Romancier, essayiste, photographe, cinéaste, commissaire d’expositions, Jean-Philippe Toussaint se plaît pourtant à rester en coulisse, dans cet espace latéral où s’élaborent encore les décors et les costumes, les brouillons et les premiers essais. Il ouvre également les coulisses de sa création en commençant par le cinéma : le making of, qui désigne un reportage montrant l’envers du décor, la genèse d’un film et les conditions matérielles de son tournage, constitue en effet le sujet de son quatrième film, La Patinoire, réalisé en 19981. Le réalisateur joué par Tom Novembre le reconnaît : « Derrière des formes très élaborées, je passe mon temps dans les constructions ». Ce sont ces constructions qui constituent le scénario principal de ce film burlesque, entièrement filmé en abyme. Le processus n’est-il pas plus stimulant que le résultat ? Celui-ci ne sera d’ailleurs pas commenté, en raison de la mort subite du directeur du festival pendant le visionnage du film. Les essais de mise en scène avec ou sans doublure et les répétitions des acteurs deviennent ainsi la matière même du film qui revendique un faux plus vrai que le réel, en se référant au cinéma de Robert Bresson.
Vidéogramme 1 : La Patinoire (1998), Dolores et sa doublure s’entretenant avec le réalisateur (Tom Novembre)
Vidéogramme 2 : La Patinoire (1998). Faux pas du réalisateur, accident de tournage
La coulisse, dans son premier sens technique de pièce mobile, ne cesse de glisser de l’avant à l’arrière, jouant sur la profondeur. Le making of s’appuie sur une mise en abyme : dans ce film intitulé La Patinoire s’emboîte un second film en abyme intitulé Dolores, prénom devenu tirade lors d’une scène coupée au montage dans le film présenté au directeur du festival. L’art de la glisse favorise des jeux burlesques : patinage fluide ou grippé, pas en avant ou en arrière au propre comme au figuré. De plus, la note d’intention de ce film, qu’évoque la productrice jouée par Marie-France Pisier, repose sur la notion d’overtime qui désigne les prolongations d’un match de hockey où le premier point gagné apporte la victoire à son équipe. Cette règle du temps additionnel semble donner un cadre aux réglages du tournage et à leur incessant déréglage accidentel. Vite oubliée pour son enjeu sportif, la règle impose ses prolongations à tout le film, dont le montage est remis en question jusqu’au dernier moment. L’accident et l’imprévisible sont intégrés dans les dispositifs narratifs, cinématographiques, artistiques, créant des tensions internes et des changements brutaux de rythmes.
Le lecteur ou le spectateur a ainsi l’illusion que tout est encore possible, que l’œuvre est en train de se faire sous ses yeux dans son présent, alors qu’elle a déjà été filmée ou écrite. En littérature, le procédé n’est pas nouveau : certains écrivains (Gide, Proust, Nabokov) ont mis en scène des romanciers parvenant ou échouant à écrire le roman que le lecteur a sous les yeux. Mais le making of pratiqué par Jean-Philippe Toussaint est original dans la mesure où il établit des passerelles entre la littérature, les arts et les media : le roman Made in China2 (2017) peut être considéré comme le making of du film The Honey Dress (2015) évoqué dans le roman Nue3 (2013) qui montre les conditions de réalisation et les préparatifs d’une performance fictive : le défilé d’un mannequin en robe de miel. Cette pratique intermédiale du making of caractérise aussi le site internet conçu par Jean-Philippe Toussaint : les six vidéos filmées qui y sont présentées constituent le making of de l’exposition « Livre-Louvre » (Le Louvre, mars-juin 2012) alliant photographies, films, installations et performances. En dévoilant les coulisses filmées ou photographiées d’une œuvre littéraire ou bien les coulisses littéraires d’une performance filmée, Jean-Philippe Toussaint décline jusqu’au vertige la mise en abyme de la création et nous fait considérer comme réel un scénario inventé, comme celui du défilé de la mannequin.
Jean-Philippe Toussaint privilégie ainsi l’œuvre en train de se faire par rapport au produit fini, qu’il soit publié ou regardé : à l’instar de son personnage Marie créant des robes expérimentales extraordinaires, il bricole de nouvelles manières de raconter, de décrire, de monter ou de montrer une même séquence, comme celles avec l’étalon Zahir et avec la robe de miel, en la réécrivant ou en la transférant dans un autre art. La fiole d’acide chlorhydrique que le narrateur de Faire l’amour4 (2002) garde en permanence sur lui et transporte même au Japon est un de ces dispositifs expérimentaux empruntés à la chimie.
J’avais fait remplir un flacon d’acide chlorhydrique, et je le gardais sur moi en permanence, avec l’idée de le jeter un jour à la gueule de quelqu’un. Il me suffirait d’ouvrir le flacon, un flacon de verre coloré qui avait contenu auparavant de l’eau oxygénée, de viser les yeux et de m’enfuir. Je me sentais curieusement apaisé depuis que je m’étais procuré ce flacon de liquide ambré et corrosif, qui pimentait mes heures et acérait mes pensées5.
Concentré de temps pur, l’acide chlorhydrique extériorise et rend visible le processus lent, naturel, intime du vieillissement qui aboutit à la destruction de tout être vivant, en l’accélérant et en le dramatisant. Même en restant contenu dans la fiole, il précipite, au sens chimique et littéral, la vie du narrateur, comme le fait son amour pour Marie6, décuplant l’intensité émotionnelle des scènes de cauchemars7, d’amour, de dispute et de poursuite. À la fin du roman, l’expérience chimique, sans cesse différée et enfin réalisée, révèle et confirme au narrateur l’inéluctable destruction, en miniature, de l’amour, de la beauté, de la vie.
Je m’arrêtai contre un arbre et je retins mon souffle. Je ne bougeais plus. Il y avait là près de moi, dans l’ombre, fragile, minuscule, une toute petite fleur isolée dans la terre. Je la regardais, la lumière de la lune l’éclairait doucement, et faisait luire ses pétales blancs et mauves de reflets pâles et délicats. Je ne savais pas ce que c’était comme fleur, une fleur sauvage, une violette, une pensée, et, sans faire un pas de plus, las, brisé, épuisé, pour en finir, je vidai le flacon d’acide chlorhydrique sur la fleur, qui se contracta d’un coup, se rétracta, se recroquevilla dans un nuage de fumée et une odeur épouvantable. Il ne restait plus rien, qu’un cratère qui fumait dans la faible lumière du clair de lune, et le sentiment d’avoir été à l’origine de ce désastre infinitésimal8.
Les expérimentations pratiquées à l’échelle du roman, d’une séquence narrative ou d’une page, sont presque toujours ludiques et burlesques, tels le découpage de poulpes morts mais glissants par des peintres polonais9, le dépôt d’une fougère fatiguée dans un réfrigérateur10, l’installation d’un essaim d’abeilles vivantes dans un défilé de mode11, le nettoyage d’un étalon rétif dans la soute d’un avion en plein vol12... Plus sérieusement, elles ont toujours rapport avec le vivant, qu’il soit humain, animal ou végétal, et permettent de changer d’échelle ou de créer des variations temporelles. Qu’elles soient biologiques, chimiques ou physiques, elles jouent sur le petit et le grand, la vie et la mort, la lenteur et l’accélération, le retard et la précipitation, l’accident et la fatalité. Mais elles échouent à saisir la vie même, imprévisible et accidentelle, qui les déborde.
Méthode scientifique, l’expérimentation procède par essais, à partir d’un phénomène qu’on a provoqué pour l’observer. Quel est le sujet de l’expérimentation menée lors de l’exposition Signé Jean-Philippe Toussaint au Musée des beaux-arts d’Arras (1er septembre-21 novembre 2020) ? D’abord, la signature même. Le titre Signé Jean-Philippe Toussaint, contrairement à l’œuvre collective qu’est une exposition, signale le statut d’écrivain dans sa fonction de signer un texte, ici une exposition. Il souligne le parti-pris muséographique propre à l’exposition de l’œuvre d’un écrivain, qui consiste à faire figurer ses brouillons, sa signature, autrement dit sa main. Mais signer, c’est attester être l’auteur d’une œuvre par un geste graphique apposé au bas de la toile, du socle, de la page ou du panneau ; or, dans le cas singulier de cette exposition, le geste de signer ne se tient pas à la lisière mais s’impose au fronton, comme le geste haut du personnage de Marie qui « avait apposé sa signature sur la vie même »13. Jean-Philippe Toussaint commissaire d’exposition s’expose, en son nom même devenu une marque, soulignant ainsi malicieusement l’allusion à un forfait. Cette mise en exergue de la signature prolonge l’expérience conduite au MAAD de Bordeaux pour l’exposition JPT décoratif où Jean-Philippe Toussaint imagine une chaise avec sa « veste comme une signature »14. Au musée des beaux-arts d’Arras, l’écrivain, conscient de l’iconicité de toute signature, signe aussi le support signalétique, plan de visite situant les cinq stations du parcours, autrement dit la construction du propos dans sa traversée entre le lieu du livre (la médiathèque de la ville d’Arras) et celui des arts plastiques (le musée des beaux-arts). L’exposition inaugure en effet la réunion de ces deux lieux en un Pôle culturel Saint-Vaast avec un accueil unique.
La coulisse ou le décalage soulignent l’intérêt pour une certaine technicité : la coulisse, en son premier sens technique, désigne le support fixe où glisse une pièce mobile et par suite la pièce mobile elle-même. Quant au décalage, c’est l’action d’enlever la cale qui maintient la stabilité d’un objet ou d’un dispositif, puis le résultat de cette action. Pour faire coulisser un objet, il faut enlever la cale qui l’empêche de glisser. Chaque fois qu’on fait bouger un objet par rapport à un autre, se produit un nouvel agencement de la réalité, à l’instar du plateau central sur lequel on place les mets en Chine : en le faisant tourner, le narrateur observe la création « d’une nouvelle figure dans l’espace, qui n’était en vérité porteuse d’aucun changement réel, mais n’était qu’une facette différente de la même et unique réalité »15. Les décalages qui font miroiter les facettes d’une seule réalité sont multiples et polymorphes dans l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint : la critique a déjà commenté les écarts du narrateur par rapport à la fiction en analysant les parenthèses métatextuelles qui font entendre une sorte de voix off. Nombreux sont également les personnages dont les fonctions, les actions et les caractères ne correspondent pas, entraînant des quiproquos. Les espaces sont également utilisés à contre-emploi : le lecteur apprend incidemment que le narrateur de La Salle de bain (1985) qui sort rarement de son hôtel, se trouve à Venise16. Dans les derniers romans (M.M.M.M, 2017, Made in China, La Clé USB, 2019), les décalages horaires dus aux déplacements en Asie entraînent de nombreuses péripéties ; les narrateurs des romans ou l’auteur lui-même dans ses essais expérimentent la nécessité paradoxale de s’éloigner du présent pour le capter ou de se dépayser pour tenter de se ressaisir (La Salle de bain, 1985 ; Autoportrait (à l’étranger), 1999). Les décalages burlesques entre le fond sérieux et la forme triviale ou inversement provoquent des effets comiques et poétiques : le narrateur de L’Appareil-photo17 se livre à un monologue philosophique et abstrait dans l’espace prosaïque des toilettes d’une station-service ; le sentiment amoureux se manifeste par une dolence qui évoque un état grippal. L’absence de concordance entre le réel et sa représentation semble ainsi généralisée : espaces, temporalités, personnages, objets, registres, actions sont traités à contre-emploi. L’effet produit par ces multiples décalages ne se limite pas au refus de la scène attendue ou de la description d’une carte postale, comme celle de Venise, ou à la dénonciation des modèles ou des clichés contemporains. La distance que Jean-Philippe Toussaint prend à l’égard des cadres spatio-temporels, des fonctions, registres, codes et genres ne lui est-elle pas essentielle pour écrire comme il le dit à propos de son premier roman rendu possible par son éloignement de Paris ?18
Le récit Nue offre de nombreuses possibilités de scènes romanesques, mais diverses sont les manières de la refuser. Un quiproquo lors du vernissage déjoue par exemple une rencontre : Jean-Christophe de G. se fraie un chemin vers une femme qu’il pense, à tort, être l’artiste Marie. C’est la contre-scène de la suivante, deux pages plus loin, où le narrateur, lui-même amoureux de Marie, la cherche des yeux depuis le toit du musée. En construisant ce diptyque, l’écrivain ne cesse de jouer sur la doublure involontaire, – la fausse Marie, qui est un « leurre »19 – et le dispositif optique qui fait de Marie le point de mire.
Le décalage suppose un écart par rapport à un attendu, le déplacement d’une cale. Mais quelle cale tenait la pensée de l’écrivain, la perception du narrateur ou l’attente du lecteur ? Celle du ressort romanesque ? Du modèle de récit ?20 Le désamorçage active le burlesque, sans décevoir le lecteur, en le conduisant vers la fin attendue : la réunion de l’amoureux et de Marie. Mais ce jeu des personnages sur la scène en cache encore un autre, celui de la scène récalcitrante de l’exposition, que le lecteur ne verra jamais : jouant sur le paradoxe du vernissage où les visiteurs ne voient pas les œuvres, l’auteur invisibilise l’exposition tout entière. Elle n’est pas hors champ mais elle est occultée par la foule et par le rituel du vernissage qui prend le pas sur sa raison d’être. Le décalage, chez Jean-Philippe Toussaint, peut donc s’opérer également par la manière d’investir un lieu. Pour autant, le musée n’est pas utilisé à contre-emploi et l’occultation de l’exposition se justifie par le fait que le personnage principal ne regarde pas les œuvres.
Soulignant à maintes reprises la superposition des images, le narrateur ne ménage pas seulement des passages temporels entre passé et présent, mais il prépare aussi l’apparition de l’image persistante, d’un faire tableau de Marie, personnage auratique qui ne cesse d’apparaître ou de disparaître. Alors qu’au début du récit c’est elle qui « avait signé le tableau » du défilé21, à la fin, c’est le narrateur qui regarde Marie au filtre d’un tableau22, rappelant Odette dans le regard de Swann. Ce faire tableau se construit progressivement en instillant à chaque fois une différence entre deux scènes, sous le signe du presque identique. Trois scènes ont ainsi leur pendant : d’abord, celle de Marie au vernissage (« figure »23) avec son leurre, la fausse Marie ; puis celle de Marie à la cigarette (« tableau »), dont la seconde occurrence est désignée comme « la même image, exactement la même »24, alors que l’une est à la nuit et l’autre à l’heure bleue. Et enfin, celle de Marie, telle une survivance, qui est comparée à l’Annonciation, puis à un noli me tangere. Ce dernier diptyque se réfère explicitement au pictural, dans cette déclinaison sérielle de six Marie. Le modèle romanesque se double d’un modèle pictural auquel il emprunte le vocabulaire : figure, tableau, image. Les références à l’atmosphère d’une Nan Goldin ou d’un Hopper25 cèdent le pas au détail d’un Botticelli suggéré par la torsion du corps de Marie. Jean-Philippe Toussaint relève ce détail à la manière de Daniel Arasse qu’il cite par ailleurs dans un autre texte, sans développer l’allusion à des « détails iconographiques »26. Or il introduisait déjà un écart : « il semblait que quelque chose ne collait pas dans le rapprochement »27 des deux scènes de Marie à la cigarette. En choisissant une des deux Annonciations28 de Botticelli conservées aux Offices de Florence, il fait référence à l’autre Marie biblique, Marie-Madeleine, « comme si Botticelli n’avait pas peint une Annonciation mais un Noli me tangere29 ». Dans la série des six Marie, les deux images superposées sont de plus en plus éloignées l’une de l’autre, pour le dernier diptyque du XXIe siècle à la Renaissance. L’anachronisme pensé par Didi-Huberman en histoire de l’art30 est ainsi expérimenté en littérature, lors de la seule ekphrasis de Nue. Selon la conception de l’anachronisme de Didi-Huberman, les images ne sont pas des fétiches intemporels mais des montages de temporalités passées et présentes, formant anachronismes. Dans cette manière de mettre l’image au centre, le décalage temporel se double d’un déplacement vers l’iconographie classique ; les déplacements s’opèrent de la scène romanesque au pictural, et inversement. Mais rien n’est définitif : quelques pages plus loin, le narrateur apparente deux scènes d’amour bien contemporaines, qui « se superposaient alors dans [s]on esprit »31. La conception d’un temps linéaire fait place à un feuilletage temporel, à « une superposition de présents simultanés »32. Le souvenir comme repère ne fait plus cale : les décalages – écarts ou écartèlements –sont clairement soulignés par le narrateur.
Les trois premiers articles traitent des expériences fictionnelles menées par Toussaint à partir du temps et de l’espace, dans trois romans qui constituent des jalons importants de l’œuvre : La Clé USB ouvre un nouveau cycle romanesque ancré dans un espace-temps contemporain mondialisé, occulte et souterrain ; La Salle de bains, premier roman publié et La Disparition du paysage, dernier texte paru, ne constituent pas seulement les limites (temporaires) de l’œuvre : leurs dispositifs narratifs et fictionnels se font écho.
Dans son article intitulé « La Clef USB ou le cabinet des curiosités », Claire Olivier montre que Jean-Philippe Toussaint fait « coulisser le réel » par le double mode de l’occultation et de la révélation. Elle souligne ainsi la tension entre le spectaculaire – propre au cabinet de curiosités et à la galerie – et le spéculaire décliné comme retour à soi d’une part de l’auteur par l’intratextualité, et d’autre part du narrateur par la figure double de Janus représenté par John et Jean en miroir. Elle analyse ces registres du spectaculaire et du spéculaire, tous deux déjoués voire manqués. Le jeu entre les coulisses et la scène est plus sérieux qu’il y paraît : le narrateur évite le temps présent pour tromper la mort ; la multiplication des pistes et des portes s’avère une stratégie de déni d’un deuil pourtant inévitable. Ces scènes, inscrites dans un contexte ultra-contemporain des sociétés mondialisées, ont la dimension intemporelle des expériences intimes.
Quant à Nathalie Froloff, elle démonte un à un les mécanismes du suspense de La Clé USB en mettant au jour l’héritage du roman noir : elle montre comment ils contribuent à « miner et déminer le récit » en opérant sur un échiquier temporel, de la prolepse à la prospection, de la prospective à la rétrospection. Et ce faisant, elle met en lumière les décalages entre les références au cinéma américain des années 1960 et l’univers contemporain des blockchains et des bitcoins, produisant des jeux de mots et de sens multiples (à partir du réseau lexical et métaphorique de la mine par exemple), des effets d’intermédialités et des strates temporelles complexes.
Arcana Albright analyse les expériences temporelles menées par Jean-Philippe Toussaint – et notamment celle de la fuite du temps - dans La Salle de bain et La Disparition du paysage, que ce soit lors de non-événements – la fonte d’un dessert glacé – ou lors de ruptures fortes – la mort. L’originalité de l’approche réside notamment dans l’analyse de la fonction de l’espace réduit qui active et catalyse ces processus de questionnement existentiel. En confrontant ces espaces romanesques clos à l’installation photographique Aimer lire, qui représente des scènes de lecture dans un espace extérieur mais limité par un précipice, Arcana Albright met au jour les interactions complexes entre temps, existence et littérature.
Les trois articles suivants étudient les expérimentations muséales de Jean-Philippe Toussaint et les autoportraits décalés qu’il livre avec humour à ses spectateurs et lecteurs.
Marie-Clémence Régnier recense les représentations des musées d’art dans les romans de Toussaint et montre que ces lieux fonctionnent le plus souvent comme des chambres noires qui révèlent au narrateur sa propre pensée. Les passages au musée, comme dans un dédale, ne valorisent guère les œuvres : les rares ekphrasis concernent des œuvres qui ne sont pas directement vues par le narrateur mais aperçues sur un écran de surveillance ou bien convoquées en surimpression analogique d’une scène. Les espaces du musée représentés sont des coulisses situées hors des salles d’exposition, comme la salle de contrôle, topos de la surveillance contemporaine. En augmentant la taille du musée par son dédale et ses coulisses, ou en le réduisant de façon métonymique à une cabine, Toussaint déploie des stratégies diverses qui révèlent plus les troubles du narrateur que les œuvres elles-mêmes.
Dans leur article intitulé « La Chaise ou comment faire basculer les assises de la réalité et de la fiction », Christophe Meurée et Maria Giovanna Petrillo explorent les facettes et variations de l’autoportrait à partir d’un objet emblématique de l’écriture, la chaise, moins décrite que la plume ou le bureau, mais toujours présente dans les reconstitutions de bureaux d’écrivains. La chaise, objet éponyme d’un opuscule publié à l’occasion de l’invitation de Jean-Philippe Toussaint au musée d’arts décoratifs de Bordeaux, fait partie des coulisses de la vie privée que l’écrivain rend visible, à la fois comme objet symbolique et comme concept, et qu’il pense à la manière d’un designer et d’un plasticien réfléchissant à sa signature. La citation et l’autocitation, pratiques de recyclages, sont interrogées comme des déplacements dans le temps.
Bruno Thibault analyse « les techniques (et les apories) de l’autoportrait chez Jean-Philippe Toussaint » à partir de plusieurs autoportraits conceptuels et intermédiaux présents dans Autoportrait (à l’étranger) (2000), La Main et le regard (2012) et Made in China (2017), qui se révèlent plus spectraux qu’introspectifs. Leur caractère spectral tient d’une part à la désincarnation propre aux vanités et d’autre part à une volonté de soumettre l’autoportrait à la soustraction en le présentant comme une vue de dos ou bien floue, comme une image absente ou médicale (IRM ou EEG). Nous rappellerons la pionnière, Meret Oppenheim avec sa Radiographie du crâne M.O réalisé en 1964, qui explore les limites de l’autoportrait et de son négatif. Bruno Thibaut montre la complexité des autoportraits retors que livre Jean-Philippe Toussaint par l’intrication de plusieurs media.
Les trois derniers articles font entrer le lecteur dans les coulisses de l’écriture grâce à l’étude du roman, La Réticence, et du site internet conçu par le romancier.
Brigitte Ferrato-Combe considère « les brouillons de La Réticence » comme des « terrains d'expérimentations ». Spécialiste en génétique textuelle, elle dirige en effet le Projet Réticence porté par l’UMR Litt&Arts de l’Université Grenoble Alpes qui a numérisé et mis en ligne les brouillons de La Réticence donnés par Jean-Philippe Toussaint et qui propose une plateforme de transcription collaborative, faisant pénétrer les chercheurs dans les coulisses de l’écriture. L’étude des brouillons permet à Brigitte Ferrato-Combe de débusquer des éléments disparus du roman publié qui surgissent et se déploient dans des romans ultérieurs, montrant le travail de création du romancier.
À partir de l’analyse de la séquence du chat mort qui ouvre le même roman, Nicolas Pien s’interroge sur le hasard de l’événement et sur son traitement narratif. Il emprunte à Lacan les notions de « tuchè » et d’ « automaton » pour tenter de définir la narration répétitive complexe qui caractérise La Réticence. Il établit également des rapprochements avec deux nouvelles de Poe, La Lettre volée et Le Chat noir, dont les motifs (la lettre et le chat), les thèmes (l’enquête et la disparition, la présence et l’absence), le statut du narrateur (enquêteur ou peu fiable) et les images utilisées semblent avoir inspiré Toussaint. Il propose ainsi diverses interprétations du rapport entre réalité et fiction, présence et absence, mises en œuvre dans ce roman expérimental.
Spécialiste en génétique textuelle, Franz Johansson analyse le site jptoussaint.com comme une création informatique et non un simple archivage d’éléments génétiques (brouillons, making of d’expositions, génétique de la traduction). Il explique ainsi l’innovation que constituent le parti pris du work in progress et la structure réticulaire du site. Cette singularité est d’autant plus nette que l’analyse distingue la pratique de l’écrivain de celles de quelques-uns de ses contemporains, pour mieux la rapprocher du cheminement de Francis Ponge. Si Jean-Philippe Toussaint évite le commentaire, il exerce bien une activité herméneutique en donnant le statut d’archive à ce qu’il choisit. Franz Johansson rapproche son geste de celui d’un critique, d’un chercheur et même d’un cuisinier. Au lieu de proposer la visite d’une cuisine biographique ou la lecture de hors-d’œuvre comme le font bon nombre de blogs d’écrivains proches d’une démarche de markéting, Toussaint invite à saisir la fonction critique d’une « hyper-œuvre », et à explorer sa construction-même.
[1] Jean-Philippe Toussaint a réalisé auparavant Monsieur en 1990 (tiré de son roman éponyme), La Sévillane en 1992 (d’après son roman L’Appareil-photo) et Berlin, 10h 46 en 1994. Il a écrit le scénario de La Salle de bain, réalisé par John Lvoff, en 1989, d’après son premier roman publié en 1985.
[2] Jean-Philippe TOUSSAINT, Made in China, Paris, Éditions de Minuit, 2017.
[3] Id., Nue, Paris, Éditions de Minuit, 2013, coll. « double » 2017.
[4] J.-P. TOUSSAINT, Faire l’amour, Éditions de Minuit, 2002, coll. « Double », 2009.
[5] Ibid., p. 11 (incipit).
[6] Ibid., p. 124.
[7] Ibid., p. 36.
[8] Ibid., p. 146 (explicit).
[9] Id., La Salle de bain, Paris, Éditions de Minuit, 1985, § 25, p. 27-30.
[10] Id., La Télévision, Paris, Éditions de Minuit, 1997, p. 161.
[11] Id., Nue, Paris, Éditions de Minuit, 2013, collection « double », 2017, p. 12, p. 21.
[12] Id., Faire l’amour, p. 130-131.
[13] Ibid., p. 551.
[14] Voir le film Genèse du titre d’une exposition, (exposition du 19 juin au 21 octobre 2019), http://www.jptoussaint.com/madd.html consulté le 8 février 2021.
[15] J.-P. TOUSSAINT, Fuir, Paris, Éditions de Minuit, 2005, p. 75.
[16] Au 51e paragraphe, le narrateur cède enfin à la promenade touristique : « L’église – Saint-Marc – était sombre. Je suivais Edmondsson de mauvaise grâce, les mains enfoncées dans les poches de mon pardessus, faisant glisser mes semelles sur le dallage de marbre, qui gondolait. Çà et là, sur le sol, étaient des mosaïques. » Id., La Salle de bain, p. 77.
[17] Id., L’Appareil-photo, Paris, Éditions de Minuit, 1989, p. 48-49.
[18] Id., L’Urgence et la patience, Paris, Éditions de Minuit, 2012, p. 16.
[19] Id., Nue, p. 57.
[20] Il suffit d’un mot « Le mari ! » pour laisser filtrer une allusion au trio du théâtre de boulevard, la femme, l’amant et le mari.
[21] J.-P. TOUSSAINT, Nue, p. 24.
[22] Ibid., p. 154-158.
[23] Ibid., p. 67.
[24] Ibid., p. 154. Le terme d’image revient souvent (« les mêmes images estivales de Marie ») pour évoquer un passé, un souvenir « filtré », « épuré », Ibid., p. 41.
[25] Ibid., p. 156.
[26] Référence est faite au détail iconique de Daniel Arasse, différencié du détail littéraire dans L’Urgence et la patience, 2012, p. 38.
[27] Ibid., p. 157.
[28] Ibid., p. 158. Il s’agit non de L’Annonciation de San Martino alla Scala mais de l’Annonciation du Cestello (1489-1490). Toutes deux sont conservées aux Offices.
[29] Ibid.
[30] Georges DIDI-HUBERMAN, Devant le temps, Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 2000.
[31] J.-P. TOUSSAINT, Nue, p. 168.
[32] Ibid., p. 60.
Isabelle ROUSSEL-GILLET
Évelyne THOIZET
Université d’Artois, Textes & Cultures UR 4028
DIDI-HUBERMAN, Georges, Devant le temps, Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 2000.
TOUSSAINT, Jean-Philippe, La Salle de bain, Paris, Éditions de Minuit, 1985.
—, L’Appareil-photo, Paris, Éditions de Minuit, 1989.
—, La Télévision, Paris, Éditions de Minuit, 1997.
—, Faire l’amour, Éditions de Minuit, 2002, coll. « Double », 2009.
—, L’Urgence et la patience, Paris, Éditions de Minuit, 2012.
—, Made in China, Paris, Éditions de Minuit, 2017.
—, Nue, Paris, Éditions de Minuit, 2013, coll. « double » 2017.