Dans l’œuvre romanesque de Jouve, il caractérise en effet de façon tout à fait explicite la maternelle Hélène de Dans les années profondes : le récit la désigne comme « la nourrice des hommes jeunes » (DAP II p. 1011), terme par lequel Barbara Weir Huber traduit kourotrophos, soit nurse of the young ; et son rôle consistera à initier l’adolescent Léonide à l’amour, au sexe, à la vie et à la mort. Cela ne prouve pas seulement la parenté profonde entre Hécate et Hélène. On peut également constater que, par opposition à Catherine Crachat qui est la « meurtrière inconsciente » de son amant, la dernière héroïne romanesque de Jouve représente un avatar lumineux et entièrement bénéfique d’Hécate, qui renoue avec sa figure initiale positive après un long détour par le négatif.
Tout se passe par ailleurs comme si la trajectoire romanesque de Jouve correspondait précisément à ce détour au cours duquel le personnage féminin se voit attribuer les traits d’une Hécate maléfique et redoutable35, jusqu’à ce que, dans le dernier récit, ces traits se trouvent réinterprétés dans un sens positif. Dans ce sens, Hécate serait bien la figure féminine fondamentale de l’œuvre romanesque de Jouve : elle ne présiderait pas seulement à l’ouvrage qui porte son nom, mais à l’œuvre romanesque dans sa totalité, les trois premiers « livres » montrant son versant négatif, et le triptyque final se tournant vers sa face de lumière. Ce qui se trouve réinterprété, d’un versant à l’autre de cette œuvre romanesque, commence également à devenir clair : c’est la Mort dont la déesse est l’incarnation, ou, dans le langage « dramatique » du roman, l’aspect meurtrier qu’elle revêt à l’égard de ceux qui cherchent à se rapporter à elle. Comprise comme initiation, la mort qu’Hécate inflige à ses jeunes amants devient le rite nécessaire pour réaliser un changement ontologique ; et il est à supposer que, dans une perspective lacanienne, ce changement est le passage de l’ordre Imaginaire à l’ordre Symbolique. Ce changement affecte aussi la figure maternelle, qui, de biologique et possessive, devient symbolique et désintéressée.
Je passe maintenant à mon deuxième point : l’intrigue spécifique du premier volume d’Aventure de Catherine Crachat.
J’ai déjà dit que l’héroïne dont le roman prétend retracer l’aventure est une actrice de cinéma. C’est donc une femme dont l’essence est d’être une image : ce que le monde perçoit d’elle est une projection qui n’est autre que celle du propre désir du spectateur. Le rapport avec Catherine Crachat est donc spéculaire et narcissique, la vraie Catherine échappant derrière l’écran : Noli me tangere.
On me permettra de faire ici un bref excursus vers le roman qui précède immédiatement Hécate, et qui est Le Monde désert. Dans ce roman, le rapport narcissique à la femme se trouve en effet thématisé dans l’un des deux protagonistes masculins, un certain Jacques de Todi. Dans une scène clé située dans son enfance, Jacques se trouve penché amoureusement sur l’eau d’un lac, où lui apparaît le visage d’une de ses grand-tantes maternelles, auréolée de tabou parce qu’elle a tué son amant. Comme on pouvait s’y attendre, le jeune Narcisse finira par se jeter dans l’eau. La grand-tante interdite fait donc une nouvelle victime ; parente de la mère mais justement différente de celle-ci en ce qu’elle ne donne pas la vie, elle se présente comme une mère-ogresse qui engloutit l’enfant resté fixé à elle.
J’ajouterai que Jacques de Todi est un peintre inhibé, trop rêveur pour produire des œuvres, en quoi il s’oppose au deuxième personnage masculin du roman, son ami Luc qui est un écrivain accompli. Jacques est donc un homme pris dans les rets de l’image, fasciné par une image féminine qu’il n’arrive pas à capter dans sa peinture, alors que Luc, en termes lacaniens, a accès à l’ordre Symbolique du langage. On peut dire que Jacques demeure in-fans dans un rapport Imaginaire à une femme « maudite », innommable, en qui il échoue à faire advenir la mère qui le mettra au monde ; cette femme est une sorte d’éternelle femme enceinte36.
Le premier rapport entre Pierre Indemini et Catherine Crachat se présente sous le même signe narcissique : dans Catherine, Pierre n’aime d’abord que sa propre image spéculaire37. Catherine constate justement que toute une moitié de cet homme (la véritable) lui est refusée (c’est d’ailleurs aussi la partie refoulée à laquelle Pierre n’a pas accès lui-même), et que, de façon complémentaire, il ne célèbre jamais qu’une partie d’elle, « moi pour ainsi dire absente » (H II p. 426)38. Aussi commence-t-elle à ne plus « jouer l’amour [qu’]en actrice » (H II p. 430) ; « aimer » devient « différent de faire l’amour » (H II p. 429) ; et elle finit par rompre avec lui. C’est à propos de cette rupture que le texte fait une première allusion à la figure d’Hécate ; il faut donc l’étudier de plus près.
Ce que Catherine fait ici, c’est pousser son amant dans les bras d’une grosse actrice américaine, à la chair plantureuse, vers laquelle elle prétend que Pierre se sent sexuellement attiré ; en même temps elle garde pour elle-même l’image idéalisée d’un amant parfait à qui elle appartiendra pour l’éternité. On peut gloser : le Pierre sexuel ou charnel est refoulé dans le giron accueillant d’un double de Catherine, dissocié d’elle-même comme la partie inconsciente du Moi conscient, ou encore, comme la moitié sensuelle de Catherine (sa partie « Crachat ») de sa moitié pure ou spirituelle (sa partie « Catherine » ou « Catharina »). Le nom de la prétendue rivale est Cogan, un nom juif. Pierre est donc voué à un régime vétérotestamentaire dont le Dieu est antérieur au Dieu-le-Père des chrétiens, et que, par opposition à celui de la Grâce, saint Paul appelle l’ordre de la Loi (et de son corollaire la Faute) ; or dans l’imaginaire du roman, la Loi de ce Dieu sévère est en particulier celle du talion. D’autre part, sous les traits de cette grosse Américaine, « l’autre Catherine » à qui Pierre se trouve relégué, prend la figure d’une femme enceinte, c’est-à-dire d’une mère en puissance mais en qui la maternité ne s’est pas encore réalisée (c’est une a-mère-icaine) : voici de nouveau l’ogresse qui garde l’enfant in-fans dans son sein. Pierre, on l’aura remarqué, se trouve donc repoussé dans un univers où les deux instances parentales, le Père et la Mère, ne sont pas encore advenues en tant que telles et se présentent comme l’avers et le revers d’une même puissance terrible, par rapport à laquelle l’enfant se tient dans une totale dépendance.
Chose significative : si Pierre Indemini s’incline devant la rupture, il refuse pourtant l’engloutissement total. Dans une lettre à Catherine qui, à elle seule, prouve qu’il ne se laisse pas réduire à l’état in-fans, il repousse la Cogan plantureuse. C’est dans cette lettre, en outre, que l’on trouve la première allusion à la figure d’Hécate : « Vous êtes une amoureuse lunatique et cruelle » (H II p. 435), lui écrit-il. La cruauté de Catherine s’explique par le fait qu’en abandonnant l’amant, elle lui inflige une blessure narcissique ; mais on remarquera que ce geste est en même temps salutaire, car il fait sortir Pierre de son autosuffisance aveugle (il entrevoit une Catherine plus « vraie » que la simple projection narcissique de lui-même ; cette Catherine plus « vraie » prend les contours d’Hécate), et, déjà, le fait advenir à la parole, puisqu’il le pousse à écrire. Catherine réalise donc, inconsciemment et de manière inchoative, une maternité symbolique qui, rattachée à l’écriture, annonce celle d’Hélène, et qui, coupant le lien charnel qui la reliait à Pierre39, rappelle la maternité « non biologique » que Barbara Weir Huber reconnaît dans Hécate40.
Après la rupture, Catherine abandonne ce que l’on peut appeler « son cinéma », au sens littéral comme au figuré. Profitant de l’hospitalité d’une riche admiratrice, elle se retire à Vienne, pour n’y être plus que « moi à la recherche de moi-même » (H II p. 467). Le long épisode qui suit peut donc être considéré comme une plongée que Catherine effectue dans son propre souterrain, et c’est son hôtesse, la baronne Fanny Felicitas Hohenstein, qui, en lui racontant sa vie, lui tend le miroir de ses propres désirs refoulés41. Sensuelle, « un peu juive » (H II p. 449), et en plus, mère d’un garçon qui, bien qu’adulte, est resté accroché à ses jupons42, elle peut être vue comme un avatar de la grosse Cogan à qui Catherine a confié Pierre lors de la rupture : il n’est donc pas étonnant que ce soit finalement auprès d’elle, et pour ainsi dire dans son sein, que Catherine retrouvera l’amant qu’elle y a auparavant refoulé.
Voici les traits de la baronne – ses propres traits inconscients – que Catherine découvre progressivement. Sous des dehors de femme convenable, Fanny Felicitas s’avère abriter tout d’abord une sensualité « terriblement indécente » (EM II p. 1091). Ses amants, très nombreux, sont aussi bien des hommes que des femmes, mais elle préfère les femmes : sa libido méconnaît la différence sexuelle et présente une tendance narcissique. Secundo, la baronne est escortée de deux morts : un homme et une femme se sont suicidés pour elle, chose qu’elle interprète comme une justice qui lui a été rendue, car elle « l[es] aimai[t] assez pour cela » (H II p. 483) : « Feu pour feu, vie pour vie » (H II p. 481-482), telle est sa loi du talion. Enfin, on l’a déjà vu, elle s’avère aimer le même homme que Catherine : Pierre Indemini a été attiré par les charmes de sa chair, et elle prétend lui avoir sauvé la vie, car elle lui a permis d’oublier la mort qui lui inspirait une peur si terrible qu’il n’était pas loin de se suicider. Cependant, sur ce point, sa magie semble fléchir, car Pierre recommence à se préoccuper de sa mort ; aussi envisage-t-elle de le laisser tomber, pour se vouer entièrement à Catherine.
Ici, Catherine, pour ainsi dire, se réveille. Reprise d’amour pour Pierre, elle se sent appelée à le sauver du suicide auquel Fanny le destine, et par lequel il risque de répéter le destin du premier amant de Fanny. Catherine, par ailleurs, est menacée à son tour : ne risque-t-elle pas de subir le sort de l’amante suicidaire ? En sauvant Pierre, Catherine se sauvera donc également elle-même : leur sort est lié, ils se sauveront l’un l’autre.
Je n’ai pas encore dit que les retrouvailles entre Catherine et Pierre ont lieu dans le bien-nommé « pied-à-terre » de la baronne, dans un lieu donc où Catherine est appelée à descendre de son ciel spirituel pour prendre pied dans la réalité terrestre. On peut y voir une invitation à abandonner sa figure divine intouchable et à revêtir la figure humaine : je reviendrai plus loin sur ce point qui me semble crucial. Je relève également que le pied-à-terre est situé dans la « Mariahilferstrasse » : il est donc mis sous le signe de la Mère divine, à la fois biologique (son corps a porté et mis au monde le Sauveur) et symbolique (elle a dû céder son Fils au monde et à la mort, mais est, par la suite, devenue la mère spirituelle et « désintéressée »43 de l’humanité). À la rupture d’avec Pierre avait présidé une grosse femme enceinte qui refusait de lâcher son trésor et qui, en outre, était liée au régime vétérotestamentaire de la loi du talion ; aux retrouvailles préside une mère accomplie qui, dans un esprit oblatif, a inauguré le régime néotestamentaire, celui que saint Paul appelle l’ordre de la Grâce.
La nouvelle liaison de Catherine avec Pierre s’établit à l’issue d’une scène significative qui se déroule dans une salle d’opéra : lieu où l’image communique avec la parole qui, se transcendant, verse dans le chant. Catherine assiste à une représentation des Noces de Figaro, et repère dans l’assistance Fanny et Pierre assis l’un à côté de l’autre. Un fantasme l’envahit : elle s’imagine qu’ils font l’amour sous ses yeux. C’est là une véritable « scène primitive » au sens freudien du terme : la scène (réelle ou fantasmatique) qui représente à l’enfant les rapports sexuels de ses parents, et qui rend compte des rôles respectifs des deux sexes (du père et de la mère) dans sa propre conception. C’est dire que les deux sexes se différencient ici, et qu’une constellation triadique se met en place, dont les figures sont le père, la mère et l’enfant. Il faut noter alors la réaction de Catherine. Dans un premier temps, elle envie le couple et voudrait être à la place de Fanny ; ensuite, elle voudrait les tuer tous deux ; puis, fantasmant qu’elle met l’idée à exécution, elle ne tue que sa rivale, et épargne l’amant ; enfin, constatant qu’elle n’a fait qu’imaginer la scène, elle désire mourir. Catherine reconnaît donc d’abord son désir sexuel pour Pierre, et intègre sa personne charnelle (sa moitié Fanny Felicitas) qu’elle avait jusque-là refoulée ; elle assume également ses désirs vindicatifs et son personnage d’ogresse qui engloutit les êtres auxquels elle a d’abord donné naissance ; mais en dernière instance, elle manifeste le désir de dépasser cette ancienne personne, de la laisser derrière elle comme un être qu’elle a été mais qu’elle n’est plus, afin de sauver Pierre Indemini ; et elle comprend qu’elle veut sortir du régime Imaginaire, ce qui revient à accepter, voire à désirer la mort.
À ce moment-là, dit le texte, « un miracle se produis[it] » (H II p. 544). Catherine se trouve transportée dans un appartement au-dessus de la ville, et entend Pierre chanter ses louanges. Dans cette élévation on peut lire un symbole de la sublimation : désormais, en effet, le désir charnel des amants ne sera plus refoulé, mais utilisé dans un but non sexuel, pour réaliser des valeurs spirituelles.
Pierre propose à Catherine une liaison qui s’établira sur de nouvelles bases : bien qu’ils se désirent, et reconnaissent ce désir en eux, « [leur] amour, pour être, plus une fois ne doit faire l’amour » (H II p. 547). Ils abandonneront donc la représentation de l’amour (le jeu de théâtre où chacun n’est qu’un acteur exécutant le désir du partenaire) au profit de son essence ; dépassant l’ordre imaginaire, la projection narcissique, le rapport spéculaire, ils chercheront l’Autre dans sa vérité d’objet perdu ou absent. C’est pourquoi ils se quitteront en pleine force de désir pour ne plus jamais se revoir : ils renonceront à l’image visible, toujours trompeuse, car elle fait croire à une présence réelle, alors qu’elle ne réussit qu’à rendre présent le Moi narcissique qui se projette en elle ; mais ils resteront en contact l’un avec l’autre en s’écrivant une lettre par jour : soustraite à l’ordre de l’Image, leur relation s’établira désormais dans l’ordre (symbolique) du langage.
En concluant ce nouveau pacte avec Catherine, Pierre Indemini évoque une deuxième fois la figure d’Hécate, sans la nommer. Il compare en effet son amante à « la Diane infernale qui préside aux enchantements » (H II p. 547). Diane, comme on l’a vu, est une déesse lunaire qui représente l’aspect naissant de la Lune ; Hécate, de son côté, est associée à sa figure évanescente, à l’effacement de son image, à son retrait dans le monde des Ombres. Pour l’amour de Pierre, Catherine sera donc cette Hécate qui, cessant de se montrer comme un astre brillant au firmament, se retire dans un équivalent de la mort ; et ce retrait aura pour but de sauver Pierre de sa fixation à une image qui n’est jamais que la projection de son propre désir narcissique, et de le faire accéder à un ordre autre : celui, symbolique, du langage. Le but ultime de l’entreprise est donc de sortir Pierre de l’état « in-fans » ; c’est, dit Catherine, « la Lèvre de Pierre qui parle » (H II p. 568). Pierre va plus loin, car la Diane infernale qu’il invoque « préside aux enchantements », c’est-à-dire qu’il attend de Catherine que, par son sacrifice, elle l’initie au chant44 : il affirmera effectivement écrire « des poésies » (H II p. 570).
On peut dire que ce que Pierre propose à Catherine est une nouvelle rupture. Contrairement, cependant, à ce qui se passait lors de la première rupture, la deuxième n’est plus ressentie comme « cruelle » (Catherine n’est plus l’amante froide qui refuse le réconfort vivifiant de sa chair, et qui, laissant l’amant en plan, le voue au suicide) : elle est au contraire louée comme un acte de « charité » (H II p. 547), car, oblative et désintéressée, elle s’effectue au nom de l’amour et pour le salut de Pierre. Elle est la véritable amorce de la maternité symbolique que Barbara Weir Huber voit dans Hécate et qu’elle rattache à son caractère de nourrice et d’initiatrice des jeunes garçons.
Dans l’épisode suivant, Catherine essaie de réaliser le vœu de Pierre, et, quittant Vienne, disparaît de sa vue. Cependant, contrairement à lui, elle ne parvient qu’à grand-peine à étouffer le cri de sa chair. Pierre de son côté dit préparer sa mort que, grâce à Catherine, il envisage avec confiance, et qu’il considère comme la dernière étape à franchir pour accéder à sa « nouvelle vie ». À l’issue de cette période, Catherine reçoit une lettre qui lui annonce sa mort effective.
Aussitôt, tout l’édifice s’effondre. Catherine s’accuse d’avoir souhaité cette mort, parce qu’elle constituait le seul moyen pour se libérer de la « bête sexuelle » qui remuait en elle : il a fallu que Pierre se sacrifie afin que, privé de son objet charnel, l’amour de Catherine n’ait plus d’autre issue que de se transposer définitivement dans le spirituel. Pierre ressemble ici à l’amant suicidaire de Fanny Felicitas qui, obéissant à la loi du talion, a rendu à l’amante l’amour qu’elle avait investi en lui en le payant de sa vie.
Dans ces circonstances, il n’est pas étonnant que Fanny Felicitas réapparaisse dans la vie de Catherine. La baronne s’avère avoir en sa possession une série de lettres que Pierre Indemini a adressées « à son guide » et qui n’ont pas encore trouvé leur destinataire. Catherine a beau les réclamer pour elle, la baronne conteste qu’elle y ait plus de droit qu’elle-même : le guide auquel ces lettres s’adressent est en effet « un être poétique et pur » qu’elle ne reconnaît pas dans Catherine (H II p. 585). Lorsque Catherine se rend compte à quel point elle désire posséder ces lettres dans leur matérialité même, elle comprend que la relation spirituelle qu’elle croyait avoir établie avec Pierre, reposait sur un mensonge : les lettres de Pierre n’ont jamais été pour elle que le substitut de son corps, et via ce corps substitutif, qu’elle s’appropriait morceau par morceau (qu’elle mangeait à raison d’une lettre par jour), sa relation charnelle avec lui s’est poursuivie de façon déguisée. Selon l’expression de Fanny, elle a « fait l’amour » avec Pierre « par lettres » (H II p. 585). Pierre, dans cette relation, demeurait l’in-fans dans le ventre d’une ogresse ; et c’est pourquoi Catherine est si scandalisée lorsqu’elle apprend que Fanny a lu ces lettres : la voix de Pierre que Catherine voulait étouffer dans son sein, a donc été entendue ; celui qu’elle voulait garder comme son bien exclusif, a existé pour une autre qui a « forcé [leur] secret » (H II p. 585) ; cette autre, en définitive, est une obstétricienne qui la force à accoucher.
Par un ultime renversement, Fanny Felicitas, que l’on prenait pour maléfique, se dresse donc ici en salvatrice : c’est elle qui, en définitive, sauve Pierre d’un rapport faussement spirituel qui n’est que la poursuite déguisée du rapport charnel, ou qui le sauve d’un rapport faussement symbolique qui n’est que la continuation du rapport imaginaire. Par la suite, son rôle de révélatrice étant joué, elle lâchera Catherine en se tuant d’un coup de revolver. Chose notable : ce suicide s’effectue lors d’une promenade que Fanny fait avec Catherine, « sous la lune expirante maléfique » (EM II p. 1091) – c’est la troisième allusion du roman à la figure d’Hécate. Elle apparaît, sous les traits de Fanny qui se retire, comme la déesse de la lune expirante, mais l’image sur laquelle le roman se clôt, comme on le voit, n’est pas bénéfique. Catherine Crachat, en effet, a réalisé à la fin de ce premier volume le destin fatal que lui avait préfiguré le récit de Fanny Felicitas : comme la baronne, elle a maintenant deux morts sur la conscience, un homme et une femme s’étant sacrifiés sur l’autel de son amour. En définitive, le rôle de Fanny aura été moins libérateur qu’accusateur : elle pose Catherine devant sa culpabilité meurtrière.
Après ce drame, nous apprenons que Catherine est devenue une femme recluse : elle s’est retirée dans un mas, et est entretenue par une amie dévouée qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau. Si les deux femmes se ressemblent, ce n’est pas en vertu d’une parenté biologique, mais parce que, pareilles à des religieuses, elles sont soumises à la même loi sévère et se vouent au même idéal : à leur ressemblance préside donc une structure triadique (un même rapport à un tiers) qui les tient séparées. L’amie s’appelle Flore, et est la moitié dépareillée d’un couple de jumelles ; elle porte, comme on le voit, l’initiale de Fanny Felicitas, et peut donc être vue comme un avatar de celle-ci, mais un avatar qui a perdu sa duplicité. Je la vois comme l’incarnation la plus accomplie d’Hécate ̶̵ « mère désintéressée » (Barbara Weir Huber), Catherine prenant en sa compagnie les traits d’une Proserpine dont la déesse prend soin pendant son séjour dans le Tatare45.
Il faut enfin rendre compte de l’épilogue, car Hécate présente encore une dernière partie qui se situe en dehors du roman proprement dit. Nous y apprenons que Catherine a repris son cinéma et qu’elle ne songe qu’à mourir, dans l’espoir de revoir Pierre dans l’au-delà. Loin d’être délivrée, elle est donc toujours asservie au régime de l’Image, pervertissant la mort même comme ce qui lui restituera l’amant perdu.
On a vu que la déesse Hécate n’est évoquée que par allusion dans le roman qui porte son nom. Dans Vagadu, sa figure se trouve enfin explicitée. Catherine entreprend ici une cure psychanalytique, soit une thérapie dont l’instrument de guérison est la parole. Elle quitte donc une deuxième fois, et définitivement, l’ordre de l’Image muette (représenté par « son cinéma »), pour entrer dans celui, symbolique, du langage. Ce que l’analyse lui permet de mettre à jour en particulier, c’est qu’elle a cherché inconsciemment à se rapporter à un Amant-Mort, figure essentielle de sa « scène intérieure ». Le terme est écrit avec trait d’union, ce qui permet une double interprétation : d’une part, l’amant est un mort en sursis, que Catherine conduit au décès en assumant un rôle « cruel » de meurtrière ; de l’autre, l’amant incarne la Mort, il est aimé dans la mesure où il fait peser sur Catherine une menace de mort et la met dans une position de victime. Pierre Indemini a incarné essentiellement la figure de l’amant-victime ; mais dans le deuxième volume de son Aventure, Catherine entame, à côté de son analyse et à l’insu de son analyste, une liaison avec un amant qui assume la figure inverse et complémentaire. Cet amant s’appelle Luc Pascal, son patronyme suggérant qu’il est la figure ressuscitée de l’amant-mort ; et ce sera un partenaire sadique par qui Catherine se sent attirée parce qu’il lui manifeste son désir de la tuer.
Catherine aime Luc Pascal, dit-elle, en raison de sa force écrasante : c’est la toute-puissance qu’elle cherche dans un homme. Pour lui plaire, d’autre part, elle cherche à incarner toutes les femmes possibles, à jouer (on reconnaît le rapport narcissique-spéculaire) tous les rôles que son désir lui demande, et jusqu’au rôle de l’homme dans un rapport homosexuel : il s’agit d’épuiser tous les possibles46. Les premières figures auxquelles elle pense sont celles de Vénus Anadyomène et d’Europe enlevée par le taureau. Mais elle passe assez rapidement à Hécate, figure que, dit-elle, elle a déjà incarnée à une époque déterminée de sa vie (celle justement de ses amours avec Pierre Indemini). Voici le passage, entrecoupé de commentaires, qui résume le rôle d’Hécate que Catherine s’apprête à rejouer : « Je descendrai donc sous terre et dans les enfers et je serai Hécate » (V p. 712). D’emblée, c’est l’aspect chtonien, infernal, qui retient l’attention. Dans la phrase suivante, voici l’autre aspect, lunaire, de la déesse, associé à la magie et au pouvoir d’ensorcèlement : « Pâle incarnation magique de la Lune – lorsque, dans son troisième quartier, elle monte avec un aspect faux, étalant comme un crachat au milieu du ciel où se dissémine l’orage… » (ibid.). En accord avec la mythologie qui voit dans Hécate une figure de la nouvelle lune, l’Hécate jouvienne correspond à la lune expirante, dont l’image diffractée n’est déjà plus qu’une fausse présence fantomatique ; bientôt, elle sera effacée pour de bon. Ce qui la remplace est « comme un crachat » : est-il loisible de lire dans cette métaphore liée au patronyme de Catherine une ouverture timide vers l’ordre Symbolique, d’autant plus que l’orage qui se dissémine suggère la résolution imminente du conflit ? Mais continuons : « je parviens au souterrain qui contient les âmes des morts dans l’attente ». L’Enfer, dans le roman jouvien, n’est pas l’univers de la damnation éternelle, du Néant absolu, c’est un espace de suspension et d’attente entre la vie et la mort. Les âmes qui s’y tiennent sont déjà mortes dans la réalité objective (celle qui se déroule à l’étage au-dessus, sur terre), mais poursuivent ici une vie spectrale de morts vivants, en souffrance au double sens du terme : elles subissent des peines dont elles ne voient pas la fin, et elles sont suspendues dans le douloureux inaccomplissement de leur destin. Le temps, en effet, s’est arrêté ici, n’existe plus, et ces âmes se trouvent dans l’attente du coup de grâce qui consistera, soit à les anéantir pour de bon, à leur donner la mort qui leur a été jusqu’ici refusée (la « seconde mort »), soit à les sauver, à les sortir de cette fausse vie, et à leur donner enfin une vie digne de ce nom. Or sans doute ne s’agit-il pas tant d’une alternative (soit… soit…) que de réaliser les deux issues ensemble, et l’une par l’autre (et… et…) : il n’y a pas de vie sans la mort.
Dans cet Enfer qui est son biotope, Hécate règne en maîtresse ; elle fascine, tient en haleine, et décide du sort des mortels qui s’y tiennent suspendus : « ici je sers aux enchantements, aux rachats, et près de Proserpine je rends mes implacables sentences » (V p. 712). Hécate prend ici la figure de la redoutable magicienne, aux pouvoirs illimités sur la vie et sur la mort ; c’est d’elle, associée à la Koré Perséphone, que dépend le salut ou la damnation des âmes ; juge suprême, pareille à un Dieu-le-Père tout-puissant, elle décide si une âme sera « rachetée » ou rejetée. La conclusion est un avertissement : « Aie une grande peur de moi, et surtout de mon sourire, qui est l’antique retroussis des babines de Diane » (ibid.). Animalisée, pareille au chien féroce qui accompagne Diane chasseresse et avec lequel elle semble se confondre, Hécate prend ici l’aspect négatif d’une ogresse prête à dévorer sa proie.
Comme on le constate, la figure que Catherine présente ici à Luc Pascal est l’image spéculaire de la figure puissante et redoutable qu’elle désire voir en lui. On reconnaît là le rapport imaginaire et duel entre deux amants qui tendent à se confondre. La femme toute-puissante et l’homme terrifiant correspondent aussi aux deux figures parentales par rapport auxquelles l’enfant vit dans une totale dépendance : la figure est donc celle d’un rapport filial encore radicalement immature, à peine digne de ce nom ; l’enfant a pour seul sens de prouver la puissance du parent ; en termes religieux, l’homme a pour seul sens de prouver la puissance de son créateur. Nous sommes encore loin de la figure sacrificielle d’Hélène, qui se retire dans la mort pour que l’enfant Léonide ait la vie, comme nous sommes loin, sur le plan religieux, du rapport filial véritable qui s’établira avec le Dieu-le-Père des chrétiens et qui sera médiatisé par la figure sacrificielle du Christ.
Ayant évoqué « l’antique retroussis des babines de Diane », Catherine se compare un instant à la sœur lunaire d’Hécate, la déesse Diane, chasseresse et castratrice. Les vocables de « chasse », de « castration » ou de « châtrer » résonnent par ailleurs dans son nom, de même que celui de « chaste », qui est une autre caractéristique de Diane47. Or à propos de Diane, Catherine note ceci d’intéressant, que son geste castrateur se dirige en réalité contre elle-même : « elle coupe le membre aux animaux, son odeur est la plus puissante des forêts parfumées et c’est sa propre odeur qu’elle tue ! » (V p. 712). Diane chasseresse séduit donc d’abord une proie, elle l’excite par son odeur enivrante, pour se prouver son pouvoir sur elle ; mais dans un deuxième moment, en émasculant sa proie, elle tue ce pouvoir qui a émergé en elle. Se punit-elle d’avoir usé de son pouvoir sur les hommes, comme si ce pouvoir était coupable et interdit, comme si ce pouvoir trahissait un désir interdit, celui d’être prise par l’homme, d’être blessée par ce membre qu’il faut lui couper pour s’en protéger ? Le désir dont Catherine-Diane se défend, est-il celui qui se révélera pour de bon dans Hélène, à savoir celui de s’offrir à l’homme dans l’abnégation totale de soi, afin de le faire advenir en tant qu’homme ?
Quoi qu’il en soit, la chasseresse, conclut Catherine, n’est pas vraiment ma figure ; c’est plutôt, en effet, la figure qui convient à son amie et double Fanny Felicitas, toujours à la recherche d’une nouvelle conquête. Catherine, par contre, est « plus mystérieuse », comme Hécate précisément : « car je ne chasse pas, et je tue » (V p. 712). C’est donc en définitive en tant que meurtrière que Catherine incarne Hécate, et si elle ne chasse pas, c’est que cette meurtrière est distante et froide, privée de passion, et pour tout dire désintéressée, d’après le mot de Barbara Weir Huber : elle ne tue pas pour « posséder », et c’est là ce qui constitue l’essentiel de son mystère. Le mystère de ce meurtre, on commence à le percer : sans rien perdre de sa cruauté et de sa violence, il constitue pourtant un don, un bienfait, car il est nécessaire pour que l’amant puisse accéder à la « nouvelle vie ». Il constitue la fin définitive du « céleste Narcisse » et sa descente dans le monde des mortels, c’est-à-dire dans la véritable condition humaine. Quant à la déesse qui accorde la mort(alité) à son amant, elle cesse de le suspendre dans son sein à la façon d’une femme enceinte, et accède à une maternité non possessive, désintéressée et plus vraie que celle qui consiste à le préserver immortel.
Le passage de Vagadu ne se termine pas sur l’évocation de la déesse Hécate. Luc Pascal est en effet assez « démon » pour « demander aussi » à Catherine « le personnage humain » (V II p. 712) ; et la figure mythique à laquelle l’actrice se voit prêter ses traits en dernière instance est très significativement Ariane : celle pour qui et par qui Thésée s’expose à la mort, mais qui guide son amant hors du labyrinthe, le rendant à la vie (on reconnaît le « guide » des lettres posthumes de Pierre Indemini) ; celle aussi, et surtout, qui, après avoir sauvé son amant, se trouve abandonnée par lui, Thésée épousant sa sœur (V II p. 713). Ariane sacrifiée annonce l’Hélène sacrificielle du dernier récit48, qui se retire dans la mort afin que son amant soit délivré de toute fixation (œdipienne ou pré-œdipienne) à la mère, et, cessant d’être in-fans, devienne un homme adulte, en possession de son désir propre. Mais rétrospectivement, Ariane rappelle aussi Hécate comme figure lunaire évanescente, astre expirant, se retirant du firmament : elle permet d’interpréter ce retrait comme un effacement sacrificiel comparable au sien propre et à celui d’Hélène, pour que l’amant ait la vie. Pareille à Ariane et à Hélène, qui sont toutes deux humaines, la déesse lunaire, qui renonce à briller et choisit de disparaître en Enfer, renoncerait donc, dans un esprit sacrificiel, à son statut divin et immortel pour descendre dans l’humanité et dans la mort. Elle ne donne pas seulement la mort ; elle l’assume aussi elle-même. Plus véritablement divine au moment où elle cesse de l’être, elle pousserait aussi l’amour jusqu’à s’effacer afin que son amant soit délivré du rapport exclusif avec elle, comme de tout lien de dépendance ou de dette. Comment ne pas reconnaître dans cette déesse mourante une image du Christ ? On comprend mieux, dans ce contexte, le poème inaugural de Sueur de Sang, qui évoque le nom de Catherine Crachat : « Les crachats sur l’asphalte m’ont toujours fait penser / À la face imprimée au voile des saintes femmes » (« Crachats », Sueur de Sang I p. 203).
Dans ce qui précède j’ai présenté le diptyque Aventure de Catherine Crachat et la place qu’y occupe la figure d’Hécate ; mais il est indispensable de le situer aussi dans l’ensemble de l’œuvre romanesque de Jouve, et en particulier de l’articuler sur le livre qui lui fait suite, et qui, comme on l’a vu, est un triptyque. Ce triptyque final s’intitule significativement La Scène capitale et est le chant du cygne du roman jouvien. L’œuvre romanesque atteint ici son « achèvement » (EM II p. 1095), au double sens du terme : son accomplissement plénier et sa fin. « J[’ai pensé] », écrit Jouve dans En Miroir, « que je n’irais pas plus loin dans l’expression » (EM II p. 1102) : ce que le romancier avait à dire, et la forme dans laquelle il pouvait le dire, trouvent dans ce triptyque, et en particulier dans son troisième volet, un nec plus ultra, après lequel l’auteur continuera dans la seule voie de la poésie.
Dire que dans la dernière œuvre, le roman jouvien s’accomplit de façon plénière, c’est dire en même temps que, par opposition à ce livre « achevé », les trois premiers « livres de roman » sont marqués d’un certain inaccomplissement : ils n’arrivent pas à se terminer pour de bon ; quelque chose, en eux, demeure « en souffrance », qui conditionne leur relance dans l’ouvrage suivant. Ce destin inachevé se donne à lire dans ces romans, non seulement dans leur fin ouverte et ambiguë, mais également dans le fait qu’ils sont reliés par le resurgissement, dans chacune des intrigues successives, d’un personnage qui était déjà apparu dans un roman antérieur, comme si le destin de ce personnage n’avait pas encore entièrement abouti. Ce procédé du personnage récurrent, qui rappelle La Comédie humaine de Balzac, est interrompu au seuil du triptyque final : dans ce dernier, tous les personnages sont nouveaux. On peut donc dire que, à la fin du diptyque Aventure de Catherine Crachat, le roman jouvien atteint une fin provisoire et se suspend sur un point d’orgue ; dans le triptyque, il reprend pour ainsi dire son mouvement à zéro, pour le conduire plus loin, jusqu’à son achèvement. J’oserai affirmer que le point d’orgue, sur lequel se termine le premier mouvement du roman jouvien, est intimement lié à la représentation mythique à laquelle il aboutit, et qui est celle de la déesse Hécate. Après avoir trouvé, pour représenter son intrigue romanesque, ce symbole emprunté à la mythologie, tout se passe comme si le romancier avait atteint une première hypostase, voire un premier nec plus ultra de l’expression, après quoi il ne peut plus tout à fait continuer dans la voie qu’il a empruntée jusque-là, et se voit obligé d’en choisir une autre.
En quoi les trois premiers romans forment-ils une unité qui trouve son hypostase dans la figure de la déesse Hécate ? Commençons par constater que celle qu’En Miroir appelle « la Diane infernale, face fatidique de la Lune » (EM II p. 1091) est l’aboutissement d’une série de protagonistes féminins qui, à mesure que l’œuvre romanesque progresse, se trouvent de plus en plus explicitement associés à la Lune. La première héroïne de Jouve, l’Italienne Paulina, est plongée par l’amour dans un vague à l’âme qui, dans sa langue, s’appelle « la luna » (Paulina 1880, II p. 36) ; l’astre lui prédit d’emblée le caractère tragique d’un amour qui se soldera par le meurtre de l’amant49. La deuxième est une Russe désespérément attachée au Narcisse suicidaire que j’ai évoqué plus haut, et dont la vie se poursuit dans le fils qui lui naît posthumément : or ce fils sans père, et qui vit en tête-à-tête avec sa mère, s’appelle Pierrot, et il se comporte envers sa mère comme un petit amant pervers qui « sourit avec mystère à la lune dans le sombre ciel » (Le Monde désert, II p. 361) : on peut donc dire, par référence au titre du mélodrame de Schönberg, que c’est un Pierrot lunaire50. L’allusion au compositeur viennois est d’autant plus probable que, dans le roman suivant, Hécate, la relation équivoque et vaguement incestueuse51 entre Pierrot et sa mère trouve un écho dans celle entre Fanny et son grand fils52 ; or Fanny n’est pas seulement viennoise ; son nom de jeune fille (Schomberg) est aussi proche de celui de Schönberg.
Dans le couple des protagonistes d’Hécate, j’ai relevé que le nom de Catherine anagrammatise celui de la déesse et qu’aux moments cruciaux de l’intrigue (les deux ruptures, précisément), son amant l’associe explicitement à la Lune. Mais le prénom de Pierre prolonge aussi celui de Pierrot, et son patronyme conduit plus sûrement encore vers la mythologie lunaire, car il s’appelle Indemini : ce nom évoque le mythe d’Endymion, qui raconte comment la lune Séléné s’éprit un jour d’un berger humain d’une grande beauté53 ; incapable de le diviniser, elle l’endormit afin de pouvoir jouir éternellement de son image ; cette histoire servit d’inspiration au célèbre poème « Endymion » de Keats : « A thing of beauty is a joy for ever… ». Pour compléter le tableau, on trouve, toujours dans Hécate, parmi les personnages secondaires, un couple de sœurs jumelles, « vierges » comme Diane (II p. 448), inséparables au point de ne faire qu’une seule personne (« On ne dit qu’un seul bonjour pour les deux » (II p. 447), et que Catherine Crachat voit comme « mariées ensemble » (II p. 448) : leurs noms évoquent de nouveau des figures lunaires, car elles s’appellent Céline et Flore, noms que l’on peut lire comme Séléné et Flora54.
Le titre d’Hécate vient donc expliciter une thématique lunaire qui était déjà présente dans les deux premiers livres, mais qui n’est vraiment révélée au grand jour que dans le troisième. Dans Hécate, les noms et les traits de la déesse lunaire se disséminent sur tous les personnages féminins (Catherine, Fanny, les jumelles Céline et Flore), chacun de ces personnages exprimant un ou quelques-uns de ses aspects, dans une évocation diffractée. Essayons donc de lister ces aspects. Le rapport amoureux auquel préside la déesse lunaire est malheureux et languissant. Il présente (pensons au couple des jumelles) un caractère spéculaire et fusionnel (qui fait penser à l’ordre Imaginaire lacanien) et se situe en-deçà de la différence sexuelle. Il est incestueux (œdipien et pré-œdipien), calqué sur le rapport du fils à la mère, et maintient l’amant dans une position d’enfant vagissant : adorable certes, mais endormi comme Endymion (il y a jeu de mots sur la syllabe « dor »55), suspendu dans les limbes d’une existence inauthentique. Si l’amante prend des traits maternels, elle n’est pas perçue comme une mère accomplie, mais comme une femme enceinte jalouse de son trésor. Enfin, le rapport amoureux enferme les deux amants dans une situation où ils sont prisonniers et geôliers l’un de l’autre ; par un autre jeu de mots, cette situation d’enfermement prend par ailleurs le caractère d’un enfer (voir l’épigraphe de Paulina 1880 : « L’amour est dur et inflexible comme l’enfer », II p. 3). Tout ce qui précède peut être résumé en un mot : c’est celui de « souffrance », au double sens d’une situation pénible et d’un inaccomplissement.
La figure de Séléné mérite qu’on s’y attarde (remarquons que son nom est phonétiquement apparenté à celui d’Hélène, dont Séléné constitue pourtant l’antipode). Il peut être révélateur d’opposer la façon dont elle traita Endymion au comportement de la Petite Sirène dans le conte bien connu d’Andersen56. Ne pouvant attirer Endymion vers elle, parmi les immortels, Séléné lui donna une fausse immortalité qui consiste en l’arrêt de la vie, en la négation de sa mortalité : elle lui refuse donc l’accès à sa vérité humaine mortelle. Tout autre est le comportement de la Petite Sirène d’Andersen qui, loin de priver son amant de son humanité, endosse cette humanité elle-même, l’aime assez pour lui sacrifier sa propre immortalité ; ensuite, pour qu’il ait une vie indépendante d’elle et puisse en épouser une autre, elle accepte de mourir abandonnée. On peut y reconnaître l’amour du Dieu des chrétiens lorsqu’il descend vers les hommes dans son Fils, et renonce, dans la mort de celui-ci, à son statut tout-puissant. Mais on se souvient également d’Ariane, lorsqu’elle vient relayer la figure de la déesse Hécate pour répondre au désir de l’amant de s’unir à un être humain.
Sous le signe de Séléné, le rapport amoureux est également mis sous le signe du pouvoir d’enchantement magique de l’image. Tant dans la figure d’Endymion, que la Lune endormit afin de jouir éternellement de sa beauté, que dans le nom de Pierre, qui suggère la pétrification, ce pouvoir d’enchantement consiste en une suspension sur place, en un arrêt du temps et en une négation du devenir et de la mort (que l’on trouve explicités chez Fanny Felicitas57) – : l’amant lunaire est bloqué, statufié, dans la fascination devant une image enchanteresse, et inversement, la Lune elle-même est à son tour suspendue dans la contemplation de la beauté du berger endormi. On constate d’emblée un certain rapport, d’ailleurs attesté par Kerényi dans son étude de la « jeune fille divine », avec le pouvoir « médusant », pétrifiant, de la Gorgone, qui elle aussi fige sur place, mais dans l’horreur plutôt que dans l’émerveillement. Jouve explicitera cette figure de Séléné-Méduse dans le personnage d’Hélène58. Selon Charlene Spretnak, Hécate aussi pouvait se manifester, lors de ses apparitions, avec un nid de serpents dans la chevelure59. Dans Hécate, cependant, l’image fascinante commence à se dissoudre (cf. sa description dans Vagadu), et une perspective de délivrance est ouverte pour les deux amants.
Ce que le mythe de Gorgone occulte, et que celui de Séléné permet de saisir, c’est que l’action médusante s’exerce de façon mutuelle, et que Séléné n’est pas moins clouée sur place que le bel Endymion : les amants s’emprisonnent mutuellement. Lors de sa première visite au château des Sannis, Léonide aura précisément la « vision » de l’emprisonnement d’Hélène : « Et tandis qu’elle versait le thé j’avais la vision d’Hélène de Sannis : c’était la prisonnière d’une beauté morte, et moi je venais la délivrer » (DAP II p. 978). Le protagoniste masculin n’est plus ici l’objet passif d’un acte de parturition qui lui donnera la vie : il est le sujet actif d’une délivrance qui est à la fois celle de sa partenaire et la sienne propre. Cette délivrance, que le jeune homme conçoit ici encore sur le mode héroïque, consistera essentiellement à permettre à la bien-aimée de « partir », à ne pas la retenir sur place, à consentir à la perdre sans espoir de retour : il devra avoir le courage de relâcher l’être tout-puissant dont toute sa survie dépend, et lui permettre de s’humaniser, de devenir une mortelle et d’achever son destin en mourant effectivement. C’est cette figure évanescente que l’on peut déjà reconnaître dans Hécate, déesse de la lune expirante qui quitte le firmament pour rejoindre le royaume des Morts ; c’est à elle que Pierre Indemini demande à Catherine de ressembler ; mais si la délivrance des deux partenaires d’Hécate demeure incertaine, c’est peut-être que celui qu’En Miroir appelle « le faible Indemini » (EM II p. 1091) manque encore de la force combative et agressive qui caractérisera Léonide, et qui se traduira en une force meurtrière « désintéressée » symétrique à celle d’Hécate60. Dans les limites de cet exposé, il m’est impossible de développer cet aspect.
On soulignera enfin que le nom de Pierre (préfiguré par Pierrot) est celui de Jouve lui-même, ou plus précisément : celui que Jouve porte dans la vie quotidienne, dans ses rapports avec ses proches, et qui désigne l’homo biographicus en dehors de sa fonction d’écrivain. Pour l’écriture, le nom de Pierre est en effet majoré et dépassé par celui de Jean, de sorte que l’on pourrait dire que Pierre correspond à un en-deçà de l’écrivain, ou à sa forme seulement inchoative et partielle. Nous retrouvons ici l’état de souffrance évoqué plus haut, mais il se précise à présent comme une suspension à mi-chemin entre la vocation littéraire et son accomplissement. À cet égard, il est intéressant de constater que Pierre Indemini écrit des « lettres » dont le texte cite quelques spécimens, mais prétend seulement écrire « des poésies » (H II p. 570), sans que la preuve nous en soit fournie ; et de même, les protagonistes masculins des romans précédents ont la réputation d’écrire (Paulina 1880) ou sont dits le faire (Luc Pascal dans Le Monde désert), mais aucun texte effectif ne vient attester leur activité scripturale. À l’opposé de ces écrivains en souffrance entre la fiction et la réalité, Léonide est un écrivain accompli dont le lecteur peut juger sur pièce : il est en effet l’auteur du récit de Dans les années profondes que nous tenons en main.
Synthétisons : le premier ensemble romanesque de Jouve est composé de trois « livres », dont le dernier, Aventure de Catherine Crachat, fournit, à travers la déesse Hécate, une figure qui rend compte, rétrospectivement, de la situation amoureuse et de l’intrigue meurtrière de chacun des trois romans ; Hécate représente cette situation et cette intrigue de façon condensée et en les rattachant au mythe ; le comportement des personnages ne s’explique donc pas par des motifs psychologiques, mais se donne à comprendre comme la répétition d’une série d’attitudes et de gestes sacrés qui réactualisent la divinité et la (les) scène(s) originaires qui lui sont rapportées.
Le second ensemble romanesque, constitué par le triptyque La Scène capitale, s’offre comme un miroir du premier. Également tripartite, il aboutit à son tour à une figure mythique, que l’on peut considérer comme la reprise et l’aboutissement d’Hécate : cette figure est Hélène, l’héroïne du dernier récit romanesque, Dans les années profondes. Pour comprendre le sens qu’y revêt Hélène, il me semble indispensable de parcourir rapidement le contenu du livre composite qu’est La Scène capitale. La première partie de ce triptyque s’intitule Histoires sanglantes et est constituée d’un recueil de récits oniriques très divers ; or « sanglantes », précise Jouve dans une note ultérieurement retranchée, ces histoires le sont « du sang de la naissance » (Textes retranchés, I p. 1296). On retrouvera cette naissance dans les deuxième et troisième parties, qui consistent en deux récits plus longs, respectivement intitulés La Victime et Dans les années profondes. Dans La Victime, récit violent emprunté aux Histoires du diable de Luther, un couple transgresse l’interdiction de s’unir, et la femme tombe raide morte. Un sorcier, complice et double de l’amant, lui rend une apparence de vie ; mais elle a changé d’aspect : elle est devenue la femme à l’œil noir qui, depuis quelque temps, hante ses rêves, et qui s’appelle Gravida – « femme enceinte » en latin. Chose significative : cette femme est associée à la lune (La Victime, II p. 916)61 et, via des allusions au Sphynx et à la peste, à l’histoire d’Œdipe, soit à l’inceste maternel. Le sorcier, quant à lui, s’appelle Simonin, diminutif de Simon ; or Simon est le prénom de l’apôtre Pierre avant que le Christ ne l’appelât à devenir le fondateur de son Église. Simonin est donc un en-deçà de Pierre : on peut le voir comme un avatar du Pierrot lunaire et du Pierre-Endymion des premiers romans, de même que la Gravida lunatique se laisse considérer comme une nouvelle incarnation d’Hécate-Séléné. Mais le récit ne s’arrête pas à la mise en place de la déesse lunaire : il raconte au contraire la décomposition de la Gestalt de la « fausse morte – fausse vivante » (EM II p. 1095) sous l’effet de la parole sacrée. Des théologiens sont en effet appelés à l’aide, qui, en prononçant sur le spectre une formule d’exorcisme, provoquent son anéantissement. Gravida est décomposée, et les deux jeunes coupables sont sortis de leur cachette pour être conduits à leur mort : on peut y voir la figure d’une naissance particulièrement sanglante.
Dans les années profondes raconte les amours entre un adolescent (Léonide) et une femme (Hélène) qui a le double de son âge : « elle pourrait », comme on dit, « être sa mère ». Au bout d’un long processus de maturation, Hélène, qui souffre de ne pas avoir eu d’enfants62, « devient » effectivement la mère de Léonide, en le mettant symboliquement au monde. Elle sera, lors d’un premier coït, son initiatrice sexuelle, celle qui fera de lui « un homme » (en quoi s’installe la différence sexuelle qui, dans le rapport amoureux lunaire, demeurait suspendue63) ; mais lorsque, dans le désir de se donner plus entièrement, elle mourra dans un deuxième coït, elle sera plus profondément celle qui fait de lui un être humain, c’est-à-dire, entre autres, un homme qui a séjourné dans la mère et a accompli sa naissance sanglante hors d’elle ; un être dont la naissance est liée à une faute, et a impliqué la perte de l’objet primordial et l’expulsion hors du paradis. Après la mort d’Hélène, Léonide s’évanouit : mort symbolique, dont il se relève ; or il se relève un autre homme, car reconnaissant la mort de son amante comme un sacrifice et un don, il renaît fils du Père symbolique64 : en Hélène, Léonide a refait sa naissance en mourant à l’ancien Adam coupable, pour naître à l’ordre de la Grâce.
On le voit : le triptyque intitulé La Scène capitale ne cesse de représenter des scènes de naissance, dans laquelle la femme, de plus en plus clairement, n’advient en tant que mère que dans la mesure où elle se retire et s’efface. Elle donne encore la mort, mais c’est pour faire naître son amant à sa condition humaine ; et elle assume surtout la mort elle-même, afin de le libérer de son emprise et de lui donner une ek-sistence plénière. Ce geste meurtrier, comme ce geste d’effacement, se trouvaient déjà préfigurés dans la figure d’Hécate ; mais ce n’est qu’ici qu’ils trouvent leur véritable sens.
Le nom d’Hélène, comme je l’ai déjà dit, présente le même incipit que celui d’Hécate ; comme lui d’ailleurs, il renvoie aussi à l’antiquité grecque, à « la femme belle entre toutes dans l’antiquité » (EM II p. 1096). Mais Hélène de Troie n’est pas une déesse ; c’est la fille de Zeus et d’une mortelle, épouse et amante de mortels. À cet égard, le nom de son jeune amant est également significatif : Léonide évoque Léonidas, le héros de la bataille des Thermopyles. C’est dire que ce nom renvoie, lui aussi, à l’antiquité grecque, mais à un héros entièrement humain auquel les récits historiques, remémorant son courage et son sacrifice, ont pu conférer un certain statut idéalisé qui est de la nature du mythe, mais qui ne relève pas de la mythologie65. Dans le deuxième ensemble romanesque de Jouve, les références à l’antiquité grecque ont changé de figure, et, en particulier, sont descendues dans l’humanité.
L’allusion à Hélène de Troie n’est d’ailleurs qu’une des multiples références possibles du prénom d’Hélène, qui pourrait renvoyer également à la très humaine et mortelle dédicataire des Sonnets pour Hélène de Pierre de Ronsard (1578). Cela paraît d’autant plus probable que le prénom de Ronsard, non seulement prolonge celui des Pierrot lunaires du premier ensemble romanesque, mais est en plus celui de Jouve lui-même. Si l’aboutissement d’Hécate est Hélène, l’aboutissement de l’amant des premiers romans s’avère donc être la figure de l’écrivain : au bout de sa trajectoire initiatique, Léonide, on l’a vu, passe effectivement sous nos yeux à l’écriture du récit que nous tenons en main.
Or en faisant de Léonide l’avatar des Simonin, des Pierrot et des Pierre qui portent son propre nom à lui, Jouve ne suggère-t-il pas que ce récit représente sa propre naissance à l’écriture ? Il faut à cet égard ajouter une dernière circonstance. Nous avons vu que les trois premiers « livres de roman » sont reliés entre eux par le procédé « balzacien » du personnage récurrent, alors que le dernier livre, La Scène capitale, y renonce. Or son dernier personnage à lui, la maternelle Hélène qui meurt dans ses pages finales, réapparaît, quant à elle, dans la poésie de Jouve, pour y devenir ce que Béatrice fut pour Dante, ou Laure pour Pétrarque : la source inépuisable d’une poésie qui ne se lassera pas de chanter et de célébrer son Nom. Il faut pourtant le souligner : contrairement à celui des personnages dans les trois premiers romans, le resurgissement d’Hélène n’est pas celui d’un personnage romanesque versé dans une nouvelle péripétie et dont le destin, inaccompli, fait pour ainsi dire un nouveau tour de roue : c’est la réapparition d’un nom dans des litanies amoureuses qui, l’épelant, l’anagrammatisant, le développent inlassablement sans jamais épuiser ses capacités d’engendrer de nouveaux poèmes. Dans le roman, Hélène a été déclarée morte, et la poésie n’est pas le lieu où elle est ramenée à la vie ; c’est au contraire parce qu’elle est morte (« parce que tu es si morte », dit un poème66), qu’elle peut être chantée dans la poésie ; c’est en tant que morte qu’elle inspire, en le relançant sans cesse, le chant du poète, qui ne cesse de s’émerveiller de ce que cette mort a pu lui prodiguer.
En un sens, toute la poésie de Jouve se laisse concevoir comme un chant de reconnaissance à une Morte à laquelle sa dernière fiction romanesque a donné une forme, un nom, une histoire, et pour tout dire : une représentation « mythique ». Jouve lui-même confère en effet à son dernier récit le statut d’un mythe personnel : la femme maternelle qu’il a imaginée dans le personnage d’Hélène est l’expression du « mythe » qu’il portait en lui à son insu (EM II p. 1100), et dont l’écriture romanesque lui a permis de prendre conscience.
L’analyse qui précède a montré qu’Hécate, figure empruntée à la mythologie existante, lui a proposé une première représentation de son « mythe intérieur de la femme » (EM II p. 1102), celle d’une mort donneuse de vie ; mais en plus d’être une représentation empruntée à un discours existant, alors qu’Hélène constitue le mythe personnel de l’auteur, c’est une représentation encore inaccomplie et obscure, dont Hélène constitue la version entièrement révélée. Hécate se laisse considérer comme une Hélène promise, mais encore « en souffrance » : elle est son double « maudit » et « noir »67. Inversement, Hélène apparaît comme la face « lumineuse » et éclatante d’Hécate, comme une Hécate « aboutie », « rachetée » et enfin révélée dans sa vérité.
[1] Pour une introduction générale à cette œuvre, voir la contribution de Dorothée Catoen-Cooche : « De Méduse à Hélène : émergence d’une figure structurante de Dans les années profondes de Pierre Jean Jouve » publiée dans ce numéro de la revue L’Entre-deux.
[2] Toutes les citations dans cet article se réfèrent à l’édition posthume de l’œuvre, établie d’après les indications de l’auteur : Pierre Jean Jouve, Œuvre I-II, texte établi et présenté par Jean Starobinski, avec une note de Yves Bonnefoy et pour les textes inédits la collaboration de Catherine Jouve et de René Micha, Paris, Mercure de France, 1987. Le premier volume de cette édition est consacré à la poésie, le second comporte l’œuvre de prose, et notamment les romans. Nous renvoyons à ces volumes respectifs par les chiffres romains I et II.
[3] Plusieurs poèmes du recueil Matière céleste (1935-36) lui sont consacrés : « Orphée » (I, p. 342-343) ; « Orphée agonisant » (p. 344) ; « Orphée » (p. 346) ; « Les adieux d’Orphée » (p. 351). Un poème de Diadème (1949) s’intitule « Autre Eurydice » (I, p. 717), et les noms d’Orphée et d’Eurydice s’inscrivent aussi dans un poème de Mélodrame (1956-1958) (I, p. 944). La deuxième section du recueil Génie (1948) s’ouvre sur « Langue d’Orphée » (I, p. 1143-1147), et on trouve une référence à Eurydice dans le poème « Natal » (p. 1162). Enfin, La Vierge de Paris (1946) comprend un poème intitulé « Patria trivialis » qui évoque Orphée sans le nommer : « Si je ne puis fléchir Dieu / J’agiterai un Achéron ! / Si je ne vois plus les hauts yeux / Des libertés sous le rayon / De ma nation profonde / J’aurai l’enfer, avec la sonde / Qui touche par mon sang les morts, / Je soulèverai le remords » (I, p. 538). On remarquera que, non seulement le nom du chantre de Thrace est absent de l’œuvre romanesque, mais que, dans la poésie aussi, il ne surgit qu’après que l’œuvre romanesque est terminée. À l’effacement du nom d’Orphée s’oppose toutefois, dans le roman, une intrigue qui retrace quasi obsessionnellement son destin amoureux : tous les romans de Jouve racontent comment des amants se rencontrent, se perdent, se retrouvent et se perdent de façon définitive. Si, en outre, tous les protagonistes masculins sont des poètes, les femmes, par contre, ne sont pas d’emblée des Eurydice : ce n’est précisément que dans le dernier récit romanesque que s’accomplit le scénario orphique complet, l’héroïne mourant et le héros, initié à la perte, naissant à l’écriture. Dans les limites de cet exposé, il est impossible de développer entièrement cette idée.
[4] Désormais abrégé EM.
[5] Désormais abrégés H et V dans nos citations.
[6] Martine Broda, Jouve, Lausanne, L’âge d’homme, « Cistre Essais », 1981.
[7] Abrégé désormais DAP dans les citations. Ce récit est étudié dans l’article déjà mentionné de Dorothée Catoen-Cooche publié au sein de ce dossier du numéro 2 de L’Entre-deux.
[8] Je développe cette interprétation dans ma thèse de doctorat : Les Romans de Pierre Jean Jouve : de la hantise du meurtre à l’Œuvre (UCL-KULeuven 2014).
[9] Freud en parle dans le troisième chapitre d’Au-delà du principe de plaisir (1920), http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/essais_de_psychanalyse/Essai_1_au_dela/au_dela_prin_plaisir.html, p. 20-21 (édition numérique réalisée à partir de l’essai Au-delà du principe de plaisir publié dans l’ouvrage Essais de psychanalyse, trad. S. Jankélévitch [1920] revue par l’auteur, Paris, éd. Payot, « Petite bibliothèque Payot, no 44 », 1968 (p. 7-82 pour l’essai).
[10] Il s’agit du récit « Gassires Laute » raconté par Leo FROBENIUS dans Spielmannsgeschichten der Sahel (Atlantis, tome VI, Iéna, Diederichs Verlag, 1921). Pour une traduction en anglais et un bref commentaire, voir Alta JABLOW, Gassire’s Lute: A West African Epic, Long Grave (Illinois), Waveland Press Inc., 1991. Je pense être la première à avoir pu identifier cette référence, qui met en scène un véritable « Orphée noir ».
[11] Cette épigraphe a disparu dans l’édition de référence, qui y renvoie pourtant dans ses Notes et documents (II p. 1284). Il s’agit probablement d’une erreur.
[12] Cf. « Et l’âme de l’amour, avec la mort dedans, partie se cacher bien loin, on l’a appelée Vagadu. » (V II p. 731, italiques de Jouve). La figure de cet Eros blessé par Thanatos résume pour Jouve la condition humaine comme condition coupable ; il s’en explique entre autres dans En Miroir et dans l’« Avant-propos » à son recueil de poésie Sueur de Sang.
[13] En 1926, Freud écrit dans « La Question de l’analyse profane » (ou « Psychanalyse et médecine ») : « la vie sexuelle de la femme adulte est encore un Continent noir (dark continent) pour la psychologie ».
http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/psychanalyse_et_medecine/psychan_et_medecine.html, p. 34 (édition électronique réalisée à partir de l'article de Sigmund Freud, publié dans Ma vie et la psychanalyse, trad. de l’allemand par Marie Bonaparte, trad. revue par l'auteur [1925], Paris, Gallimard, 1971 [1950], « Idées nrf no 169 », p. 93-184.
[14] L’auteur explicite sa numérologie notamment dans les deux grands récits de son dernier « livre de roman », La Scène capitale. L’explication la plus détaillée est fournie par le récit La Victime, où un sorcier rend une apparence de vie à une morte, en exécutant des pas de danse dont la cadence est établie sur les chiffres de l’homme, de la mort et de la femme : « 3 signifie l’homme, l’amour et la vie. 4 signifie la mort. 7 signifie la femme (c’est l’homme plus la mort). La femme est la réunion de tout, de l’amour, de la mort, donc de la faute, en un Nombre » (La Victime II p. 926).
[15] Hélène est le nom de la femme mythique jouvienne qui, morte et symbolisant la mort d’une certaine part intime de l’écrivain, préside à la naissance de l’œuvre. Il est possible – mais cela demanderait tout un développement – que cette part intime que l’écrivain doit sacrifier soit la part « romanesque » ou encore la part « féminine » de son être : l’écrivain doit la laisser derrière lui pour accéder pleinement à son statut de poète et à son rôle sexuel mâle.
[16] Charlene Spretnak, Lost Goddesses of Early Greece: A Collection of Pre-Hellenic Myths, Boston, Beacon Press 1978 ; Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1951. http://fr.wikipedia.org/wiki/H%C3%A9cate consulté le 23 mars 2014.
[17] « In Lost Goddesses of Early Greece, Charlene Spretnak calls this ‘the myth of the Triad of the Moon’. The tale links the tender crescent phase of the moon to new birth and Artemis, the celebration of the full moon abundance to Selene, and the waning moon to death and Hecate» (Laura Annawyn Shamas, ‘We Three’: The Mythology of Shakespeare’s Weird Sisters, New York, Peter Lang, 2007, p. 38).
[18] Karl Kerényi, « La jeune fille divine », in Carl Gustav Jung et Karl Kerényi, Henri E. Del Medico (trad.), Introduction à l’essence de la mythologie, Paris, Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 1951, p. 155-160.
[19] Mais aussi entre la mère et l’amant, comme si elle était médiatrice entre les deux. Nous n’avons pas retrouvé de trace de cette interprétation.
[20] « Le sort meilleur des initiés était exprimé dans l’hymne de façon négative : les non-initiés, ceux qui n’avaient pas participé à ce qui est vécu à Éleusis, ceux-là n’obtiendront jamais dans la mort la même chose que les participants aux Mystères. Sophocle appelle trois fois heureux ceux qui à Éleusis, ont atteint le telos et ont vu : à eux seuls la vie dans la mort ; envers les autres, Hadès ne peut être que méchant et inamical » (K. Kerényi, op. cit., p. 200).
[21] K. Kerényi, ibid., p. 206.
[22] Charlene Spretnak, op. cit., p. 77.
[23] Jouve a pu trouver dans la psychanalyse une autre expression de la même idée. Dans Au-delà du principe de plaisir, Freud précise qu’en tant que pulsion destructrice dirigée vers autrui, la pulsion de mort, originairement autodestructrice, s’allie à l’Eros pour se mettre à son service et servir les fins de la vie.
[24] D’après l’expression de l’essai La Faute, qui accompagna la première édition du poème dramatique Le Paradis perdu (1938) : « O double Mort ! Tu es l’absolu du péché de la terre, et tu es sans doute le réceptacle de l’esprit saint, selon que Dieu se tourne » (Textes retranchés I p. 1216).
[25] « Literally, Hecate is not grandmother as her ancient origins and place in the trio might suggest, but her association with Persephone and their underworld companionship suggest a disinterested motherliness […]. Giving an affection not compelled by biological connection or maternal love, she is “tender-hearted” and “helping figure”, the only one to have heard Persephone’s screams as she was carried away. […] The importance of this non-biological mothering quality is revealed by her role following the reunion of Demeter and Persephone: “After mother and daughter are reunited, Hecate once more appears in the hymn in order to receive the Kore and remain her companion for always: Hecate and Persephone are as inseparable as Persephone and Demeter” (Jung and Kerenyi) » (Barbara Weir Huber, Transforming Psyche, Quebec, Mc Gill – Queen’s University Press, 1999, p. 117).
[26] Je me réfère bien sûr à la « métaphore paternelle » de Lacan ; mais on peut comprendre aussi qu’Hécate n’est mère que par métaphore, et non à proprement parler.
[27] Les différentes triades dont Hécate fait partie ont été listées par Laura Annawyn Shamas : « As triple Goddess, Hecate is often identified by triangular relationships to other deities. Of Hecate and triangles, Miller observes: “She is caught between Artemis and Demeter. She also forms the underside of a triangle with Demeter and her daughter Persephone”. Kerenyi says that three aspects of the world are connected in the Homeric Hymn to Demeter: maiden, mother and moon, or Persephone-Demeter-Hecate. Another archetypal triangle identified with the Triple Goddess is that of Artemis/Diana, the ancient moon goddess Selene, and Hecate. In Lost Goddesses of Early Greece, Charlene Spretnak calls this “the myth of the Triad of the Moon”. […] Root suggests that a triangulation between Luna, Diana and Hecate might be traceable to [a] phrase from Ovid […]. Jung sees a link to two other goddesses: “In Orphic cosmogonies she [Hecate] occupies the centre of the world as Aphrodite and Gaia, if not as the world-soul itself.” » (Laura Annawyn Shamas, op. cit., p. 38).
[28] Je fais observer que, dans la théorie lacanienne, le chiffre trois préside aux relations qui relèvent de l’ordre Symbolique, alors que celles de l’ordre Imaginaire sont de caractère duel. Spéculaires, prêtant à la confusion des deux termes, ces dernières méritent à peine le nom de « relations » : il n’y a, en effet, de rapport digne de ce nom qu’entre deux termes nettement distingués. En assumant la figure d’Hécate, la Catherine suspendue dans l’ordre Imaginaire s’ouvrirait donc à l’ordre Symbolique, où se réalisent des rapports plus véritables, basés sur la séparation. C’est ce qu’elle fera effectivement lorsque, retrouvant son amant et sollicitée par lui à revêtir la « Diane infernale », elle le quittera pour entamer désormais avec lui une relation épistolaire, établie dans le langage (voir infra).
[29] Robert Graves, Les Mythes grecs, Paris, Le Livre de Poche, « Encyclopédies d’aujourd’hui. La Pochothèque », 2002, p. 137-138.
[30] Béatrice Bonhomme, « Les jeux de l’écriture dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve », in Christiane Blot-Labarrère (éd.), « Pierre Jean Jouve 5 : Jouve et les jeux de l’écriture », La Revue des Lettres modernes, série « Pierre Jean Jouve », Paris, Minard, 1996, p. 147.
[31] Que l’on retrouve par ailleurs aussi chez le frère jumeau d’Artémis, le dieu du soleil Apollon.
[32] « Her association with Persephone and their underworld companionship suggest a disinterested motherliness and recall her role as “nurse of the young” » (Barbara Weir Huber, op. cit., p. 117).
[33] Béatrice Bonhomme, op. cit., p. 147.
[34] Ibid.
[35] De façon significative, Catherine Crachat, l’héroïne dont Jouve fait précisément l’incarnation de l’Hécate maléfique, affirme qu’elle aurait pu « prier » et, en fait, cherchait le Christ son Sauveur, mais qu’elle a été obligée de jouer le mauvais rôle : « il m’a fallu rester sur le théâtre de la colère, de la douleur et de la fatalité – avec les mauvaises figures » (V II p. 738).
[36] Dans le dernier récit romanesque de Jouve, le rapport du jeune héros Léonide à sa bien-aimée Hélène prend à ses débuts, lui aussi, ce caractère narcissique : Léonide note qu’il ne tient pas à connaître Hélène telle qu’elle est en vérité, et surtout n’envisage pas l’idée qu’il lui faudra peut-être la perdre, parce qu’il est uniquement préoccupé de lui-même, pris dans le mirage du « céleste Narcisse » (DAP II p. 976).
[37] Cela explique partiellement le caractère « garçonne » de Catherine : la femme que Pierre aime n’est pas une « femme femme », car Pierre n’ose pas affronter sa propre image châtrée. De la même façon, Jacques de Todi est homosexuel ; quant à Léonide, si, pendant sa phase « narcissique » (voir la note précédente), il n’envisage pas l’idée de perdre l’objet bien-aimé, c’est qu’il tient avant tout à sa propre image phallique inentamée. On peut lire ce refus de la castration dans le nom de Pierre Indemini, qui présente la solidité « indemne » du roc.
[38] Justement, il ne la nomme pas par son vrai nom (complet), mais voit en elle un ange ou une nymphe (H II p. 426). De la même façon, Catherine se plaît à son tour à associer Pierre aux « fresques dans les anciennes églises » et à faire de lui « un ange » (H II p. 418).
[39] Mais le coupant seulement en surface, car dans « l’autre femme » (la Cogan, double qui représente la face refoulée de Catherine) le rapport charnel subsiste.
[40] C’est pourquoi la scène se déroule dans la maison d’une amie de Catherine qui n’est pas actrice, et qui se comporte comme une mère adoptive et « charitable » (H II p. 431) envers les gens du cinéma. Le terme de « charité » sera appliqué plus tard à Catherine elle-même (voir infra).
[41] Que la baronne soit un double de Catherine est déjà suggéré par son seul nom. Le double prénom, aux initiales identiques, combine les registres mondain (Fanny) et spirituel (Felicitas) : il fait écho au nom complet de Catherine Crachat. Quant à son nom d’épouse, Hohenstein, on y lit la traduction allemande du nom de Pierre, Stein. Elle s’avérera effectivement aimer le même homme que Catherine. Ajoutons que sa villa viennoise s’appelle Ruh-Land, et que Catherine, dans sa compagnie exclusive, ne fait guère que rêvasser et fumer. On peut donc interpréter ce séjour dans la ville de Freud comme un équivalent du rêve : Catherine voit défiler devant ses yeux des images qui la représentent elle-même, et qui traduisent ses désirs inconscients, en les présentant comme déjà accomplis.
[42] Son état in-fans est suggéré par le fait qu’il réagit à toute chose par un refrain infantile : « C’est gai ! » (H II p. 500).
[43] On aura compris que je réemploie le terme de Barbara Weir Huber.
[44] D’où le motif du chant dans la nouvelle liaison qui s’ensuit : « Pierre entonnait le chant. Catherine répondait. Catherine chantait la première » (H II p. 569).
[45] Cf. « Mais non ce n’est pas l’enfer comme tu dis, fait Flore. C’est très bien. » (H II p. 595).
[46] C’est-à-dire, la chose est significative, « tout ce que la nature nous a donné » : de se vautrer dans « ‘l’immense, immense plaisir dans la nature’ » (V II p. 711). Ce qu’elle recherche avec cet homme est donc un en-deçà de la culture ou de l’état civilisé, qui est, quant à lui, caractérisé par des limites : ce qu’elle veut, c’est retourner vers l’état d’avant la Loi, d’avant la limite imposée par la mort, ou, en termes lacaniens, d’avant l’instauration de l’ordre Symbolique par le Nom-du-Père.
[47] Caractéristique qu’elle partage avec la chaste Suzanne de la Bible, à laquelle Catherine s’identifie aussi. Diane et Suzanne sont surprises au bain, sortes d’Anadyomènes, et on sait quel fut le sort d’Actéon pour avoir vu la déesse nue : il fut déchiré par ses propres chiens.
[48] Les deux femmes portent d’ailleurs un « peplum » (V II p. 712 ; DAP II p. 1039), robe de sacrifice.
[49] Paulina finira par tuer son amant pendant une nuit d’orage. Or la scène s’en trouve préfigurée par la mort qu’enfant, elle se voit obligée d’infliger à son chevreau bien-aimé ; et cet amour qui finira mal est mis sous le signe de la lune : « Elle aimait surtout l’emporter le soir quand la lune monte dans le ciel vert avant la période des chaleurs ; leurs entretiens étaient alors pleins d’une poésie admirable et terrible, celle des choses qui vont affreusement finir » (Paulina 1880, II, p. 21). On notera que le rapport avec le bien-aimé prend un aspect maternel, car Paulina prend un plaisir particulier à « enferm[er l’animal] dans ses bras » et à « cour[ir] l’ayant sur sa poitrine » (ibid.).
[50] La composition d’Arnold Schönberg, sur base de « trois fois sept poèmes » d’Albert Giraud, date de 1912.
[51] La relation entre Paulina et son amant prend également une nuance incestueuse, dans la mesure où l’amant est un ami du père, qui a l’âge de celui-ci.
[52] À noter que le fils porte le prénom du premier amant suicidaire de Fanny ; il prolonge donc le mort comme Pierrot prolonge son père suicidaire Jacques de Todi.
[53] Or Hécate insiste sur l’extraordinaire beauté de Pierre Indemini.
[54] Flora est la déesse des fleurs et du printemps ; elle est donc souvent associée à la naissance. Or les déesses lunaires président également aux enfantements. On peut également supposer un lien entre Flora, déesse des fleurs, et Diane, déesse de la nature. Karl Kerényi note que « d’après une source, la déesse protectrice de Rome (qu’on gardait secrète) était Luna, et le nom secret de la ville était Flora, - un des noms par lesquels on désignait la même grande déesse, qui est aussi bien à rattacher à la lune, qu’à la terre et au monde souterrain » (C. G. Jung et K. Kerényi, op. cit., p. 35-36).
[55] Ce jeu de mots implique également l’or : Pierre Indemini, par exemple, a les cheveux dorés.
[56] Hans Christian Andersen, « La petite Sirène », Contes d’Andersen, David Soldi (trad.), Paris, Librairie Hachette et Cie, 1876, p. 249-283,
http://fr.wikisource.org/wiki/La_Petite_Sir%C3%A8ne_%28Andersen-Soldi%29, consulté le 2 avril 2014.
[57] Fanny s’irrite de la peur que la mort inspire à Pierre Indemini et voudrait endormir ses préoccupations : « Est-ce que la jeunesse doit penser à la mort ? Jamais. La jeunesse c’est l’être qui nie le changement. L’idée de la jeunesse est absolue. Pour ne pas mourir il faut seulement demeurer dans l’idée de la jeunesse accomplie. L’instant est éternel, l’instant ! et si tu t’opposes au progrès, au devenir et au vieillissement, tu restes dans la jeunesse, c’est-à-dire dans l’être. Voilà ce que je dis à Pierre Indemini, mais il ne me croit pas quand je lui parle (c’est un Français) » (H II p. 531-532).
[58] Voir la communication déjà mentionnée de Dorothée Catoen-Cooche, publiée dans le dossier de ce numéro de L’Entre-deux.
[59] « a nest of snakes withered in her hair » (Charlene Spretnak, op. cit., p. 77).
[60] Le « Je ne chasse pas et je tue » d’Hécate pourrait s’appliquer aussi à Léonide, lorsqu’il provoque la mort d’Hélène lors d’un coït, d’autant plus que son rival, le mari d’Hélène, est un chasseur qui considère sa femme comme « son bien » (DAP II p. 999).
[61] La lune prend aussi l’aspect d’un « ballon rose » que Gravida mange et découvre plein de sang (La Victime, II p. 905). Elle devient donc entre autres un symbole du ventre maternel.
[62] En cela elle est un avatar de Catherine Crachat qui, dans Vagadu, souffre également de sa stérilité.
[63] Cf. supra. On peut en voir une illustration dans les sœurs jumelles que Catherine voyait comme « mariées ensemble » : le rapport entre homme et femme ne se différencie pas du rapport entre deux femmes. On comprend dès lors que Fanny Felicitas soit indifférente au sexe de ses amants, et que Catherine Crachat, entre Pierre Indemini et Fanny, se demande qui elle aime (« c’est à se demander qui j’aime », H II p. 534).
[64] Il est impossible d’expliquer ici le rapport au Père symbolique qui s’installe après la mort d’Hélène. Je l’approfondis dans mon article « Paulina-Hélène : le destin de la Morte Vivante », in Dorothée CATOEN-COOCHE (éd.), Pierre Jean Jouve. Vivre et écrire l’entre-deux, Cahiers Pierre Jean Jouve, Paris, éd. Calliopées, 2015, p. 95-117.
[65] D’après le CNRTL, « mythique » a deux sens : « 1. Qui appartient au mythe, qui s’y rapporte. […] 2. Qui est de la nature du mythe ; qui en a les caractères ; qui est imaginaire, irréel et plus ou moins idéalisé » (http://www.cnrtl.fr/definition/mythique consulté le 2 avril 2014).
[66] « Hélène », dans le recueil Matière céleste (I p. 282).
[67] Elle se prolongerait donc dans la « femme noire » qui, dans le récit Dans les années profondes, est le double onirique d’Hélène, et qui, à la fin du récit, prend les traits de l’Aimée du Cantique des Cantiques, nigra sed formosa.
Résumé
Hécate, troisième roman (1929) de Pierre Jean Jouve, constitue avec Vagadu (1931) le diptyque Aventure de Catherine Crachat. Sa place charnière dans l’œuvre romanesque est symétrique à celle de Dans les années profondes (1935), dont le jeune protagoniste naît à l’écriture en revivant son Œdipe avec la maternelle Hélène et en la perdant dans un coït sacrificiel. Or Hécate est une préfiguration d’Hélène. Après avoir dégagé les traits significatifs de la déesse antique, nous avançons une interprétation lacanienne centrée sur le passage de l’ordre Imaginaire à celui, Symbolique, du langage ; un parallélisme se dessine alors avec le rapport entre le chrétien et son Dieu. Enfin, la référence lunaire, déjà préparée dans les romans précédents, se laisse interpréter à la lumière des mythes d’Endymion et de la Gorgone. Jouve cherche ainsi à formuler le mystère orphique de son avènement à l’écriture.
Machteld CASTELEIN
KU Leuven – Campus Bruxelles
Sources
Andersen, Hans Christian, « La petite Sirène », Contes d’Andersen, David Soldi (trad.), Paris, Librairie Hachette et Cie, 1876, p. 249-283.
FROBENIUS, Leo, « Gassires Laute », in Spielmannsgeschichten der Sahel (Atlantis, tome VI), Iéna, Diederichs Verlag, 1921. Trad. en anglais : JABLOW, Alta, Gassire’s Lute: A West African Epic, Long Grave (Illinois), Waveland Press Inc., 1991.w
Jouve, Pierre Jean, Œuvre I-II, texte établi et présenté par Jean Starobinski, avec une note de Yves Bonnefoy et pour les textes inédits la collaboration de Catherine Jouve et de René Micha, Paris, Mercure de France, 1987.
Critique
Bonhomme, Béatrice, « Les jeux de l’écriture dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve », in Christiane Blot-Labarrère (éd.), « Pierre Jean Jouve 5 : Jouve et les jeux de l’écriture », La Revue des Lettres modernes, série « Pierre Jean Jouve », Paris, Minard, 1996.
Broda, Martine, Jouve, Lausanne, L’âge d’homme, « Cistre Essais », 1981.
CASTELEIN, Machteld, « Paulina-Hélène : le destin de la Morte Vivante », in Dorothée CATOEN-COOCHE (éd.), Pierre Jean Jouve. Vivre et écrire l’entre-deux, Cahiers Pierre Jean Jouve, Paris, éd. Calliopées, 3, 2015, p. 95-117.
Freud, Sigmund, Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, trad. de S. Jankélévitch [1920] revue par l’auteur, Paris, éd. Payot, « Petite bibliothèque Payot, no 44 », 1968, p. 7-82.
—, « La Question de l’analyse profane » (ou « Psychanalyse et médecine »), in Ma vie et la psychanalyse, trad. de l’allemand par Marie Bonaparte, trad. revue par l’auteur [1925], Paris, Gallimard, 1971 [1950], « Idées nrf no 169 », p. 93-184.
Graves, Robert, Les Mythes grecs, Paris, Le Livre de Poche, « Encyclopédies d’aujourd’hui. La Pochothèque », 2002.
Grimal, Pierre, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1951.
Kerényi, Karl, « La jeune fille divine », in Carl Gustav Jung et Karl Kerényi, Henri E. Del Medico (trad.), Introduction à l’essence de la mythologie, Paris, Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 1951, p. 155-160.
Shamas, Laura Annawyn, ‘We Three’: The Mythology of Shakespeare’s Weird Sisters, New York, Peter Lang, 2007.
Spretnak, Charlene, Lost Goddesses of Early Greece: A Collection of Pre-Hellenic Myths, Boston, Beacon Press, 1978.
Weir Huber, Barbara, Transforming Psyche, Quebec, Mc Gill – Queen’s University Press, 1999.