Au printemps 2015, Jean-Philippe Toussaint a confié l’intégralité des brouillons d’un de ses romans, La Réticence, au laboratoire Litt&Arts, unité mixte de recherche de l’Université Grenoble Alpes associée au CNRS, ouvrant ainsi, par un geste inédit, les coulisses de son œuvre. Il souhaitait en effet que l’ensemble du fonds tapuscrit soit numérisé et offert en libre accès, pour devenir le support de nouvelles recherches ou de nouvelles créations.
La Réticence1, paru en 1991, est le dernier roman que Jean-Philippe Toussaint a écrit à l’aide d’une machine à écrire traditionnelle2, avant d’utiliser un ordinateur et un logiciel de traitement de texte. Le fonds Réticence comporte 2700 feuillets tapuscrits, sur différents papiers machine, comportant une abondante annotation manuscrite : 2700 feuillets pour un roman de 159 pages, c’est dire que chaque paragraphe3 du roman est réécrit, corrigé, retravaillé jusqu’à vingt ou trente fois. L’auteur n’a jamais fait mystère de la difficulté particulière qu’il avait rencontrée dans la rédaction de ce roman, à laquelle il s’est entièrement consacré pendant un an et demi sans relâche, et qui l’a déterminé à modifier radicalement sa façon de travailler en concentrant son travail sur des sessions de quelques semaines ou quelques mois4.
Les brouillons ont été numérisés dans leur intégralité5 et sont désormais disponibles en mode image sur le site du Projet Réticence6. Mais l’abondance des annotations manuscrites rendant problématique leur lisibilité, une transcription a été entreprise, permettant de transformer les facsimilés, numérisés en mode image, en fichiers texte aisément lisibles et de surcroît susceptibles d’être interrogés par un moteur de recherche. Une plateforme collaborative a été élaborée et le Projet Réticence constitue depuis cinq ans, pour toute l’équipe, un riche terrain d’expérimentation dont il s’agira ici de mettre en évidence le relief contrasté.
Outre son ampleur, et la multiplicité des versions qu’il offre pour un même texte, le fonds Réticence est exceptionnel par le fait qu’il contient l’intégralité des archives d’un roman, depuis les premiers essais jusqu’au tapuscrit mis au net et envoyé à l’éditeur et aux jeux d’épreuves corrigés7, auxquels s’ajoutent différents documents, correspondances avec Jérôme et Irène Lindon, publicité de lancement adressée aux libraires, bon à tirer, etc. Des archives complètes, donc, et dont la richesse dépasse les attentes puisqu’on y trouve – ce fut là une merveilleuse surprise révélée au moment de l’inventaire détaillé – des éléments narratifs (personnages, situations, objets) complètement absents du roman définitif. Que ces éléments disparus, ces essais apparemment infructueux, aient trouvé une nouvelle vie dans les romans ultérieurs, c’est ce que l’analyse de quelques exemples permettra d’entrevoir. Loin d’être seulement la trace d’une épreuve douloureuse, celle de la rédaction d’un roman trop souvent lu comme un peu marginal dans l’ensemble de l’œuvre, les brouillons de La Réticence ne seraient-ils pas davantage un laboratoire des romans à venir ?
Le Projet Réticence a d’abord été un terrain d’expérimentations pour les chercheurs – et il l’est encore. Pourquoi parler d’« expérimentations » plutôt que, tout simplement, de « recherche », ce qui est notre activité habituelle, et suppose déjà une démarche faite d’hypothèse à vérifier, d’incertitude des résultats, de mise à l’épreuve des intuitions ? Peut-être parce que la méthodologie de ce projet se rapproche par certains aspects d’une démarche expérimentale, qui nécessite la création de nouveaux outils et de protocoles de travail inédits.
Un préalable technologique et méthodologique s’est avéré indispensable pour la mise en œuvre du Projet Réticence, phase délicate et laborieuse, assez obscure, qui a retardé l’interprétation et la mise en lumière des premiers résultats. Il a fallu d’abord élaborer de nouveaux outils.
Il s’agit d’un travail d’équipe, qui nécessite la mise en commun de compétences diverses et des échanges constants entre chercheurs, en l’occurrence littéraires, et ingénieurs d’étude ou de recherche, informaticiens. Le dialogue n’est pas toujours aisé, suppose un effort de compréhension, de reconnaissance, d’acculturation mutuelles qui suscite bien des découragements. Mais il se révèle à terme extrêmement enrichissant, du point de vue du chercheur en tous cas, car il oblige à préciser sans cesse ses objectifs et ses attentes, à tout expliciter – on ne peut s’abriter derrière aucun implicite, aucune connivence – mais aussi à comprendre et à pratiquer des langages et des procédures très différents de ceux de la recherche en lettres8.
Comme toute démarche expérimentale, celle-ci a pu connaître des échecs : la première plateforme de transcription, PHuN9, s’est révélée décevante et peu opératoire. Elle a malgré tout permis de lancer le travail de transcription, et d’en préciser les objectifs. Grâce à la compétence et au travail assidu de l’équipe ÉLAN10, une deuxième plateforme, baptisée TACT11, a été élaborée, et la majeure partie des données a pu être récupérée. La plateforme TACT est désormais opérationnelle, ouverte à de multiples projets. Le Projet Réticence a servi de projet test, pour ne pas dire cobaye, pour l’élaboration de cette plateforme12.
Quel que soit le mode de transcription retenu, une réflexion préalable doit être conduite sur le schéma des transcriptions : le choix des balises, la détermination des éléments que l’on souhaite repérer et mettre en évidence en fonction des études à mener ultérieurement sur le texte13, la mise en forme, essentielle pour parvenir à la meilleure lisibilité (jeu des couleurs, des italiques pour distinguer tapuscrit et manuscrit ; traitement des annotations marginales), le respect des particularités du texte (choix de ne pas corriger les coquilles sur le tapuscrit mais en revanche de ne pas en tenir compte sur les annotations manuscrites, où l’on devine souvent le mot plus qu’on ne le lit). Ces options de transcription doivent trouver une traduction en langage informatique mais elles sont dictées par la connaissance préalable des caractéristiques du fonds et par la définition des objectifs à atteindre en termes de rendu et d’opérationnalité.
Inévitablement, le modèle de transcription rencontre des limites. La plus évidente est la difficulté que l’on peut éprouver à transcrire certaines pages très complexes, mais elle est largement compensée par le gain de lisibilité, plus grand pour ces pages complexes que pour d’autres où les corrections manuscrites sont minimes (pour celles-ci, d’ailleurs, un procédé de reconnaissance automatique aurait pu être utilisé).
Si elle assure une lisibilité essentielle à la poursuite de l’analyse des brouillons, la transcription ne permet pas toujours d’arriver à des conclusions très différentes de celles auxquelles on aurait pu parvenir au terme d’une observation attentive des facsimilés : dans le cas, assez fréquent, de l’hésitation entre plusieurs formulations, inlassablement reprises et raturées, comme dans LRT_03_01_00022, la transcription est très laborieuse et, en définitive, n’apporte par une clarification décisive par rapport à l’image numérisée du brouillon.
Ces constats lucides sur l’ingratitude d’un travail minutieux et répétitif, rendu parfois exaspérant par la reprise sur vingt ou trente feuillets du même texte et des mêmes corrections, ne sauraient faire oublier le caractère gratifiant et surtout passionnant de cette entreprise. L’opacité même des annotations manuscrites rend plus vifs le bonheur du déchiffrement et la satisfaction d’avoir rendu lisible telle page décourageante.
Mais plus encore que cette utile clarification, la transcription permet une immersion au cœur même du processus d’écriture, une appréhension directe de son cheminement et de ses tâtonnements. On se retrouve pris dans « cette alternance de phases de jaillissements et de persévérance14 » qui jalonne l’écriture d’un livre. Plus encore, s’agissant de La Réticence, attaché à transcrire les vingt ou trente versions préparatoires d’un même paragraphe, on éprouve physiquement le caractère laborieux, douloureux presque, de la rédaction. Le projet pourrait s’intituler, au moins pour son volet transcription, « Comment j’ai réécrit La Réticence ». Le travail de transcription fournit ainsi une occasion d’appréhender l’écriture autrement que par l’analyse, le recul critique, et pourrait être comparé à une activité de traduction.
Le Projet Réticence a d’emblée été conçu sur un mode collaboratif. Jean-Philippe Toussaint recherchait un partenariat universitaire afin que les brouillons soient numérisés et mis à la disposition de tous et il a trouvé une écoute extrêmement attentive dans l’équipe du laboratoire Litt&Arts, engagée depuis plusieurs années dans une réflexion sur les modèles collaboratifs de la recherche.
Il n’a jamais été question que le fonds Réticence constitue une chasse gardée pour les chercheurs de l’UMR Litt&Arts. Dès que l’intérêt de transcrire les brouillons est apparu clairement, le choix a été fait de recourir au crowdsourcing et d’impliquer dans le travail de transcription une communauté, la plus large possible, que l’on imaginait par avance composée d’étudiants, de chercheurs, de lecteurs des œuvres de Toussaint mais aussi d’internautes intéressés par le dispositif lui-même. Retardée par les difficultés de mise en route d’une plateforme collaborative opérationnelle, la constitution de cette communauté est à présent en cours et le travail de transcription avance régulièrement. Le principal obstacle demeure la validation des transcriptions, étape indispensable avant leur dépôt sur le site du Projet Réticence en regard du facsimilé correspondant : prise en charge actuellement par un nombre trop réduit de personnes, elle intervient avec un délai trop long, ce qui peut avoir un effet dissuasif sur les transcripteurs.
Un autre caractère expérimental de ce projet provient du fait qu’il a été élaboré en collaboration avec l’auteur. Il n’est pas toujours aisé de travailler sur l’œuvre d’un écrivain vivant car le chercheur se sent parfois menacé dans sa liberté, et il faut rendre hommage à Jean-Philippe Toussaint pour sa générosité, pour la confiance qu’il a accordée à notre équipe et pour, à la fois, sa disponibilité et sa discrétion : aucune intrusion dans le travail en cours, aucune impatience devant les retards accumulés, un accueil enthousiaste réservé aux premières réalisations et notamment aux créations, celles des étudiants dès 201615 ou plus récemment les œuvres graphiques de Vincent Maillard présentées au Musée des beaux-arts d’Arras16. C’est plus qu’on ne pouvait espérer et c’est un réel soutien pour tous.
Il appartiendrait à Jean-Philippe Toussaint de préciser ce que représente pour lui ce projet, au-delà du vœu de susciter un nouveau regard sur un roman longtemps délaissé par la critique, sorte de « canard boiteux17 » selon ses propres termes. À l’issue du colloque de Bordeaux, interrogé par Benoît Peeters sur ce point, il a livré quelques éléments :
Benoît Peeters : […] le Projet Réticence, c’était une façon de donner une deuxième chance au roman en livrant toute sa genèse… Ce n’était pas du tout une façon de le refouler ou de le considérer comme mineur… Peut-être que ce livre n’a pas été lu lors de sa parution, peut-être qu’il ne venait pas à son heure…
Jean-Philippe Toussaint : Oui […] Si embarras il y a, il peut venir des brouillons de La Réticence, qui étaient secrets et que j’ai en quelque sorte remis en jeu en les confiant à Brigitte Ferrato-Combe de l’université de Grenoble. La Réticence est maintenant un livre qui est éloigné de moi, c’est un livre que je ne maîtrise pas.
Il semble important de souligner ici que le Projet Réticence s’inscrit dans ce que l’auteur lui-même définit comme un moment métalittéraire, à savoir la période qui sépare la fin de la rédaction du cycle de Marie (2012-2013) et la parution en 2019 de La Clé USB. Ces années sont marquées par la publication de trois ouvrages qui ne sont pas des romans et que Toussaint considère comme « une sorte de triptyque, dont l’enjeu secret serait de définir [son] art poétique18» : L’Urgence et la Patience (2012), Football (2014) et Made in China (2017). La réflexion sur la littérature – et plus généralement sur la création – constitue la dominante de cette période :
Donc, pendant ces six ans, j’ai en quelque sorte épuisé le métalittéraire, je préparais le terrain pour aller vers quelque chose où j’aurais de nouveau confiance dans le romanesque19.
C’est aussi le moment où Jean-Philippe Toussaint se consacre beaucoup à l’élaboration de son site et aux archives de son œuvre, en particulier à la mise en ligne de ses brouillons, étudiée par Franz Johansson : le désir de numériser et de rendre accessibles les brouillons de La Réticence participe de la même démarche et accompagne la réflexion sur la littérature. Ce moment a pris fin avec la parution de deux romans, La Clé USB en 2019 et Les Émotions l’année suivante, qui marque l’entrée dans un nouveau cycle romanesque. Mais le travail souterrain de réflexion sur l’écriture n’en est pas pour autant interrompu, d’autant moins que la participation récente de l’auteur à deux colloques importants sur son œuvre (2019 et 2020) ne peut que l’y ramener, notamment lorsqu’il est question des brouillons.
Avant d’être un terrain d’expérimentations pour l’équipe du Projet Réticence, ces brouillons ne l’ont-ils pas été pour l’auteur lui-même ?
Le colloque de Bordeaux a été l’occasion de révéler la découverte, au cœur des brouillons de La Réticence, d’un personnage féminin qui occupe au moins une centaine de feuillets mais disparaît complètement du roman définitif20 : il s’agit d’Hélène (fugitivement nommée Madeleine) Biaggi, que le protagoniste rencontre en haut de l’escalier au cours d’une visite nocturne de la maison dans laquelle il s’est introduit par effraction.
Il apparaît immédiatement qu’Hélène aurait été sa maîtresse, et que cette relation intime pourrait être le mobile de la venue du jeune homme à Sasuelo, voire l’explication de sa réticence à aller finalement rendre visite aux Biaggi, par crainte peut-être de se trouver dans une situation embarrassante.
Hélène est seule dans la maison, elle entraîne le visiteur dans sa chambre où il demeure un long moment, assis sur le lit à fumer et à écouter ce qu’elle peut lui apprendre sur Biaggi : est-il à Sasuelo ? s’est-il installé à l’hôtel ? va-t-il venir la rejoindre ? Le jeune homme finit par repartir, peu enclin semble-t-il à céder ce soir-là aux charmes d’Hélène, ou peut-être soucieux de ne pas laisser son petit enfant trop longtemps seul dans la chambre d’hôtel, encore moins depuis qu’il a appris que Biaggi s’y était sans doute installé. La scène est donc plutôt décevante sur le plan romanesque, et ne semble guère préfigurer les relations passionnées et tumultueuses que mettra en scène le cycle de Marie – sauf peut-être par la désinvolture un peu cavalière dont le personnage masculin se montre parfois capable, insistant surtout sur son désir d’emprunter en partant Le Monde du jour…
Parmi les feuillets qui mentionnent ce personnage féminin, une quinzaine sont consacrés à un épisode antérieur, le narrateur opérant un retour en arrière sur les débuts de la liaison récemment nouée à Paris avec Hélène Biaggi. On peut y lire une scène assez étrange qui, pas plus que la précédente, ne sera reprise dans le roman publié en 1991, mais dont l’avenir dans l’œuvre ultérieure de Toussaint paraît beaucoup moins incertain.
Il y est question d’un rendez-vous fixé après leur première, et probablement unique, nuit d’amour. Ce rendez-vous dans une brasserie parisienne est présenté d’emblée comme manqué : la phrase « Depuis, je ne l’avais plus revue. » est reprise à l’identique dans toutes les versions, aussitôt après l’évocation de leur liaison, qui est ainsi simultanément révélée et annulée, interrompue.
Dans ce qui constitue sans doute une des premières versions, c’est involontairement que le rendez-vous est manqué : le jeune homme entre dans le café, ne voit pas Hélène, et ressort précipitamment parce qu’il a aperçu quelqu’un qu’il connaît (« flûte, un cousin ») avant de traîner sa déception de bar en bar, de façon assez peu glorieuse. Le feuillet LRT_02_01_00256 présente deux tentatives assez fragmentaires du récit de cet échec de la rencontre, entre autodérision, description caricaturale du « thé dansant » à l’atmosphère bien peu attirante et plaisanterie en connivence avec le lecteur (« Si vous voulez l’adresse. »). Tout cela est assez caractéristique des passages vaguement humoristiques que Jean-Philippe Toussaint supprimera presque systématiquement de la version définitive de La Réticence21, tout comme l’évocation peu flatteuse de la nuit d’amour avec Hélène dont on peut lire quelques bribes sur le feuillet précédent22 : LRT_02_01_00255.
Ces essais vont être abandonnés au profit d’un scénario plus original, qui s’amorce dans l’annotation manuscrite en marge inférieure du f° LRT_02_01_00256 : « ou plutôt je l’avais ratée volontairement », avant d’être repris et développé dans les versions suivantes. C’est désormais délibérément, et non par l’effet d’un concours de circonstances extérieures, que la rencontre dans la brasserie est manquée. Dans le feuillet LRT_02_01_00257, l’annotation manuscrite est intégrée au tapuscrit, puis corrigée à son tour à deux reprises : « je l’avais ratée volontairement » devient successivement « j’avais fait en sorte de la rater » puis « j’avais fait en sorte que nous nous rations ». S’élabore ensuite, avec beaucoup de corrections, le récit d’une scène muette où le narrateur, arrivé en avance23, s’installe dans le fond de la salle et ne signale pas sa présence lorsque la jeune femme arrive à son tour, la laissant attendre près d’une heure en l’observant à distance jusqu’à ce qu’elle reparte. Le feuillet LRT_02_01_00257 laisse d’abord entendre que l’attitude du jeune homme est préméditée, qu’il s’est caché : « j’étais arrivé en avance et je m’étais assis dans une banquette d’angle où il était impossible de me voir » et le dispositif d’observation est souligné : « une table que je pouvais surveiller dans un miroir sans être vu. » Mais cette précision est ensuite supprimée et c’est plutôt sur sa passivité que les corrections suivantes insistent : « je ne me manifestai pas », « je ne bougeais pas ». Cette passivité se transforme dans les feuillets suivants en une incapacité à bouger, à signaler sa présence, une sorte de paralysie, d’impuissance à agir, qui s’empare du narrateur. La formule « ou plutôt je n’avais pas pu me résoudre à faire les quelques pas qui me séparaient d’elle » (LRT_02_01_00254) devenue « ou plutôt je n’avais pas pu me résoudre ce soir-là à franchir les quelques mètres qui me séparaient d’elle » (LRT_02_01_00253) s’impose dans toutes les versions ultérieures et décrit ce qu’il faut bien appeler une « réticence » du jeune homme. Cette impossibilité de bouger, d’aller vers l’autre, alors même qu’il s’est déplacé pour cela, jointe à l’incapacité dans laquelle il se trouve de s’expliquer son comportement (« je ne sais pas pourquoi »), font écho à l’attitude du protagoniste qui, venu à Sasuelo pour voir les Biaggi, ne peut se décider à leur rendre visite :
Le jour de mon arrivée déjà, après être resté tout l’après-midi indécis dans ma chambre d’hôtel, je m’étais rendu compte qu’il était plus compliqué pour moi que je ne l’imaginais de me résoudre à aller voir les Biaggi. C’était pourtant en quelque sorte pour les voir que je m’étais rendu à Sasuelo, mais, depuis que j’avais éprouvé cette réticence initiale à aller les trouver, je pouvais très bien imaginer maintenant que mon séjour à Sasuelo, pourtant initialement prévu pour aller voir les Biaggi, ne finisse en réalité par s’achever sans que je me sois jamais décidé à leur faire le moindre signe […]24.
Revenant au rendez-vous manqué dans la brasserie parisienne, on observe que la suite de la scène installe une relation à distance entre le jeune homme et la femme qu’il attendait. Fasciné par elle, il ne cesse de l’observer, sans se faire voir :
Je ne la quittais pratiquement pas des yeux, apercevant son reflet de profil dans le miroir qui me faisait face […]25.
La contemplation à distance de la jeune femme devant la vitre, redoublée par l’observation du reflet de celle-ci dans le miroir, suscite une dialectique de la présence/absence, du proche et du lointain, qui n’est pas sans évoquer la rhétorique courtoise de l’amour de loin, comme le révèle la suite de la phrase :
[Je ne la quittais pratiquement pas des yeux, apercevant son reflet de profil dans le miroir qui me faisait face], et j’éprouvais le sentiment d’être idéalement présent à ses côtés, beaucoup plus présent sans doute que si j’avais été réellement à côté d’elle, car je me serais alors sûrement réfugié aussitôt dans une sorte d’absence intouchable et protectrice26.
L’opposition paradoxale entre « idéalement présent » à distance et « absence intouchable et protectrice » en présence dessine un personnage vulnérable, prompt au moindre contact à s’abriter derrière une sorte de carapace27.
Cette présence idéale est quelque peu mise en doute par l’indifférence apparente et la sérénité de la jeune femme, qui s’oppose à l’observation anxieuse du jeune homme :
Elle m’attendait sans impatience, comme si elle n’attendait personne, commanda un café en jetant de temps à autre un regard tranquille à travers la baie vitrée. Puis au bout d’une vingtaine de minutes environ, elle sortit un livre de son sac et commença à lire28.
Il se produit ainsi comme une annulation du personnage masculin, qui n’est plus personne et n’existe plus que par son absence ou par son regard à distance. Le texte se poursuit sur le mode de l’irréel du passé, déployant un éventail de potentialités romanesques, mais la rencontre demeure virtuelle, bloquée dans le temps suspendu du fantasme :
D’une certaine manière, pourtant, cela ne m’aurait pas déplu qu’elle m’eût soudain aperçu à improviste dans la salle et qu’elle fût venue me rejoindre, je lui aurais souri sûrement, les yeux baissés, et lui aurais reproché amèrement de m’avoir fait attendre vingt minutes. Elle m’aurait souri aussi, j’imagine, ou aurait émis quelque réserve, ou m’aurait pris la main par-dessus la table, enfin quelque chose se serait passé et j’aurais été contraint malgré moi d’accompagner le cours des instants qui passaient, plutôt que de les imaginer toujours, dans un mélange d’espérance et de crainte29.
Après un léger suspense, le temps recommence à s’écouler lorsque la jeune femme s’apprête à partir :
À un moment qu’elle continuait à lire devant la baie vitrée, elle releva la tête et regarda dans la salle dans ma direction. Elle resta un instant sans bouger, et je crus qu’elle m’avait aperçu. Mais non, elle finit par ranger son livre dans mon sac et déposa un chapelet de petites pièces de monnaie sur la table pour payer son café. Il était dix heures moins cinq quand elle quitta la brasserie — et j’avais déjà envie de la revoir30.
La dernière phrase marque une projection dans le futur et le retour du désir, suscités par l’absence.
Si cet épisode est resté dans les archives de La Réticence et n’a laissé aucune trace dans la version publiée, où ce personnage féminin n’apparaît jamais, il semble que l’on puisse en revanche le rapprocher d’une scène célèbre du dernier roman du cycle de Marie, Nue, paru en 2013. Il s’agit de la rencontre entre le narrateur et Marie dans un café de la place Saint-Sulpice à Paris, au début de la deuxième partie. Là encore, le rendez-vous a été fixé par la jeune femme et le personnage masculin arrive « très en avance ». Lorsque Marie arrive en taxi, la rencontre a bien lieu, et Marie finit par lui annoncer la mort de « Maurizio, le gardien de la propriété de son père à l’île d’Elbe », lui demandant d’assister avec elle à l’enterrement. Mais un jeu de présence/absence se déclenche lorsque le narrateur s’éclipse pour se rendre aux toilettes. À son retour :
Marie avait disparu. Je marquai un temps d’arrêt à la hauteur du comptoir, Marie n’était plus là, notre table était vide, avec les restes de consommations […] Son absence était là, patente, visible, évidente. Je la cherchai des yeux, j’inspectai les alentours du regard […] mon regard se posa à nouveau sur notre table abandonnée, où les verres et les coupelles vides témoignaient de l’absence de Marie31.
Le texte insiste sur cette disparition, la souligne, la dramatise. Marie réapparaît cependant dans le paragraphe suivant, mais à distance, vue à travers une vitre. Le narrateur l’observe de loin sans la rejoindre, et cela donne deux pages somptueuses où la description de Marie de dos, cigarette à la main, se superpose avec la vision nocturne de la place Saint-Sulpice sous la pluie et de la fontaine Visconti :
Marie, océanique, qui semblait exhaler des vapeurs de spleen qui allaient se dissiper dans la nuit au gré des effluves de la fumée de sa cigarette. Je regardais la silhouette de Marie de dos à travers la vitre du café — elle était déchirante, cette nuit, sous la pluie —, et je compris alors, à ce moment-là, j’en eus la certitude, en un éclair, que ce n’était pas ça, la chose qu’elle avait à me dire […]32.
Pages essentielles dans le roman, où se formule l’intuition d’une révélation à venir tandis que se forme l’image « subliminale » qui resurgira plus tard et deviendra, rétrospectivement :
une Annonciation contemporaine, une image du XXIe siècle, aux allures de photo numérique, avec la nuit et la présence très forte de la pluie, des traces de gouttelettes éparses sur les vitres, une photo à la Nan Goldin, avec le visage de Marie entraperçu dans les traînées de phares d’un bus 87, les pommettes mouillées et les cheveux emmêlés […]33.
Ce dispositif narratif de la présence à distance, on le trouve déjà quelques pages plus haut dans Nue, dans l’épisode du vernissage de l’exposition de Marie au Contemporary Art Space de Shinagawa : le protagoniste, pour échapper aux vigiles, est monté sur le toit du bâtiment et observe à travers un hublot la foule qui déambule dans les salles. Ce point de vue privilégié et surplombant – par essence celui du narrateur mais aussi celui du jaloux – favorise d’abord le déploiement d’une scène satirique brillante aux dépens de Jean-Christophe de G., parti à la conquête de Marie et égaré sur une fausse piste (ou égarant le récit sur une fausse piste). Mais c’est la scène suivante qui retiendra ici l’attention, recentrée sur Marie qui apparaît dans l’encadrement du hublot :
Et, si la scène m’apparut avec autant de netteté, si elle s’imposa alors à moi avec un effet de réel aussi saisissant, c’est que Marie était là. Marie était là, je l’avais sous les yeux maintenant, je l’apercevais dans la foule, et il émanait d’elle quelque chose de lumineux, une grâce, une élégance, une évidence. Elle portait un chemisier blanc à col lavallière, et elle ne disait rien, mais sans rien dire, sans rien faire, sans bouger, sans un mot, sans un battement de cil, elle saturait l’espace de sa présence immobile, pas précisément froide, mais distante, lointaine, non concernée, comme égarée dans cette exposition […]34.
Cette apparition de Marie fait resurgir du plus profond des brouillons de La Réticence l’image d’Hélène, également lumineuse, silencieuse, immobile, impassible. Les descriptions se font écho jusque dans les détails vestimentaires (le chemisier blanc) ou des formulations (« il y avait quelque chose de radieux » / « il émanait d’elle quelque chose de lumineux ») mais, plus encore que ces détails, c’est la situation relative des personnages qui est comparable, l’éloignement et la séparation physique permettant au personnage masculin de se livrer à une contemplation, une adoration :
Je regardais Marie avec émotion dans la salle d’exposition, je regardais sa silhouette émouvante à travers le hublot, et j’entrouvris les lèvres, je murmurai doucement son nom dans la nuit, mais aucun son ne sortit de ma bouche, seulement une légère buée, une haleine hésitante que je vis stagner un instant devant moi, un petit nuage de vapeur flottant qui venait de dire « Marie » que je vis se dissiper lentement sous mes yeux dans l’air glacé de la nuit. Alors, remuant de nouveau doucement les lèvres en regardant Marie en contrebas, je lui dis que je l’aimais — je le dis à genoux. Je t’aime, Marie, lui dis-je, mais aucun son ne sortit de ma bouche, je ne m’entendis pas le dire, peut-être n’avais-je pas ouvert la bouche, peut-être l’avais-je seulement pensé — mais je l’avais pensé35.
Si la tension narrative et l’intensité émotionnelle sont sans commune mesure dans ces pages et dans les brouillons de La Réticence, il semble permis de penser que cette étonnante déclaration d’amour silencieuse et à distance – qui à la fois réactive et détourne les codes du romanesque et de l’amour chevaleresque – pourrait bien avoir trouvé une première ébauche dans « le sentiment d’être idéalement présent à ses côtés » éprouvé par le personnage de La Réticence observant Hélène depuis le fond du café.
Cela ne signifie en aucun cas que les brouillons de La Réticence ont été repris, relus au moment de la rédaction de Nue. Lorsque Jean-Philippe Toussaint nous a confié les brouillons de La Réticence, il semblait au contraire en connaître assez mal le contenu et ne pas souhaiter s’y replonger. Il avait certes déposé sur son site <jptoussaint.com> un certain nombre de pages mais celles-ci provenaient d’un ensemble de documents qui n’avaient pas été stockés au même endroit que les autres, correspondant à la dernière phase du travail, et qui ont rejoint le fonds Réticence ultérieurement36.
Il s’est par ailleurs expliqué, à la fin du colloque de Bordeaux, sur la difficulté qu’il pouvait rencontrer à réutiliser dans un texte un passage écrit antérieurement, dans un contexte différent :
Je les garde de côté et je continue à écrire, et puis arrive un moment où je me dis : « Tiens, je vais peut-être réutiliser ce passage et le greffer à cet endroit. C’est ainsi que j’ai pu constater, dans la pratique, que les greffes prenaient mal. L’hypothèse que j’émets est la suivante : c’est le texte lui-même qui développe ses propres défenses immunitaires. […] la plupart du temps, ces passages achoppent et ne sont pas, me semble-t-il, dans l’urgence de l’écriture, si bien qu’ils apportent une certaine immobilité à ce qui a pu être écrit dans le flot et le flux de l’urgence37.
La scène du café dans La Réticence ne serait pas un greffon, un passage déjà écrit qu’il s’agirait de transplanter dans un texte ultérieur, mais plutôt une graine, qui va germer, pour reprendre la métaphore de Franz Johansson38, et se développer à la fin du Cycle de Marie, faisant advenir deux des plus belles éclosions scripturales de toute l’œuvre : d’une part, cette magnifique scène d’Annonciation muette sous la pluie, d’autre part la scène du vernissage observée à travers un hublot, « scène extraordinaire » selon Pierre Bayard, au « dispositif de focalisation […] absolument ahurissant », qui illustre « ce principe de raconter des scènes où il n’est pas , mais où il est en les imaginant 39 ». La scène du café, restée dans les brouillons de La Réticence depuis 1990, serait donc une des premières applications de ce principe – le narrateur se tenant volontairement à l’écart pour mieux imaginer sa rencontre avec Hélène – et constituerait la cellule initiale à partir de laquelle se sont développées les deux scènes de Nue, non pas suivant un processus délibéré de « greffe » ou de « recyclage »40 mais plutôt comme une résurgence, hypothèse que semble confirmer Jean-Philippe Toussaint :
Le personnage d’Hélène était [plus] enfoui dans mes souvenirs mais quand j’ai écrit la scène du vernissage, j’avais conscience qu’elle venait de loin41.
Une étude plus poussée de la centaine de feuillets où apparaît ce personnage ne manquerait pas de révéler d’autres liens subtils avec Marie. Mais ce qu’on peut retenir ici, c’est que Toussaint a supprimé du roman publié toute trace d’Hélène et de sa liaison avec le narrateur, comme Robbe-Grillet a supprimé de La Jalousie toute trace du mari et a construit le récit autour de cette absence. Robbe-Grillet voyait en cette organisation d’un récit autour d’un manque, d’un vide, une des caractéristiques non seulement de ses trois premiers romans mais aussi de nombreux romans contemporains42. L’auteur de La Réticence s’inscrit dans cette esthétique et apporte une nouvelle démonstration de la fécondité du vide, le roman privé du personnage d’Hélène devenant beaucoup plus énigmatique que les brouillons43.
Le fonds Réticence recèle un autre document dont les potentialités narratives, clairement aperçues par l’auteur dès 1990, ne seront exploitées que bien plus tardivement. Il s’agit d’un carnet d’adresses, celui de Biaggi, qui est mentionné dans deux feuillets : un feuillet de la boîte 5, comportant diverses notes programmatiques, qui se termine par ceci :
Il m’arrangeait de trouver un carnet d’adresses de Biaggi (peut-être
en entrant dans la maison de Sasuelo)
Avec le carnet d’adresses, je peux me régaler. Le carnet d’adresses, bon
titre, non ?
Je peux le consulter déjà à Sasuelo.
et un feuillet de la boîte 1, sur lequel la description d’un tas d’algues séchées et de « divers objets abandonnés » est complétée par une annotation manuscrite suggérant qu’un carnet d’adresses pourrait se trouver là :
C’est trois ou quatre jours après mon arrivée que j’avais découvert
le chat mort dans le port. Je ne l’avais vu qu’une fois auparavant, la
veille ou l’avant-veille, qui prenait le soleil dans les algues. Les
algues s’étaient entassées dans les eaux du port et, durcies et séchées
par le soleil, elles avaient gagné peu à peu sur la mer pour former dans l’en-
ceinte même du port une sorte de terre-plein meuble et relativement
solide sur lequel il m’arrivait d’évoluer à la tombée de la nuit. on pouvait évoluer. Il y
avait là des réserves de bois morts et divers objets abandonnés, une
byciclette d’enfant toute rouillée, quelques une ou deux barques de pêche qui avaient été tirées
à terre pour l’hiver.
En définitive, l’auteur de La Réticence ne se « régale » pas avec ce carnet d’adresses, il n’en raconte la découverte ni dans la maison de Sasuelo ni sur le port. Hormis ces deux occurrences, il n’en est plus question dans les brouillons44 et il n’apparaît à aucun moment dans le roman publié, auquel il ne fournit pas un titre. Dans les romans ultérieurs, à commencer par La Télévision, les occasions ne manquent pas pour les protagonistes de fouiller dans les affaires d’autrui et de s’emparer d’objets ou de documents qui ne leur appartiennent pas, mais aucun carnet d’adresses ne figure dans leur butin. Les potentialités narratives de l’objet sont pourtant indéniables, comme en témoignent deux romans récents de Patrick Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier (2014) et Encre sympathique, (2019)45. Et cela pouvait constituer un bon titre, à en juger par l’ouvrage de Didier Blonde, Carnet d’adresses (2020)46. L’objet aurait-il été considéré par Jean-Philippe Toussaint comme trop banal ? C’est peu probable, la banalité du quotidien n’étant pas de nature à effrayer un écrivain qui s’inscrit dans la double filiation du « quartier de tomates en vérité sans défaut » de Robbe-Grillet et de l’infra-ordinaire de Perec. Aurait-il été jugé trop désuet par un auteur attentif depuis toujours aux objets technologiques et à leur évolution ? Peut-être. L’occasion s’étant présentée d’interroger Jean-Philippe Toussaint sur son renoncement définitif à l’exploitation de ce carnet d’adresses, la réponse a été à la fois inattendue et évidente : « Mais je n’y ai pas renoncé ! C’est la clé USB. »
Le carnet d’adresses aurait donc bien donné son titre à un roman, mais vingt-huit ans plus tard, et après avoir accompli une mutation technologique radicale. Si l’auteur de La Réticence ne s’est finalement pas « régalé » du carnet d’adresses, celui de La Clé USB s’est à l’évidence délecté de sa version informatique contemporaine. Sa trouvaille sur le sol de l’hôtel suscite le même geste irrationnel et spontané de s’en emparer que le vol des lettres dans la boîte aux lettres des Biaggi ou de l’appareil-photo sur le ferry dans le roman éponyme, suivi dans tous les cas du même sentiment de culpabilité. Sa lecture, dans la pénombre protectrice de son studio bruxellois47, ouvre largement le champ des possibles. De fait, la clé USB a pour point commun avec un carnet d’adresses de receler toutes sortes d’informations, plus ou moins cryptées, sur les contacts de son propriétaire, et de permettre de pénétrer dans son intimité, d’avoir accès à certains de ses secrets. Ses ressources dépassent cependant largement celles d’un simple carnet d’adresses, puisqu’elle contient tout un ensemble de documents et de dossiers, lesquels sont énumérés avec une jouissance manifeste dans l’utilisation des termes techniques, depuis les formats de fichiers « des documents Word, des tableaux Excel, des images JPEG, des PDF »48 jusqu’aux caractéristiques techniques de la machine AlphaMiner 88 :
Taux de hachage : 14 TH /s. Consommation d’énergie 1300 W. Efficacité énergétique : 94 J/TH. Tension nominale : 11,6 13 V. Dimensions : 350 mm (L) x 135 mm (P) x 158 mm (H). Refroidissement : 2 ventilateurs 1203849.
pour en arriver finalement à cette fameuse « back-door », essentielle à la poursuite de l’intrigue, dont la traduction française « porte dérobée »
évoquait une scène galante, avec un visiteur invisible qui vient d’entrer ou de sortir, ou faisait penser à ces escaliers ou corridors dérobés, qui ouvrent l’imaginaire à des représentations chevaleresques50.
La clé USB, en plus d’être un MacGuffin, cet « objet servant à préserver l’intérêt de la narration »51 se révèle un terrain d’expérimentation lexicale et stylistique dans lequel Jean-Philippe Toussaint donne une nouvelle preuve de sa virtuosité.
On pouvait se demander dans quelle mesure la mise au jour des brouillons de La Réticence depuis 2015, et notamment l’exposition à l’automne 2016 de certaines pages de ce fonds52, dont celles où se trouvait mentionné le carnet d’adresses, avait pu jouer un rôle dans « l’invention », à tous les sens du terme – imagination et trouvaille –, de la clé USB ? Mais Jean-Philippe Toussaint a invalidé cette hypothèse, révélant qu’il n’avait « jamais vraiment oublié » le carnet d’adresses, à la différence du personnage d’Hélène, qui était beaucoup plus profondément « enfoui ».
La métamorphose du carnet d’adresses en clé USB, à presque trente années de distance, permet de prendre la mesure du temps long nécessaire dans certains cas à la germination, temps long qui pourrait être, pour reprendre une métaphore chère à Jean-Christophe Bailly, celui de la « dormance »53. Il semble bien en effet que la graine du carnet d’adresses soit restée toutes ces années au plus profond des brouillons dans cet état de « vie réservée sous une mort apparente et qui attend son heure » avant de reprendre le processus de germination et de paraître au grand jour.
Faire vivre les archives, c’est l’objectif premier du Projet Réticence, aussi bien dans l’esprit de Jean-Philippe Toussaint que dans celui de toute l’équipe de chercheurs, ingénieurs, étudiants, créateurs, transcripteurs impliquée depuis 2015 dans cette expérimentation collective et multiforme, qui se poursuit et se ramifie. À partir du carnet d’adresses pourrait s’ouvrir une nouvelle voie, invitant lectrices et lecteurs qui le souhaitent à se « régaler » en écrivant la découverte et le devenir de cet objet dont la métamorphose en clé USB n’a sans doute pas épuisé les potentialités romanesques. Le site du Projet Réticence pourrait accueillir ces contributions, comme il l’a fait depuis le début pour les créations suscitées par l’exploration des brouillons, conformément à l’objectif fixé d’emblée : « Mettre en ligne les brouillons pour permettre à chacun d’accéder aux archives de la création littéraire, de les décrypter, et de s’en emparer pour de nouvelles recherches ou de nouvelles créations »54.
[1] Jean-Philippe TOUSSAINT, La Réticence, Paris, Éditions de Minuit, 1991.
[2] Un dessin au feutre rouge de cette machine, évoquée avec humour et lyrisme dans L’Urgence et la patience (J.-P. TOUSSAINT, L’Urgence et la patience, Paris, Éditions de Minuit, 2012, Minuit, 2012, p. 31-32), figure dans les brouillons (f° LRT_02_01_00058).
[3] Comme tous les romans de Jean-Philippe Toussaint, La Réticence est structuré en longs paragraphes, qui ont servi de base pour l’analyse des brouillons.
[4] J.-P. TOUSSAINT, L’Urgence et la patience, p. 21-24.
[5] Par le Service Interuniversitaire de Documentation de l’Université Grenoble Alpes, où ils sont momentanément conservés.
[6] http://reticence.elan-numerique.fr/ [consulté le 15/12/2020 – Cette date vaut pour toutes les références ultérieures à ce site et aux facsimilés].
[7] Ces derniers documents, qui correspondent à quelques détails près au texte publié, n’ont pas été numérisés et ne sont donc pas accessibles.
[8] La recherche littéraire a cependant beaucoup évolué au cours des dernières années et cette coopération est rendue de plus en plus nécessaire et de moins en moins exceptionnelle par le développement des humanités numériques et la multiplication des projets « outillés ».
[9] PHuN : Plateforme Humanités Numériques, développée par Anna Vikhrova, doctorante, sous la direction de Thomas Lebarbé, Professeur en Humanités numériques à l’UGA.
[10] ELAN : Équipe Littérature & Arts numériques, pôle d’ingénierie en humanités numériques de l’UMR Litt&Arts http://www.elan-numerique.fr [consulté le 15/12/2020].
[11] TACT : Plateforme de Transcription et d’Annotation de Corpus Textuels https://tact.demarre-shs.fr [consulté le 15/12/2020]. L’acronyme est moins ludique que PHuN mais l’outil est plus performant et plus respectueux des subtilités et spécificités de chaque projet.
[12] En parallèle avec le projet de transcriptions des conférences de Benoîte Groult.
[13] Le balisage a été limité à trois fonctions essentielles 1) Structuration du texte : identification du numéro figurant sur le feuillet, délimitation des paragraphes 2) Description précise des ratures, déplacements, soulignements, mises en relief, ajouts manuscrits. 3) Repérage des entités nommées : noms propres de personne ou de lieu (Biaggi, Sasuelo, etc.), noms communs correspondants à des personnages du texte (l’enfant, le chat, l’hôtelier, le pêcheur, etc.).
[14] J.-P. TOUSSAINT, L’Urgence et la patience, p. 44.
[15] Création sonore Aposiopèse (master « Diffusion de la culture »), film Réticences (master « Études cinématographiques »), consultables sur le site http://reticence.elan-numerique.fr/creations.
[16] Accessibles sur le site http://reticence.elan-numerique.fr/experimentations.
[17] Jean-Michel DEVESA (dir.), Lire, voir, penser l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint, Colloque de Bordeaux, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2020. p. 366.
[18] Ibid, p. 373.
[19] Ibid, p. 374.
[20] B. FERRATO-COMBE, « Le Projet Réticence : faire vivre les archives de la création », ibid., p. 167-176.
[21] Ibid., p. 171-172.
[22] On rappelle que la numérotation renvoie uniquement à l’ordre dans lequel se trouvaient les feuillets au moment du dépôt, sans préjuger de la chronologie de la rédaction.
[23] Ce motif, déjà présent dans le scénario initial LRT_02_01_00256 et repris obstinément, peut être interprété comme un indice de l’anxiété du personnage, et apparaît comme symétrique de la procrastination qui affecte l’ensemble de son comportement.
[24] J.-P. TOUSSAINT, La Réticence, Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 25 (§11).
[25] LRT_02_01_00253 (autres occurrences de cette formule : LRT_02_01_00249, LRT_05_03_00085, LRT_05_03_00024, LRT_05_02_00197.
[26] Ibid. La formule « absence intouchable et protectrice » connaît quelques variantes (LRT_02_01_00258 : « absence intouchable et lointaine » « lointaine et rêveuse », « mystérieuse » ; LRT_02_01_00254 : « absence intouchable, lointaine et protectrice ») avant de se fixer.
[27] Personnage qui n’est pas sans évoquer le Grégoire Samsa de La Métamorphose de Kafka. On notera à ce propos que la phrase du Journal de Kafka « Incertitude, sécheresse, silence, c’est en cela que tout passera », citée par TOUSSAINT dans L’Urgence et la patience, p. 28, se trouve déjà vingt ans auparavant dans les brouillons de La Réticence LRT_06_01_00066. Autre signe que ces brouillons sont le creuset de l’œuvre à venir.
[28] LRT_02_01_00253 (autres occurrences de cette formule : LRT_02_01_00249, LRT_05_03_00085, LRT_05_03_00024, LRT_05_02_00197.
[31] J.-P. TOUSSAINT, Nue, Paris, Éditions de Minuit, 2013, coll. « Double », 2017, p. 96.
[32] Ibid., p. 98.
[33] Ibid., p. 156.
[34] Ibid., p. 79-80.
[35] Ibid., p. 80-81.
[36] Alors que les cinq premières boîtes d’archives ont été apportées par à Grenoble en avril 2015, la sixième m’a été remise à Paris en juin 2016, retrouvée entre temps lors d’un séjour en Corse.
[37] « La parole est à l’écrivain », J.-M. DEVESA (dir.), Lire, voir…, p. 375.
[38] Franz JOHANSSON, « Germes, débris, métamorphoses : parcours génétiques au sein de M.M.M.M. », ibid., p. 285-297. « Il y a dans toute l’œuvre de l’auteur de L’Urgence et la patience, une attention profonde envers l’éclosion, la germination, la maturation, le destin de la production artistique» (ibid., p. 285).
[39] Jean-Philippe TOUSSAINT, « Mettre en ligne ses brouillons », Littérature, n° 178, juin 2015, p. 117-125 ; intervention de Pierre BAYARD, p. 124.
[40] Selon le terme de la question posée par Laurent Demoulin : « est-ce que Toussaint fait du recyclage ? » (J.-M. DEVESA (dir.), Lire, voir…. p. 180).
[41] Déclaration de Jean-Philippe TOUSSAINT au cours de la discussion qui a suivi la présentation de ce travail (colloque « Jean-Philippe Toussaint en coulisses », 25 septembre 2020).
[42] Alain Robbe-Grillet au micro de Jean Thibaudeau dans « Entretiens avec » le 07/02/1975 sur France Culture.
[43] B. FERRATO-COMBE, art. cit., p. 172-174.
[44] Cette affirmation est faite sur la base de l’inventaire initial et sous réserve de vérification.
[45] C’est la trouvaille d’un carnet d’adresses dans le premier, d’un agenda dans le second qui détermine le récit en forme d’enquête.
[46] Il s’agit là d’un tout autre projet, le recueil et l’exploration des adresses « de quelques personnages fictifs de la littérature », dans l’esprit de la collection « L’Un et l’autre » où il est paru, dans une première version, en 2010.
[47] La description nocturne du studio de la place du Châtelain (dans J.-P. TOUSSAINT, La Clé USB, Paris, Éditions de Minuit, 2019, p. 59) pourrait s’inscrire dans la série des descriptions, photographies ou dessins des bureaux de l’écrivain.
[48] Ibid., p. 60.
[49] Ibid., p. 62.
[50] Ibid., p. 65.
[51] J.-M. DEVESA (dir.), Lire, voir…, p. 377.
[52] Exposition « Dans l’atelier de l'écriture de Jean-Philippe Toussaint », Bibliothèque Universitaire Droit-Lettres, Université Grenoble Alpes, du 13 octobre au 3 novembre 2016. http://reticence.elan-numerique.fr/creations
[53] Dans la préface du catalogue de la très belle exposition qu’il avait présentée à l’IMEC en 2016, L’Ineffacé, proposant un parcours personnel à travers divers fonds conservés en ce haut lieu de l’archive littéraire contemporaine, Jean-Christophe Bailly évoque « la masse de signes conservée qui est là au repos, mais un repos qu’il faut plutôt se représenter comme ce qu’en botanique on appelle la dormance, soit cette vie réservée sous une mort apparente et qui attend son heure. » L’Ineffacé, brouillons, fragments, éclats, éditions de l’IMEC, « Le lieu de l’archive », 2016, p. VI.
[54] http://reticence.elan-numerique.fr/ consulté le 15/12/2020.
Résumé
Le Projet Réticence porté par l’UMR Litt&Arts de l’Université Grenoble Alpes a numérisé et mis en ligne les brouillons de La Réticence et propose une plateforme de transcription collaborative, permettant de pénétrer dans les coulisses de l’écriture du dernier roman rédigé par Jean-Philippe Toussaint avec une machine à écrire. Terrain d’expérimentations pour les chercheurs, ces brouillons laissent entrevoir des éléments disparus du roman publié en 1991 mais qui trouveront leur déploiement dans un roman ultérieur, et se révèlent comme le laboratoire de l’œuvre future.
Abstract
The Réticence project conducted by the UMR Litt&Arts of Grenoble Alpes University digitized and put online draft versions of La Réticence. It offers a collaborative transcription platform, enabling to go behind the writing of the Jean-Philippe Toussaint’s last novel written with a typewriter. Testing ground for researchers, these draft versions give a glimpse of elements disappeared from the novel published in 1991 but which will find their achievement in a further novel, and reveal themselves as the laboratory of future pieces of work.
Le Projet Réticence : un terrain d’expérimentations pour les chercheurs
Élaboration de nouveaux outils
Splendeurs et misères de la transcription
Un projet ouvert à la communauté des chercheurs et des lecteurs
Un projet élaboré en collaboration avec l’auteur
Brigitte FERRATO COMBE
Université Grenoble Alpes, UMR 5316 Litt&Arts
TOUSSAINT, Jean-Philippe, La Réticence, Paris, Éditions de Minuit, 1991.
–, L’Urgence et la patience, Paris, Éditions de Minuit, 2012.
–, Nue, Minuit, Paris, Éditions de Minuit, 2013, coll. « Double » 2017.
–, La Clé USB, Paris, Éditions de Minuit, 2019.
DEVESA, Jean-Michel (dir.), Lire, voir, penser l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2020.
Littérature, « Génétique : les chemins de la création », n°178, Larousse, juin 2015.