Dans son avant-dernier livre1, Les Émotions2, le narrateur-personnage rappelle les règles tacites de toute bonne participation à un colloque : « on est plus souvent amené à prendre des notes quand l’orateur parle sans notes », et « moins les orateurs sont intéressants, plus leurs interventions sont longues »3. Commencer une communication par l’énoncé de ces deux règles « non-écrites »4 est très tentant à plusieurs titres car elles constituent certes une parfaite captatio benevolentiae mais surtout elles nous indiquent en creux, par leur forme grammaticale, plus que par leur contenu, ce qu’il ne faut pas faire quand on lit un livre de Jean-Philippe Toussaint : le sens n’y est pas plein, il se dérobe, comme la « porte dérobée » de La Clé USB. Comme l’auteur l’écrit plus loin dans Les Émotions, « il y a un adage, aux échecs, qui dit que la menace est plus forte que l’exécution »5. Sans doute pouvons-nous voir ici une clé de lecture de La Clé USB car ce livre, qui entame un nouveau cycle romanesque, témoigne d’une impression de « mena[ce] »6 permanente comme si nous lisions un roman policier, ou l’un de ses avatars qu’est le roman d’espionnage, ici industriel. Cet étrange commencement d’un nouveau cycle joue ainsi des énigmes et du suspense en mettant le narrateur-personnage, ainsi que le lecteur, dans un état d’inquiétude permanent qui traverse le roman sans les mener toutefois à aucune explication. Tel un labyrinthe, le récit réserve espoir et déception, fausse résolution et pièges — comme des mines à déminer.
Dans Lire, voir, penser l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint, Béatrice Bloch analysait la « tension narrative et [le] suspense [dont] Fuir est traversé de bout en bout »7, ce que le titre programmatique laissait promettre. Elle y soulignait non seulement l’ignorance du lecteur concernant « les personnages de Li Qi et de Zhang Xiangzhi », et leurs « relations », mais surtout le choix du narrateur « de s’arrêter sur le réel le plus ordinaire, et d’en ralentir la perception pour nous le rendre inconnu »8.
La Clé USB se distingue de cette mise en tension de Fuir par l’extrême resserrement du récit : celui-ci en effet se concentre sur le narrateur-personnage qui tâche de piéger ceux qui veulent — peut-être ? sans doute ? — le piéger, tels les personnages du Limier de Mankiewicz, qui se tendent des pièges l’un à l’autre. D’emblée, le narrateur dévoile en effet comment il se retrouve mis en danger : la rencontre avec les deux consultants, John Stavropoulos et Dragan Kucka, est dramatisée9 par la méfiance prégnante, ce dont témoignent les adverbes ou les compléments circonstanciels « confidentiellement », « sous le sceau du secret » ou « sur mes gardes10 ». Toute cette première rencontre est surdéterminée pour créer une situation initiale de suspense et pour en même temps la dire, en jouant avec les clichés du genre : le personnage féminin, qui accompagne un jour les deux consultants, est nécessairement « une jolie jeune femme », pourvue d’un trench coat, d’un foulard et de lunettes de soleil11, et par cette allure, elle semble tout droit sortie d’un film de Hitchcock ou d’un film noir des années quarante12. Stavropoulos n’est pas en reste en étant explicitement identifié à un personnage fictif, à la « présence romanesque » : « Il était de ces personnes qui donnent l’impression, dans la vie réelle, d’évoluer dans un univers de fiction »13. L’ironie narrative se plaît ici à souligner le renversement du réel et de la fiction pour mieux remplir le contrat qui est en train de se mettre en place avec le lecteur — contrat qui est celui du roman policier et où l’on s’attend à trouver des personnages vite identifiables, tels des types, empreints d’une minceur psychologique.
Tout concourt en effet à créer du suspense dans le roman. Celui-ci s’ouvre d’abord sur une inquiétude chargée d’emblée de créer une connivence avec le lecteur par une affirmation générale aux accents métaphysiques : « Dans son incertitude essentielle, dans son indétermination menaçante, l’avenir a toujours été pour l’homme une source d’inquiétude. L’inquiétude, voilà »14. Les Émotions font écho à cette inquiétude en lui donnant une interprétation psychologique et atavique :
Mon père était mort. Je me le disais en ces termes, « mon père est mort », et je songeais qu’au moins l’inquiétude qui l’avait accompagné toute sa vie disparaissait maintenant avec lui. Je connaissais cette inquiétude, je la connaissais intimement, cette inquiétude exigeante, cette inquiétude foncière, brûlante, cette inquiétude sourcilleuse, cette inquiétude perfectionniste qu’il m’avait transmise et qui ne s’éteindrait sans doute qu’à ma mort. Mon père avait toujours été un homme inquiet, souvent irrationnellement anxieux, mais pas pessimiste15.
La Clé USB applique ainsi à la lettre ce qui est résumé en une phrase lapidaire dans le volume suivant : « J’ai toujours eu cette inquiétude qui sommeillait en moi, générale et diffuse, prête à se réactiver à la moindre alerte »16. Le roman multiplie les moindres alertes qui deviennent de vraies alertes. L’inquiétude est donc paradoxalement ce qui va faire surgir, voire ce qui va créer, la menace présente dans tout le roman — et cette inquiétude est ainsi à la limite de la paranoïa du fait même qu’elle crée son objet. Mais l’inquiétude est aussi, au sens étymologique, ce qui va mettre en mouvement les personnages, et en particulier le narrateur qui va imaginer un « blanc volontaire dans [son] emploi du temps »17, une disparition très perecquienne « pendant quarante-huit heures »18 à Dalian pour rencontrer le « directeur général de BT Pool Corporation »19, Gu Zongqing. Le narrateur se transforme alors tout naturellement en détective et nous entraîne à sa suite, en mettant en scène une nouvelle disparition qui vient donc s’emboîter avec la première disparition signifiée en ouverture :
Je regardais cette ville inconnue à travers la vitre du taxi, et je songeais que, dans cette parenthèse dans ma vie que constituait ce voyage en Chine, au cœur même de ce blanc que j’avais ménagé dans mon emploi du temps, j’étais en train d’ouvrir une nouvelle parenthèse, une parenthèse dans la parenthèse en quelque sorte, encore plus secrète, encore plus vertigineuse20.
Le narrateur abuse ainsi de son autorité, comme le soulignait Laurent Demanze :21 il profite de sa position privilégiée pour aller retrouver Jimmy (Feng Jinmin) une seconde fois. Ce personnage trop bavard joue ainsi parfaitement son rôle : il est d’emblée celui qui « permettra d’obtenir des informations »22 et les donnera in fine sans trop barguigner. Le narrateur n’aura qu’à prononcer un seul mot, véritable « sésame » qui ouvrira la « backdoor »23, comme s’il s’agissait de ne pas ou de ne plus perdre de temps en circonlocutions inutiles au roman, de ne plus se fatiguer à traquer la vérité, comme un Oblomov qui irait à l’essentiel par lassitude.
Ce qui contribue plus encore à renforcer le suspense, c’est l’omniprésence de l’imparfait utilisé non seulement de manière classique comme le temps de l’arrière-plan, mais aussi de manière modale : tout le récit s’adosse à des imparfaits qui attendent d’être interrompus par un moment climatérique qui n’arrive jamais, ce qu’exemplifie de manière archétypale la fin de la deuxième partie :
Mais, au-delà de la honte et de l’humiliation de m’être fait voler mon ordinateur dans les toilettes, le plus douloureux, ce qui m’affectait le plus en ce moment, c’est que j’avais la conviction que ce n’était pas fini, que le pire était encore devant moi. J’avais le pressentiment d’un désastre imminent24.
Ce passage peut faire écho à la « figure fascinante de la prolepse »25 que Jean-Philippe Toussaint identifie dans Crime et Châtiment, le roman qui l’a fait écrire : comme il le mentionne dans L’Urgence et la Patience26, ce qui l’a fasciné, au point d’en faire un topos de son écriture,
c’est l’usage que Dostoïevski fait du « plus tard », de « l’après-coup », cette immixtion limitée, ponctuelle, du futur dans le présent, qu’en narratologie on appelle la prolepse et au cinéma le flashforward (le contraire du flashback). Cette brève intrusion de l’avenir dans le présent induit pour le personnage un sentiment de prémonition, et implique, pour l’auteur, une idée de destin27.
Jean-Philippe Toussaint joue de ce procédé en le menant ici à son comble28 : le narrateur de La Clé USB en vient à réinterpréter après-coup ce qui pourtant n’arrivera pas. En ce sens, c’est bien à un imparfait d’imminence qu’il recourt à plusieurs reprises dans le roman — imparfait qui est par définition contrecarré :29 quelques pages de plus, et nous avions la résolution de l’énigme. Mais ces quelques pages supplémentaires tant attendues sont manquantes, et le narrateur joue avec les attentes du lecteur en décidant de court-circuiter son récit de manière abrupte : il « déjou[e] toutes les clauses du contrat romanesque traditionnel », comme le soulignait Aurélie Adler dans son article « Pratiques de la distraction »30. C’est le narrateur qui referme lui-même son intrigue en déplaçant son inquiétude permanente sur un autre objet et une angoisse autrement existentielle :
Je me demandais si, tout au long de ce voyage, je ne m’étais pas construit des sujets d’inquiétude artificiels31 pour me détourner de l’anxiété plus foncière, la seule qui importait, que j’éprouvais en raison de la maladie de mon père, pour me cacher en quelque sorte à moi-même la vraie nature de l’angoisse qui m’étreignait32.
Ainsi tout se résout car rien n’existait, ou plutôt tout « paraissait impossible » ;33 ce n’est plus simplement le narrateur-personnage qui a disparu au début du roman, c’est toute l’intrigue qui elle aussi disparaît comme « par magie » ou par un « tour de prestidigitation »34. Elle est devenue en quelque sorte cosa mentale — pour reprendre l’expression que Toussaint affectionne35. Pour autant, comme dans Mulholland Drive de David Lynch, nous avons bien eu, grâce à une clé, accès à une porte dérobée ; mais le lecteur, comme le spectateur, reste avec ses incertitudes et ses questions qui étaient celles du narrateur — comment Gu savait-il l’horaire du vol36, sans parler de la main inconnue qui a volé l’ordinateur.
La bifurcation37 soudaine de la troisième partie du roman témoigne en effet, de la part du narrateur, d’une volonté de changer d’intrigue — ce qui sera explicité dans Les Émotions où le roman d’espionnage sera oublié au profit d’un retour à la normale, si l’on peut dire : le récit, comme toujours chez Toussaint, « met[tra] en scène des héros ordinaires, confrontés à des situations banales, dans des récits où il ne se passe presque rien »38. La Clé USB pourrait bien en ce sens apparaître comme un hapax dans l’œuvre de Toussaint.
Cet art du suspense distillé tout au long du roman s’inscrit donc dans un jeu de réécriture du roman policier en mêlant ici les clés du genre telles qu’elles sont définies par Todorov dans sa « Typologie du roman policier »39. Toussaint fusionne en effet « prospection » et « rétrospection ». À la différence du roman à énigme, dans le roman noir, « on nous montre d’abord les données initiales (des gangsters qui préparent des mauvais coups) et notre intérêt est soutenu par l’attente de ce qui va arriver, c’est-à-dire des effets (cadavres, crimes, bagarres) ». L’intérêt du lecteur est alors suscité par le « suspense »40.
C’est effectivement ce qui se passe dans La Clé USB à travers des notations comme : « je me demandai fugitivement comment il connaissait l’horaire de mon vol, je n’avais pas souvenir de l’avoir communiquée à quiconque »41. Et la mort du père à la fin du roman — bien que constituant justement le court-circuit du récit, qui fait dériver le roman de l’industriel au personnel — peut aussi être lue comme le meurtre attendu dans tout roman policier ; et même s’il ne s’agit pas d’un véritable meurtre, cette arrivée de la mort in extremis pourrait être interprétée dans ce sens.
Plus encore, le roman multiplie les coïncidences qui n’en sont pas — car dans tout polar, tout prend sens et tout est surdéterminé : la clé USB perdue par hasard ou intentionnellement, permet ainsi un jeu de réflexions par rapport au hasard ; et surtout le vol de l’ordinateur représente l’acmé du livre :
Une main apparut devant moi sous la porte, une main abstraite, sortie de tout contexte, qui entra dans mon champ de vision à la hauteur de mes pieds, une main autonome, isolée, qui s’agita un instant dans le vide, et qui se mit à scruter l’air, à le fouiller, rapide, précise, millimétrée, qui toucha mes chaussures, dont elle tâta fugitivement l’empeigne, avant de poursuivre sa route et de rencontrer mon ordinateur, qu’elle se mit à palper sur le carrelage42.
Se mêlent ici, comme le souligne Frank Wagner43, intertextuel et métatextuel : comment ne pas penser en effet à toutes ces mains « abstraites » qui concentrent le sommet du suspense — de la fameuse main de Maupassant, qui va commettre un crime à la main du voleur félin de La Main au collet ? On remarquera en outre la mise en abyme de la figure de l’écrivain s’amusant que cette main soit « sortie de tout contexte »44 et sur laquelle la narration se concentre en mimant le gros plan de cinéma, puis la nécessaire poursuite propre au genre et les obstacles rencontrés qui confinent au cliché : le « fugitif » qu’on poursuit dans un hall d’hôtel car il faut trouver à qui appartient cette main, le « regard perdu, à l’affût », « l’homme de dos »45 qui s’enfuit, la poursuite et la « porte à tambour » qui, bien sûr, se bloque pour que le suspense puisse être à son apogée — comme dans La Mort aux trousses où le protagoniste croit poursuivre un M. Kaplan qui aurait usurpé son identité, et met ainsi sa vie en danger. Il semble que ce sont bien les titres traduits en français des films d’Hitchcock qui font signe au lecteur. Et afin de permettre de surcroît un jeu d’échos jubilatoire pour le lecteur, une histoire de main reviendra dans Les Émotions, ce qui n’est sans doute pas un hasard : son usage sera certes inversé, car il ne s’agit pas d’une main qui prend, mais de « prendre la main »46 d’une femme désirée, comme le titre du roman pouvait d’une certaine manière l’annoncer.
L’opacité de l’énigme est encore renforcée par la superposition de la prospection décrite par Todorov et de la prospective qui enclenche le récit de La Clé USB et en fait le cœur de l’inquiétude. Jean-Philippe Toussaint a évoqué dans une interview au Monde le travail de documentation très important à l’origine de l’écriture de son roman, entre recherches sur la prospective et découverte du minage des bitcoins au sein des blockchains47. Le début du roman s’ouvre ainsi sur une évocation rapide des « perspectives d’avenir de la blockchain »48. Pour autant, la mise en place rapide dans le récit du système des bitcoins ne laisse pas d’être opaque au lecteur, comme pour mieux complexifier une intrigue assez lâche et en renforcer le suspense comme dans Le Faucon Maltais49, ou plus encore dans Le Grand Sommeil50 : tout est très « sibyllin et impénétrable » et en même temps très « lisible »51. En ce sens, La Clé USB redouble, sur un mode mineur, ce que Robbe-Grillet nomme « le contrat type du roman policier » qui veut que « le piège soit complètement démonté et qu[’il] ait disparu une fois que le texte est fini »52. C’est bien de cela qu’il s’agit alors, comme dans tout roman policier : de façon métatextuelle, la situation initiale plonge le lecteur dans un monde opaque dont le narrateur n’a lui-même qu’une « expérience théorique », afin de mieux susciter sa curiosité et de « l’hameçonner »53. Mais exactement comme le disait Robbe-Grillet, rien n’est « rentré dans l’ordre » à la fin et c’est un « contrat perverti » que nous lisons d’emblée grâce au « trou »54 inaugural qui vient tout miner, au « blanc » très beckettien, à « cette parenthèse occulte que j’ai moi-même organisée en gommant toute trace de ma présence au monde, comme si j’avais disparu des radars, comme si je m’étais volatilisé en temps réel »55.
Le signe même du contrat « pervers [et] perverti »56 se lit dans la mise à nu des connotations sur le mot « mine » et ses dérivés. À l’inverse de La Salle de bain ou de L’Appareil-photo, il n’y a pas ici de « défiance à l’égard des pouvoirs du langage »57 mais bien plutôt un plaisir, voire une jubilation à en exhiber tous les ressorts. Le lecteur ne peut qu’être saisi par les doubles sens ou les « double[s] jeu[x] » des expressions comme « exploitation minière », « machines à miner », ou « visiter la mine »58. À force d’être répété sans cesse, le mot « mine » joue de la surface et de la profondeur du récit qui doit progressivement être déminé pour progresser, alors même que les pièges s’accumulent : « L’idée, concrète, de la possibilité de ma mort me traversa l’esprit ». Le narrateur ajoute même : « si j’avais été manipulé depuis le début ? »59 — dernière question que le lecteur peut aussi se poser face aux mines60 sérieuses ou déconfites des personnages, aux multiples visites de mines à la recherche d’un secret61 ou d’un trésor, aux mines peut-être aussi au sens antique de monnaie. La Clé USB exploite ainsi tous les sens de la mine, appliquant alors en acte le travail même de l’écriture tel que le décrit Jean-Philippe Toussaint dans L’Urgence et la Patience, comme un parcours en profondeur dans une mine : à la différence de l’inspiration,
l’urgence s’acquiert […] C’est par l’immersion qu’il faut l’atteindre. Il faut plonger, très profond, prendre de l’air et descendre […] dans le livre en cours, comme au fond d’un océan […] À partir de 130 mètres, on ne voit quasiment plus rien, on commence à deviner des ombres nouvelles, le souvenir des personnes réelles s’estompe, des créatures fictives apparaissent et nous entourent, un grouillement de micro-organismes vivants de tailles et de formes diverses. Nous sommes dans un monde trouble, entre la réalité et la fiction. Nous [...]avons maintenant […] la distance idéale pour restituer le monde, pour retranscrire, dans les profondeurs mêmes de l’écriture, tout ce que nous avons capté à la surface62.
L’écriture est donc un voyage au fond de la mine, ce qui justifie la curiosité redoublée du narrateur-personnage qui veut voir « la mine » et « toutes les machines à miner » plusieurs fois. La clé USB, comme objet, est donc la pièce à conviction parfaite qui ouvre et dévoile cette mine de renseignements que sont les « détournements de fonds » et les « malversations »63 à une échelle abyssale64 : elle révèle le sens de l’énigme au narrateur-personnage et annonce, par la profondeur de sa mémoire, les différents étages65 de la mine à découvrir. De la clé à la porte, la mine est alors sans fond, comme en témoigne « l’accès secret à l’insu de ces utilisateurs » de la backdoor, qui permet au narrateur de proposer une rêverie séduisante :
J’aimais beaucoup cette métaphore d’une porte dérobée, qui évoquait une scène galante, avec un visiteur invisible qui vient d’entrer ou de sortir, ou faisait penser à ces escaliers ou corridors dérobés, qui ouvrent l’imaginaire à des représentations chevaleresques66.
Et de fait, cette porte dérobée sera le seuil et le passage vers un autre monde que l’on vient dérober — comme une prolepse de la porte « ultrasécurisée » qui sera ouverte par effraction à la fin des Émotions67. En ce sens, La Clé USB annonce bien le roman suivant, en étant comme une application anticipée de la « suspension of disbelief », « [l’exploration de] toutes les facettes d’une fiction qui pouvait sembler au départ invraisemblable », mais dont « les découvertes que nous ferions au cours de l’expérience pourraient trouver ultérieurement une application dans le réel »68 — ici, dans la fiction dans l’opus suivant de ce nouveau cycle.
Dans ce roman, nous sommes donc passés de la prolepse à la prospection, de la prospective à la rétrospection : le lecteur est ainsi tenu en haleine, donc manipulé sans pour autant être pris par la main, jusqu’au suspens d’une fin rétrospective qui n’explique rien. Le suspense est ainsi déjoué et tout devient fausses pistes et portes dérobées ; il est peu de dire que le lecteur attend avec impatience la suite de ce nouveau cycle qui décale le récit, dévoile les ficelles et les expérimentations en jouant du comble de la connotation : la mine, dans tous ses sens, superpose références littéraires et cinématographiques comme s’il était impossible d’arriver au fond de la mine. La bifurcation finale de La Clé USB nous permet alors de refaire surface, de sortir de l’opacité de la mine tout en la rendant paradoxalement visible.
[1] La citation du titre de cet article est tirée de Jean-Philippe TOUSSAINT, La Clé USB, Paris, Éditions de Minuit, 2019, p. 114.@
[2] Ibid., Les Émotions, Paris, Éditions de Minuit, 2020. Son dernier livre est La Disparition du paysage, paru chez le même éditeur en 2021.
[3] Ibid. p. 46 et 47.
[4] Ibid., p. 47.
[5] Ibid., p. 77.
[6] L’incipit du roman est à cet égard éloquent, en proposant la narration rétrospective d’une énigme et d’une disparition sous la forme d’un « blanc », dès les premières lignes. De même, quelques pages plus loin, le narrateur-personnage décrit son métier, la prospective, comme la rationalisation d’une inquiétude consubstantielle à l’homme : « [L’homme] a toujours pensé que l’avenir pouvait présenter un danger, et, pour le conjurer, depuis l’Antiquité, il a mis en place toutes sortes de pratiques réductrices d’angoisse et de rites apotropaïques. » (J.-P. TOUSSAINT, La Clé USB, p. 15).
[7] Béatrice BLOCH, « Du suspense à la rétrospection : comment créer par l’écriture un suspens sur un temps distendu et plat ou sur un temps déjà passé ? », Lire, Voir, penser l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint, Colloque de Bordeaux, Jean-Michel DEVESA (dir.), Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2020, p. 205.
[8] Ibid., p. 205, 210 et 214.
[9] Laurent DEMANZE, « “Pensivement” : le suspens mélancolique de Jean-Philippe Toussaint », in Stéphane CHAUDIER (dir.), Les Vérités de Jean-Philippe Toussaint, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2016, p. 257 : « Il faut en effet noter, à la suite d’Olivier Bessard-Banquy, l’importance massive des adverbes dans l’écriture du romancier, et pensivement fait système avec les tranquillement, rêveusement, précautionneusement et autres mélancoliquement qui donnent à ses phrases un tour tout ensemble suspensif et suggestif. La pensée, si elle émane du temps et obéit à son impulsion, se dit cependant à travers des gestes suspendus ou figés. »
[10] J.-P. TOUSSAINT, La Clé USB, p. 33 et 31.
[11] Ibid., p. 32.
[12] Deux autres éléments inscrivent plus encore ce roman dans le genre du roman policier : la pluie (en particulier au début avec la mention de la science-fiction), ainsi que la surveillance en bas de chez le narrateur-personnage.
[13] J.-P. TOUSSAINT, La Clé USB, p. 39-40.
[14] Ibid, p. 15.
[15] Id., Les Émotions, p. 168-169.
[16] Ibid, p. 222.
[17] Id., La Clé USB, p. 10.
[18] Ibid, p. 11.
[19] Ibid, p. 48.
[20] Ibid, p. 118. Le narrateur-personnage poursuit ainsi : « J’étais maintenant en train de m’enfoncer profondément dans la clandestinité, de sorte que plus personne au monde ne pouvait savoir où j’étais en ce moment et ce que j’étais en train de faire. » Voir aussi Dominique RABATE, Désirs de disparaître. Une traversée du roman français contemporain, Rimouski, Tangence éditeur, coll. « Confluences », 2015.
[21] Laurent DEMANZE, op. cit., p. 259 : « […] la pensivité chez Toussaint leste ses romans de toute une gravité signifiante, et manifeste l’aplomb d’une autorité qui suggère un inexprimable, esquisse un horizon mental mais le refuse au lecteur. »
[22] J.-P. TOUSSAINT, La Clé USB, p. 106.
[23] Ibid., p. 124.
[24] Ibid., p. 140-141. L’adjectif « imminent » peut ainsi apparaître comme un indice vers l’imparfait d’imminence ici employé.
[25] Id., L’Urgence et la Patience, Paris, Éditions de Minuit, 2012, p. 72.
[26] Cf. « Un Été d’écrivains », de Blandine MASSON et Sandrine TREINER, cinq émissions de juillet 2015, rediffusion de la série « À Voix nue », d’Arnaud Laporte, septembre 2014, sur France Culture (en particulier « Débuter », https://www.franceculture.fr/emissions/un-ete-d-ecrivains/jean-philippe-toussaint-15, consulté le 10 septembre 2020).
[27] J.-P. TOUSSAINT, L’Urgence, p. 71-72.
[28] Id., La Clé USB, p. 50 : « […] jamais je n’aurais pu prévoir la suite des événements ».
[29] Voir l’exemple canonique : « Un instant après le train déraillait. » (R.L. WAGNER et J. PINCHON, Grammaire du français classique et moderne, Hachette, 1962, p. 364).
[30] Aurélie ADLER, « Pratiques de la distraction », in Les Vérités de Jean-Philippe Toussaint, p. 107.
[31] De fait « artificiels » car fictifs.
[32] J.-P. TOUSSAINT, La Clé USB, p. 178.
[33] Ibid., p. 179.
[34] Id., L’Urgence, p. 72.
[35] Id., La Main et le Regard, Paris, Le Passage et Louvre Éditions, 2012, p. 24, cité par Laurent DEMANZE, Les Vérités, p. 252 : « Tel est bien ce que propose le romancier pour conclure l’entretien avec Sylvain Bourmeau où il reprend à Léonard de Vinci sa définition de la peinture pour l’attacher à la littérature : cosa mentale. Chose mentale aussi parce que la littérature n’est pas seulement une représentation de la pensée, mais surtout parce que la littérature est un objet de la représentation, une chose projetée, une anticipation mentale […], le résultat d’une préfiguration pensive et non le lieu artisanal d’une traversée de la pâte verbale. »
[36] Id., La Clé USB, p. 109.
[37] Voir « bifurquer », ibid., p. 57.
[38] Stéphane CHAUDIER, « La volonté de bien-être ou le cynisme heureux », in Les Vérités, p. 246.
[39] Tzvetan TODOROV, Poétique de la prose, Seuil, [1971], coll. « Points/Essais », 1980, p. 9-19.
[40] Ibid., p. 14.
[41] J.-P. TOUSSAINT, La Clé USB, p. 109.
[42] Ibid., p. 131. Le narrateur-personnage écrit juste avant : « Je ne m’étais pas retiré dans cette cabine depuis deux minutes que les battements de mon cœur s’accélérèrent de façon vertigineuse. » Ce dernier adjectif n’est pas sans faire signe vers Vertigo.
[43] Frank WAGNER, « “Le miroir se brisa…” : aspects du métatextuel », in Les Vérités, p. 127-136.
[44] J.-P. TOUSSAINT, La Clé USB, p. 131.
[45] Ibid., p. 132.
[46] Id., Les Émotions, p. 43.
[47] Éric LORET, « Avec La Clé USB, Jean-Philippe Toussaint revient à Bruxelles (via la Chine) », Le Monde, 1er septembre 2019, consulté le 10 septembre 2020,
https://www.lemonde.fr/livres/article/2019/09/01/avec-la-cle-usb-jean-philippe-toussaint-revient-a-bruxelles-via-la-chine_5505080_3260.html) : « “Je n’ai jamais réuni autant de documentation pour un livre. Je l’ai fait de façon systématique”, explique Toussaint : plus d’une dizaine d’entretiens préparatoires tout au long de l’année 2017, quantité de lectures sur l’Europe et la prospective. »
[48] J.-P. TOUSSAINT, La Clé USB, p. 26.
[49] Version de John Huston, d’après Hammet.
[50] Film de Howard Hawks, d’après Chandler.
[51] J.-P. TOUSSAINT, La Clé USB, p. 64.
[52] Alain ROBBE-GRILLET et Uri EISENZWEIG, « Entretien », Littérature, n°49, février 1983, p. 20.
[53] J.-P. TOUSSAINT, La Clé USB, p. 31 et 30.
[54] A. ROBBE-GRILLET et U. EISENZWEIG, op. cit., p. 22, 20, et 18.
[55] J.-P. TOUSSAINT, La Clé USB, p. 10. On remarquera le clin d’œil aux Gommes, faux roman policier lui aussi miné de l’intérieur.
[56] A. ROBBE-GRILLET et U. EISENZWEIG, op. cit., p. 20.
[57] Frank WAGNER, op. cit., p. 130.
[58] J.-P. TOUSSAINT, La Clé USB, p. 36, p. 25, p. 34, etc.
[59] Ibid. p. 94 et 95. Voir aussi la suite p. 94 et p. 140 : « Je savais que je n’aurais pas dû entreprendre ce voyage en Chine, je savais qu’en me rendant à Dalian, j’irais au-devant de grandes difficultés ».
[60] Id., Les Émotions, p. 51 : la « mine sombre ».
[61] Id., La Clé USB, p. 146 : la « parenthèse chinoise secrète ».
[62] Id., L’Urgence, p. 40-41-42.
[63] Id., La Clé USB, p. 127 et p. 61. Voir aussi le retour après le dîner.
[64] Id., L’Urgence, p. 43.
[65] Id., La Clé USB, p. 106-107 : « Dans les escaliers, au moment de redescendre, je lui demandai s’il était possible de visiter le troisième étage, et il n’y vit aucun inconvénient. Il me précédait dans les escaliers, et nous accédâmes à une nouvelle salle de minage, où régnaient la même chaleur et le même bruit assourdissant de soufflerie. Nous progressions dans la pénombre entre deux rangées d’étagères saturées de câbles et de machines à miner […] Au bout de la salle, dans un coin, à l’abandon, étaient entassées des centaines de machines à miner ». Voir aussi p. 114 : « Dans la voiture, tandis que Gu me reconduisait à l’hôtel, je songeais que le réel était toujours supérieur à toutes les représentations qu’on pouvait s’en faire. » On pourra remarquer de nouveau l’ironie du narrateur-personnage à l’égard de son propre récit.
[66] Ibid., p. 65.
[67] Id., Les Émotions, p. 229-230 : « Nous passions d’autres portes sécurisées, je m’étais un peu perdu en chemin, je ne savais plus où j’étais. Nous montâmes quelques marches et suivions un couloir au fond duquel se trouvait une porte, et, l’ouvrant à la volée, pensant déboucher sur le vestibule qui menait à l’entrée VIP, nous nous retrouvâmes sur la scène, à l’arrière de l’estrade, pendant la conférence de presse. » […], mais déjà je refermais la porte, je n’avais fait qu’ouvrir et fermer la porte dans le même mouvement ». On remarquera aussi, dans la seconde version de L’Homme qui en savait trop, que c’est par une porte dérobée que surgit le personnage féminin à la fin.
[68] Ibid., p. 60-62.
Résumé
La Clé USB de Jean-Philippe Toussaint (2019) se distingue des autres romans de l’auteur en suscitant d’emblée une tension dans la lecture, inspirée en cela du suspens et autres topoï du roman policier et de ses avatars cinématographiques. L’inquiétude propre au narrateur-personnage prend alors des accents métalittéraires en initiant le récit et en lui donnant forme. L’usage de l’imparfait d’imminence entraîne ainsi le lecteur sur une fausse piste qui ne sera pas résolue in fine, mais qui s’évanouira, comme si l’intrigue prenait une autre direction. Il s’agit alors, pour Toussaint, en fondant son roman sur les machines à miner et autres blockchains, de miner de l’intérieur son récit, d’en creuser les différentes connotations, et de mettre au jour, paradoxalement, la mine comme double-fond et comme porte dérobée, et la prospective comme prospection.
Abstract
We can isolate La Clé USB by Jean-Philippe Toussaint from his other novels as it creates a real tension right away, and plays with suspense and codes of the detective novel. My critical line aims at showing that the narrator’s anxiety is not only psychological but metalinguistic as it gives life to writing. The novel, based on the imperfect of imminence, manipulates the reader by opening multiple ways out and wrong tracks, until the end which makes another turn. With mining and blockchain ecosystem, Toussaint extends the linguistic and metaphoric meanings of the mine, and reveals the paradoxes of false bottom and secret door. In this regard, this novel tries to superimpose prospect as a science and prospecting of the detective novel.
Nathalie FROLOFF
Sorbonne Université, CELLF UMR 8599Laboratoire
TOUSSAINT, Jean-Philippe, Paris, Éditions de Minuit, La Clé USB, 2019.
—, Fuir, Paris, Éditions de Minuit, 2005.
—, L’Urgence et la Patience, Paris, Éditions de Minuit, 2012.
—, Les Émotions, Paris, Éditions de Minuit, 2020.
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