À qui a goûté la fluidité des Confessions ou l’élégance aérienne des Rêveries, les Dialogues peuvent sembler rébarbatifs, indigestes, asphyxiants, soporifiques. Le centre du triptyque autobiographique de Rousseau est méconnu, presque maudit. Les trois Dialogues, sous-titrés Rousseau juge de Jean-Jacques, prennent en effet pour objet le complot dont il s’estime victime depuis près de deux décennies. Tout le monde, affirme-t-il, le persécute : les philosophes, le pouvoir, l’Église, tout Paris, toute la France, et, dit-il, « la ligue est universelle, sans exception, sans retour »1. Où qu’il aille, quoi qu’il fasse, il est observé, écouté, surveillé, menacé, agressé, ostracisé. Les trois Dialogues sont sa réponse : la défense et illustration d’une victime, d’un innocent, d’un être vertueux que l’on s’emploie à dépeindre comme un monstre.
Si d’A***. [Alembert] ou D***. [Diderot] s’avisaient d’affirmer aujourd’hui qu’il a deux têtes, en le voyant passer demain dans la rue tout le monde lui verrait deux têtes très distinctement, et chacun serait très surpris de n’avoir pas aperçu plutôt cette monstruosité2.
En réalité, il a effectivement deux têtes – dans le texte – et même trois têtes, car les Dialogues mettent en scène trois personnages : Rousseau, Jean-Jacques, le Français.
Rousseau et le Français – c’est-à-dire l’opinion publique – discutent de Jean-Jacques. Dans le premier Dialogue, le Français croit en la réputation exécrable de Jean-Jacques (dans le texte : J.J.). Rousseau défend J.J. et conclut, avec le Français, qu’il faut aller voir J.J. et le lire avant de porter un jugement. Dans le deuxième Dialogue, Rousseau est allé chez J.J., il s’est invité chez lui, dans son intimité. Il lui a parlé et rapporte ses propos. Peu à peu, il le réhabilite. Le Français, de son côté, dans le troisième Dialogue, a lu J.J. et commente ses œuvres avec Rousseau. Tous deux finissent par conclure que J.J. est quelqu’un de délicieux qui ne mérite pas le sort qu’on lui inflige.
Le texte, dont la rédaction s’étale de 1772 à 1776, est un enchevêtrement de raisonnements, d’arguments obsessionnels, d’anecdotes kafkaïennes et de soliloques paranoïdes. Jean-Jacques Rousseau s’y démultiplie non seulement en trois personnages, mais en images idéales et/ou infamantes de lui-même. L’énonciation y est mobile, fuyante, incertaine. Les développements sont interrompus, brouillés, creusés d’apories, empoisonnés des sophismes les plus brillants et des pétitions de principe les plus suspectes. Et tout cela dans la plus belle langue française du monde. L’auteur des Confessions (prudente périphrase) poursuit son autoportrait3 et défend, face à ses accusateurs et persécuteurs, les « charmes de l’intimité »4 dans un monde où celle-ci lui est interdite.
Il faut avouer que la destinée de cet homme a des singularités bien frappantes : sa vie est coupée en deux parties qui semblent appartenir à deux individus différents, dont l’époque qui les sépare, c’est-à-dire le temps où il a publié des livres marque la mort de l’un et la naissance de l’autre5.
Cette bipartition chronologique de l’être prélude à sa bipartition psychique : « J.J. est un homme paisible et doux », son cœur « est fait pour s’attacher », mais il publie des livres et devient, pour ses contemporains, « un homme dur, farouche et noir » qui « se fait abhorrer de tout le monde qu’il fuit et, dans son affreuse misanthropie, ne se plaît qu’à marquer sa haine pour le genre humain »6. Ce « monstre » – le mot revient à intervalles réguliers7 – est l’image sociale de J.J. : une créature fabriquée par ses ennemis, que Rousseau décrit avec une complaisance à la fois horrifiée et jouissive.
L’hydre a donc quatre têtes : Rousseau, qui mène le débat sur J.J., qui lui-même est bicéphale : le vrai J.J., qu’il va aller voir, et le faux J.J., celui des ragots et des calomnies ; le Français serait une quatrième instance de parole qui évolue du faux au vrai J.J. sous la houlette rhétorique de Rousseau, tous les quatre étant des produits dérivés de Jean-Jacques Rousseau (une cinquième tête ?).
Quelle est donc la vérité de l’auteur des Rêveries ? Pour reprendre un titre de Diderot, donc de l’ennemi, est-il bon ? est-il méchant ? Comment parvient-il à persister dans le « sentiment intime » de lui-même quand, au prisme de la page, il ne cesse de se diffracter ? C’est cet affrontement de l’intime et du complot que nous nous proposons de retracer ici.
Le complot ne laisse en effet à Rousseau – c’est-à-dire à Jean-Jacques, à J.J. et à Jean-Jacques Rousseau – aucun espace :
Dès qu’il s’établit quelque part, ce qu’on sait toujours d’avance, les murs, les planchers, les serrures, tout est disposé autour de lui pour la fin qu’on se propose, et l’on n’oublie pas de l’envoisiner convenablement ; c’est-à-dire de mouches venimeuses, de fourbes adroits et de filles accortes à qui l’on a bien fait leur leçon. C’est une chose assez plaisante de voir les barboteuses de nos Messieurs prendre des airs de Vierge pour tâcher d’aborder cet ours. Mais ce ne sont pas apparemment des Vierges qu’il lui faut […]8.
J.J. ne peut avoir ni repli ni répit loin de ses persécuteurs, qu’il nomme « ces Messieurs », comme dans Sade9. « Ces Messieurs » exercent autour de lui, sur lui, une « vigilance » de tous les instants. J.J. voit « creus[er] sous ses pas de nombreux souterrains », il est entouré de « triples murs de ténèbres »10, et surtout « des yeux perçants sont sans cesse ouverts sur [lui] »11 : Big Brother rue Plâtrière12. « Un immense appareil de machines »13 le surveille en permanence. La métaphorisation perpétuelle du sentiment de persécution assure la construction d’un espace menaçant que l’homme traqué ne peut fuir. Pour Rousseau, c’est-à-dire pour Jean-Jacques, par conséquent pour J.J., ces « machines » sont autant de machinations. Le complot se démultiplie en une infinité de micro-complots qui envahissent son quotidien.
S’il entre en quelque lieu public il y est regardé et traité comme un pestiféré : tout le monde l’entoure et le fixe, mais en s’écartant de lui et sans lui parler, seulement pour lui servir de barrière, et s’il ose parler lui-même et qu’on daigne lui répondre, c’est toujours ou par un mensonge ou en éludant ses questions d’un ton si rude et si méprisant qu’il perde l’envie d’en faire. Au parterre on a grand soin de le recommander à ceux qui l’entourent, et de placer toujours à ses côtés une garde ou un sergent qui parle ainsi fort clairement de lui sans rien dire. On l’a montré, signalé, recommandé partout aux facteurs, aux commis, aux gardes, aux mouches, aux Savoyards, dans tous les spectacles, dans tous les cafés, aux barbiers, aux marchands, aux colporteurs, aux libraires14.
Le but est de « le faire chasser de tous les asiles les plus reculés, les plus solitaires »15, de lui rendre la vie odieuse par tous les moyens, de ne lui laisser aucun repos et d’accroître sa solitude au point qu’il soit « plus seul au milieu de Paris que Robinson dans son île »16. Tous ceux qui l’entourent, toute la ville, « toute la génération présente »17, tout le monde sait et lui fait savoir qu’il est un être abject, digne de subir fantasmatiquement les plus cruels châtiments.
Figurez-vous des gens qui commencent par se mettre chacun un bon masque bien attaché, qui s’arment de fer jusqu’aux dents, qui surprennent ensuite leur ennemi, le saisissent par derrière, le mettent nu, lui lient le corps, les bras, les mains, les pieds, la tête, de façon qu’il ne puisse remuer, lui mettent un bâillon dans la bouche, lui crèvent les yeux, l’étendent à terre, et passent enfin leur noble vie à le massacrer doucement de peur que mourant de ses blessures il ne cesse trop tôt de les sentir18.
Voilà enfin J.J. « enfermé vif dans un cercueil »19, le dernier lieu d’intimité, on en conviendra, mais où il n’échappe toujours pas à ces Messieurs.
On peut ainsi reconstituer le processus d’annihilation d’un homme par la collectivité. En réalité, dans chaque Dialogue les étapes se mélangent, s’entrechoquent dans un désordre qui témoigne de quatre années de crise. L’œuvre est inconstruite, spasmodique, labyrinthique ; des cycles d’images la traversent, toute une inflation rhétorique20 qui la rend sinueuse, oppressante, obsessionnelle. Les Dialogues sont un symptôme.
La maladie dont souffre leur auteur s’appelle les Autres. Que lui reproche-t-on ?
D’abord d’être un plagiaire : le Devin du village est fait d’emprunts, et son auteur est un « charlatan » et un « pillard »21. Puis d’être un empoisonneur : il empoisonne les consciences avec ses livres, « immense compilation de préceptes de vertu rédigés par un coquin »22, dit le Français, mais aussi, au sens propre, ses amis23. Ensuite, d’être un satyre, un danger pour les jeunes filles.
Cet Auteur putatif, reconnu par toutes les preuves que vous m’avez fournies le plus crapuleux, le plus vil débauché qui puisse exister, a passé sa vie avec les traînées des rues dans les plus infâmes réduits, il est hébété de débauche, il est pourri de vérole, et vous voulez qu’il ait écrit ces inimitables lettres pleines de cet amour si brûlant et si pur qui ne germa jamais que dans des cœurs aussi chastes que tendres ?24
Enfin, il a abandonné ses enfants25.
Ainsi, tout démontre que J.J. « depuis quarante ans masquait l’âme d’un scélérat sous les dehors d’un honnête homme »26. Alors pourquoi ne l’arrête-t-on pas ? Pourquoi ne le juge-t-on pas ? La réponse est claire : parce qu’on veut le pousser au suicide27. Comme dans tout système totalitaire ou concentrationnaire, c’est par la perte de toute intimité que l’on veut briser J.J. Aussi faudrait-il lire les Dialogues au regard de L’Archipel du Goulag, où Soljenitsyne montre que le prisonnier ne s’appartient plus : tout espace privé, secret, protégé, jusqu’à son corps lui-même, lui est interdit.
Ce dont on accuse J.J. a beau être absurde, la machine à broyer la psyché se met en marche. Une phrase du premier Dialogue est du pur stalinisme : « Quand J.J. n’aurait commis aucun crime, il n’en serait pas moins capable de tous »28. La société se doit donc de le tenir à l’œil et de tout faire pour l’empêcher de nuire.
Comment mettre fin aux accusations ? Comment savoir qui est vraiment J.J. ? En prenant le système à son propre piège : Rousseau va se rendre chez J.J., ce danger public ; il va vivre chez lui, avec lui pendant quelque temps ; il va l’observer, le faire parler, l’écouter, en un mot il va l’espionner, mais pour son bien. En d’autres termes, Rousseau va fracturer l’intimité de J.J., comme les persécuteurs, mais pour le connaître tel qu’il est. Nous pénétrons donc avec lui rue Plâtrière, nous entrons dans l’antre du monstre.
On appréciera le paradoxe de la situation : Rousseau laisse entrer chez lui un inconnu qui est lui-même et qui déclare :
Par l’heureux effet de ma franchise j’avais l’occasion la plus rare et la plus sûre de bien connaître un homme, qui est de l’étudier à loisir dans sa vie privée et vivant pour ainsi dire avec lui-même : car il se livra sans réserve et me rendit aussi maître chez lui que chez moi29.
Commence alors, dans le deuxième Dialogue, un long récit qui contient d’incroyables révélations : « J’ai vu dans sa petite cuisine un réchaud, des cafetières de fer blanc, des plats, des pots, des écuelles de terre »30. On y trouve même « des petites boîtes », qui contiennent à coup sûr des poisons. Cette exploration de l’intimité matérielle sert de prélude à une exploration de la psyché de l’habitant des lieux : examen méticuleux des traits de son caractère, analyse de ses réactions, histoire de sa sensibilité, stratigraphie de sa vie intérieure.
L’objet des Dialogues est donc double : l’œuvre est une réponse aux accusateurs, détracteurs et calomniateurs de tous poils, mais aussi l’éloge de ce que Rousseau (l’auteur et/ou son personnage) appelle le « sentiment intime »31. Le mot « intimité » est apparu dès les Confessions, le plus souvent en contexte sentimental. Il est associé à Mme de Warens, lorsque Rousseau évoque « cette intimité des cœurs qui fut toujours la plus douce jouissance du mien »32 ; puis à Thérèse, sa compagne : « Cette douce intimité me tenait lieu de tout », hyperbole qui devient plus loin exaltation : « Amitié, confiance, intimité, douceur d’âme, que vos assaisonnements sont délicieux »33 ; enfin à Sophie d’Houdetot, avec qui il vit « une intimité presque sans exemple entre deux amis de différents sexes »34. C’est à ce noyau même de l’être et de la vie que s’attaquent « ces Messieurs » : si l’« intimité » est féminine, le complot dans les Dialogues est exclusivement masculin.
Quelle que soit la réalité historique du complot, Rousseau ne peut lutter contre ses persécuteurs. L’espace, la parole, l’affect, tout est pour lui saturé d’ennemis35. Il lui faut donc trouver un lieu, au sens propre et au sens figuré, où il puisse échapper à ses agresseurs. Ce lieu sera tout d’abord, si l’on ose dire, la marche à pied : la mobilité du promeneur solitaire, sa liberté d’aller où bon lui semble, sans itinéraire préétabli, lui permet d’échapper au réseau de pièges dont il est environné. Mais ce lieu sera aussi la page où peut se déployer une parole sans entraves dans les Dialogues, puis dans les Rêveries : des textes écrits pour personne, publiés après la mort de l’auteur, et que Dieu lui-même refuse de lire : lorsque Rousseau veut déposer les Dialogues sur l’autel de Notre-Dame, la grille du chœur, ce jour-là, est fermée. Le 24 févier 1776, « je crus dans mon premier transport, écrit Rousseau, voir concourir le Ciel même à l’œuvre d’iniquité des hommes »36. La commotion est terrible, et Rousseau erre dans Paris jusqu’à la nuit, « hébété de douleur » et abominablement seul.
Enfin, le lieu affectif qui le sauve de ses ennemis sera l’amour de soi, ce centre occulte et rayonnant de sa psyché qu’il nomme le « sentiment intime ».
L’amour de soi n’est pas l’amour-propre. Celui-ci, en effet, est « un sentiment relatif par lequel on se compare, qui demande des préférences, dont la jouissance est purement négative, et qui ne cherche plus à se satisfaire par notre propre bien, mais seulement par le mal d’autrui »37. Ce sentiment est une perversion de l’amour de soi, lequel ne veut, au contraire, ni conquérir ni convaincre, et ne cherche pas à nuire. Il consiste à accepter ses inclinations, car, « les penchants de la nature étant tous bons, en s’y livrant ils sont bons eux-mêmes »38, tautologie qui ferme l’être sur lui-même pour le protéger des autres. L’amour de soi est un « art de jouir », de jouir de soi et de jouir de peu. On retrouve ici le goût des plaisirs simples qui traverse déjà les Confessions et s’épanouira dans les Rêveries. Ceux qui les cultivent, affirme Rousseau, sont « bornés par la nature et par la raison »39 ; ils vivent dans « un monde enchanté » où ils ne doivent rien à personne et dont personne ne peut les déposséder.
Le « sentiment intime » est l’antidote au complot. Comme dans les Confessions, il consiste en micro-bonheurs, en jouissances minimales, mais aussi en une discrète euphorie qui naît au contact d’êtres simples, animaux compris.
Il est passionné pour le chant du rossignol, il aime les gémissements de la tourterelle et les a parfaitement imités dans l’accompagnement d’un de ses airs : les regrets qui tiennent à l’attachement l’intéressent. Sa passion la plus vive et la plus vaine était d’être aimé ; il croyait se sentir fait pour l’être : il satisfait du moins cette fantaisie avec les animaux. Toujours il prodigua son temps et ses soins à les attirer, à les caresser ; il était l’ami, presque l’esclave de son chien, de sa chatte, de ses serins : il avait des pigeons qui le suivaient partout, qui lui volaient sur les bras, sur la tête jusqu’à l’importunité : il apprivoisait les oiseaux, les poissons, avec une patience incroyable, et il est parvenu à Monquin à faire nicher des hirondelles dans sa chambre avec tant de confiance, qu’elles s’y laissaient même enfermer sans s’effaroucher40.
Dans les Confessions, Rousseau évoque les soupers de pain et de fromage avec Thérèse, qui ne sait ni lire ni compter : c’est là pour lui le meilleur de la vie, que nul ne pourra lui prendre. Aux antipodes de cette épiphanie des cœurs purs, on placera le fiasco sexuel avec la courtisane vénitienne Zulietta, qui lui conseille, au propre comme au figuré, d’aller se rhabiller et de s’intéresser plutôt aux mathématiques qu’aux femmes41. Dans le premier cas, l’amour de soi est partagé et se renforce de la présence de l’autre42 ; dans le second, l’amour-propre connaît une mortification comme « ces Messieurs », plus tard, sauront en infliger. L’intimité, chez Rousseau, est une expansion de l’amour de soi : un bonheur vécu dans la transparence et l’union des cœurs, comme dans La Nouvelle Héloïse.
J.J. « avait jadis joui des douceurs de l’intimité en homme dont le cœur était fait pour elle »43. Ces « douceurs », ce sont les jours passés aux Charmettes, près de Chambéry, avec Mme de Warens ; c’est le bonheur à l’Ermitage avant la conflagration passionnelle causée par Sophie d’Houdetot ; ce sont les jours de paix sur l’île Saint-Pierre où l’homme traqué regarde courir des lapins. Les Charmettes, l’Ermitage, l’île Saint-Pierre sont autant de lieux privilégiés, loin des politesses hypocrites du monde, car « il n’y a de véritable effusion que dans le tête-à-tête », dans « l’intimité délicieuse qui fait la jouissance de l’amitié »44. Tout Clarens est dans cette jouissance, et, en amont, l’admirable Essai sur l’origine des langues, où l’on chante et danse autour des sources45, à des années-lumière des miasmes de la rue Plâtrière.
Dans le chapitre IX de l’Essai, nous assistons en quelques paragraphes à la création du monde, à la formation des premières communautés humaines, pour qui se pose le problème vital de l’eau : l’« art humain » domestique les fleuves, creuse des canaux, mais « dans les grandes plaines dépourvues de rivières et dont le sol n’a pas assez de pente on n’a d’autre ressource que les puits »46. D’où la nécessité, pour les hommes, de « s’accorder » pour les creuser, prétexte à une méditation, proche de celle du Discours sur l’inégalité, sur les premiers temps du monde :
Là se formèrent les premiers liens des familles ; là furent les premiers rendez-vous des deux sexes. Les jeunes filles venaient chercher de l’eau pour le ménage, les jeunes hommes venaient abreuver leurs troupeaux. Là des yeux accoutumés aux mêmes objets dès l’enfance commencèrent d’en voir de plus doux. Le cœur s’émut à ces nouveaux objets, un attrait inconnu le rendit moins sauvage, il sentit le plaisir de n’être pas seul47.
Suit le récit des « premières fêtes », où, par amour, on apprend à se parler, on danse, on chante, emporté par « le plaisir et le désir ». Nous sommes dans une utopie à rebours, un monde premier, heureux, uni dans l’euphorie : « Là fut enfin le vrai berceau des peuples, et du pur cristal des fontaines sortirent les premiers feux de l’amour ». L’idylle est en accord avec la fraîcheur et la vitalité des eaux. Dans cet âge d’or, les sentiments sont simples, immédiats, et pour les communiquer on commence à les formuler : les premiers chants furent amoureux.
Les premières langues, filles du plaisir et non du besoin, portèrent longtemps l’enseigne de leur père ; leur accent séducteur ne s’effaça qu’avec les sentiments qui les avaient fait naître, lorsque de nouveaux besoins introduits parmi les hommes forcèrent chacun de ne songer qu’à lui-même et de retirer son cœur au-dedans de lui48.
Retirer son cœur au-dedans de soi : n’est-ce pas là une définition de l’amour de soi ? S’il est le fruit d’une déchéance, il est aussi l’accomplissement du Moi. La société s’est perdue, mais l’individu qui n’a pas été emporté par le marasme trouve désormais en lui-même la force d’être. La communion des cœurs n’est plus, cette communion dont Rousseau cherche à recréer la musique dans La Nouvelle Héloïse – entre autres par les chants amœbées grâce auxquels Julie et Saint-Preux se déclarent leur amour – mais la compagnie de quelques êtres rares permet de jouir encore, au sein d’un monde hostile, de l’euphorie originelle.
Rousseau n’a cessé de cultiver ces moments d’intimité avec soi-même et quelques « êtres selon [son] cœur », moments rares où l’amour de soi peut s’épancher et où l’individu rayonne comme aux premiers temps du monde, en parfaite harmonie avec lui-même, avec les autres, avec le monde. Dans les Dialogues, c’est-à-dire dans le labyrinthe oppressant du monde urbain49, il rêve encore malgré les avanies, les menaces et les injures, d’une « intimité parfaite », en homme « né pour de vrais attachements »50. C’est là une auto-utopie, le point oméga de son affectivité :
Il passa sa vie à jeter son cœur dans ceux qu’il crut s’ouvrir pour le recevoir, à croire avoir trouvé ce qu’il cherchait, et à se désabuser. Durant sa jeunesse il trouva des âmes bonnes et simples, mais sans chaleur et sans énergie. Dans son âge mûr, il trouva des esprits vifs, éclairés et fins, mais faux doubles et méchants, qui parurent l’aimer tant qu’ils eurent la première place, mais qui dès qu’ils s’en crurent offusqués n’usèrent de sa confiance que pour l’accabler d’opprobres de malheurs. Enfin, se voyant devenu la risée et le jouet de son siècle sans savoir comment ni pourquoi, il comprit que vieillissant dans la haine publique il n’avait plus rien à espérer des hommes, et se trompant trop tard des illusions qui l’avaient abusé si longtemps il se livra tout entier à celles qu’il pouvait réaliser tous les jours, et finit par nourrir de ses seules chimères son cœur que le besoin d’aimer avait toujours dévoré. Tous ses goûts, toutes ses passions ont ainsi leurs objets dans une autre sphère51.
Le complot est la réponse du monde au sentiment solipsiste de soi et à son expansion rêvée. L’homme qui n’aime qu’aimer se voit opposer « une haine […] active, ardente, infatigable », il est environné de « fourbes » qui essaient de « forcer sa porte [avec] la férocité des tigres et la flexibilité des serpents »52, qu’on opposera aux animaux bienveillants rencontrés plus haut.
J.J. n’a pas joué le jeu : dès lors, « tout est contre lui, le pouvoir, la ruse, l’argent, l’intrigue, le temps, les préjugés »53. C’est là un cycle sans fin : plus l’amour de soi est intense, plus le complot s’intensifie, et avec lui la souffrance psychique, une souffrance si insupportable que Rousseau va tenter de distribuer dans les rues des billets intitulés « À tout Français aimant encore la justice et la vérité »54, billets où l’homme en plein délire accuse les Français de « délire »55. Tel est le dernier face à face où nous entraînent les Dialogues, dans une folie raisonnée, rhétorique et rédhibitoire.
*
24 octobre 1776 : accident de Ménilmontant. Le vieillard est renversé par un grand Danois qui court devant un carrosse. On le relève à moitié mort, et il écrit la deuxième Promenade des Rêveries du promeneur solitaire, où comme Montaigne dans le chapitre VI du livre II des Essais, « De l’exercitation », il raconte son retour à la fois douloureux et délicieux à la conscience.
Tout se passe comme si cet accident avait matérialisé le complot, comme si le choc avait été la preuve physique de l’agression psychique subie depuis des années. Il lui reste deux ans à vivre : il ne lutte plus et s’abandonne à cette rêverie dont il fait l’éloge dans les Dialogues : « tirer de [soi]-même la jouissance et le bonheur que tous les autres vont chercher si loin derrière eux »56, telle sera désormais sa règle de vie. Tout son espace est envahi, mais le centre reste intact, le cœur vivant, inaccessible, de l’individu.
Dans la rêverie, écrit-il, on n’est pas « obligé de penser », « on jouit sans agir »57. Cet en deçà de la réflexion, en amont de tout raisonnement, est l’essence même de l’intime : « L’essence de mon être est-elle dans leurs regards ? »58, s’interroge-t-il, et cette question lui sauve la vie.
L’intime est donc ontologique : l’être avant et après les autres, avant et après l’écriture, avant et après la folie.
[1] Et il ajoute : « je suis sûr d’achever mes jours dans cette affreuse proscription sans jamais en pénétrer le mystère » (Les Rêveries du promeneur solitaire, Huitième promenade, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1959, tome I, p. 1077).
[2] On utilise ici l’édition d’Érik Leborgne des Dialogues, Paris, GF Flammarion, 1999 ; ici, p. 392. « N’avoir pas aperçu plutôt… » : sic.
[3] Sur cet aspect des Dialogues, voir Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, collection Tel, 1971, p. 216-239, « Les problèmes de l’autobiographie ».
[4] Dialogues, p. 75. « Peu propre aux grandes sociétés par son humeur timide et son naturel tranquille, il aima la retraite, non pour y vivre seul, mais pour y joindre les douceurs de l’étude aux charmes de l’intimité ».
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Et reviendra en écho dans les Rêveries : « Moi qui me sentais digne d’amour et d’estime, moi qui me croyais honoré, chéri comme je méritais de l’être, je me vis travesti tout d’un coup en un monstre affreux tel qu’il n’en exista jamais » (Les Rêveries du promeneur solitaire, op. cit., p. 1076). Ce qui est admirable, dans le passage des Dialogues aux Rêveries, c’est la décantation de la persécution au profit d’une sagesse qui permet de la tenir à distance.
[8] Dialogues, p. 115. Les « mouches » sont les espions qui surveillent J.J.
[9] « Puisque ces messieurs aiment tant ces drôleries-là… », Les 120 journées de Sodome, Sixième journée, Paris, 10-18, 1975, tome I, p. 209.
[10] Dialogues, p. 160.
[11] Dialogues, p. 161.
[12] La rue Plâtrière, derrière l’église Saint-Eustache, est devenue la rue Jean-Jacques Rousseau ; une plaque a été posée sur l’immeuble où l’écrivain a vécu.
[13] Dialogues, p. 161. Comme dans les Mémoires de Saint-Simon, le mot est synonyme d’intrigues.
[14] Dialogues, p. 117. Les « Savoyards » sont les petits ramoneurs qui vont de rue en rue, de maison en maison.
[15] Dialogues, p. 162.
[16] Dialogues, p. 242. Rappelons que Robinson Crusoé est le seul livre dont Rousseau recommande la lecture à Émile.
[17] Dialogues, p. 303.
[18] Dialogues, p. 165.
[19] Dialogues, p. 243. L’image revient dans l’« Histoire du précédent écrit » qui suit le troisième Dialogue : « Dans le raffinement de leur barbarie, ils ont trouvé l’art de me faire souffrir une longue mort en me tenant enterré tout vif », p. 420.
[20] Triomphe de l’hyperbole, en particulier, sous toutes les formes qu’elle peut prendre : superlatifs, adjectifs axiologiques, adverbes d’intensité… Il en est de même dans La Nouvelle Héloïse, mais dans une perspective lyrique. Si le lecteur en est exalté dans le roman, il en est effaré dans les Dialogues.
[21] Dialogues, respectivement p. 83 et p. 85.
[22] Dialogues, p. 99.
[23] Dialogues, p. 196. « Comment ! vous y mangiez aussi ? » demande le Français à Rousseau dans le deuxième Dialogue. « Quelles précautions avez-vous donc prises pour que ce fût impunément ? » La réputation d’empoisonneur de Rousseau est aussi ancienne que son goût pour la botanique, qui apprend à reconnaître les simples : « Ô la savante, la méthodique marche que d’apprendre la botanique pour se faire empoisonneur ! », s’exclamera plus loin le Français (p. 252).
[24] Dialogues, p. 88. Allusion à La Nouvelle Héloïse.
[25] Dialogues, p. 104. Voltaire, dans Le Sentiment des citoyens, publié anonymement en 1764, avait appris à toute l’Europe le grand secret de Rousseau, qu’il tenait d’une indiscrétion du médecin Tronchin. Le texte, franchement odieux, finit par demander la mise à mort de Rousseau.
[26] Ibid.
[27] Dialogues, p. 340. Comment ne pas penser ici au Procès de Kafka et à la version cinématographique d’Orson Welles ? On croyait fermement, au début du XIXe siècle, que Rousseau s’était suicidé.
[28] Dialogues, p. 147. « On ne le punit ni d’un délit ni d’un autre, poursuit le Français, mais on l’abhorre comme les couvant tous dans son cœur ».
[29] Dialogues, p. 196. À la fin du roman de Soljenitsyne Le Premier cercle, on arrête et on envoie en Sibérie deux personnes : la première parce qu’elle est coupable, la deuxième – qui est innocente – parce qu’elle aurait pu l’être.
[30] Dialogues, p. 252. « Il n’en faut pas davantage pour empoisonner tout le genre humain », commente le Français.
[31] Dialogues, p. 70.
[32] Les Confessions, édition de François Raviez, Paris, Classiques de Poche, 2012, tome I, p. 402 (livre I).
[33] Les Confessions, op. cit., tome II, p. 88 (livre VII) et 118 (livre VIII). L’exaltation est justifiée par le menu des « petits soupers » avec Thérèse : « un quartier de gros pain, quelques cerises, un petit morceau de fromage, et un demi-setier de vin que nous buvions à nous deux ». Il retrouve ce ton exalté dans le livre XI : « Ô amitié, rapport des cœurs, habitude, intimité » (p. 423). Notons que les mets de l’intimité, qu’il déguste avec Thérèse, sont, pour le public qui entendra Rousseau lire les Confessions en décembre 1770, une provocation alimentaire. L’éloge d’une pauvreté heureuse est critique implicite de la corruption du goût chez « les heureux du monde », pour reprendre un titre d’Edith Wharton.
[34] Les Confessions, op. cit., tome II, p. 238 (livre IX).
[35] Sur ce combat (mental) au quotidien, voir l’article de Jean-Marie Goulemot, « Stratégies et positions dans les Dialogues de Rousseau juge de Jean-Jacques », Cahiers d’histoire des littératures romanes (Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte), n°3, 1979, p. 113-121.
[36] Dialogues, p. 414.
[37] Dialogues, p. 68.
[38] Dialogues, p. 69.
[39] Dialogues, p. 70.
[40] Dialogues, p. 295. C’est là un portrait de J.J. en saint François d’Assise. Dans le bouddhisme tibétain, les oiseaux venaient spontanément se poser sur le XVIIe Karmapa, chef de la lignée kagyü. On peut aussi évoquer une photo du pape François, sur la place Saint-Pierre, et de la colombe qui vient se poser sur sa main levée.
[41] « Zanetto, lascia le donne e studia la matematica », Les Confessions, op. cit., tome II, p. 73 (livre VII).
[42] Par l’amour de soi, écrit Jean Starobinski, op. cit., p. 249, « notre existence s’affirme innocemment : l’amour de soi ne tient compte que du moi, il ignore la différence de l’autre et par conséquent ne peut s’opposer activement à autrui. Mais dès qu’autrui apparaît dans le champ de notre jugement, nous sommes la proie de l’amour-propre, nous nous comparons, et le mal devient possible ».
[43] Dialogues, p. 198.
[44] Dialogues, p. 227.
[45] Voir Jean Starobinski, « Rousseau et l’origine des langues », in Rousseau. La Transparence et l’obstacle, op. cit., p. 356-379. L’Essai et les Dialogues sont aux antipodes l’un de l’autre : d’un côté, un monde où l’on ne parle pas encore, mais où l’on danse autour du « pur cristal des fontaines » ; de l’autre, les « ténèbres » d’un Paris hanté de malveillance.
[46] Essai sur l’origine des langues, in Œuvres complètes, op. cit., tome III, p. 405. Nous modernisons la graphie.
[47] Ibid., p. 406.
[48] Ibid., p. 407.
[49] Le Paris des Dialogues est celui du premier voyage, en juillet 1742 : « de petites rues sales et puantes, de vilaines maisons noires » ; voir Les Confessions, op. cit., tome I, p. 255-256 (livre IV).
[50] Dialogues, p. 236.
[51] Dialogues, p. 235.
[52] Respectivement Dialogues, p. 308, p. 333 et p. 334.
[53] Dialogues, p. 378.
[54] Dialogues, p. 425.
[55] Dialogues, p. 426. « Français, on vous tient dans un délire qui ne cessera pas de mon vivant ».
[56] Dialogues, p. 133.
[57] Dialogues, p. 263.
[58] Dialogues, p. 420.
Résumé
Les Dialogues sont le récit d’une obsession : Rousseau se décrit persécuté par ses ennemis, victime dans sa vie quotidienne et dans sa vie d’écrivain d’ennemis prêts à tout pour le rendre fou et le conduire au suicide. Il imagine une conversation à trois personnages (Rousseau, Jean-Jacques et le Français) qui lui permet de répondre aux accusations et de montrer sa vraie nature. Il fait alors l’éloge de l’intimité, réponse d’un cœur pur aux agressions de la vie sociale, retour sur lui-même et plaisir utopique de vivre d’une vie essentielle et vraie.
Abstract
The Dialogues are the story of an obsession: Rousseau describes himself persecuted by his enemies, victim in his daily life and in his life as a writer of enemies ready to do anything to drive him crazy and lead him to suicide. He imagines a conversation with three characters (Rousseau, Jean-Jacques an the French) which allows him to answer the accusations and to show his true nature. He then praises privacy, a pure heart’s response to the aggressions of social life, a return to himself and the utopian pleasure of living an essential and true life.
François RAVIEZ
Univ-Artois, UR 4028, Textes et Cultures, F-62000 Arras, France
Berchtold, Jacques, « Jean-Jacques dans le taureau de Phalaris. Mythologisation du moi-victime et modèles d’identité dans Rousseau juge de Jean-Jacques », in Antiquitates Renatae. Festschrift für Renate Böschenstein zum 65. Geburstag, Königshausen und Neumann, 1999, p. 149-164.
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Lejeune, Philippe, Je est un autre. L’autobiographie de la littérature aux médias, Paris, Seuil, 1980.
Starobinski, Jean, Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, collection Tel, 1971.