Alors que Made in China1 en appelle dès son titre à une réflexion sur un processus de fabrication, l’ouvrage paru deux ans plus tard en 2019, La Clé USB2 semble de prime abord s’éloigner de toute dimension réflexive et marquer un retour à la fiction, ce que revendique du reste Jean-Philippe Toussaint n’hésitant pas à le qualifier comme son livre « le plus romanesque »3. Il est vrai que la narration se structure autour de repères spatiotemporels clairement définis et mentionne des lieux et des dates précis, ce dont l’écrivain n’est pas coutumier, préférant notamment les saisons qui scandent les amours de Marie aux jalons chronologiques4. Le récit homodiégétique5 s’inscrit dans l’époque contemporaine et renvoie dès la page 26 à l’automne 20166. Il se déploie au travers de la voix d’un personnage doté d’un patronyme7, Jean Detrez, père d’Alessandro et des jumeaux Thomas et Tessa, séparé d’Elisabetta et de Diane. Detrez peut être qualifié de personnage balzacien puisqu’il est aussi le protagoniste du roman paru en 2020, Les Émotions8. Le narrateur, un expert de la prospective travaillant pour la communauté européenne, se trouve approché par des lobbyistes, et cette rencontre va le faire basculer dans le monde opaque de la blockchain et des machines à miner. Cet ouvrage rejoint par bien des points le roman à suspens comme en atteste sa réception critique9 et permet en premier lieu une approche des « coulisses » par le biais de cette atmosphère intrigante. Detrez entend lui-même pénétrer les coulisses des activités occultes de la société chinoise à laquelle se trouvent liés les lobbyistes. Mais les coulisses se manifestent également de manière concrète et se réfèrent à un espace spécifique : le substantif est ainsi utilisé quand le héros se présente sur la scène d’un théâtre à l’occasion d’une conférence10 donnée au Japon. Cette articulation traditionnelle entre l’espace exposé et l’espace en retrait est aussi à examiner dans l’organisation générale du roman qui nourrit un questionnement sur l’opacité et la transparence, le réel et la fiction.
Nous considérons que la visibilité accordée aux coulisses caractéristique de l’œuvre de Toussaint est moins métalittéraire que littéraire, et qu’elle est constitutive de la mécanique romanesque. Ainsi, le fonctionnement de La Clé USB nous paraît représentatif de cette énergie de la fiction, énergie qui s’appuie sur la tension entre ce qui est révélé – ou présenté comme tel – et ce qui est caché – ou laissé dans l’ombre. Le terme « coulisses » est d’ailleurs en lien direct avec ces perspectives ; au théâtre il distingue cet espace au-delà des feux de la rampe, cet espace extérieur au cadre visible du plateau et il désigne aussi les châssis de toile mobiles constituant les décors qui s’offrent à la lumière et aux regards des spectateurs pour construire des espaces fictifs. Dans son usage pratique, il est donc à la fois le lieu du travail en retrait, et le support de l’illusion, sa manifestation. Le regard peut être dès lors tout autant arrêté par les coulisses que dirigé vers des lieux plus secrets. Entre révélation et occultation, le terme garde toujours cette ambivalence. Il renvoie d’ailleurs étymologiquement à ce qui glisse, à ce qui est mouvant, instable. La Clé USB se fonde précisément sur des glissements, sur une instabilité diégétique qui touche les personnages et le narrateur en particulier. Jean Detrez est doublement « curieux » : la clé USB éponyme est ainsi le premier objet de sa curiosité, mais il est également « curieux » aux yeux du lecteur qui découvre un comportement singulier et le suit dans ses tribulations chinoises et bruxelloises. Le désir de voir et de savoir de ce spécialiste de la prospective prend la forme de l’enquête et anime le récit. En ouvrant de mystérieux dossiers, en supposant des portes dérobées, le narrateur fait « coulisser » la fiction comme il fait « coulisser » le réel dans des déplacements successifs, et non des avancées narratives, glissements que nous nous proposons d’explorer.
Dès les premiers mots, le roman se place sous le signe de l’énigme et attise la curiosité du lecteur, le propos liminaire mêlant l’exposition d’un événement à des considérations générales sur l’opacité des êtres :
Un blanc, oui. Lorsque j’y repense cela a commencé par un blanc. À l’automne, il y a eu un blanc de quarante-huit heures dans mon emploi du temps […]. On ne sait jamais tout de la vie de nos proches. Des pans entiers de leur existence ne nous sont pas accessibles. Il demeure toujours des zones d’ombre dans leur vie, des blancs, des trous, des absences, des omissions. […] Mais il y a ce blanc, ce blanc volontaire dans mon emploi du temps, cette parenthèse occulte que j’ai moi-même organisée en gommant toute trace de ma présence au monde, comme si j’avais disparu des radars, comme si je m’étais volatilisé en temps réel11.
L’incipit affiche sa fonction de commencement, mais un commencement qui vaut retour puisque le passé composé du verbe « commencer » renvoie à une antériorité révolue. Simultanément se trouvent signifiés le « commencement » qui se donne à lire et son inaccessibilité immédiate puisqu’il s’agit de voir « avant », or avant, c’est « le blanc », ce blanc que Beckett nomme « l’innommable »12. Les deux premières phrases exposent dans leur syntaxe même un retour, le substantif ouvrant et fermant le segment. D’ores et déjà nous nous trouvons face à l’énigme noyautée par le « cela » et face à l’évidence déployée par le « oui ». Est-on devant le rideau qui dessine le décor ou dans les coulisses où se fabrique – sous nos yeux – le récit ? L’évidement temporel constitue le support paradoxal de la narration et détermine son articulation chronologique. D’emblée le romanesque s’appuie sur l’explicitation d’une démarche, voire d’une méthode. Du reste ces pages liminaires font écho à un référentiel littéraire. Cette écriture spécifique d’un « emploi du temps », ce temps et cette présence gommés13 évoquent les ouvrages également parus aux éditions de Minuit, de Michel Butor et d’Alain Robbe-Grillet que structurent des enquêtes. La « parenthèse occulte » ménagée par le narrateur participe donc d’une écriture, invite à passer le seuil du livre pour pénétrer dans un espace à part, en retrait, pareil à un cabinet de curiosités, ou « des » curiosités rassemblées par le désir de connaissance ; or le cabinet cultive littéralement et métaphoriquement l’écart14, alliant discrétion et profusion, éclectisme et rigueur, rationalité et pure fantaisie. La topique du cabinet de curiosités nous permet en effet de mettre en avant une caractéristique majeure de La Clé USB qui s’appuie sur des connaissances scientifiques pointues et une approche fantasmée du réel.
Si nous avons choisi d’aborder l’étude du roman par le motif du « cabinet », c’est précisément parce que le terme est associé au retrait, à la distance, quoique désormais certains de ses usages paraissent s’être émancipés de cette signification originelle. L’intrigue diégétique prend son élan avec la rencontre du lobbyiste John Stavropoulos qui représente un cabinet de conseil, XO-BR Consulting15, dont les liens avec les autorités bulgares sont confiés « sous le sceau du secret ». La langue permet ici de réinscrire le contemporain dans une temporalité beaucoup plus ample : à l’anglicisme succède la formule figée « sous le sceau du secret »16 qui se réfère toujours à ce geste ancien où le message se replie en sa confidentialité. L’acception professionnelle du « cabinet » est d’une grande banalité dans nos sociétés occidentales ; cette banalité est toutefois contrebalancée par son association quasi systématique à une forme de discrétion appuyée17. John Stavropoulos et ses acolytes sont les parangons des lobbyistes qui opèrent en coulisses quoique leur pratique soit règlementée. Jean Detrez en donne d’ailleurs une définition qui, non sans humour, met l’accent sur son caractère occulte, et, dans un bel effet de parallélisme, sous-entend l’hypocrisie des discours vénérant l’intérêt commun :
Les lobbyistes exercent des influences invisibles. Ils établissent des contacts secrets dans les hautes sphères, ils pilotent des initiatives souterraines et manœuvrent en sous-main pour établir, dans les dossiers qu’ils suivent, des arbitrages favorables si ce n’est aux intérêts privés qu’ils défendent, à l’intérêt commun, qu’ils vénèrent18.
Ces cabinets de conseil qui œuvrent dans l’ombre sont du reste constitués de « représentants d’intérêts »19 qui sont comme le revers des fonctionnaires européens. Cette articulation, là encore plaisamment soulignée par Detrez qui parle du passage de ces professionnels de « la lumière édénique de la Commission » à « l’ombre méphistophélique de la défense des intérêts privés »20, introduit une dynamique essentielle du roman entre le visible et l’occulte. Un lien est ainsi à établir entre les deux protagonistes dont les prénoms sont identiques comme si John et Jean constituaient en définitive les deux visages d’une même figure. De fait Jean passe du côté de l’ombre quand il se rend de manière officieuse en Chine et prend le relais de John ; la carte de visite qu’il présente à son interlocuteur, Gu Zongqing, associe à son nom la fonction neutre de « Policy Adviser »21 et le rapproche du conseiller. Leur connexion est aussi narrative, John fournit à Jean la matière de son récit qui les comprend tous deux. En se positionnant dans ce cadre, on pourrait dire que Stavropoulos joue parfaitement son rôle de « défenseur » d’intérêt, un intérêt narratif. Son aura mystérieuse ne peut qu’aviver le désir d’en savoir plus. Aussi les pages consacrées aux entretiens avec le lobbyiste déploient-elles logiquement tout le champ lexical de la curiosité22. John, cet efficace « représentant d’intérêt », est un personnage – dans tous les sens du terme – et le texte affiche sa fictionnalité. Son portrait est en effet l’ekphrasis d’un tableau de Vélasquez23 :
Il portait de fines moustaches relevées aux extrémités […]. Les lèvres boursoufflées, le teint pâle et le visage hautain, il avait une allure de monarque espagnol peint par Vélasquez, avec cette morgue dans le menton, cette lassitude boudeuse, distante, aristocratique, cette rouerie un peu éteinte24.
Ainsi l’ekphrasis constitue un trait d’union entre John/Jean et Philippe … IV25. Or, dans une nouvelle d’Autoportrait (à l’étranger) le narrateur, Jean-Philippe, se décrit en mettant l’accent sur le caractère aristocratique qu’on lui prête et convoque cette « morgue » que Jean distingue conjointement dans le tableau de Vélazquez et dans les traits de John :
Moi, longiligne, aristocratique (très prince de Savoie, m’étais-je laissé dire), avec de longues et fines mains de pointeur pondéré, des jambes blanchâtres […] ma silhouette un peu voûtée par le poids des années et un brin de morgue tiède dû à l’exercice quotidien de l’ironie26.
L’adjuvant de John, son associée supposée, s’assimile à une image, cinématographique cette fois. Yolanda Paul – « jolie jeune femme, trench-coat, foulard, lunettes de soleil » – rappelle les héroïnes hitchcockiennes. L’intrigante, et le terme doit être entendu dans son acception active, est ainsi dotée d’attributs typiques qui nourrissent son ambiguïté et conduisent le narrateur à l’identifier alors qu’il est sur le point de s’embarquer pour la Chine.
À l’aéroport de Roissy, survint un incident mineur qui me troubla. […] mon regard fut attiré dans la foule par une jeune femme qui portait des lunettes noires et un foulard. […] C’était Yolanda Paul. Que faisait Yolanda Paul dans ce vol pour Pékin ? Et, d’un coup, toutes les appréhensions diffuses que j’avais ressenties depuis plusieurs jours, tous les soupçons jamais clairement établis d’être suivi ou surveillé se cristallisèrent dans cette vision de Yolanda Paul qui s’apprêtait à prendre le même avion que moi27.
Le présentatif « c’était » et l’indicatif introduisent Yolanda Paul comme une évidence. Nul doute n’est permis, elle était là, prête à embarquer, ou plutôt prête à embarquer le narrateur et le lecteur dans une succession de péripéties. Le terme « vision » doit être en effet entendu de manière sylleptique : l’attractivité de Yolanda, comme celle de John, est narrative, et si elle est la source d’une « cristallisation », celle-ci est fictionnelle et non amoureuse. Elle semble traverser le texte comme un simple effet-personnage pour reprendre la formule de Vincent Jouve28. Le lecteur ne connaît rien de l’identité de ces lobbyistes, sa représentation se construit par le seul récit de Jean Detrez qui les qualifie tour à tour de « personnages », « de figurants ou de comparses »29. Ainsi l’éthopée paradoxale de John Stavropoulos se fonde strictement sur l’effet qu’il a sur les autres sans présumer de ses qualités propres.
John Stavropoulos était un personnage sympathique, il avait quelque chose d’envoûtant et de séducteur. Il était de ces personnes qui donnent l’impression, dans la vie réelle, d’évoluer dans un univers de fiction, et sa présence romanesque en face de moi paraissait détonner dans le décor du Thon Hotel Bristol Stephanie, où il m’avait donné rendez-vous30.
Le développement de l’aspect sympathique de Stavropoulos par les termes d’« envoûtant » et de « séducteur » permet de comprendre que cette attractivité résulte d’un pouvoir ; l’adhésion au personnage, la confiance qu’on lui accorde sont la conséquence de l’action imperceptible qu’il exerce sur les autres par sa seule présence « magique ». Le texte ne fait pas mystère du caractère romanesque de Stavropoulos qu’il faut prendre au pied de la lettre. Les figures historiques de la prospective agissent de la même manière. Lorsque Detrez présente au début du roman son travail à la commission européenne, il revient sur les origines de la prospective. Or ces pages explicatives sont minées par la fable dans la mesure où ces personnages réels sont présentés comme des êtres fantasques, quasi légendaires31, qui élaborent des fictions empruntant à Hollywood le mot « scénario »32 et inspirent en retour des cinéastes. Au sujet du thème même de la prospective qui se fonde sur l’intrusion du futur dans le présent, il n’est d’ailleurs pas interdit d’établir un rapprochement avec le goût que Jean-Philippe Toussaint affiche dans son essai L’Urgence et la Patience pour « cette immixtion limitée, ponctuelle, du futur dans le présent, qu’en narratologie on appelle la prolepse et au cinéma le flashforward […] »33. Que le narrateur travaille la matière de l’avenir pour élaborer des scénarios oriente sa relation au réel et détermine un rapport au temps que l’on peut qualifier de « romanesque », c’est-à-dire que le présent est pour lui un devenir, un possible toujours cerné d’autres possibles. Le texte ne cesse d’osciller entre réalité et fiction, la réalité se présentant comme plus fantasque, plus « rocambolesque »34, met en exergue la porosité des domaines et leurs influences réciproques.
Souvent moins connus que les personnages de fiction légendaires comme le docteur Folamour ou Citizen Kane, les grandes figures de la prospective sont généralement ignorées du grand public. À cette galerie de portraits de personnalités rocambolesques, il faudrait ajouter la singulière effigie de Pierre Wack35.
On est en droit d’entendre l’expression de Detrez comme référentielle, il s’agit d’une « galerie de portraits » qu’il fait défiler sous nos yeux, et Stavropoulos, aux allures de Philippe IV, prend sa place dans cette collection. Ce dernier rassemble de manière éclectique des objets dotés d’étranges pouvoirs. Le prototype de l’AlphaMiner 88 que permettent de découvrir les documents présents sur la clé USB entre naturellement dans cette actualisation postmoderne du cabinet de curiosités et cette machine exerce son pouvoir de fascination sur les profanes. Rappelons que le propre des cabinets, dès leur apparition à la Renaissance, est de faire découvrir le monde et ses bizarreries, de présenter dans un bric-à-brac savant les dernières découvertes scientifiques comme des objets fantaisistes à qui l’on attribue des propriétés extraordinaires. La singularité de La Clé USB réside dans ce mélange des époques. Si une extrême contemporanéité est affichée, le geste créateur n’en dévoile pas moins son ancrage dans une tradition.
Le voyage en Asie, deuxième volet du roman, vise à faire l’épreuve du réel, en opposition à ce temps de projection et d’abstraction qu’implique le travail du personnage-narrateur à la commission européenne.
Je travaillais toute la journée sur l’avenir. L’avenir, pour moi, était devenu une notion parfaitement abstraite, une simple donnée que j’intégrais à mon travail, avec les outils dont je disposais pour le modaliser et le traiter de manière spéculative, dans un cadre délimité, et des règles précises36.
Stavropoulos, en organisant son séjour à Dalian et la visite de l’usine de minage, lui offre la possibilité de se glisser dans les coulisses, seul moyen pour lui de vérifier l’existence d’une backdoor. Il s’agit pour Detrez d’éprouver la réalité des choses, d’aller sur le terrain pour mener l’enquête. Mais là encore, le récit opère des glissements multiples puisque si, d’un côté, le personnage fait le constat de la puissance du réel – « Dans la voiture tandis que Gu me reconduisait à l’hôtel, je songeais que le réel était toujours supérieur à toutes les représentations que l’on pouvait s’en faire »37 – de l’autre son discours rappelle fréquemment que les prétendues réalités observées résultent d’impressions subjectives. La scène nocturne où le narrateur revient seul à l’usine de minage, où il entend pénétrer les secrets des activités de la société de Gu à Xuancheng, ne permet pas de mettre en lumière les coulisses des malversations supposées. Son récit reprend des invariants des romans à suspens, jouant notamment sur la peur, tout en exprimant combien peu d’éléments pourraient confirmer ses soupçons. Les réponses de Jimmy, jeune informaticien travaillant à l’usine de minage, sont en fait complétées par Detrez38 et les preuves tangibles laissent place à des exercices de virtuosité tout aussi abstraits que la prospective39. Il semblerait que Detrez ne puisse échapper à une forme de virtualité. Un détail du texte donnerait d’ailleurs à penser que domine une confusion entre le réel et sa représentation. Jimmy se vante en effet d’avoir « appris à piloter un Boeing »40 et le narrateur rectifie immédiatement en précisant qu’il s’agissait très probablement d’un apprentissage sur ordinateur, « la réalité, dans son esprit, [ayant] tendance à se mêler à ses différentes représentations virtuelles »41. Cet élément anecdotique introduit la complexité d’une relation au réel quand se multiplient les simulacres, ici concrètement actualisés par la référence au simulateur de vol. Les coulisses, nous l’avons rappelé, désignent ces décors qui participent du jeu de l’illusion référentielle. Mais cette virtualité est aussi générée par le narrateur que l’on peut considérer comme le « simulateur » de la matière de l’intrigue. Cette fonction permet en effet de développer l’idée d’une artificialité qui ne repose pas sur la tromperie. On sait que la littérature n’est pas avare de mystifications et de mystificateurs42, reste que le texte toussaintien se positionne sur des modalités différentes, il érige une simulation de roman à suspens dont le narrateur est le maître d’œuvre, ce dont Detrez prend peu à peu conscience. La réalité que Detrez tente de découvrir se révèle comme une projection du sujet, de ce « je » qui mène le récit. La scène avec la lampe torche, lors de l’intrusion dans la mine, est tout à fait symptomatique de cette dimension tautologique, et le personnage-narrateur qui entend pénétrer dans ces coulisses interdites se trouve simplement face au reflet d’une lumière dont il est la source :
Je n’avais pas monté une dizaine de marches que j’aperçus devant moi une lampe torche qui arrivait à ma rencontre depuis la salle du premier étage, sans doute un gardien qui faisait une ronde et avait repéré ma présence. Je m’immobilisai, le cœur battant, et, comme rien ne se passait, comme le faisceau ne bougeait pas, je pris conscience que c’était le reflet de ma propre lampe de poche qui se réverbérait sur le carreau de la porte vitrée du premier étage43.
Non seulement Jean Detrez ne parvient pas à faire l’épreuve du réel, à l’éprouver activement, mais le réel s’impose à lui sous la forme d’une épreuve. Il se trouve par deux fois mis en avant, sur une « estrade » en Chine44, sur une « scène » au Japon, mais cette épreuve n’est pas celle de la vérité, la « lumière des projecteurs »45 n’est qu’éblouissement, et c’est en marge de ces moments officiels que les éclaircissements sont donnés. Ironie de la situation, celui qui doit disserter sur la blockchain se trouve incapable d’« enchaîner »46. Ses interventions se soldent par des « blancs », la matière brute du réel ne parvient pas à faire texte, et la conférence devient une succession de « notes désarticulées »47. Le seul recours possible pour le narrateur, et peut-être pour le récit, c’est de rejoindre les coulisses48, non celles de la commission européenne, ni celles de ces mines, mais celles qui le placent face à lui-même :
[…] sans me retourner, je filais dans les coulisses. Je rejoignis ma loge et regardai mon visage dans le miroir de maquillage dont les multiples ampoules semblaient cerner ma pâle figure comme une couronne d’épines (mon Dieu, me disais-je en regardant mon visage avec compassion)49.
La tonalité héroï-comique de la description qui convoque la figure christique dans ce moment de débâcle oratoire n’enlève rien à l’importance du face à face. Cette compassion participe d’un recentrement du sujet et d’une réorientation du texte, et, mine de rien, on peut lire cette confrontation spéculaire comme le retour du statut de fils, fût-il celui de Dieu. Dans le cabinet des curiosités toussaintiennes se glisse alors cette image décalée, alliant le sacré et le profane, plus proche d’un cliché de Pierre et Gilles que d’un portrait de Vélazquez. La manière toussaintienne de l’écart que l’on retrouve dans l’usage du commentaire parenthétique relègue à l’arrière-plan la parenthèse temporelle figurée par le narrateur depuis le début du roman50. D’une certaine manière, on pourrait dire que l’auteur reprend le dessus, dépassant les effets d’ombre et de lumière, pour retrouver les vertus de l’ambigüité et de la polysémie. La pensée du narrateur s’émancipe d’un naturalisme diégétique, elle est auctoriale dans la mesure où elle est créatrice. L’interjection « Mon Dieu » associée à la « compassion » vient compléter la couronne d’épines. Alors que le personnage est en berne, le texte est en gloire. Ce moment de vérité, dont la littérarité est le vecteur, est aussi un jeu textuel. C’est sans doute le tour de force de La Clé USB que de mêler l’artifice et la sincérité, le réel et le virtuel, amenant le lecteur à pousser sans cesse des portes, ou plutôt à les faire coulisser.
Le récit semble prendre un tournant au moment où le narrateur, en dépouillant les documents de la clé USB perdue par Stavropoulos, suppose que le prototype de l’AlphaMiner 88 recèle une « porte énigmatique, une porte qui n’aurait pas dû exister, […] une backdoor »51. Quand il qualifie cette découverte de « spectaculaire »52, le propos doit s’entendre littéralement, et nous retrouvons ce glissement répété du sens figuré au sens propre qui met en mouvement le texte. Jean Detrez monte un spectacle et frappe alors les trois coups à la porte « dérobée » pour nous le donner à voir. Dès lors cette « porte énigmatique » s’ouvre sur la mise en scène de l’énigme. Cette « porte […] n’aurait pas dû exister »53… la logique est imparable si l’on se rappelle que la porte est fictionnelle. Quelques lignes plus loin, le texte affiche les indices de sa poétique puisqu’il met lui-même en exergue la puissance fabulatrice qui s’attache à l’expression française de la backdoor :
J’aimais beaucoup cette métaphore d’une porte dérobée, qui évoquait une scène galante, avec un visiteur invisible qui vient d’entrer ou de sortir, ou faisait penser à ces escaliers ou corridors dérobés, qui ouvrent l’imaginaire à des représentations chevaleresques54.
Ce propos digressif constitue en réalité une annonce implicite de ce qu’il va advenir. « Des représentations chevaleresques » se glissent en effet dans le récit de Jean Detrez, de manière décalée et burlesque pour donner lieu à de singuliers « morceaux de bravoure ». Le premier décalage réside dans le contexte de ces scènes. Ainsi il n’est plus question de cabinet occulte mais simplement d’une cabine dans les toilettes de l’hôtel où le narrateur trouve refuge pour échapper à la « glu guillerette de Jingle Bells »55. Dans cet hôtel chinois, le standard mondial, qui marque la fin de l’année tout comme les contes de Noël, devient oppressant pour le narrateur. Au cœur de cette atmosphère lénifiante et faussement enjouée avec en fond « cette musique sirupeuse »56 qui berce les clients désœuvrés surgit alors une péripétie. Detrez pour se préserver du chant intrusif tire non la bobinette mais le loquet de sa cabine où son MacBook Air va pourtant lui être dérobé. Il n’est pas anodin que la main voleuse, « cette main abstraite, sortie de tout contexte »57 porte une chevalière58, cette main fait signe. L’anneau sigillaire est potentiellement un élément d’identification et de transmission, il s’inscrit dans une codification, la manière dont il est porté constituant un langage, enfin sur son chaton peuvent être gravées des armoiries ou des initiales. Si le héros est d’abord « saisi d’effroi »59 face à cette main ravisseuse, il va réagir quelques pages plus loin, de manière « déplacée », faisant subir sa rage à un « cintre amputé » puis à tous ceux de son espèce. Il se promet alors de « voler ces cintres antivols »60 et de commencer « une croisade » impliquant sa descendance puisqu’il sollicite ses enfants dans le combat qu’il doit mener. La coalescence des deux événements est perceptible par la comparaison qui fait du cintre un « moignon »61, répondant à la main isolée. La porte dérobée est en fait celle de cette chambre d’hôtel, et l’armoire remplace les armoiries… Avant de commencer cette lutte domestique, au moment précis où il ouvre la porte, le narrateur se qualifie de « vide »62 ; quand il la claque, à la fin du passage, il est tout empli d’une digne fureur. La matière romanesque s’est déployée, en marge, dans le coin d’une chambre et d’une armoire. De façon pareillement décalée, celui qui a terrassé les cintres sur la moquette de sa chambre va se trouver récompensé. L’enchaînement des épisodes dans l’ordre du récit établit une suite logique que les événements n’ont nullement. Le narrateur, à la fois glorieux et piteux, reçoit un écrin dans lequel il découvre « sur un coussinet de soie, une médaille dorée, avec une vue stylisée de gratte-ciel agrémentée d’idéogrammes »63, et cette médaille est tout aussi improbable que la main voleuse, tout autant « en suspens ». Dans cette scène cérémoniale se mêlent l’éclat aveuglant des feux de la rampe et l’ombre des coulisses, le mutisme face à l’assemblée et la prolifération des pensées intérieures qui sapent les fondements jusqu’alors établis de l’intrigue :
Comment Gu aurait-il pu savoir que cet ordinateur contenait la note que j’avais rédigée la veille sur ce que j’avais découvert dans la mine ? Et, du reste, qu’avais-je découvert ? Je n’avais pas la moindre preuve, je n’avais pas le moindre élément tangible pour démontrer la fraude que je pouvais suspecter. Et quand bien même Gu eût-il su que j’avais rédigé une note, qu’est-ce que cela changeait, ce n’était pas en faisant disparaître l’ordinateur qu’il ferait disparaître mes soupçons64.
En définitive, le tournant du texte a lieu à ce moment-là. Toute la matière fictionnelle est ramenée à sa potentialité65. Jouant avec l’histoire littéraire, dans un mouvement de réversion, dans une forme de « nouveau » nouveau roman, Toussaint fait des soupçons de son personnage le fonds d’un premier mouvement du récit. Les escaliers sont autant tortueux que dérobés, mais ils aboutissent toujours à des « portes », qu’elles soient ouvertes (et quel plaisir précisément de les enfoncer) ou verrouillées, qu’elles soient battantes ou « tournantes », qu’elles soient devant ou « derrière ». Les portes sont du reste un moyen de rétablir des espaces, de les distinguer, et permettent les passages. Pour que le plaisir de la transgression puisse exister, il faut que les frontières soient perceptibles. Toussaint est coutumier de la pratique de la métalepse mise expressément en avant dans l’échange avec Pierre Bayard66 au sujet de La Vérité sur Marie. Le réel s’affiche au cœur de la fiction : il ne la dénonce pas, au contraire il l’énonce, il ne la déstabilise pas, il la consolide. Nous l’avons dit dans les prémisses de cette réflexion, la visibilité accordée aux coulisses n’est pas métalittéraire mais essentiellement littéraire. Dans Made in China, les motos des Harley-Davidson qui cernent la place du village corse où écrit Toussaint vrombissent au cœur de son récit, font vibrer les vitres du restaurant en Chine et « l’ordre du réel vacille[r] »67. Dans La Clé USB le réel fait aussi irruption, mais cette intrusion est une expérience du personnage, est un jalon de son parcours. La fiction qu’il a élaborée, alors qu’il se présente comme le témoin fortuit de complexes malversations, est un moyen de fuir ce réel douloureux qui comprend la maladie du père à laquelle il n’a jamais voulu croire et consentir :
Je me demandais si tout au long de ce voyage, je ne m’étais pas construit des sujets d’inquiétude artificiels pour me détourner de l’anxiété plus foncière, la seule qui importait, que j’éprouvais en raison de la maladie de mon père, pour me cacher en quelque sorte à moi-même la vraie nature de l’angoisse qui m’étreignait68.
Dans la troisième partie du roman, Detrez n’a plus d’autre choix que de pousser d’autres portes, il n’est plus question de « backdoor » mais de black door, le « blanc » cède la place à l’ombre. Et de fait cette progression vers la conscience de la perte possible du père se fait par une expression spatiale ; alors même que Detrez se trouve toujours au Japon, il ne cesse d’« entrer » pour communiquer avec ses proches, entrer « dans un grand immeuble vitré », entrer « son adresse professionnelle », entrer son « adresse privée »69 pour se trouver dans la réalité de la catastrophe avec une expression signifiante, « J’y étais »70. La formule laconique rend parfaitement compte de sa présence, nulle échappée n’est plus possible. Le verbe « être » recouvre ici sa force essentielle. La description du carrefour de Shibuya, qui suit cette conscience aiguë de la catastrophe, reflète le changement d’état d’esprit du narrateur et rappelle en arrière-plan la notion de passage, de traversée vers l’autre monde.
Je relevai les yeux vers la ville, à travers la baie vitrée, et je restai un moment sans bouger, les yeux au loin, très loin, j’avais le sentiment de savoir déjà, avant même d’avoir appris quoi que ce soit, ce qu’on allait m’annoncer. Je regardais fixement le carrefour de Shibuya, où des gens attendaient pour traverser. À chaque fois que le feu passait au vert, ils s’élançaient sur la chaussée et se croisaient en diagonale au milieu du carrefour71.
En outre, dans ces quelques lignes, le regard du narrateur est ambivalent, il est à la fois dirigé vers le monde qui l’entoure et semble le traverser pour aller au-delà. Il saisit le présent et s’inscrit dans une temporalité itérative que dessine le mouvement des passants : se superposent ainsi l’idée d’un recommencement perpétuel et la figuration de la « croisée » des chemins. La catastrophe est par nature théâtrale, elle est ce moment de revirement, le chœur antique faisant retour, changeant sur scène de direction, marquant en son corps, en sa danse, l’événement. Avec La Clé USB, c’est le roman lui-même qui est catastrophé, s’écartant brusquement de ce qui semblait sa destination première pour revenir vers le « spectacle intemporel »72 de feuilles mordorées :
Je regardais les feuilles de ginkgos sur le sol, et je m’adressais mentalement à mon père, je lui disais : « Regarde, papa, comme Tokyo est beau en cette fin d’automne. Regarde ces feuilles jaunes de ginkgos qui jonchent les allées, regarde ce spectacle intemporel que je contemple ce matin en pensant à toi »73.
L’allée de ginkgos qui offre fortuitement un apaisement à Detrez a une fonction réparatrice puisqu’il recouvre la parole – fût-elle mentale. Par « ce spectacle intemporel », le présent est à nouveau possible. Si les désastres sont anecdotiques, circonscrits dans la matière de leur récit, la catastrophe, elle, dépasse ses propres circonstances, rejoint une temporalité universelle. Le ginkgo enracine le récit. La fable change de nature et les figures légendaires de la blockchain laissent leur place à l’arbre légendaire74, comme, plus loin, à la figure hugolienne. Lorsqu’en effet le regard de Detrez, durant son trajet de Roissy à Paris, s’arrête sur la beauté du givre qu’il dédie à son père75, la référence à « Demain dès l’aube »76 vient introduire une autre temporalité, celle d’un adieu et d’un deuil possibles. La blancheur n’est plus le vide mais celle d’une écriture poétique dont la force émotionnelle est pérenne.
La progression du récit nous conduit des coulisses de la blockchain à l’intimité du sujet, à son incapacité à exprimer « ses émotions ». Nous passons de la sphère ultra-contemporaine de la mondialisation et de la dématérialisation à la question du langage et de son ancrage dans la réalité vécue par le sujet qui mène le récit. Et la fin du roman marquée par ce dernier mot d’« émotions » invite à une relecture, convie à une réversion pour repenser les événements à l’aune de cette difficulté viscérale à se dire. Le roman, pour un temps, mène ses lecteurs sur la scène mondiale, mais se referme sur la chambre où se trouve le père « allongé sur son lit de mort »77. Alors même que ce moment ne peut être que celui d’une vérité éprouvée, le mot « scène » fait retour, marquant une irréductible distance :
Je percevais l’émotion que la situation recelait, je me rendais compte que la scène que j’étais en train de vivre était très émouvante, mais je n’éprouvais pas moi-même cette émotion, comme si l’esprit tendu et attentif, à l’écoute des sentiments que je ressentais ou que j’aurais dû ressentir, j’étais incapable de les éprouver vraiment, je ne pouvais que les observer de l’extérieur […]78.
À vrai dire, le verbe « refermer » est impropre en la circonstance, le roman ne se referme pas, il s’arrête brusquement à cette scène, formant une béance, une déchirure de la page et du récit. L’espace de la chambre parentale est bien loin de la fantaisie du cabinet de curiosités, la galerie de portraits ne peut embrasser l’image du père « allongé sur son lit de mort ». La pièce n’a pas de porte dérobée, ni pour se dérober, pas non plus de rideau qui puisse révéler ou cacher, et l’énergie romanesque qui a pu animer le texte fait alors défaut, exprimant de manière décalée la défaillance du sujet. Cette dernière scène semble offrir au regard un plateau nu, à la manière de ces dramaturgies contemporaines qui se dépouillent de leurs décors au fur et à mesure de l’avancée du spectacle.
Toutes les informations qui marquent le début du roman sur la commission européenne, sur la prospective, sur la blockchain et ses usines à miner, participent d’un trompe-l’œil virtuose dans lequel se perd le regard du narrateur, qui retrouve cependant une acuité sensible quand il s’agit de partager – du moins mentalement – ce qu’il voit avec son père. Mais la vision n’est pas l’expression qui ne peut être figée, elle nécessite des glissements successifs, à la fois mouvements et respiration. Inlassablement, il s’agit de faire coulisser le réel entre perception expérimentale et fantasme, entre l’illusion et l’épreuve, dans cet « entre deux » qui seul permet la littérature.
[3] Ces propos de J.-P. Toussaint sont rapportés dans la recension du roman faite par Éric Loret (Le Monde du 30 août 2019), l’article est en ligne sur le site de l’écrivain,
http://www.jptoussaint.com/documents/3/3b/La_Cl%C3%A9_USB-LeMonde-2019.pdf, consulté le 24/02/2020 : « Il y a ce double mouvement à l’œuvre dans le roman, d’abord un mouvement qui s’éloigne de moi-même, qui va explorer les territoires de la fiction, où je construis une mécanique purement romanesque, proche du roman d’espionnage ou du roman policier, et en même temps un mouvement qui revient vers moi et la vérité de ma vie personnelle. Et, à la fin du livre, ces deux dimensions entrent en collision ».
[4] Jean-Philippe TOUSSAINT, I Faire l’amour, hiver, 2002 ; II Fuir, été, 2005 ; III La Vérité sur Marie, printemps-été, 2009 ; VI Nue, automne-hiver, 2013 ; Paris, Éditions de Minuit, le cycle a été publié en un seul volume sous le titre M.M.M.M. en 2017, aux éditions de Minuit.
[5] Nous reprenons ici les distinctions de Gérard Genette, « Discours du récit » (chap. 5, Voix), dans Figures III, Paris, Seuil, Coll. « Poétique », 1976.
[6] Le texte se réfère également à des événements marquants, tels que le 11 septembre cité à la faveur d’une digression sur le mariage de Viswanathan Ajit Pai qui travaille à la commission avec le narrateur (Ibid., p. 66).
[7] Le narrateur homodiégétique de M.M.M.M. n’est, lui, jamais nommé.
[8] Jean-Philippe TOUSSAINT, Les Émotions, Paris, Éditions de Minuit, 2020.
[9] Sylvie Tanette (Les Inrockuptibles, 28 août 2019) convoque le genre du « roman d’espionnage », http://www.jptoussaint.com/documents/2/2f/La_Cl%C3%A9_USB-LesInrocks-2019.pdf, consulté le 24/02/2020 ; Éric Loret (Le Monde du 30 août 2019) parle d’un « pseudo-thriller ». Jérôme Garcin définit l’ouvrage « comme un savant et sinueux roman d’espionnage » (L’OBS, 5 septembre 2019) http://www.jptoussaint.com/documents/1/1a/LaCL%C3%A9USB-Obs-2019.jpg, consulté le 24/02/2020.
[10] J.-P. TOUSSAINT, La Clé USB, p. 157.
[11] Id., La Clé USB, p. 9 et 10.
[12] « Le plus simple serait de ne pas commencer. Mais je suis obligé de commencer. C’est-à-dire que je suis obligé de continuer », Samuel BECKETT, L’Innommable, Paris, Éditions de Minuit, 1953, p. 9.
[13] Michel BUTOR, L’Emploi du Temps, Paris, Éditions de Minuit, 1956. Le verbe « gommer » renvoie au roman d’Alain ROBBE-GRILLET Les Gommes, paru aux éditions de Minuit en 1953. Ajoutons d’ailleurs comme le fait remarquer Sjef Houppermans, dans un article consacré aux Gommes, que le blanc participe de sa composition, précisant qu’il s’agit d’« un roman policier blanc plutôt que noir », « Les Gommes : Un roman policier Poli Et Scié », Roman 20-50, 2010/3 hors-série n° 6 |p. 97-110, https://www.cairn.info/revue-roman2050-2010-3-page-97.htm, consulté le 2 février 2020.
[14] À l’origine le terme « cabinet » désigne une petite pièce à l’écart (cf. TLFI).
[16] Ibid.
[17] Ibid., p. 31 « Je les voyais toujours discrètement […] » ; p. 33. « Je n’acceptais de les voir, elle et les autres que confidentiellement. J’évitais autant que possible d’apparaître avec eux en public ».
[18] Ibid., p. 27. Les sifflantes et les dentales, très présentes dans cette description, incarnent l’attitude contrastée de ces lobbyistes.
[19] Ibid.
[20] Ibid.
[21] Ibid., p. 99.
[22] Cf. « intrigué », ibid., p. 29, « captivé », « curieux », p. 30, « impatient de ces conversations », « je me surprenais à guetter les nouveaux rendez-vous, et même à les attendre impatiemment », p. 35.
[23] Exposition au Grand Palais de Mars à juillet 2015.
[25] Voir notamment les portraits de Philippe IV, Musée du Prado, huile sur toile, 1653 – 1655 ; National Gallery de Londres, huile sur toile, 1656 ; https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/diego-velazquez-philip-iv-of-spain, consultée le 24/02/2020.
[26] « Cap Corse (Le plus beau jour de ma vie) » in J.-P. TOUSSAINT, Autoportrait (à l’étranger), Paris, Éditions de Minuit, [2000], collection « double », 2012, p. 54. Pour approfondir plus encore ce jeu d’analogies, citons un autre John issu du corpus toussaintien, John Doris, que le narrateur de La Télévision (Paris, Éditions de Minuit, 1997) associe cette fois à la Joconde. Or ce passage est évoqué par Emmanuel Carrère qui, dans un article de Quinzaine, rapproche son ami écrivain de la Joconde (n°1216, juin 2019, https://www.nouvelle-quinzaine-litteraire.fr/mode-lecture/une-espieglerie-effleuree-1236, consulté le 2 février 2020).
[27] Ibid., p. 90-91.
[28] Vincent JOUVE, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992.
[29] J.-P. TOUSSAINT, La Clé USB, p. 37.
[30] Ibid., p. 39-40.
[31] Ibid., p. 16 « Herman Kahn est le précurseur, ou la légende, de la prospective stratégique ».
[32] Ibid., p. 17.
[33] « Moi, Rodion Romanovitch Raskolnikov », Jean-Philippe TOUSSAINT, L’Urgence et la Patience, Paris, Éditions de Minuit, 2012, p. 71-72.
[34] Toussaint aime d’ailleurs à citer cette phrase de Lawrence Durrel : « C’est bien dans les manières de la réalité d'imiter l’art à ce point » (ibid., p. 64).
[35] J.-P. TOUSSAINT, La Clé USB, p. 18.
[36] Ibid., p. 44-45.
[37] Ibid., p. 114.
[38] « À aucun moment, Jimmy ne nomma la moindre machine, à aucun moment il ne cita nommément les noms de AlphaMiner 88 ou de Kaliakras Ldt., ces noms que j’attendais et qui auraient pu venir étayer mes soupçons. », « […] c’est moi qui complétais ce que Jimmy lui-même n’avait jamais affirmé, ni même laissé entendre […] », ibid., p. 124 et p. 127.
[39] « Non, la démonstration qu’il était en train de me faire était une pure abstraction, un exercice de style. », ibid., p. 125.
[40] Ibid., p. 122. De surcroît, la mention du « Boeing » participe d’une intertextualité interne, l’avion rappelle en effet un épisode fréquemment commenté de La Vérité sur Marie, où un pur-sang, Zahir, vomit, ce qui est proprement impossible pour un cheval, la fiction imposant sa logique propre ; Zahir, figure borgésienne a tous les droits, Jimmy semble lui ne pouvoir accéder à un quelconque imaginaire. « Zahir, cette nuit, indifférent à sa nature, traître à son espèce, se mit à vomir dans le ciel dans les soutes du Boeing 747 cargo qui volait dans la nuit. », J.-P. TOUSSAINT, La Vérité sur Marie, p. 138.
[41] Ibid.
[42] Voir notamment à ce sujet les travaux de Maxime Decout, « La mauvaise foi, après la fin du grand rêve rousseauiste de la sincérité, est en effet devenue une question centrale dans la littérature qui est notamment posée à travers de nombreux récits mystificateurs, comme Le Bavard de Des Forêts, La Chute de Camus, La Méprise de Nabokov ou Un cabinet d’amateur de Perec. Autant de textes qui prennent au piège le lecteur, qui non seulement nous signalent la mauvaise foi du texte mais surtout nous y confrontent de manière spectaculaire, qui font de la lecture un jeu, un défi et une possibilité d’échec. », Maxime DECOUT, « La littérature : entre transparence et mauvaise foi », Sens-Dessous 2017/2 (n°20), p. 95-102. https://www.cairn.info/revue-sens-dessous-2017-2-page-95.htm, consulté le 2 février 2020. Voir aussi sur le sujet son essai Les Pouvoirs de l’Imposture, Paris, Éditions de Minuit, 2018.
[43] J.-P. TOUSSAINT, La Clé USB, p. 119-120.
[44] Ibid., p. 138.
[45] Ibid., p. 162. La « lumière des projecteurs » a également une résonance dans le corpus toussaintien. Dans « Brésil, 2014 », dernier texte du recueil Football, Paris, Éditions de Minuit, 2015, l’écrivain fait part de « temps difficiles » (cf. p. 99) marqués par la mort de son père et la fin du cycle M.M.M.M. et parle de l’importance de sa lecture de Survivance des lucioles, Paris, Éditions de Minuit, 2009, l’ouvrage de Georges Didi-Huberman l’incitant à ne pas se « laisser éblouir par l’aveuglante clarté des féroces projecteurs ».
[46] Id., La Clé USB, p. 139. « Il y eut un moment d’hésitation puis un blanc, je ne parvenais pas à enchaîner. », ibid., p. 161 « Je n’avais toujours pas enchaîné cela faisait trente secondes que je me tenais debout sur la scène. »
[47] Ibid., p. 163 « Je continuais, seul sur scène, à lire les notes désarticulées qui me tombaient sous les yeux sur ces feuilles. »
[48] « Je tournai la tête vers les coulisses, à la recherche d’une planche de salut […] », ibid., p. 162.
[49] Ibid., p. 163.
[50] « […] dans cette parenthèse dans ma vie que constituait ce voyage en Chine, au cœur même de ce blanc que j’avais ménagé dans mon emploi du temps, j’étais en train d’ouvrir une nouvelle parenthèse, une parenthèse dans la parenthèse en quelque sorte, encore plus secrète, encore plus vertigineuse. », ibid., p. 118.
[51] Ibid., p. 65.
[52] Ibid., p. 63.
[53] Ibid.
[54] Ibid.
[55] Ibid., p. 130.
[56] Ibid., p. 129.
[57] Ibid., p. 131.
[58] « Une main d’homme imberbe sans doute asiatique, mais c’était difficile à dire, avec une chevalière, c’était le seul élément tangible, la main portait une chevalière, et je me demandais si j’aurais été capable de reconnaître cette chevalière. », ibid., p. 137.
[59] Ibid., p. 131.
[60] Ibid., p. 136.
[61] Ibid., p. 135. Dans la phrase suivante, Detrez parle également de « cintres amputés ».
[62] « J’ouvris la porte de ma chambre. Je me sentais vide. », ibid., p. 134, « Je sortis de la chambre en claquant violemment la porte. J’étais furieux. », ibid., p. 136.
[63] Ibid., p. 139.
[64] Ibid., p. 139-140.
[65] « Rien n’effacerait de ma mémoire ce que j’avais appris de potentiellement compromettant […] », ibid., p. 140.
[66] « L'auteur, le narrateur et le pur-sang, une enquête de Pierre Bayard et Jean-Philippe Toussaint », addendum à l’édition de poche de La Vérité sur Marie, Paris, Éditions de Minuit, [2009] coll. « Double », 2013.
[67] J.-P. TOUSSAINT, Made in China, p. 70.
[68] Id., La Clé USB, p. 178.
[69] Ibid., p. 168.
[70] « Je compris tout de suite, avant même d’ouvrir le premier message, que la catastrophe imminente était pour maintenant. », ibid., p. 169.
[71] Ibid.
[72] Ibid., p. 176.
[73] Ibid.
[74] « Je connaissais cette légende qui attribue au ginkgo la capacité de résister à toutes les catastrophes. », ibid., p. 175.
[75] « Regarde, papa, comme la nature est belle ce matin, à l’heure où blanchit la campagne. », ibid., p. 183.
[76] Victor HUGO, Les Contemplations (IV, 14), Paris, Hachette, 1856.
[77] J.-P. TOUSSAINT, La Clé USB, p. 191.
[78] Ibid., p. 190.
Résumé
Cet article propose de montrer comment le roman de Jean-Philippe Toussaint La Clé USB fait « coulisser le réel », c’est-à-dire opère des glissements répétés sur le mode de l’occultation et de la révélation qui permettent d’interroger les représentations. Ces représentations s’inscrivent à la fois dans le contexte ultra contemporain de nos sociétés mondialisées et dans celui intemporel des expériences intimes qui jalonnent nos vies. Elles s’appuient sur des éléments virtuels, des projections comme sur des événements dont la proximité et les incidences sont problématiques.
Abstract
This article aims at showing how the novel La Clé USB by Jean-Philippe Toussaint "shifts reality", that is to say it operates repeated shifts based on concealment and revelation which allow for a questioning of representations. These representations belong to both the ultra-contemporary context of our globalized societies and to the intemporal one of personal experiences that punctuate our lives. They lean on virtual elements, projections as well as events whose proximity and repercussions are problematical.
Claire OLIVIER
Université de Limoges, laboratoire EHIC
TOUSSAINT, Jean-Philippe, La Télévision, Paris, Éditions de Minuit, 1997.
—, Autoportrait (à l’étranger), Paris, Éditions de Minuit, 2000.
—, L’Urgence et la Patience, Paris, Éditions de Minuit, 2012.
—, Football, Paris, Éditions de Minuit, 2015.
— M. M. M. M., Paris, Éditions de Minuit, 2017, qui rassemble en un seul volume, I Faire l’amour, hiver, 2002 ; II Fuir, été, 2005 ; III La Vérité sur Marie, printemps-été, 2009 ; Nue, automne-hiver, 2013.
—, La Clé USB, Paris, Éditions de Minuit, 2019.
—, Made in China, Paris, Éditions de Minuit, 2017.
—, Les Émotions, Paris, Éditions de Minuit, 2020.
Essais et fictions
BECKETT, Samuel, L’Innommable, Paris, Éditions de Minuit, 1953.
BUTOR, Michel, L’Emploi du temps, Paris, Éditions de Minuit, 1956.
DIDI-HUBERMAN, Georges, Survivance des lucioles, Paris, Éditions de Minuit, 2009.
ROBBE-GRILLET, Alain, Les Gommes, Paris, Éditions de Minuit, 1953.
Articles de presse et universitaires
BAYARD Pierre et TOUSSAINT Jean-Philippe, « L'auteur, le narrateur et le pur-sang, une enquête de Pierre Bayard et Jean-Philippe Toussaint », addendum à l’édition de poche de La Vérité sur Marie, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Double », 2013.
CARRÈRE, Emmanuel, « Une espièglerie effleurée », Nouvelle Quinzaine littéraire, n°1216, juin 2019.
DECOUT, Maxime, « La littérature : entre transparence et mauvaise foi », Sens-Dessous 2017/2 (n°20), p. 95-102.
GARCIN, Jérôme, L’OBS, 5/09/2019, comme mentionné précédemment, les articles de presse cités sont disponibles sur le site www.jptoussaint.com.
HOUPPERMANS Sjef, « Les Gommes : Un roman policier Poli Et Scié », Société Roman 20-50 | Roman 20-50, 2010/3 hors-série n°6 | p. 97-110.
LORET Éric, Le Monde, 30/08/2019.
TANETTE, Sylvie, Les Inrocks, 28/08/2019.