La question du temps, comme abstraction mais aussi comme expérience concrète, se pose régulièrement dans la production de Jean-Philippe Toussaint. Visuellement cet intérêt se matérialise dans l’installation photographique Aimer lire (2005-2012) qui met en scène non seulement un certain plaisir du texte mais aussi le passage du temps1. Prenant la forme d’un quadrillage de quatre-vingt-quatre photographies de 30 cm sur 40 cm, Aimer lire représente trois figurants en plein air et en pleine lecture, jouissant et pleurant, solitaires et solidaires, au même endroit – le bord d’un précipice avec un vent énergique – mais à différents moments dans le temps. Cette variation temporelle n’est pas évidente à première vue car les photographies se côtoient sans être organisées chronologiquement2. En les examinant de près pourtant nous sommes témoins du passage de l’enfance à l’adolescence d’une fille et de l’adolescence à l’âge adulte d’un garçon. Aimer lire mobilise une forme caractérisée par sa capacité d’immobiliser le temps pour nous offrir une vision de la mobilité temporelle qui insiste sur la discontinuité et la dispersion, comme pour se réapproprier et réorganiser le passage du temps. Comme son titre le signale, l’œuvre met en évidence surtout l’acte de lire, le représentant comme étroitement lié à la pensée, à l’émotion et à l’intime3. L’œuvre suggère que lire constitue un acte de résistance qui nous libère de l’ordre temporel pour paradoxalement nous permettre de vivre plus intensément le temps qui passe.
De manière générale l’œuvre de Toussaint constitue une réflexion sur la relation dynamique entre le temps, l’existence et la littérature. En particulier elle souligne l’expérience subjective du temps, source de limitations et de possibilités, d’angoisses et d’espoirs. Elle insiste sur le fait que si le temps structure l’existence moderne, l’imagination, la pensée et la littérature représentent une sorte de contretemps à ses contraintes. Ainsi, si la conscience soudaine du passage du temps fait que le narrateur protagoniste d’Autoportrait (à l’étranger) se sent « triste et impuissant »4, écrire représente une issue, une affirmation de soi :
écrire était en quelque sorte une façon de résister au courant qui m’emportait, une manière de m’inscrire dans le temps, de marquer des repères dans l’immatérialité de son cours, des incisions, des égratignures5.
Pour Toussaint le temps représente peut-être avant tout une matière première, un élément narratif à mobiliser afin d’explorer les possibilités de la littérature. Au niveau du discours du récit, il expérimente et multiplie inlassablement les déviations temporelles entre l’histoire et la narration. En particulier les anisochronies, variations de vitesse, rythment ses romans6. Les narrateurs protagonistes juxtaposent régulièrement les deux extrêmes de la vitesse narrative, alternant les pauses et les ellipses, créant l’illusion de la lenteur et de la discontinuité temporelle, et soulignant l’expérience subjective du temps plus généralement. La rareté de grands événements dans leurs récits produit un effet similaire, privilégiant la narration à l’histoire, le temps discursif qui passe à l’événement qui se passe ou l’événement qui ne passe pas : la mort.
Les narrateurs protagonistes de Toussaint font des expériences temporelles non seulement comme narrateurs mais aussi comme protagonistes. Le protagoniste de La Télévision perfectionne l’art de la procrastination, existant dans la plénitude du présent de son imagination, sans penser à l’avenir ni aux conséquences de son inaction. Si son expérience est plutôt libératrice et ludique, ce n’est pas le cas pour d’autres protagonistes qui font des expériences temporelles. Expert en prospective stratégique, Jean Detrez de La Clé USB et Les Émotions7 fait une expérience qui se retourne contre lui. Lors d’un voyage il décide de s’extraire du présent en éteignant son téléphone portable. Mais lorsqu’il se reconnecte au réseau ce professionnel de l’avenir se trouve confronté à un présent et un futur proche complètement inattendus et bouleversants, la nouvelle de la mort imminente de son père.
Si pour les narrateurs protagonistes de Toussaint le temps est souvent synonyme de danger, de perte et d’impuissance, l’acte de narrer représente la possibilité d’agir sur le temps, de le récupérer et de le reconfigurer. Raconter leurs expériences leur permet de résister non seulement au passage du temps mais aussi à la mort qu’il représente pour eux. Notre analyse portera sur les expériences temporelles dans La Salle de bain et La Disparition du paysage8 pour examiner la relation compliquée que les narrateurs protagonistes maintiennent avec le temps. Même si ces deux romans sont temporellement aux antipodes de l’œuvre de Toussaint, ils mobilisent le temps à des fins similaires, pour insister sur notre condition mortelle mais aussi pour souligner le pouvoir de la littérature de nous en réconforter.
Avec la publication de La Salle de bain en 1985, Toussaint s’installe dans le monde littéraire, intéressé par l’espace si l’on considère le titre comme indice. Mais si l’incipit nous présente un personnage anonyme qui passe son temps dans une salle de bain, après quelques pages il la quitte pour s’aventurer dans un espace à peine plus étendu, son appartement. Dans la deuxième partie du récit l’expansion spatiale s’affirme avec son départ abrupt et sans raison apparente pour Venise, ville close et humide qui rappelle de façon décalée la salle de bain initiale. Mais aussitôt qu’il y arrive, son élan se rétrécit. Au lieu d’explorer cette terre étrangère, il passe la plupart de son temps dans des non-lieux9, d’abord dans une chambre d’hôtel et dans la troisième partie du récit dans une chambre d’hôpital. Dans les deux dernières pages du récit il retourne à sa salle de bain.
Si l’expansion et la contraction de l’espace autour d’une salle de bain structurent le récit, c’est l’espace du dedans, la conscience et la vie intime, que le roman explore véritablement, en particulier la préoccupation du protagoniste concernant le temps et plus précisément la mort vers laquelle le passage du temps le porte. Comme Warren Motte l’observe, La Salle de bain constitue « a meditation on time and its uses »10. Âgé de « vingt-sept ans, bientôt vingt-neuf »11 le protagoniste s’intéresse à l’histoire contemporaine et au temps plus généralement. Dans sa salle de bain il fait des « expériences »12 temporelles, à la recherche de preuves du passage du temps. Il fixe son regard sur une fissure sur le mur pendant des heures « essayant vainement de surprendre un progrès »13. Il scrute son visage dans un miroir et y note la même résistance au passage du temps : « Je surveillais la surface de mon visage dans un miroir de poche et, parallèlement, les déplacements de l’aiguille de ma montre. Mais mon visage ne laissait rien paraître. Jamais »14.
En vérité, la salle de bain du protagoniste offre une expérience temporelle : elle représente l’existence hors du temps, la « vie abstraite »15, une consolation face à l’inévitabilité de la mort. Dans la salle de bain, le protagoniste fait l’expérience d’une plénitude atemporelle où il est totalement présent à son imagination. Minimaliste, il pense surtout à des objets et des expériences quotidiens, auxquels il confère des qualités métaphysiques16. Il écoute des matchs de football à la radio pour se sentir lié à l’humanité, « bercé par de chaudes voix humaines »17. Il réfléchit pendant des semaines à un dessert, une dame blanche, y voyant une image de la plénitude : « un aperçu de la perfection. Un Mondrian. Le chocolat onctueux sur la vanille glacée, le chaud et le froid, la consistance et la fluidité. Déséquilibre et rigueur, exactitude »18.
Si la dame blanche imaginée par le protagoniste est « parfaite » c’est grâce au fait qu’elle existe hors du temps, étant conceptuelle. Comme la salle de bain, elle lui permet de se sentir protégé du passage du temps, le consolant de sa condition mortelle. Lorsqu’il se trouve face à une dame blanche réelle, la violence du passage du temps la déforme devant ses yeux :
Je regardais fondre imperceptiblement la vanille sous la nappe de chocolat brûlant. Je regardais la boule encore exactement ronde un instant plus tôt qui ruisselait lentement en filets réguliers blancs et bruns métissés. Je regardais le mouvement [...], j’essayais de toutes mes forces de garder l’immobilité, de la retenir [...]19.
Impuissant devant la dame blanche qui fond, il y voit la confirmation de sa propre mortalité : « je sentais bien que sur mon corps aussi, le mouvement s’écoulait »20.
Si le protagoniste ressent une certaine plénitude dans l’espace atemporel de sa salle de bain, il sait aussi qu’y rester à long terme n’est pas possible. Il a une compagne, après tout, et sa mère s’inquiète pour lui. Il sait qu’il doit abandonner le refuge temporel que la salle de bain représente pour faire face à la vie dans tous ses états : « Je devais prendre un risque [...], le risque de compromettre la quiétude de ma vie abstraite pour. Je ne terminai pas ma phrase »21. S’il ne finit pas sa phrase, les événements qu’il raconte par la suite ne laissent pas de doute : il doit prendre le risque de vivre, de se confronter à son malaise existentiel, ce qu’il ne peut faire qu’en sortant du cocon atemporel de sa salle de bain. Dès qu’il la quitte, il part pour Venise où il fait progressivement l’expérience d’une crise existentielle, passant son temps seul dans une chambre d’hôtel. Sa compagne lui manque mais il refuse de rentrer à Paris. Finalement c’est elle qui décide de le rejoindre à Venise.
L’arrivée de sa compagne donne au protagoniste une nouvelle énergie qui pourtant dure peu. Au début, la joie du couple nouvellement réuni est évidente. Le protagoniste lui offre une montre comme pour signaler une nouvelle ère, un renouvellement de leur relation, et l’espoir d’un synchronisme relationnel. Mais la crise du protagoniste réapparaît avec intensité et une distance s’installe dans le couple. Dans la rue, le protagoniste voit une affiche de décès annonçant la mort d’un homme plus jeune que lui et il l’arrache comme pour résister à la possibilité de mourir jeune. Il décide de ne plus sortir, préférant lire une copie des Pensées de Pascal en anglais qu’il a trouvée à l’hôtel. Souffrant tour à tour de cauchemars et d’insomnies, il sollicite sa compagne pour le consoler de la détresse qu’il ressent, mais aussitôt il reconnaît l’impossibilité d’en être consolé. Il cite Pascal en anglais, ce qui accentue l’étrangeté de la condition mortelle de l’homme :
But when I thought more deeply, and after I had found the cause for all our distress, I wanted to discover its reason, I found out there was a valid one, which consists in the natural distress of our weak and mortal condition, and so miserable, that nothing can console us, when we think it over (Pascal, Pensées)22.
La mélancolie23 du protagoniste devient progressivement paralysante, le poussant à se retirer du monde et à se distancier de sa compagne pour jouer seul aux fléchettes dans leur chambre. Il refuse ses demandes d’arrêter et ne veut plus parler ni être vu. La tension existentielle s’accumule en lui jusqu’à ce qu’il arrive un point de rupture où après qu’elle lui demande une nouvelle fois d’arrêter, il lui envoie soudainement une fléchette dans le front. Cet acte violent le sort de ses pensées abstraites pour le confronter à la réalité qu’il vient de créer. La condition mortelle qui l’obsède se concrétise devant ses yeux, et par sa main. Secoué de sa torpeur, il emmène sa compagne à l’hôpital et obtient une nouvelle perspective. Si la condition mortelle de l’homme rend mélancolique, elle met aussi en relief la valeur de la vie.
Bien que la blessure subie par la compagne du protagoniste soit superficielle, la violence du geste est profonde et cause une rupture dans leur relation. Elle rentre à Paris et le protagoniste reste à Venise où inconsciemment il compatit avec elle. Il a des douleurs au front et se sent mal physiquement, comme s’il était son double. Il échange sa chambre d’hôtel pour une chambre d’hôpital, où il scrute régulièrement des radiographies de son crâne comme pour chercher une raison d’être. Les radiographies ne lui révèlent rien, mais lorsqu’il se regarde dans le miroir, il voit soudainement l’absurdité de sa situation et trouve finalement l’énergie pour s’en sortir. Il rentre à Paris et retrouve sa compagne bien-aimée. Mais aussitôt qu’ils sont réunis, il se réinstalle dans sa salle de bain, laissant un doute sur le couple ainsi que sur le sens de son récit.
La fin du récit renvoie donc à son début, remettant en question l’organisation temporelle et suggérant que la chronologie de l’histoire ne commence peut-être pas au début du récit, mais à la fin. L’ambiguïté temporelle se renforce au niveau linguistique, avec une répétition mot pour mot du début de la première phrase « Lorsque j’ai commencé à passer mes après-midi dans la salle de bain »24. La répétition continue avec la reprise d’un événement singulier du début du récit où le protagoniste reçoit une lettre de l’Ambassade d’Autriche mais, ne connaissant ni Autrichiens ni diplomates, en est perplexe. Une telle répétition n’étant pas vraisemblable, le narrateur brouille de manière flagrante l’ordre temporel de l’histoire et de la narration. Par la suite, le narrateur continue son attitude rebelle envers l’ordre temporel, répétant mot pour mot le passage du début de son récit où, comme protagoniste, il décide de quitter sa salle de bain. Si, comme protagoniste, il se sent impuissant devant le temps qui passe, comme narrateur, il prend le dessus sur le temps, le reconfigurant pour le ralentir et en quelque sorte l’immobiliser.
Si la fin du récit reprend son début, la dernière phrase « Le lendemain, je sortais de la salle de bain »25 s’en différencie. Lorsque le narrateur raconte cet événement au début de son récit, le temps verbal est au passé simple, signalant une finalité. Mais quand il reprend cette phrase pour en faire l’explicit, elle est à l’imparfait, temps verbal itératif. Ce changement temporel remet en question la finalité des derniers mots imprimés sur la page et suggère une continuation plus qu’une fin. L’existence pour le protagoniste sera une série de risques, de plaisirs, de désillusions et de replis sur soi. L’ouverture de la fin du récit souligne avant tout le pouvoir de la littérature de dépasser les contraintes temporelles et de fonctionner comme un refuge temporel. La salle de bain, c’est la littérature.
Comme dans La Salle de bain, la condition mortelle de l’homme est au centre de La Disparition du paysage. C’est le récit d’un homme qui raconte ses visions et pensées après avoir été victime de l’attentat du 22 mars 2016 dans la station de métro Schuman à Bruxelles, avant de comprendre qu’il est mort sur le coup. Racontée à la première personne et au présent, la position temporelle de la narration par rapport à l’histoire racontée est simultanée, ce qui permet au récit d’éviter l’aporie narrative qu’un narrateur mort représenterait. Si la narration est simultanée, il existe pourtant un décalage entre le temps de l’histoire et le temps du récit dans le sens où les dernières minutes de vie du narrateur protagoniste se racontent dans un récit de trente-sept pages. Ce qui frappe surtout, c’est le décalage entre ce que le narrateur raconte et la réalité. Il est conscient d’avoir subi un accident mais il a l’impression d’y avoir survécu. Ce n’est qu’au dernier moment de sa vie, et de son récit, qu’il comprend que ce dont il est en train de faire l’expérience est la mort, « [s]a dernière vision consciente, la dernière intuition, le dernier instant visible de [s] a vie qui s’achève »26. Le récit s’achève aussi sur ces mots, signalant la mort du narrateur.
La disparition du paysage est métaphorique, mais aussi littérale. Le récit raconte les observations et réflexions d’un homme paralysé qui passe ses jours de convalescence devant une fenêtre donnant sur la mer jusqu’au jour où tout change. Un chantier s’installe sur le toit d’un bâtiment avoisinant et un mur en béton monte progressivement devant ses yeux, empêchant la vue du paysage et rendant la lumière « sépulcrale »27. Il ne peut plus distinguer le jour de la nuit, ce qui provoque une confusion temporelle et spatiale et des doutes sur l’existence d’une réalité extérieure : « emmuré dans ce tombeau […] j’ignore si l’extérieur est devant moi ou au-dessus de moi, et même s’il y a encore un extérieur »28. C’est à ce moment qu’il comprend que la réalité de ce qu’il est en train de vivre n’est pas du tout sa convalescence mais l’expérience de mourir. Le paysage qui disparaît est à la fois extérieur et intérieur.
Mourir, dans La Disparition du paysage, est une expérience imaginaire marquée par la lenteur, l’incertitude, la discontinuité, et un sens aigu du présent. De son point de vue, le narrateur protagoniste passe heure après heure, jour après jour, immobile, observant le même paysage maritime et essayant vainement de se souvenir de son passé. La répétition de ses jours, où dans l’ensemble rien ne se passe, couplée avec son amnésie, ralentissent son récit. Le déploiement huit fois de l’adverbe « lentement »29 renforce cette lenteur. L’absence de souvenirs de son passé s’accompagne d’une incertitude envers le temps plus généralement. Il ne comprend ni le temps ni son organisation, ayant « depuis longtemps perdu la notion du temps et l’idée même de la chronologie »30. Il ne sait pas depuis quand il est convalescent : « Depuis combien de temps je me trouve ici, je n’en ai aucune idée […] Je suis là depuis des siècles peut-être »31. Plus loin dans son récit, il est moins hyperbolique mais aussi incertain : « cela fait des mois, peut-être des années, que je suis maintenant à Ostende »32. Des références à la durée de sa convalescence rythment son récit, affirmant l’importance du temps, même dans son incertitude, mais en même temps illustrant l’inanité des notions temporelles. Le narrateur invoque neuf fois la durée « des mois »33 mais dans le contexte de son récit cette affirmation suggère plus une perception qu’une réalité, ce qui est confirmé par l’explicit où il se rend compte que ce qu’il pensait être sa convalescence est en réalité une fiction produite par son imagination dans les derniers instants de sa vie.
Si la notion du temps échappe au narrateur protagoniste, c’est surtout l’impact personnel de cette perte qui le trouble. Il regrette sa mémoire « blessée, éparse et dissociée »34 qui le rend complètement étranger à lui-même :
Mon passé, enfoui dans des profondeurs indéchiffrables, se présente comme une vaste étendue informe et cotonneuse, dans laquelle je jette des coups de projecteur au hasard pour essayer de retrouver mes souvenirs35.
Il compare son passé disparu à « un de ces rêves qu’on vient de faire et dont on ne se souvient plus au réveil, même si nous sentons sa présence très proche qui nous hante »36. Il s’efforce à se souvenir de sa vie, mais ses efforts sont futiles : « À mesure que je me rapproche de ce point aveugle de ma mémoire, tout se dissipe dans une nébuleuse indéterminée. Je n’ai soudain plus de passé, plus d’histoire »37. Une image le hante pourtant, où il attend quelqu’un dans le Café Métropole à Bruxelles, mais elle lui semble complètement dissociée de son passé. En fait c’est l’image de ce qui aurait dû se passer s’il n’était pas mort, car il prenait le métro le jour de sa mort précisément parce qu’il y avait un rendez-vous.
La discontinuité temporelle dont le narrateur protagoniste fait l’expérience en ce qui concerne son passé n’a pas d’impact négatif sur sa capacité à percevoir le présent. En fait, sa perte de mémoire lui permet de vivre plus pleinement dans le présent, « comme si la mise à l’arrêt forcée de l’ensemble de [s] es autres facultés [lui] faisait soudain percevoir, avec une attention décuplée, affûtée, acérée, l’instant visible »38. Heure après heure il observe minutieusement les changements les plus infimes du paysage, pouvant y détecter des variations subtiles de marée, de lumière, et de pluie. Il multiplie les termes « maintenant »39 et « présent »40, soulignant une simultanéité entre le temps de l’histoire et le temps de la narration, ce qui donne au lecteur l’impression d’un accès immédiat et direct à l’expérience du narrateur.
Le fait que nous découvrons la réalité de la mort imminente du narrateur en même temps que lui et aussi soudainement que lui renforce l’illusion de lien que sa narration tisse entre nous et lui. Si la fin du récit est incontestablement finale pour le narrateur, pour nous, elle constitue un début dans le sens où nous comprenons finalement le vrai sujet du récit. Elle nous rappelle notre condition mortelle mais en même temps, elle nous invite à redécouvrir le récit pour faire l’expérience de ce qu’il nous offre réellement : une image poétique de la mort.
Dans La Salle de bain et La Disparition du paysage Toussaint mobilise l’espace pour parler du temps, mettant en scène des narrateurs protagonistes profondément préoccupés par le temps qui passe. L’un contemple la vie en mourant et succombe finalement à la mort, l’autre contemple la mort au lieu de vivre mais choisit finalement la vie. Les deux récits constituent des expériences temporelles qui insistent sur notre condition mortelle et en même temps affirment le pouvoir de l’imagination et de la littérature de nous en réconforter. La Disparition du paysage souligne la capacité de la littérature de dépasser les contraintes temporelles pour nous donner accès à l’expérience la plus inaccessible mais la plus certaine de la vie — la mort. La Salle de bain par contre subvertit l’ordre temporel pour résister à la fin du récit et de manière implicite à la mort.
[1]Depuis son vernissage dans le cadre de l’exposition LIVRE/LOUVRE en 2012 Aimer lire (2005-2012) fait partie d’expositions en Europe et en Asie. Pour l’installation, Toussaint a travaillé pendant sept ans, prenant des photographies chaque année entre 2005 et 2011. Sur la question du temps dans Aimer Lire, Toussaint note que « Le lieu ne change pas, les livres sont les mêmes ou presque, on retrouve les mêmes personnages dans une situation identique, mais le temps passe, invisible, indécelable, les vêtements changent, les coiffures se modifient et les visages se transforment imperceptiblement. Il y a donc une interrogation conceptuelle sur le passage du temps, qui était déjà présente dans La Salle de Bain ». Voir « Aimer Lire (2005-2012) », http://www.jptoussaint.com/documents/b/bf/Musée_d'Ixelles.pdf (consulté le 02/02/2021).
[2] À chaque exposition Toussaint change le positionnement des photos dans le quadrillage, comme pour insister sur la mobilité temporelle.
[3] Le lien entre lire et la pensée se fait par le choix des livres : la fille lit toujours les Pensées de Pascal et le garçon Les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau. L’émotion que lire provoque chez les figurants est palpable : dans l’ensemble ils exultent et parfois ils pleurent. Leur positionnement dans l’espace souligne l’intime. C’est une intimité soit solitaire, soit partagée. Plusieurs photographies montrent les trois figurants lisant par-dessus l’épaule l’un de l’autre. Voir Jean-Philippe TOUSSAINT, La Main et le regard, Paris, Le Passage, 2012, p. 30-37, p. 40-47. Le fait que les figurants sont en réalité la femme et les enfants de Toussaint, avec une brève apparition de Toussaint lui-même, souligne l’intimité de l’œuvre.
[4] J.-P. TOUSSAINT, Autoportrait (à l’étranger), Paris, Éditions de Minuit, 2000, p. 119.
[5] Ibid,, p. 120.
[6] Voir Gérard GENETTE, Figures III, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 123 : « On entend par vitesse le rapport entre une mesure temporelle et une mesure spatiale [...] : la vitesse du récit se définira par le rapport entre une durée, celle de l'histoire, mesurée en secondes, minutes, heures, jours, mois et années, et une longueur : celle du texte, mesurée en lignes et en pages ».
[7] J.-P. TOUSSAINT, La Clé USB, Paris, Éditions de Minuit, 2019 et J.-P. TOUSSAINT, Les Émotions, Paris, Éditions de Minuit, 2020.
[8] J.-P. TOUSSAINT, La Salle de bain, Paris, Éditions de Minuit, 1985, et J.-P. TOUSSAINT, La Disparition du paysage, Paris, Éditions de Minuit, 2021.
[9] Marc Augé définit le non-lieu en opposition au concept anthropologique de lieu : « si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu ». Ainsi les espaces de transit et de transport sont des non-lieux. Voir Marc AUGÉ, Non-lieux : Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 100.
[10] Warren MOTTE, Small Worlds: Minimalism in Contemporary French Literature, Normal, Dalkey, 1999, p. 76.
[11] J.-P. TOUSSAINT, La Salle de bain, p. 15.
[12] Ibid., p. 12.
[13] Loc. cit.
[14] Loc. cit.
[15] Ibid., p. 15.
[16] Sur le minimalisme dans l’œuvre de Toussaint et dans le roman contemporain plus généralement voir Fieke SCHOOTS, Passer en douce à la douane : L’Écriture minimaliste de Minuit : Deville, Echenoz, Redonnet et Toussaint, Amsterdam, Rodopi, 1997, W. MOTTE, Small Worlds: Minimalism in Contemporary French Literature, Normal, Dalkey, 1999, et Marc DAMBRE et Bruno BLANCKEMAN (éd.), Romanciers minimalistes 1979–2003, Paris, Sorbonne Nouvelle, 2012. Dans un entretien Toussaint note l’insuffisance du mot minimaliste : « Le problème, quand on parle de ‘roman minimaliste’, c’est que c’est quand même très réducteur. Le terme ‘minimaliste’ n’évoque que l’infiniment petit, alors qu’ ‘infinitésimaliste’ » fait autant référence à l’infiniment grand qu’à infiniment petit : il contient les deux infinis qu’on devrait toujours trouver dans les livres ». Voir J.-P. TOUSSAINT, entretien avec Laurent DEMOULIN, « Pour un roman infinitésimaliste », postface de L’Appareil-photo, Paris, Éditions de Minuit, coll « Double »,2007, p. 141.
[17] J.-P. TOUSSAINT, La Salle de bain, p. 13.
[18] Ibid., p. 15.
[19] Ibid., p. 80.
[20] Ibid.
[21] Ibid., p. 15. Dans un entretien Toussaint révèle : « Si j’avais dû terminer la phrase, cela aurait pu être : je devais prendre le risque de compromettre la quiétude de ma vie abstraite pour parler de moi, du présent, de mon époque. C’est ce que je n’ai cessé de faire par la suite ». Voir J.-P. TOUSSAINT, entretien avec Laurent DEMOULIN, « Un roman minimaliste ? », in La Salle de bain, Revue de presse, Paris, Éditions de Minuit, 2005, p. 25.
[22] J.-P. TOUSSAINT, La Salle de bain, p. 87. Le texte cité vient de la pensée 139 : « Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de plus près ». Voir Blaise PASCAL, Pensées, [1670] Ed. Léon Brunschvicg, Paris, Librairie Générale Française, 1973. Le « malheur naturel de notre condition faible et mortelle » est précisément ce dont le narrateur protagoniste souffre. L’intertexte pascalien est évident aussi dans la forme du roman : il est composé de fragments numérotés, ce qui ralentit le récit pour laisser place à la réflexion.
[23] La mélancolie est un thème privilégié chez Toussaint, analysé dans de nombreux travaux. Voir Thangam RAVINDRANATHAN, « Melancholy of Horsepower : Jean-Philippe Toussaint, with Eadweard Muybridge » dans Behold an Animal : Four Exhorbitant Readings, Evanston, Northwestern UP, 2020, p. 13-54 et Sylvie LOIGNON, « Comment finir ? La Mélancolie de Jean-Philippe Toussaint », in Laurent DEMOULIN et Pierre PIRET (dir.), Jean-Philippe Toussaint, Bruxelles, Le Cri, 2010, p. 89-98.
[24] J.-P. TOUSSAINT, La Salle de bain, p. 11, p. 123-122.
[25] Ibid., p. 123.
[26] Id., La Disparition du paysage, p. 47.
[27] Ibid., p. 44.
[28] Ibid., p. 46.
[29] Ibid., p. 13, p. 18, passim.
[30] Ibid., p. 22.
[31]Ibid.
[32] Ibid., p. 37.
[33] Ibid.., p. 9, p. 11, passim.
[34] Ibid., p. 16.
[35] Ibid., p. 20.
[36] Ibid., p. 23.
[37] Ibid., p. 21.
[38] Ibid., p. 10.
[39] Ibid., p. 21, p. 22, passim.
[40] Ibid., p. 10, p. 22, passim.
Résumé
Pour les narrateurs protagonistes de Jean-Philippe Toussaint le temps est souvent synonyme de danger et d’impuissance mais l’acte de narrer représente la possibilité d’agir sur le temps, de le récupérer et de le reconfigurer. Raconter leurs expériences leur permet de résister non seulement au passage du temps mais aussi à la mort qu’il représente pour eux. Notre analyse portera sur les expériences temporelles dans La Salle de bain et La Disparition du paysage pour examiner la relation compliquée que les narrateurs protagonistes maintiennent avec le temps.
Abstract
For Jean-Philippe Toussaint’s narrator protagonists time is often synonymous with danger and powerlessness but the act of narrating represents the possibility to act on time, to recuperate and reconfigure it. Telling their experiences enables them to resist not only the passage of time but also the death that it represents for them. Our analysis will focus on the temporal experiences/experiments in La Salle de bain and La Disparition du paysage so as to examine the complicated relationship the narrator protagonists have with time.
Arcana ALBRIGHT
U Albright College, Reading, PA, États-Unis
TOUSSAINT, Jean-Philippe, Aimer Lire (2005-2012), Paris, Louvre, 2012 (installation photographique temporaire).
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