Il paraît nécessaire, à l’orée de cette réflexion sur la dimension intime des Mémoires de Saint-Simon, de s’interroger sur les caractéristiques de la première personne qui y est employée, des milliers de pages durant : qui est le je des Mémoires ? L’on peut tout d’abord répondre qu’il s’agit d’un témoin privilégié de la vie de cour versaillaise des dernières décennies du règne de Louis XIV (1691-1715) et de la Régence de Philippe d’Orléans (1715-1723). Saint-Simon ne se contenta cependant pas d’être un spectateur passif de la grande liturgie curiale mise en place par le Roi-Soleil, et la première personne employée dans le texte est aussi celle d’un homme qui, en bien des occasions, entendit se mêler des affaires de son temps et fut un acteur, voire un intrigant, au sein de cette vie de cour dont il se fit après coup le plus passionné des anatomistes. Saint-Simon ne fut en outre pas un témoin ni un acteur quelconque ; il ne fut pas même un aristocrate parmi d’autres : le je des Mémoires est celui d’un duc et pair de France. Il s’agit du plus haut titre de noblesse du Royaume, immédiatement après celui de prince du sang, et c’est un point essentiel : il existe un « ethos aristocratique » de Saint-Simon, ainsi que l’a bien montré Juliette Nollez1. Mais, ultimement, Saint-Simon n’est représentatif que de lui-même. Sa « ducomanie » – comme on l’a parfois appelée à la suite de Stendhal – n’est pas celle de tous les ducs et pairs du Royaume, loin s’en faut. Il y a en effet une profonde idiosyncrasie du je saint-simonien, qui ne saurait se réduire à son identité d’aristocrate et qui ne s’avère in fine aucunement soluble dans telle coterie ducale.
Bref, la première personne utilisée par Saint-Simon est l’une des plus extraordinairement singulières de toute la littérature française d’Ancien Régime, et peut-être même au-delà. Et pourtant, l’on ne relèvera pas sous sa plume un quelconque discours relatif à la singularité du moi, tel qu’on le trouvera à peine un quart de siècle plus tard chez Rousseau dans les Confessions. La nature, assurément, a « brisé le moule » avec un individu tel que Saint-Simon, mais la chose n’est jamais dite de façon explicite. Le moi, chez Saint-Simon, n’est pas posé comme objet du discours, et il s’agit donc d’une différence essentielle avec les Confessions. Cette absence de discours de revendication d’une singularité, chez Saint-Simon, vaut du reste aussi bien pour le moi lui-même que pour l’œuvre, alors que l’on a bien entendu les deux chez Rousseau, qui affirme dans les premières lignes du premier livre des Confessions différer des autres hommes au point de « n’être fait comme aucun de ceux qui existent », tandis que l’œuvre elle-même est elle aussi explicitement envisagée comme unique : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur »2. Ces deux idées sont exprimées de façon conjointe dans les célébrissimes paragraphes d’ouverture du livre I.
L’application de la catégorie de l’intime aux Mémoires de Saint-Simon ne va ainsi pas de soi, et ce pour au moins deux raisons. Premièrement, Saint-Simon entend faire œuvre d’historien. Il situe sa démarche sur le terrain de ce qu’il appelle « histoire particulière », par opposition à l’« histoire universelle ». Il n’entend pas être lui-même la matière de son livre, du moins pas prioritairement ; son projet est à l’inverse de ne parler de lui que dans la mesure où il fut témoin et acteur des événements qu’il a pour dessein de relater. Deuxièmement, il se méfie de la matière amoureuse, y compris à propos des personnages autres que lui-même. Or cette dernière entretient traditionnellement un lien privilégié avec l’intime. Mais Saint-Simon n’est guère à l’aise avec la passion amoureuse, qu’il regarde avec une certaine méfiance3.
Notre pari est qu’une réflexion sur la part d’intimité contenue dans les Mémoires de Saint-Simon requiert une approche conjointe de l’ample fresque curiale et de l’expérience personnelle qui est malgré tout consignée dans les Mémoires. Aussi partirons-nous de la peinture de la cour proposée dans le texte, en nous interrogeant sur ce qui y est donné comme relevant de l’intime chez les personnages qui peuplent l’écrin versaillais de Louis XIV, pour en venir, dans un second temps, à ce que le texte laisse percevoir des sentiments intimes de son auteur.
Nous nous proposons donc, pour commencer, de faire la lumière sur la manière dont les questions de rangs suscitent dans les Mémoires les affects les plus puissants, mais aussi les plus profonds, les plus intimes. Le retentissement émotionnel des questions liées au rang fait en effet, d’un bout à l’autre de la chronique, l’objet des observations les plus attentives de la part de Saint‑Simon : les Mémoires sont peuplés de personnages qui, à l’instar de leur auteur, éprouvent au plus profond de leur chair les blessures comme les satisfactions relatives à leur dignité et à leur rang. Aussi peut-on songer, à propos de la façon dont les questions purement hiérarchiques sont paradoxalement vécues de manière intime, à la phrase d’Olivier dans Les Faux-monnayeurs de Gide : « ce que l’homme a de plus profond, c’est sa peau »4. Ce que Pascal appelle de son côté « grandeurs d’établissement »5 – par opposition aux « grandeurs naturelles » – génère en effet, chez quantité de personnages des Mémoires, comme chez le mémorialiste lui-même, les tressaillements les plus profonds en même temps que les plus puissants. Nous développerons, à l’appui de cette idée, un exemple de façon privilégiée, celui de la douleur de la duchesse d’Orléans, au moment où elle comprend que son projet de pousser le Roi à la création d’un rang d’arrière-petit-fils de France n’aboutira pas. La chose peut paraître anodine, voire dérisoire, mais il s’agit d’un épisode qui offre l’une des plus révélatrices manifestions du fait que les questions de rang et de préséance, dans l’univers versaillais tel qu’il est ressuscité par les Mémoires, relèvent de l’intime.
La psychologie des personnages de la cour n’est pas dépourvue de paradoxes ni de contradictions. La duchesse d’Orléans, fille de Louis XIV et de Mme de Montespan, a beau être une bâtarde, elle se montre elle-même particulièrement sourcilleuse en matière de rangs et de préséances. Il s’agit même là de la seule source d’ébranlement affectif du personnage. La duchesse d’Orléans est en effet l’un des exemples les plus frappants au sein des Mémoires de la façon dont les questions de rang peuvent faire l’objet des ressassements les plus obsessionnels et les plus douloureusement intimes. Épouse du duc d’Orléans, fils de Monsieur et petit-fils de Louis XIII, elle jouit du rang de petite-fille de France. Il s’agit cependant d’une dignité qu’elle ne peut transmettre à ses enfants, ce qui représente pour elle un crève-cœur et un drame d’autant plus terribles que se mêle à ces considérations une intense rivalité avec sa sœur Madame la Duchesse, mariée pour sa part au petit-fils du Grand Condé. Elle espère bien y remédier en essayant d’œuvrer à la création d’un rang inédit, celui d’« arrière-petit-fils de France ». La duchesse d’Orléans entend toutefois, afin de n’effaroucher ni le Roi ni la cour, procéder de façon progressive : elle commence par souhaiter que ses filles puissent précéder les femmes des princes du sang – et en particulier sa sœur détestée – dans les différentes situations quotidiennes de la vie de cour. Louis XIV tranche toutefois le litige en défaveur de la duchesse d’Orléans, ce qui cause chez elle un authentique effondrement intérieur, qui nous semble mériter un commentaire approfondi, tant il est emblématique des répercussions intimes des questions de rang chez les acteurs de la vie de cour. Son cas est en effet à la fois représentatif et paroxystique. Aussi a-t-il tout particulièrement retenu l’attention de Saint-Simon qui consacre une assez longue description à la douleur de la duchesse d’Orléans, qu’il dépeint, après le verdict royal, mélancoliquement vautrée dans l’obscurité de son alcôve. La duchesse d’Orléans est dévastée, et son chagrin ne passe pas. Elle s’isole, fuit le monde et les regards, recluse dans sa chambre versaillaise, puis dans le château de Saint-Cloud, ravagée par une douleur qu’elle ne parvient que très imparfaitement à dissimuler :
Mme la duchesse d’Orléans feignit une migraine pour ne voir personne, pas même Mademoiselle, qu’un moment sur le soir, qu’elle renvoya aussitôt, et qu’elle fit tenir enfermée dans sa chambre. Le lendemain, elle alla fuir le monde à Saint-Cloud, et ne vit Madame la Duchesse que le troisième jour. La douleur fut telle, que tout le monde la vit, et qu’elle fut incapable de conseil et de contrainte. Outre le chagrin d’avoir été condamnée et le dépit de voir Madame la Duchesse l’emporter, elle en sentait un autre plus intime, et dont elle n’osait faire semblant : c’était de voir, par ce seul coup, avorter tous ces projets de nom et de rang d’arrière-petits-fils de France, et de voir ses enfants bien et solidement constitués et déclarés princes du sang, sans nulle distinction des autres princes du sang ; et c’est ce qui la poignait dans le plus intime de l’âme. Elle résolut de bouder, de s’éloigner du Roi, de tenir plus que jamais Mademoiselle cachée, et de céder en tout au désespoir qui la possédait, qu’elle couvrit d’un voile de politique pour embarrasser le Roi, disait-elle, et l’obliger à en venir au mariage qu’elle désirait6. M. le duc d’Orléans, infiniment moins fâché, et, pour cette fois, beaucoup plus raisonnable qu’elle, combattait son opinion, à laquelle il fallut pourtant céder pour quelque temps7.
Cette page offre sans doute l’une des plus belles illustrations qui soit de la double idée que nous souhaitons ici mettre en évidence : l’humanité versaillaise décrite par Saint-Simon est souvent assez éloignée de l’impassibilité et de l’imperméabilité aux affects qu’a évoquées Norbert Elias dans La Société de cour8 ; cette sensibilité a par ailleurs pour objet privilégié le souci du rang. Le mémorialiste est un observateur minutieux de toutes les manifestations de la douleur de la duchesse d’Orléans, qui est causée par l’échec de sa tentative visant à obtenir pour ses filles la préséance sur les femmes des princes du sang, laquelle sonne à plus long terme le glas de tout espoir de voir créer le rang d’arrière-petit-fils de France, horizon de toutes ses menées. La palette affective mobilisée par le mémorialiste pour décrire le désarroi de la femme de son ami s’avère particulièrement riche. Il évoque bien sûr ses « larmes », mais aussi sa « douleur », son « chagrin », son « dépit », son « désespoir » et même son « aigreur »9. Au surplus, il distingue assez subtilement le caractère relativement superficiel de la déception relative à la querelle de préséance d’une part et le deuil que la duchesse d’Orléans doit faire de tout espoir de création du rang intermédiaire dont elle rêvait pour ses enfants : « c’est ce qui la poignait dans le plus intime de l’âme ». Le vocabulaire employé est précis et éloquent dans sa manière d’évoquer le caractère profond de la douleur ; il n’est en outre pas sans faire songer au fragment de l’hexamètre de Perse, intus et in cute, que Rousseau placera un quart de siècle plus tard en épigraphe de son premier livre des Confessions, puis à nouveau à l’orée de la seconde partie de son autobiographie. Le mot dépit revient à plusieurs reprises dans l’aval du texte, et quand Saint‑Simon rend quelques jours plus tard à nouveau visite à la duchesse d’Orléans, il s’aperçoit que l’intensité de la douleur n’a pas décru : « J’allais ce même jour chez M. le duc d’Orléans, qui me mena chez Mme la duchesse d’Orléans : nous la trouvâmes au lit, tout en larmes ; et ne cessa de pleurer tout le jour »10.
La cour, à l’image de la réaction de la duchesse d’Orléans, n’est donc pas sans affects. Seulement, les émotions les plus intensément ressenties ont ici pour objet une question de rang. S’agissant des textes de l’âge classique, c’est presque toujours relativement au sentiment amoureux que l’on a l’occasion d’assister au déploiement d’une telle palette affective. Le dépit, au théâtre, est le plus souvent amoureux. De même, la migraine feinte de la duchesse d’Orléans, après l’énoncé du verdict royal, n’est pas dépourvue d’analogie avec mainte scène de roman : chez Crébillon (qui écrit exactement au même moment que Saint-Simon), comme plus tard chez Laclos, l’on esquive couramment le regard du monde sous le prétexte de vapeurs et autres maux de tête. Mais il s’agit alors de ménager la possibilité d’un tête-à-tête amoureux, ou encore de se soustraire à un amant auquel on refuse de se livrer trop hâtivement : « Madame de Lursay se plaignait de la migraine : tout imbécile que j’étais, je ne laissai pas de comprendre qu’elle ne feignait cette indisposition que pour être plus tôt en liberté de me parler »11, écrit Meilcour dans Les Égarements du cœur et de l’esprit, tandis que Valmont évoque pour sa part les esquives de sa rétive Présidente dans les termes suivants : « La jolie prude arriva seulement au moment du dîner, et annonça une forte migraine, prétexte dont elle voulut couvrir un des plus violents accès d’humeur que femme puisse avoir »12. Bien sûr, il ne s’agit pas, pour Saint-Simon, de chercher à transposer d’une quelconque façon dans ses Mémoires une situation topique de la littérature romanesque. Que la duchesse d’Orléans se replie dans sa « niche » obscure, puis qu’elle invoque une migraine pour s’isoler à Saint-Cloud sont toutefois deux indices révélateurs de sa tristesse extrême. Le rapport du mémorialiste au genre romanesque, à cet égard, s’il n’est assurément pas d’ordre intertextuel, est en revanche tout à fait analogique : la question du rang est la grande affaire des Mémoires, de même que l’amour est la grande affaire du roman. Dans l’un et l’autre univers, c’est toujours pour une valeur cardinale que l’on feint la migraine : la passion amoureuse dans le roman, la passion du rang dans les Mémoires. La blessure de la duchesse d’Orléans est ainsi particulièrement profonde, et c’est ce qui explique qu’elle « résolut de bouder »13, non certes dans un boudoir proprement libertin tel que ceux dont Michel Delon a minutieusement retracé l’histoire dans L’Invention du boudoir14, mais dans un lieu qui demeure tout à fait conforme à l’étymologie du terme, autrement dit où l’on peut tout à loisir bouder la compagnie. L’emploi du verbe bouder, ici, est donc emblématique de la dimension foncièrement intime de la déception de la duchesse d’Orléans.
L’on peut prolonger ces analyses par une réflexion sur ce que nous serions tenté d’appeler les effets de stylisation physiologico-causale des Mémoires. Nous ne donnerons ici qu’un seul exemple des libertés que Saint-Simon est susceptible de s’autoriser avec l’étiologie médicale, mais les cas analogues sont véritablement légion au sein des Mémoires15. Voici donc, à titre d’échantillon, ce que le mémorialiste écrit à propos du cardinal de Bouillon, dont les scandaleuses actions ont fini par causer sa chute :
Alors il ne put se cacher à lui-même le mépris et l’aversion dans lesquels il était généralement tombé, lui qui jusqu’alors s’était toujours efforcé de se persuader le contraire. Il en tomba malade aussitôt de rage, et de rage il mourut en cinq ou six jours16.
Ce qu’il nous importe ici de mettre en évidence, c’est la portée et la signification de tels effets de stylisation. Ces entorses, si nombreuses, à la vraisemblance, non psychologique, mais physiologique, font des Mémoires un univers au sein duquel il est fréquent et même, pourrions-nous dire, tout naturel, de mourir de chagrin. Mais il y a plus : ce chagrin, quand il est mortel, repose presque toujours sur le positionnement social et symbolique de l’individu au sein du système de cour. La situation, à certains égards, mais à certains égards seulement, est donc là encore analogue avec celle des romans de l’âge classique, dans lesquels il est fréquent de trouver une semblable stylisation en ce qui concerne la mort des personnages. Mais dans le roman, quand il y a stylisation causale à propos de la mort d’un personnage, c’est invariablement sur le fondement d’un chagrin amoureux. Or, nous postulons que, dans un univers textuel donné, fictionnel ou non, une telle stylisation touchant les causes de la mort n’est viable et admissible que si elle repose sur une valeur qui est au cœur même de l’univers en question. La stylisation causale relative à la mort nous paraît même pouvoir être considérée comme un important révélateur, une pierre de touche, de ce qui est au fondement pour ainsi dire éthique d’un univers. Pour que la mise à mal de la vraisemblance physiologique soit admissible, elle doit, telle est notre hypothèse, être adossée aux valeurs qui sont au centre de l’univers (re)créé et qui font battre, ou cesser de battre, le cœur des personnages. On meurt donc, dans les Mémoires – et sans aucun doute dans les Mémoires beaucoup plus qu’à la cour –, d’être disgracié ou de ne pas obtenir une charge, comme on meurt de ne pas ou de ne plus être aimé dans le roman. Il y a ainsi, chez Saint-Simon, une stylisation physiologico-causale qui est, mutatis mutandis, comparable à celle du roman à l’âge classique, et même un peu au-delà, mais qui porte précisément sur les valeurs (faveur, charge, rang, etc.) qui sont au cœur des Mémoires, de même que l’amour, aux xviie et xviiie siècles, est la valeur qui est la clef de voûte de la plupart des univers romanesques. Songeons à la mort de M. de Clèves17, à celle de la Présidente de Tourvel dans Les Liaisons dangereuses18 ou encore, par-delà la Révolution, à celle de Mme de Rênal, qui s’éteint trois jours après l’exécution de Julien, « en embrassant ses enfants »19 : Mme de La Fayette, pas plus que Laclos ou Stendhal, ne s’embarrasse de solides raisons médicales. C’est que leurs personnages meurent d’une façon qui est en cohérence avec l’univers dont ils sont issus, sans quoi ce qui apparaît comme un paroxysme d’émotion serait tout simplement déplacé, malvenu et incongru. Pour en revenir à Saint-Simon, ce dont ces morts suspectes en série nous semblent le symptôme, ce n’est donc pas seulement de la part affective immense de la vie de cour, mais aussi de l’objet de cette incandescente affectivité. L’on ne meurt sans cause physiologique tangible que pour un objet qui occupe le sommet de la hiérarchie des valeurs au sein d’un univers donné, sans quoi une causalité uniquement psychique et pour ainsi dire symbolique ne serait pas assez puissante pour être opératoire et aller jusqu’à engendrer le trépas. Si donc, dans l’univers des Mémoires, on meurt si souvent d’être délaissé par le Roi ou de ne pas accéder à une charge ardemment désirée, c’est parce que l’on vit pour cela, et pour cela presque uniquement. L’on meurt chez Saint-Simon pour la même chose que ce pour quoi l’on palpite toute sa vie durant : un titre, une charge, une place auprès du Roi ou dans son cœur. Cette stylisation causale nous semble éminemment révélatrice non seulement d’un milieu particulier, la cour, mais aussi d’une perception bien singulière de ce milieu, celle de Saint-Simon, dont le regard accentue et redouble une tendance assurément présente dans les faits eux-mêmes, ce qui nous conduit au second ensemble de remarques que nous souhaitons développer.
Les Mémoires ne sont pas une entreprise d’élucidation de soi-même, en quoi ils diffèrent sans doute le plus profondément – nous l’avons dit en introduction – des Confessions de Rousseau, texte avec lequel ils ne sont par ailleurs pas, loin s’en faut, dépourvus de points communs20. D’une part, les Mémoires de Saint‑Simon ne sont pas uniquement centrés sur un je : c’est même avant tout une époque et un milieu qu’ils ont l’ambition de ressusciter, avec le souci, pour l’auteur d’une « histoire particulière » qu’est Saint-Simon, de « mettre son lecteur au milieu des acteurs de tout ce qu’il raconte, en sorte qu’il croie moins lire une histoire ou des mémoires, qu’être lui-même dans le secret de tout ce qui lui est représenté, et spectateur de tout ce qui est raconté »21. D’autre part et surtout, même dans les centaines, ou plutôt les milliers de pages qui sont centrées sur Saint-Simon, on a le plus souvent affaire à un homme qui se peint en action. Ses Mémoires ne sont donc pas un « portrait d’homme »22 comparable à celui qu’évoque Rousseau à l’orée de ses Confessions. En effet, la linéarité narrative et chronologique de ce dernier texte n’empêche pas qu’il y ait au cœur de l’entreprise rousseauiste l’ambition de se saisir soi-même, d’une manière plus profonde et en partie indépendante des contingences événementielles. Il s’agit, selon les termes fameux employés dans les premières lignes du premier livre, de « montrer à [s]es semblables un homme dans toute la vérité de la nature »23 : la trame chronologique du récit, chez Rousseau, vaut, au moins en partie, comme occasion de se connaître soi-même et de « rendre [s]on âme transparente aux yeux du lecteur »24. Dans cette perspective, l’examen des passions dont fut agité le jeune Jean-Jacques occupe naturellement une place centrale et la démarche est résolument introspective.
Il n’en va pas de même avec Saint-Simon, même s’il est assurément un être de passions : il répugne le plus souvent, dans ses Mémoires, à ériger ses passions au rang d’objet de ses analyses. Il est toutefois un cas de figure qui semble susceptible de faire exception : il s’agit de la question du rang, qui, chez lui, est toujours vécue de manière intime. Nous venons de voir combien était répandue, parmi les personnages qui peuplent l’univers des Mémoires, la tendance à investir d’affects les questions relatives au positionnement au sein d’un système aussi hiérarchisé que la cour. Cela s’explique bien sûr et avant tout par les données inhérentes à la vie de cour telle qu’elle a été infléchie et repensée par Louis XIV, monarque plus soucieux encore que ses prédécesseurs de mettre au pas son aristocratie. Mais l’importance des enjeux symboliques, d’un bout à l’autre des Mémoires, est telle qu’il est tout de même permis d’envisager la possibilité que le trait y soit en quelque sorte accentué du fait de la sensibilité propre de Saint-Simon. L’hypothèse, en effet, doit être émise que si Saint-Simon excelle à ce point à déceler les passions qui brûlent au fond des cœurs de la foule vorace des Mémoires, c’est qu’il n’y reconnaît que trop bien – et peut-être même qu’il y projette – quelque chose de son propre rapport, intense et fébrile, à la question du rang. L’attachement de Saint-Simon pour son rang, quoi qu’il en soit, est assurément ce qui suscite de sa part les emportements les plus spectaculaires des Mémoires, notamment dans des portraits aussi sublimes que haineux, qui ont provoqué tant de défiance auprès des historiens du xixe siècle et tant d’admiration chez les lecteurs du xxe siècle. Mais ce qu’il importe ici surtout de souligner, c’est que les questions touchant à l’identité ducale de Saint-Simon sont sans doute celles qui entraînent le plus nettement une suspension du principe important, formulé à l’occasion de la mort du duc de Bourgogne, selon lequel « [c]es Mémoires ne sont pas faits pour y rendre compte de [s]es sentiments »25. Le refus saint-simonien de faire de ses Mémoires le lieu d’une introspection semble en effet souffrir quelque exception à propos de certains épisodes au centre desquels se trouve presque toujours son rang de duc et pair de France. S’il fait preuve d’une discrétion et d’une pudeur extrêmes en évoquant le 8 avril 1695, jour de son mariage, qu’il a « toujours regardé avec grande raison comme le plus heureux jour de [s]a vie »26 – nous n’en saurons pas plus sur ses sentiments profonds –, il lui arrive de se montrer autrement plus volubile à propos d’autres épisodes, qui furent assurément vécus d’une façon non moins intime. Les Mémoires de Saint-Simon, en effet, et quoi que puisse en dire leur auteur lui-même dans certaines de ses rares remarques métadiscursives, ne se limitent assurément pas à une « histoire du monde » : ils contiennent aussi, par pans entiers, des développements qui relèvent sans nul doute possible d’une « histoire de soi », pour peu que l’on admette que son identité ducale est bel et bien traitée par lui comme une question intime, ce qui a d’ailleurs pour corollaire important la nécessité d’un assouplissement de la frontière traditionnellement établie depuis Philippe Lejeune entre Mémoires et autobiographie27. C’est ce que nous allons montrer à travers un exemple privilégié, celui de l’épisode du Lit de justice (1718).
Cet épisode fameux des Mémoires correspond à un grand moment de la vie ducale de Saint-Simon, puisque les fils bâtards de Louis XIV, que ce dernier avait hissé au sommet de la hiérarchie nobiliaire du Royaume, se retrouvent en quelque sorte déchus puisqu’ils sont réduits à leur simple rang de pairie28. Or la scène, loin d’être traitée comme un épisode purement administratif ou institutionnel, est l’occasion d’un extraordinaire investissement émotionnel de la part du mémorialiste, ainsi que permet d’en juger l’extrait suivant, prélevé au sein d’un ensemble dont il importe de souligner qu’il est beaucoup plus vaste :
L’attention était générale, tenait chacun immobile pour n’en pas perdre un mot, et les yeux sur le greffier qui lisait. Vers le tiers de cette lecture, le Premier président, grinçant le peu de dents qui lui restaient, se laissa tomber le front sur son bâton qu’il tenait à deux mains, et, en cette singulière posture et si marquée, acheva d’entendre cette lecture si accablante pour lui, si résurrective pour nous. Moi cependant je me mourais de joie ; j’en étais à craindre la défaillance ; mon cœur, dilaté à l’excès, ne trouvait plus d’espace à s’étendre. La violence que je me faisais pour ne rien laisser échapper était infinie, et néanmoins ce tourment était délicieux. Je comparais les années et les temps de servitude, les jours funestes où, traîné au Parlement en victime, j’y avais servi de triomphe aux bâtards à plusieurs fois ; les degrés divers par lesquels ils étaient montés à ce comble sur nos têtes, je les comparais, dis-je, à ce jour de justice et de règle, à cette chute épouvantable qui du même coup nous relevait par la force de ressort. Je repassais, avec le plus puissant charme, ce que j’avais osé annoncer au duc du Maine le jour du scandale du bonnet, sous le despotisme de son père. Mes yeux voyaient enfin l’effet et l’accomplissement de cette menace. Je me devais, je me remerciais de ce que c’était par moi qu’elle s’effectuait. J’en considérais la rayonnante splendeur en présence du Roi et d’une assemblée si auguste. Je triomphais, je me vengeais, je nageais dans ma vengeance ; je jouissais du plein accomplissement des désirs les plus véhéments et les plus continus de toute ma vie. J’étais tenté de ne me plus soucier de rien. Toutefois je ne laissais pas d’entendre cette vivifiante lecture, dont tous les mots résonnaient sur mon cœur comme l’archet sur un instrument, et d’examiner en même temps les impressions différentes qu’elle faisait sur chacun29.
Un tel passage confirme et illustre superbement ce que Saint-Simon avait confié à Monsieur le Duc, au début de la séquence, à l’occasion des premières tractations relatives à la « réduction » des bâtards : « je veux bien vous avouer que ma passion la plus vive et la plus chère est celle de ma dignité et de mon rang ; ma fortune ne va que bien loin après, et je la sacrifierais et présente et future avec transport de joie pour quelque rétablissement de ma dignité »30. En outre, les faits relatés, même s’ils ont aux yeux de Saint-Simon une importance historique incontestable dans la mesure où ils coïncident avec une forme de retour à l’ordre dans le Royaume, dont la dynamique entropique est ici miraculeusement inversée, se trouvent presque rejetés à l’arrière-plan du récit. Ce qui y prime incontestablement, en effet, est l’évocation approfondie et exaltée de l’écho qu’ils suscitèrent sur la sensibilité de Saint-Simon. Car il ne reste rien, dans de telles envolées, du principe énoncé dans la chronique de 1712 selon lequel « [c]es Mémoires ne sont pas faits pour y rendre compte de [s]es sentiments ». Dans les pages consacrées à la mort du duc de Bourgogne, Saint-Simon expliquait que l’émotion était irrépressible et que c’était à son corps défendant qu’elle imprégnait le récit. Ici, à l’inverse, et une fois n’est pas coutume, l’émotion est devenue l’objet même de l’écriture : c’est elle que le mémorialiste cherche à évoquer avant tout, ou, pour mieux dire, à ressusciter. D’un passage à l’autre, la retenue s’est donc déplacée : elle concernait dans le cas de la mort du duc de Bourgogne le temps de l’écriture, alors qu’elle ne porte, s’agissant du Lit de justice, que sur le moment des faits. L’écriture devient même le lieu d’une effusion des sentiments qui est exactement symétrique à l’effort de contention que Saint-Simon s’était imposé pendant la séance du conseil de Régence, puis pendant le Lit de justice lui-même : cela a fait l’objet d’analyses approfondies de la part de Guy Rooryck31. Ce sont donc bien les questions hiérarchiques, et plus particulièrement celles qui concernent le titre de duc et pair, qui suscitent chez Saint-Simon les développements les plus dignes d’être dits intimes.
Au terme de ces considérations, nous sommes invités à une double conclusion. Il s’agit tout d’abord de souligner le fait que la question du rang s’avère pour Saint-Simon le lieu d’un investissement passionnel et intime qui nous paraît absolument sans équivalent, même sous l’Ancien Régime, même parmi la noblesse. Il faut ensuite ajouter que cette question hiérarchique est, au sein des Mémoires, la seule qui donne lieu, du moins à un pareil degré, à une dynamique introspective de l’écriture : aussi étonnant que cela puisse paraître pour une sensibilité moderne qui pense souvent la notion d’intimité à partir des Confessions de Rousseau, c’est précisément dans les moments où Saint-Simon retrace dans ses Mémoires l’itinéraire de son existence ducale que ceux-ci accèdent le plus nettement à une dimension intime. C’est sans doute aussi dans ces moments que le passé est revécu par le mémorialiste avec le plus d’intensité et d’immédiateté. Bien entendu, le système de cour mis en place par Louis XIV, course aux honneurs effrénée de tous les instants, a objectivement façonné les individus qui peuplèrent le château de Versailles au point de faire de chacun d’entre eux un homo hierarchicus, pour reprendre la formule popularisée par Louis Dumont32. Il n’en reste pas moins que demeure, dans la saisie du phénomène qui est proposée par Saint-Simon, quelque chose qui est imputable à sa propre sensibilité, incandescente et irréductible à quelque parti ducal qui fût.
[1] Voir Juliette Nollez, Rhétorique des « Mémoires » de Saint-Simon, Paris, Classiques Garnier, 2014.
[2] Rousseau, Les Confessions, éd. François Raviez, Paris, Le Livre de Poche, 2012, t. I, p. 48 pour les deux citations.
[3] Sur cette question, nous nous permettons de renvoyer à notre article « Saint-Simon et la question du romanesque : de la désapprobation éthique à la défiance générique », Romanesques, n° 11, Anne Coudreuse et Laure Adler (dir.), 2019, p. 101-117.
[4] Gide, Les Faux-Monnayeurs [1925], IIIe partie, chap. V, dans Romans et récits, éd. Pierre Masson, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », t. II [2009], p. 368.
[5] Voir Pascal, Trois discours sur la condition des Grands, II, dans Œuvres complètes, éd. Michel Le Guern, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », t. II [2000], p. 196-198. Voir en particulier p. 197 : « Les grandeurs d’établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états, et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre ».
[6] Il s’agit du mariage de Mademoiselle, fille de la duchesse d’Orléans, avec le duc de Berry, que Saint‑Simon va bientôt s’employer à rendre possible et dont il relate longuement l’« intrigue » dans la suite de la chronique de 1710.
[7] Saint-Simon, Mémoires, éd. Yves Coirault, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », 1983-1988, 8 vol., chronique de l’année 1710, t. III, p. 766 (c’est nous qui soulignons). Les références aux Mémoires renverront systématiquement à cette édition ; figurera en premier lieu l’année de la chronique dont est extraite la citation, puis le numéro du volume (en chiffres romains) et enfin le numéro de la page (en chiffres arabes).
[8] Voir Norbert Elias, La Société de cour [1969], trad. de l’allemand par Pierre Kamnitzer et Jeanne ÉtorÉ, Paris, Calmann-Lévy ; rééd. Flammarion, coll. « Champs Histoire », 1985. Claire Quaglia, dans sa thèse intitulée Les « Fous » du roi, discute de manière précise les positions de Norbert Elias, en remettant en question certaines d’entre elles. Nous aurons bientôt l’occasion, dans le chapitre suivant, de revenir à notre tour sur la description proposée par Elias de la cour versaillaise comme étant caractérisée par la canalisation des affects.
[9] 1710, III, 760.
[10] 1710, III, 768.
[11] CrÉbillon fils, Les Égarements du cœur et de l’esprit [1736-1738], éd. Jean Dagen, Paris, GF-Flammarion, 1985, p. 120.
[12] Laclos, Les Liaisons dangereuses [1782], lettre xl, éd. Michel Delon, Paris, Le Livre de Poche, 2002, p. 134.
[13] 1710, III, 766.
[14] Michel Delon, L’Invention du boudoir, Toulouse, Zulma, 1999.
[15] Pour d’autres exemples du phénomène qui nous intéresse ici, voir Claire Quaglia, « Une espèce de funérailles : la disgrâce à la cour de Louis XIV », Cahiers Saint‑Simon, n° 43, 2015, p. 11-23.
[16] 1715, V, 178.
[17] Voir Mme de La fayette, La Princesse de Clèves [1678], IVe partie, dans Œuvres complètes, éd. Camille Esmein-Sarrazin, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », 2014, p. 458-461. M. de Clèves, sur son lit de mort, s’adresse à son épouse notamment en ces termes : « je meurs du cruel déplaisir que vous m’avez donné ».
[18] Voir en particulier les lettres cxlvii, cxlix, cliv, clx et clxv qui sont toutes cinq adressées par Mme de Volanges à Mme de Rosemonde et qui relatent l’inéluctable dégradation de l’état de la Présidente de Tourvel après que Valmont l’a quittée. Sa mort est toutefois précipitée par l’annonce de la mort de son ancien amant.
[19] Stendhal, Le Rouge et le Noir [1830], dans Œuvres romanesques complètes, éd. Yves Ansel et Philippe Berthier, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », t. I [2005], p. 805.
[20] Marc Hersant a ainsi pu mettre en évidence plusieurs d’entre eux, à propos des portraits et des anecdotes en particulier, dans un récent article intitulé « Rousseau mémorialiste ? » (dans « Les Confessions ». Se dire, tout dire, Jacques Berchtold et Claude Habib [dir.], Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 51-68).
[21] Savoir s’il est permis d’écrire et de lire l’histoire…, I, 6.
[22] Rousseau, Les Confessions, éd. cit., t. I, p. 43.
[23] Ibid., livre I, p. 47.
[24] Ibid., livre IV, p. 277.
[25] 1712, IV, 412.
[26] 1695, I, 225.
[27] Nous renvoyons sur ce point à l’article de Marc Hersant intitulé « Chronique et autobiographie dans les Mémoires du duc de Saint‑Simon », Carnets, revue électronique d’études françaises, IIe série, n° 2, 2014, p. 45-57. Voir en particulier p. 55 : « Ici aussi, ici surtout, l’opposition pensée par Lejeune (Lejeune, 1971 : p. 9-15 notamment) et confortée par Jean-Louis Jeannelle (Jeannelle, 2008 : par exemple p. 7-17) entre autobiographie et Mémoires est, en ce qui concerne l’époque classique en tout cas, un leurre, et offre un cadre de pensée inadapté à la réalité des textes. L’idée que la réalité individuelle pourrait se découper en tranches qui correspondraient à autant de genres différents est une illusion de la modernité qui n’a aucun sens pour un esprit classique ».
[28] Précisons que celle-ci concerne principalement le duc du Maine, puisque son frère cadet, le comte de Toulouse, bénéficie aussitôt après cette annonce d’un « rétablissement purement personnel » (1718, VII, 264) qui le maintient dans les honneurs dont il jouit.
[29] 1718, VII, 263-264.
[30] 1718, VII, 140-141.
[31] Voir Guy Rooryck, Les « Mémoires » du duc de Saint‑Simon. De la parole du témoin au discours du mémorialiste, Genève, Droz, p. 284.
[32] Voir Louis Dumont, Homo hierarchicus. Le Système des castes et ses implications [1966], Paris, Gallimard ; rééd. coll. « Tel », 1979.
Résumé
Il peut de prime abord sembler que le genre des Mémoires n’est guère accueillant pour une écriture de l’intime. Et, de fait, les sujets amoureux sont pour ainsi dire forclos de la chronique de Saint-Simon, ou du moins réduits à la portion congrue. Mais, dans l’univers curial décrit et ressuscité par le mémorialiste, celui des années crépusculaires du long règne de Louis XIV puis de la Régence, l’amour n’a pas le monopole de l’intime, loin s’en faut. Ainsi, la présente étude tente de cerner la part de l’intime au sein d’un texte dont elle n’est certainement pas absente. Or c’est la question du rang et de la hiérarchie qui, entre toutes, cristallise les sentiments qui sont à la fois les plus ardents et les plus méticuleusement anatomisés par le mémorialiste, chez les innombrables personnages qui peuplent sa fresque monumentale comme chez lui-même. Les Mémoires de Saint-Simon, ou la plongée dans une âme ducale.
Abstract
At first glance, the genre of the memoir may seem ill-adapted to the depiction of the intimate. And indeed, episodes pertaining to love are essentially absent from Saint-Simon’s chronicle, or at the very least greatly minimized. But love is not the only facet of intimate feeling present in the courtly environment described and brought to life by the memorialist —that of the twilight of the long reign of Louis XIV and the subsequent Regency. The present study seeks to identify the role of the intimate within Saint-Simon’s Memoirs, a text from which such feeling is far from absent. Above all, it is the question of rank and hierarchy, meticulously analyzed by Saint-Simon, that arouses the most passionate feelings in the memorialist himself, as in the innumerable characters who inhabit his monumental fresco. Saint-Simon’s Memoirs: an immersive experience in the soul of a duke.
La hiérarchie, objet privilégié du dépit
De l’anthropologie de cour à l’intimité du mémorialiste
Conclusion
Damien Crelier
Sorbonne Université & Lycée Faidherbe (CPGE, Lille)
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—, « Rousseau mémorialiste ? », dans « Les Confessions ». Se dire, tout dire, dir. Jacques Berchtold et Claude Habib, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 51-68.
—, Jeannelle, Jean-Louis et Zanone, Damien (dir.), Le sens du passé. Pour une nouvelle approche théorique des Mémoires, Presses universitaires de Rennes, coll. « La Licorne », 2013.
Jeannelle, Jean-Louis, Écrire ses Mémoires au xxe siècle : déclin et renouveau, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. des idées », 2008.
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