La parfaite valeur est de faire sans témoins
ce qu’on serait capable de faire
devant tout le monde1.
« Repas intime… Je serai seule… Alors juste 40 danseurs et danseuses, 80 musiciens et 300 plats simples… ». Ainsi s’exprime Cléopâtre dans une des aventures d’Astérix2. À cette aune, l’intime apparaît comme très relatif. Il apparaît même ici, comme tout ce que fait ou dit la pharaonne dans cette bande dessinée, fort idiosyncrasique3. La première leçon initiale à en retenir est qu’il nous faut regarder l’intime, d’un point de vue général, comme une construction, une norme sociale : notre conception plus contemporaine, et bien équivoque, de ce qui échapperait au regard, de ce qui se déroberait à l’espace public parce que singulier et subjectif, unique et irréductible, authentique, tout en en déplorant avec mauvaise foi la divulgation et l’exposition, risque de ce point de vue de n’être qu’un leurre4. On tiendra donc l’intime pour un code, et comme tout code il est bien plus interprété que choisi par les individus. Il sert tout autant à inclure qu’à exclure, puisque qu’alors être seul ou en tête-à-tête revient dans le cas de cette Cléopâtre à invisibiliser, comme on le fait aussi au XVIIe siècle, toute la foule autour de soi de gens qui ne comptent pas5. Étudier l’intime nécessiterait un Marcel Mauss, en exerçant le même regard qu’il prônait pour l’observation des techniques de corps, y compris justement les plus intimes6.
Au XVIIe siècle justement notre distinction binaire entre le public et le privé prend plutôt la forme d’une tripartition des espaces entre le public, le particulier et un domaine plus privé, qui peut se matérialiser par exemple spatialement par le cabinet ou l’oratoire7. L’intime y apparaît alors moins comme une catégorie qu’un signe affectant une relation qui lui préexiste, comme le montre cette définition dans le dictionnaire de Furetière :
Amy particulier, & à qui on descouvre son cœur & ses affaires plus confidemment qu'à tout autre. Enée & Achates, Oreste & Pilades estoient des amis intimes. Je suis joint d'une intime amitié, d'une amitié tres-estroite, avec cet homme-là, c'est mon intime.
L’article « confident » du même dictionnaire éclaire la question :
Amy intime à qui on confie tous ses secrets. Achates étoit le confident d'Enée. Les Demoiselles suivantes sont d'ordinaire les confidentes de leurs Maistresses.
À suivre les exemples donnés par Furetière, l’intime est bien un type de relation sociale, et qui ne s’embarrasse pas nécessairement de question d’égalité ou d’inégalité, puisque confidents et suivantes y sont cette fois incluses.
D’une manière générale, le champ sémantique de l’intime y recouvre alors essentiellement trois domaines. Il y a le sens spirituel, pour signifier par exemple le lien de l’âme à Dieu8, le sens moral9, et le sens social, une modalité particulière et élective de relation entre deux êtres, comme nous venons de la voir dans le dictionnaire de Furetière, modalité dans laquelle la question du secret va jouer un rôle particulier. C’est ce dernier sens qui va retenir ici l’attention, dans une configuration spécifique, qui va combiner résolument assurance et défiance – qui ne sont donc nullement l’apanage d’une princesse de Clèves par exemple.
Nous allons emprunter à un autre personnage d’un roman du XVIIe siècle français une réflexion fort organisée à propos de ses propres relations amicales :
En effet, j’ai de ces demi-amis, s’il est permis de parler ainsi, qu’on appelle autrement d’agréables connaissances ; j’en ai qui sont un peu plus avancés, que je nomme mes nouveaux amis ; j’en ai d’autres que j’appelle simplement mes amis ; j’en ai aussi que je puis appeler des amis d’habitude ; j’en ai quelques-uns que je nomme de solides amis et quelques autres que j’appelle mes amis particuliers ; mais pour ceux que je mets au rang de mes tendres amis, ils sont en fort petit nombre ; et ils sont si avant dans mon cœur, qu’on n’y peut jamais faire de progrès. Cependant je distingue si bien toutes ces sortes d’amitiés, que je ne les confonds point du tout10.
Cette typologie subtile (on songe ici au « représenter parler classer » de Michel Foucault dans Les Mots et les Choses)11 est issue de la raison, de l’expérience et de la sensibilité : « mon cœur m’a appris à en bien parler »12. On a ici comme une échelle de Richter de l’amitié, avec sept degrés : demi-amis, nouveaux amis, amis, amis d’habitude, solides amis, amis particuliers, tendres amis. Cette graduation indique un progrès, jusqu’à la forme qui peut sembler la plus raffinée de l’amitié, la tendre amitié. Tenons-nous là une reformulation de l’ami intime, c’est-à-dire une manifestation particulière de l’intime au XVIIe siècle : un tendre ami ? un ami tendre ?
On aurait tendance à pouvoir le penser, dans une lecture rapide, mais cette forme aussi sophistiquée que précise de l’amitié présente trois caractéristiques qui empêchent, ou du moins viennent compliquer, l’énoncé d’une conclusion aussi définitive. La première caractéristique est celle de la pluralité. Les traités d’amitié, à la suite notamment de Montaigne et de son célèbre « parce que c’était lui, parce que c’était moi »13, et comme dans une certaine mesure la définition de Furetière le manifestait également, donnent comme condition d’évidence la notion d’exclusivité, d’unicité14. Certes rien n’interdit d’avoir des amis intimes, mais dans toutes les occurrences que l’on a pu trouver, l’adjectif est tendanciellement au singulier. Il n’y a donc pas ici élection d’une seule personne, mais constitution d’un groupe, d’un ensemble. Cette catégorie ultime de l’amitié (« ils sont si avant dans mon cœur, qu’on n’y peut jamais faire de progrès ») relèverait presque, on y revient, d’une approche de sociologie historique. S’il y avait ici de l’intime, il serait pluriel.
La seconde caractéristique de cette amitié supérieure est la mixité. Le personnage qui parle est une jeune fille (au sens de l’époque, c’est-à-dire qu’elle n’est pas encore mariée), et le contexte comme la grammaire ne laissent aucun doute : l’amitié dont elle parle est entre elle et des hommes – de jeunes hommes comme elle, ainsi que le contexte là encore l’expose clairement. Or voilà qui ne va pas du tout de soi. La tradition philosophique de l’amitié a depuis longtemps ses lettres de noblesse (il ne serait que de citer Aristote, Cicéron, ou Sénèque…), et elle est toujours illustrée avec force au XVIIe siècle, comme objet de traités, ou au détour de discours. Mais il s’agit toujours, obsessionnellement, d’une amitié entre deux hommes : la vraie amitié, l’amitié dans sa vraie forme, est masculine. La rendre mixte, comme ici, tend à bouleverser la structure du champ social, notamment parce qu’ainsi s’y introduisent une notion d’égalité et de réciprocité entre femmes et hommes15, et celle d’une forme d’hétérosocialité, c’est-à-dire de relations non réductibles à la question de la séduction et de la consommation érotiques. Loin de ce monde figé et immobile qu’a pu rêver, fantasmer, l’ordre bourgeois du XIXe siècle, le XVIIe siècle est aussi un temps intense de tensions, de frictions et de reconfigurations critiques d’autres mondes possibles.
La troisième caractéristique, incluse implicitement dans les deux premières, est celle de publicité de cette déclaration. La jeune fille qui s’exprime, nommons-la Clélie, s’exprime dans l’épisode plus fameux que connu de la Carte de Tendre, dans le long roman de Madeleine de Scudéry Clélie, histoire romaine (1654-1660). Clélie dit donc publiquement, d’abord dans le cercle auquel elle appartient, ses amitiés. Et la Carte qui est issue de la conversation non seulement est montrée à tous les membres de ce groupe, mais va finir par circuler dans l’espace public, donc au-delà du cercle, avec un nombre de copies difficilement déductible textuellement. Clélie est du reste dans un premier temps réticente à une divulgation qui en décontextualisant l’objet en altérerait le sens :
[…] elle ne voulait pas que de sottes gens, qui ne sauraient pas le commencement de la chose, et qui ne seraient pas capables d’entendre cette nouvelle galanterie, allassent en parler selon leur caprice, ou la grossièreté de leur esprit16.
La Carte circule malgré tout, et circule si bien qu’elle sort littéralement du volume, et est offerte, comme autonome, à chaque lectrice et chaque lecteur. Tendre est ainsi un pays exposé aux yeux de tous, de la même manière que ce qui le compose topographiquement relève des mêmes impératifs de visibilité, comme pourrait le montrer l’existence des petits personnages inscrits dans le coin inférieur droit de la Carte. Les étapes sur les chemins de Nouvelle-Amitié à Tendre-sur-Reconnaissance ou Tendre-sur-Estime ne sont pas des sentiments intérieurs qui seraient éprouvés, mais des comportements socialisés, ce sont quasiment des pluriels de concrétisation. C’est très net par exemple si l’on prend la séquence : Assiduité/Empressement/Grands Services. Pour paraphraser une formule connue, l’on pourrait dire qu’il n’y a pas d’assiduité mais des marques d’assiduité, pas d’empressement mais des marques d’empressement17, et la démonstration va de soi pour ce qui est des services, grands ou petits, peu importe ici, ces « secours que les hommes se donnent les uns aux autres, soit par charité, ou par amitié », pour citer encore le dictionnaire de Furetière. Tout ici est à découvert.
Dans la Carte donc nul secret. Elle peut se montrer, elle doit se montrer, puisque son objet, l’amitié, est aussi ce qui s’exhibe socialement : tout est sous les yeux. Difficile donc à ce stade d’y voir quelque chose comme de l’intime… Rien ici qui soit, totalement ou partiellement, dérobé au regard de tout un chacun. La Carte serait ainsi toute transparence.
Toute ? Non ! Car un espace inconnu et blanc de la Carte est appelé à rester irréductiblement blanc et inconnu, résistant encore et toujours aux envahisseurs présumés et potentiels de ces Terres Inconnues. Et la vie n’est pas facile pour tous ceux dans le roman qui aimeraient passer la Mer Dangereuse et ses écueils et qui n’y sont pas invités. Ils resteront dans leurs camps retranchés, comme certains légionnaires dans une bande dessinée déjà citée ici…
« On appelle les terres connues, les terres découvertes par les Voyageurs, ou marquées par les Géographes ; par opposition aux inconnues, où on n'a point entré », comme on le trouve dans le dictionnaire de Furetière. La Carte de Tendre n’échappe pas à ce vraisemblable cartographique, elle qui déjà ressemble « tellement à une véritable carte, qu’il y a des mers, des rivières, des montagnes, un lac, des villes et des villages »18. Posséder des Terres inconnues la parfait.
Mais, si la Carte expose ce qu’elle découpe dans un cadre, ainsi que tout tableau le peut faire, ce qu’elle expose au regard du public qui lit le roman est un espace qui est lui-même un espace social, donc exposé publiquement, comme on a pu le voir – on frôle ici la mise en abyme. Les Terres inconnues pourraient alors demeurer logiquement hors du cadre, dans le hors champ. Certes on en voit juste une extrémité, mais elles sont tout de même dans le cadre, alors que ce qui est limitrophe du Pays de Tendre (disons à l’est et au sud) n’apparaît pas du tout. De surcroît la petite pointe qui apparaît des Terres inconnues, hormis une petite indication de relief, reste vide de toute autre indication cartographique. L’imagination n’est donc pas venue remplir ce blanc de hic sunt leones, de monstres ou de figurations étranges : c’est un blanc, juste un blanc. On pourrait le croire juste en attente, en attente de voyageurs, puis de géographes. Il n’en est rien, et le billet de Clélie qui accompagne la Carte et en constitue la légende, est fort explicite sur ce point. C’est un blanc qui a vocation à le demeurer :
Aussi cette sage fille voulant faire connaître sur cette Carte, qu’elle n’avait jamais eu d’amour, et qu’elle n’aurait jamais dans le cœur que de la tendresse, fait que la Rivière d’Inclination se jette dans une mer qu’elle appelle la Mer dangereuse, parce qu’il est assez 19 dangereux à une femme, d’aller un peu au-delà des dernières bornes de l’amitié ; et elle fait ensuite qu’au-delà de cette mer, c’est ce que nous appelons Terres inconnues, parce qu’en effet nous ne savons point ce qu’il y a, et que nous ne croyons pas que personne ait été plus loin qu’Hercule ; de sorte que de cette façon, elle a trouvé lieu de faire une agréable morale d’amitié, par un simple jeu de son esprit, et de faire entendre d’une manière assez20 particulière, qu’elle n’a point eu d’amour, et qu’elle n’en peut avoir21.
Cette description doit être remise en perspective. Ici ne s’exprime nullement un dogme, un principe en soi, qui serait le refus de l’amour22. Dans cet autoportrait de Clélie (ce qui peut être une autre façon de lire la Carte) s’exprime une vérité de circonstance. À ce stade du roman en effet, le personnage d’Aronce, comme Clélie l’annonce à son rival Horace, à la fois dépité et plein de reproches amers, « est à Tendre »23, et « il y sera toujours, et par estime, et par reconnaissance »24. Alors pourquoi n’est-il point, à ce moment du roman, aux Terres inconnues ? La réponse est fournie très clairement par Clélie au même Aronce :
Si les Dieux avaient disposé votre fortune et la mienne autrement qu’elles ne sont, reprit-elle, je vous avoue ingénument, que de tous les hommes que j’ai connus, vous êtes celui pour qui j’aurais le plus souhaité que mon Père eût tourné les yeux : mais Aronce les choses ne sont pas en ces termes-là ; car à ne nous rien déguiser, si vous n’êtes pas Romain, vous n’avez rien à prétendre à Clélie : et il y a grande apparence que non seulement vous n’êtes pas de Rome, mais que vous ne saurez même jamais d’où vous êtes. Contentez-vous donc d’avoir part à mon amitié, sans prétendre rien davantage […]25.
C’est l’ordre social, patriarcal, qui constitue l’obstacle. L’autorité du père, en ce contexte post-cornélien, pèse comme une contrainte, mais une contrainte extérieure à la Carte. L’ordre social brouille, trouble, comme de l’eau peut l’être26, l’ordre érotique27, leçon ici à retenir. Lorsqu’au terme d’une longue série fort aristotélicienne de reconnaissance (des origines familiales d’Aronce) et de péripéties (liées aux alliances changeantes et aux solidarités familiales qui en découlent lors de la guerre civile entre Tarquin et ses opposants, donc là encore dans des espaces hors de la Carte), cet obstacle sera levé, les Terres inconnues ne le seront plus pour le couple. On peut donc, sans danger, passer la Mer dangereuse : c’est que le danger, on va le voir, ne relève pas du sentiment, ni d’une quelconque et par essence illusoire psychologie.
Car l’on comprend ainsi mieux cette nécessité de cloisonner strictement entre l’amitié et l’amour, de les séparer distinctement, de les différencier, comme dans le classement initial des amis opéré par Clélie, ou les conversations qui ont le même soin de poser des différences : pas la haine mais les différentes espèces de haine, pas la gloire, mais les différences espèces de la gloire, et ainsi de suite… C’est que leur nature, quelle que puisse être leur contiguïté, dans la langue, dans les pratiques sociales, est hétérogène : amitié et amour occupent donc fort logiquement des espaces non seulement bien distincts mais hétérogènes, avec une barrière non point infranchissable, comme on vient de le constater, mais périlleuse. Une Mer les sépare, et il est aisé de constater que dans la Carte les eaux salées établissent des discontinuités là où les eaux douces forment des continuités – ce qui dans un autre ordre d’idées établirait également une hétérogénéité de nature entre l’Inimitié et l’Indifférence. La référence à Hercule, et implicitement à ses fameuses colonnes dramatisent cette coupure, cette séparation. L’amitié est cartographiable, représentable, au vu et au su de tout le monde : la Carte circule, dans le roman, mais aussi hors du roman… L’amour n’est ni représentable ni signifiable : et il est de sa nature intrinsèque de le rester.
Peut-on s’en sortir, par une pirouette malveillante, par l’argument usé jusqu’à la corde de la pruderie effarouchée qui caractériserait les précieuses, grandes diseuses mais petites faiseuses ? Ou bien penser au contraire que s’il y a une peur, s’il y a un danger, la source n’en est point dans les Terres inconnues, mais dans la société même ? Que ce nec plus ultra n’est pas destiné à se préserver de l’Amour mais tout au contraire à le préserver ? Plus même : que les Terres inconnues, précisément parce que le demeurant, équilibrent la Carte de Tendre, comme en ces temps, une fois devenus convaincus de la rotondité de la Terre, qui, pour l’empêcher de basculer, posaient la nécessité d’un gigantesque continent dans l’hémisphère sud pour faire contrepoids, la mythique Terra australis ?
Nous tenons donc là (enfin !) notre intime, d’autant que cette notion est de façon générale souvent perçue, au sens propre comme au sens figuré, en termes d’espace. L’intime, c’est d’abord un lieu. Dans le cas qui nous préoccupe l’intime n’est cependant pas ce que l’on dérobe à l’espace et au regard publics : c’est le geste de la clôture qui produit l’intime, d’où nos remarques initiales. Si le geste peut être considéré, aussi méthodologiquement que provisoirement, pour identique selon les divers cas de figure, en revanche le contenu de ce qui va être ainsi soustrait peut varier comme à l’infini : l’intime n’est pas une catégorie, c’est un dispositif, puisque l’on spatialise28. Dit autrement, c’est parce que l’on le clôture qu’un jardin devient un jardin secret. Le jardin ne peut pas, par définition, être secret avant ce geste-là29.
L’intime ici n’est pas un code, paradoxal en soi – car il s’y agirait que tout le monde y cache les mêmes éléments, ce qui les rend sinon visibles, du moins prévisibles, il est ici à inventer, et à inventer d’une manière dialectique, pour ne pas dire critique, donc tout à la fois avec et contre les normes sociales. Dans l’état actuel de nos propres connaissances de l’ensemble de l’œuvre de Madeleine de Scudéry, trois éléments, peu ou prou disparates, peuvent alors relever de cette catégorie.
La religion en est le premier. Pour le dire rapidement, si la nécessité, sociale, politique, et sans doute morale de la religion n’est jamais remise en cause dans l’œuvre de Scudéry, en revanche ce à quoi l’on croit ne regarde que chacun, et ne saurait donc aucunement faire l’objet de discussion, de proclamation, de commentaire. La religion, c’est ce qui se tait. Croire, oui, mais à quoi, on ne veut pas le savoir. La foi ne regarde que soi : intime à l’être, et c’est tout. Prenons le cas d’une lettre de notre autrice :
Si vous n’eussiez pas été à Charenton et que le vent se fût abaissé, il eût fait beau s’aller promener car il n’y a rien de si doux que de respirer l’air de la campagne après la pluie, principalement quand on le respire avec d’aussi honnêtes gens que le sont ceux avec qui j’espère passer une partie du jour30.
Voilà une belle application de l’Édit de Nantes : le culte réformé ne peut s’exercer à Paris (sauf pour les étrangers), alors les catholiques accompagnent leurs amis « honnêtes gens » – ce qui prime est le plaisir d’être ensemble – au temple de Charenton. Du reste, l’on se tait, et c’est parce que l’on s’en tait que l’on peut juste goûter le plaisir d’être ensemble, et de respirer ensemble l’air de la campagne après la pluie. Le secret permet le partage d’un goût délicat.
On pourrait, avec quelque paresse conceptuelle, parler ici d’une montée de l’individualisme, de la constitution d’un sujet, d’une supposée intériorité. Il convient d’être plus politique. La France a connu au XVIe siècle un moment où chacun a librement pu exposer ses convictions religieuses. Cela a porté un joli nom : les guerres de religion, guerres de massacres, guerres civiles. La pratique décrite chez Scudéry produit l’effet inverse : en laïcisant l’espace public elle préserve les individus, elle préserve leurs différences, et elle préserve l’espace public des dissensions sanglantes. Cet intime-là, où ce qui est caché doit le demeurer, est la condition même de la paix civile.
Dans cette logique, celle des œuvres de Madeleine de Scudéry, lever un secret, ce n’est pas du tout révéler la vraie nature des choses, c’est tout au contraire les dé-naturer, les altérer, voire les détruire, et faire courir les plus grands risques aux personnes concernées. Être trop visible en certains domaines, c’est être déprécié.e, être dévalué.e, comme dans le cas de cette jeune fille marseillaise, rencontrée également dans la correspondance, que les normes sociales finissent par exclure, car elle est par trop visible :
Elle est, comme je vous l’ai déjà dit, belle, jeune, et de bonne mine ; elle parle français comme si elle était née à Paris, et naturellement elle est fort éloquente ; elle entend l’espagnol, l’italien, le latin, et même le grec ; elle est fort douce, fort civile et de fort bonne maison. Cependant, parce qu’elle n’a pas l’art de cacher une partie des trésors qu’elle possède à des gens qui ne la connaissent pas, ils prennent pour du verre et pour du cuivre de l’or et des diamants ; et l’injustice qu’on lui fait ici est si grande que je n’oserai la voir souvent, de peur de me charger de la haine publique31.
Curieusement, les livres, et partant le savoir, vont également relever de l’intime. Dans les romans, ainsi, on ne verra jamais personne lire en public, ou être vu avec des livres ne seraient-ce qu’ouverts, excepté bien entendu les vaniteuses et les vaniteux. Dans ce dernier cas ce n’est pas le goût du savoir qui les anime, mais l’amour-propre et l’exhibition de soi. Cette catégorie de l’intime peut sembler étonnante, venant d’une autrice particulièrement lettrée, et bien anodine, comparée aux troubles que peuvent causer, et ont causé, les questions religieuses. Mais l’imprudence de la jeune fille marseillaise l’expose, et l’expose à « la haine publique ». Le danger est finalement tout aussi important. Si une femme exhibe un livre, et son savoir, elle se voit condamnée à une mort sociale : le secret est un acte vital de préservation et de prudence, face à la « tyrannie de l’usage », pour reprendre le titre d’une des Conversations morales de Madeleine de Scudéry. Sans cet intime-là la vie sociale de cette jeune fille va devenir positivement intenable, impossible. L’intime, et on va la voir encore plus dans ce qui suit, est – paradoxalement pour notre société – un moyen d’échapper à l’exclusion, et un moyen, cette fois-ci amer, de laisser l’espace public pacifié, du moins vivable.
L’exemple des Terres inconnues l’indiquait, la dernière catégorie relevant de l’intime, sur laquelle il convient ici maintenant de s’attarder, c’est l’amour. À lui va s’appliquer la même logique que dans les deux exemples précédents. Il doit se soustraire de l’espace social, qui va le dé-naturer, le transformant en vanité (masculine) et en honte (féminine) : aux uns la considération, aux autres la déconsidération. L’espace amoureux doit rester invisible socialement, c’est la condition de son existence ; par contrecoup l’espace public est purgé de ces questions de valorisation et de dévalorisation à une aune qui lui est en fait extérieure, et peut alors être socialement non-genré, donc pacifié. Pour le reformuler, il s’agit ici de trouver une réponse à cette vieille question philosophique ; comment mener une vie bonne dans une société qui ne l’est pas ?32
Les mêmes raisons structurelles placent donc l’amour dans cet intime synonyme de secret. Si l’amour peut passer pour la grande affaire des grands romans du XVIIe siècle, il est ici tenu pour ce qui doit, même au prix peut-être des plus grandes extravagances romanesques qui soient, rester le plus longtemps invisible au nez et à la barbe de la société. L’amour vu est toujours menacé, l’amour tu toujours préservé – comme dans le cas extrême du couple Brutus et Lucrèce, invention majeure de la romancière. Des modes ingénieux de communication vont permettre ainsi aux amants de communiquer de façon si cryptée que parents, maris, médisants, jaloux, rivaux n’y voient que du feu33. Il ne s’agit pas de tromper les autres, mais de s’en préserver, et de préserver pour employer, en un sens sans doute plus vrai, plus profond, que celui avec lequel on a mal entortillé cette œuvre, ce qu’il y a de plus précieux : l’amour, comme la littérature, comme la foi.
Dans Clélie, par au moins deux fois, la question est explicitement théorisée. D’abord lors d’un débat plutôt animé, et violent à sa façon, opposant les tenants de l’amour impétueux (l’amour dont l’authenticité serait à la mesure de son absence de tout contrôle) à ceux d’un amour tendre, vient se dessiner la figure des amants fiers, c’est-à-dire, conformément à l’étymologie latine ferox, des amants cruels, tyranniques et dangereux :
En effet ces amants fiers qui sont ennemis de la tendresse, et qui en médisent, sont ordinairement insolents, incivils, pleins de vanité, aisés à fâcher, difficiles à apaiser, indiscrets quand on les favorise, et insupportables quand on les maltraite34.
Bref, qu’il y ait ou non du sexe, ils nuisent socialement, par la médisance, l’insolence, l’incivilité et l’indiscrétion, à l’objet de leur « amour », objet qui apparaît surtout comme soumis à l’exercice d’un pouvoir, et à la recherche d’un prestige symbolique social : ce sont des performeurs, pas des amants…
L’amour, tout logiquement, il faut donc le retirer de la scène sociale de la performance, comme on le constate lors d’une autre conversation, concernant cette fois-ci la gloire :
[…] et la véritable gloire de deux personnes qui s’aiment consiste à être eux-mêmes les uniques témoins de leur tendresse, et de leur vertu, et à s’estimer si parfaitement que leur seule approbation suffise à les rendre heureux. C’est même principalement le secret qui fait la gloire d’un amant […]35.
Principalement : le secret est donc le principe de base de l’amour. Certes c’est une gloire paradoxale, car elle ne se montre pas pour pouvoir exister, c’est une gloire sans public, mais c’est une gloire parce que sans public.
L’intime ainsi dessiné, parce qu’il préserve les individus, et peut pacifier les relations sociales, apparaît comme la vraie boîte noire de la société. Son fonctionnement interne reste opaque, et permet le fonctionnement externe de l’ensemble. La transparence, souvent réclamée aujourd’hui sur l’air des lampions, déréglerait irrémédiablement tant l’intérieur que l’extérieur.
Ne pas créer ou inventer de l’intime, c’est donner au monde social prise sur soi, c’est donc être autant du côté du trouble à l’ordre public, aux normes sociales, que du trouble à l’ordre personnel. Il y a encore pire que ce trouble, pourtant grave, c’est de perdre la vraie nature des choses : une religion exposée n’est plus de la foi ; un livre exhibé n’est plus du savoir (Scudéry a indéniablement lu Pierre Bourdieu…) ; un amour socialisé est tout ce que l’on veut… sauf de l’amour. Soumettre ces valeurs au regard public, c’est-à-dire au domaine de l’ambition, c’est les muer irréversiblement en valeur d’échange et en performances. Créer de l’intime permet ainsi la foi, le savoir, l’amour (en soi, dirait Sartre), et les permet d’autant plus que cet acte libère ainsi le corps social d’éléments négatifs (envie, haine, commérages, vanité…), et établit les conditions d’un commerce agréable. Cet intime représente le rêve ou la possibilité d’une société apaisée.
Voilà pourquoi les Terres inconnues permettent l’établissement de la Carte de Tendre – c’est parce que le lieu de l’intime est posé, blanc, qu’on peut inventer de nouvelles sociabilités, et que la Carte est comme le rêve du roman, qui est quant à lui rempli de violences sous toutes formes : tyrannie des Tarquin et d’autres souverains, tyrannie et cruauté de nombreux parents, violences des époux et des amants fiers. Ce monde est brutal.
L’œuvre de Scudéry nous apprend donc qu’il est des éléments qu’il faut soustraire à la brutalité de la société et de son regard : quoi d’étonnant alors que la société se soit vengée à travers les images négatives complaisamment entretenues tout au long de notre si masculine histoire littéraire, images négatives autant de l’œuvre même que du courant qu’elle est supposée illustrer (la préciosité) et de la biographie de l’autrice, notamment son célibat et de son physique, supposés venir tout expliquer36.
Rien de plus vexant en effet pour la société que de constater que l’on préfère se passer d’elle :
On croit le sourd malheureux dans la société. N’est-ce pas un jugement prononcé par l’amour-propre de la société, qui dit : « Cet homme-là n’est-il pas trop à plaindre de n’entendre pas ce que nous disons ? »37.
L’intime, les Terres inconnues, ce serait ici un moyen élégant de savoir faire la sourde oreille…
[1] La Rochefoucauld, Maximes, Mémoires, Œuvres diverses, édition de Jacques Truchet revue par Marc Escola, Paris, Le Livre de Poche/Classiques Garnier, 2001 [1992], maxime 216 de l’édition de 1678, p. 163.
[2] René Goscinny et Albert Uderzo, Astérix et Cléopâtre, Paris, Éditions Dargaud, 1965, p. 28. Pour une conception également toute personnelle et toute relative de l’intimité, on peut également citer ces propos de Brigitte Lahaie : « Dans mes films pornographiques, on ne me voit jamais pratiquer de sodomie devant la caméra, j’ai été doublée à chaque fois. C’est une part d’intimité que j’ai toujours souhaité préserver » (propos rapportés par Cédric GrandGuillot et Guillaume Le Disez dans leur ouvrage Brigitte Lahaie – Les films de culte, Grenoble, Éditions Glénat, 2016, p. 66).
[3] Pour une vision plus générale du statut de ce personnage dans l’imaginaire occidental, voir François de Callatay, Cléopâtre, usages et mésusages de son image, Bruxelles, Académie royale de Belgique, collection L’Académie en poche, volume 60, 2015.
[4] On peut y voir la trace d’un romantisme mal digéré, ou plus exactement dévoyé et récupéré par son pire ennemi, l’idéologie philistine petite-bourgeoise. Dans cette optique les analyses de Clément Rosset sont précieuses, notamment dans Loin de moi – Étude sur l’identité, Paris, Les Éditions de Minuit, 1999. Le film d’Agnès Jaoui Place publique (2018) est une expression aussi volontaire qu’involontaire de cet état, donc autant un dévoilement qu’un symptôme, dont Richard Sennett dans Les tyrannies de l’intimité (Paris, Éditions du Seuil, collection Sociologie, 1979) se faisait le fin analyste.
[5] Dans un ordre d’idée similaire, les récits de bataille des gazettes comme des mémorialistes ne mentionnent dans les pertes que ceux qui ont un nom. Les autres ne comptent pas.
[6] Voir Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, collection Quadrige, 2010, p. 365-386, ou bien son Manuel d’ethnographie, Paris, Éditions Payot, Petite Bibliothèque Payot, 1967, p. 29-84.
[7] Voir à ce propos les travaux pionniers de ce point de vue de Norbert Elias, La Société de cour, Paris, Éditions Flammarion, collection Champs-Flammarion, 1985, chapitre I, « Structure et signification de l’habitat », p. 17-45.
[8] Bérulle affirme que « le lien qui unit deux natures si distantes [celle de la créature et celle du créateur] est si intime à la divinité […] » (Discours de l’état et des grandeurs de Jésus, Paris, chez Antoine Estiene, 1623, p. 689), et Antoine Arnauld parle de « la communication familière et l’union intime, que la piété et la dévotion donne (sic) aux âmes religieuses avec Jésus-Christ » (De la fréquente communion, Paris, chez Antoine Vitré, 1643, p. 140).
[9] Ainsi Senault peut définir l’honneur comme « un bien qui nous est intime, et qui ne nous peut être dérobé » (De l’Usage des passions, Paris, Veuve Camusat, 1641, p. 507), et La Rochefoucauld estimer à propos de la grande affaire qu’est l’amour-propre que « rien n'est si intime et si fort que ses attachements, qu'il essaye de rompre inutilement à la vue des malheurs extrêmes qui le menacent » (op. cit., p. 240).
[10] Madeleine de ScudÉry, Clélie, histoire romaine, édition et choix de Delphine Denis, Paris, Éditions Gallimard, Folio classique, 2006, p. 89-90. Nous bornerons volontairement, par commodité de lecteurs ou lectrices futures, nos exemples à cette anthologie aussi précieuse que judicieuse.
[11] Michel Foucault, Les Mots et les Choses – Une archéologie des sciences humaines, Paris, Éditions Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, 1966, p. 60-176.
[12] ScudÉry, op.cit., p. 89.
[13] La formule se trouve au chapitre 28, « De l’amitié », du livre I des Essais.
[14] Le fait qu’intime dérive d’intimus, c’est-à-dire un superlatif, pousse à ce statut de quasi-hapax.
[15] Le tout, ne l’oublions pas pour autant, dans un milieu homogène, en termes de condition sociale, et d’âge.
[16] ScudÉry, op. cit., p. 96.
[17] Le dictionnaire de FuretiÈre définit ce terme comme un « témoignage d’ardeur, d’affection, de diligence qu’on a pour quelque chose, pour achever quelque besogne », et il ajoute qu’« il faut servir ses amis avec empressement ». C’est nous qui soulignons.
[18] ScudÉry, op. cit., p. 92.
[19] Conformément à son étymologie dérivant de satis, c’est un adverbe intensif signifiant « beaucoup, à suffisance » (dictionnaire de FuretiÈre).
[20] Même remarque.
[21] ScudÉry, op. cit., p 95-96.
[22] On se souvient que Ninon de Lenclos aurait qualifié des précieuses de jansénistes de l’amour…
[23] Ibid., p 99.
[24] Loc. cit.
[25] Ce passage ne figure pas dans l’édition Folio, on le trouvera au tome I, de l’édition originelle, Paris, Augustin Courbé, 1654, p. 420-421.
[26] Cf. François Dagognet, Le Trouble, Paris, Éditions Les Empêcheurs de penser en rond, 1994, p. 7 : « Le trouble lui-même, en général, naît de ce qu’un corps étranger en envahit un autre : l’eau de la rivière, lorsqu’on remue le fond de son lit, s’opacifie, parce que les grains solidifiés et sédimentés, remontent en elle et lui enlèvent sa limpidité. Le miroir, quand la vapeur d’eau se condense sur lui, perd aussi son pouvoir de réfléchir la lumière. Il s’ensuit encore du nuageux ou du floconneux ».
[27] Pris ici au sens générique de « Qui appartient, qui se rapporte à l'amour « (dictionnaire de LittrÉ).
[28] Cf. Anne Dufourmantelle, Défense du secret, Paris, Éditions Payot & Rivages, Manuels Payot, 2015, p. 43 : « […] tout secret est en devenir, est un devenir. Trop souvent on l’essentialise, oubliant qu’il est un acte (de réserve, de séparation, de mise au silence ou de divulgation) et une puissance ». C’est nous qui soulignons.
[29] Cf. Henri-Pierre Jeudy, L’Absence de l’intimité, Belval, Les Éditions Circé, 2007, p. 63 : « [l’expérience intimiste] n’a d’existence possible que dans sa confrontation à la sphère publique. Elle est ce qui demeure implicite au cœur même de toutes les modalités d’objectivation mises en place par l’ordre réflexif d’une société. L’intime n’a pas de consistance en soi, il ne prend forme que dans son rapport à la réflexivité des constructions d’une société. Il produit un écart, il n’est pas un fondement ».
[30] Lettre de Madeleine de ScudÉry à Valentin Conrart, contenue dans le volume intitulé Chroniques du samedi, Paris, Éditions Champion, 2002, p. 52.
[31] Rathery et Boutron, Mademoiselle de Scudéry – Sa vie et sa correspondance avec un choix de ses poésies, Genève, Slatkine Reprints, 1971, réimpression de l’édition de Paris de 1873, p. 168.
[32] Pour une mise en perspective de cette question, on peut par exemple se référer à Judith Butler, Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, Paris, Éditions Payot, 2014.
[33] On retrouvera de manière exacerbée cette question des communications secrètes dans une œuvre ultérieure de ScudÉry, La Promenade de Versailles (1669). Pour une analyse suggestive, et plus critique, de cette question du chiffre et du secret, on peut se reporter à Niklas Luhmann, Amour comme passion – De la codification de l’intimité, Paris, Éditions Aubier, 1990, notamment les chapitres VII, « De la galanterie à l’amitié » (p. 101-109), et XII, « La découverte de l’incommunicabilité » (p. 155-164).
[34] ScudÉry, Clélie, édition Folio, op. cit., p. 77.
[35] Ibid., p. 237.
[36] S’il fallait jouer sur ce terrain, on pourrait tout aussi bien s’amuser à dévaloriser par exemple L’Art poétique, les Satires et les Épîtres de Boileau, ce grand contempteur de Madeleine de Scudéry et des femmes général, en les expliquant par son célibat – et en rappelant qu’enfant il reçut un certain coup de bec de dindon à un endroit fort mal placé. Boileau, ou le complexe du dindon…
[37] Chamfort, Maximes, pensées, caractères et anecdotes, Paris, Éditions Garnier-Flammarion, 1968, p. 57.
Résumé
Les terres inconnues ont vocation à le rester, telle est la leçon que l’on peut tirer du roman de Madeleine de Scudéry Clélie, histoire romaine (1654-1660). Une lecture attentive de la Carte de Tendre révèle la nécessité de soustraire à la sphère sociale des éléments de l’existence individuelle. Il convient alors de ne pas s’abuser : sans ce retrait, la société sera fatalement soumise à des altérations délétères.
Abstract
To put it bluntly, terrae incognitae should stay undiscovered, as shown in Madeleine de Scudéry’s Clélie, histoire romaine (1654-1660). A careful perusal of the too well known Carte de Tendre emphazises the need of withdrawing “something” from the public space. In a wry way we are warned: without this removal, society can only be subject to pervasive turmoil.
Mots-clefs : Madeleine de Scudéry, Carte de Tendre, Clélie, l’intime
Keywords: Madeleine de Scudéry, Carte de Tendre, Clélie, privacy
Plan
Les Terres inconnues : une topique et une topologie non moins singulières
Une boîte noire de la vie sociale
La parfaite valeur est de faire sans témoins
ce qu’on serait capable de faire
devant tout le monde[1].
« Repas intime… Je serai seule… Alors juste 40 danseurs et danseuses, 80 musiciens et 300 plats simples… ». Ainsi s’exprime Cléopâtre dans une des aventures d’Astérix[2]. À cette aune, l’intime apparaît comme très relatif. Il apparaît même ici, comme tout ce que fait ou dit la pharaonne dans cette bande dessinée, fort idiosyncrasique[3]. La première leçon initiale à en retenir est qu’il nous faut regarder l’intime, d’un point de vue général, comme une construction, une norme sociale : notre conception plus contemporaine, et bien équivoque, de ce qui échapperait au regard, de ce qui se déroberait à l’espace public parce que singulier et subjectif, unique et irréductible, authentique, tout en en déplorant avec mauvaise foi la divulgation et l’exposition, risque de ce point de vue de n’être qu’un leurre[4]. On tiendra donc l’intime pour un code, et comme tout code il est bien plus interprété que choisi par les individus. Il sert tout autant à inclure qu’à exclure, puisque qu’alors être seul ou en tête-à-tête revient dans le cas de cette Cléopâtre à invisibiliser, comme on le fait aussi au XVIIe siècle, toute la foule autour de soi de gens qui ne comptent pas[5]. Étudier l’intime nécessiterait un Marcel Mauss, en exerçant le même regard qu’il prônait pour l’observation des techniques de corps, y compris justement les plus intimes[6].
Au XVIIe siècle justement notre distinction binaire entre le public et le privé prend plutôt la forme d’une tripartition des espaces entre le public, le particulier et un domaine plus privé, qui peut se matérialiser par exemple spatialement par le cabinet ou l’oratoire[7]. L’intime y apparaît alors moins comme une catégorie qu’un signe affectant une relation qui lui préexiste, comme le montre cette définition dans le dictionnaire de Furetière :
Amy particulier, & à qui on descouvre son cœur & ses affaires plus confidemment qu'à tout autre. Enée & Achates, Oreste & Pilades estoient des amis intimes. Je suis joint d'une intime amitié, d'une amitié tres-estroite, avec cet homme-là, c'est mon intime.
L’article « confident » du même dictionnaire éclaire la question :
Amy intime à qui on confie tous ses secrets. Achates étoit le confident d'Enée. Les Demoiselles suivantes sont d'ordinaire les confidentes de leurs Maistresses.
À suivre les exemples donnés par Furetière, l’intime est bien un type de relation sociale, et qui ne s’embarrasse pas nécessairement de question d’égalité ou d’inégalité, puisque confidents et suivantes y sont cette fois incluses.
D’une manière générale, le champ sémantique de l’intime y recouvre alors essentiellement trois domaines. Il y a le sens spirituel, pour signifier par exemple le lien de l’âme à Dieu[8], le sens moral[9], et le sens social, une modalité particulière et élective de relation entre deux êtres, comme nous venons de la voir dans le dictionnaire de Furetière, modalité dans laquelle la question du secret va jouer un rôle particulier. C’est ce dernier sens qui va retenir ici l’attention, dans une configuration spécifique, qui va combiner résolument assurance et défiance – qui ne sont donc nullement l’apanage d’une princesse de Clèves par exemple.
Nous allons emprunter à un autre personnage d’un roman du XVIIe siècle français une réflexion fort organisée à propos de ses propres relations amicales :
En effet, j’ai de ces demi-amis, s’il est permis de parler ainsi, qu’on appelle autrement d’agréables connaissances ; j’en ai qui sont un peu plus avancés, que je nomme mes nouveaux amis ; j’en ai d’autres que j’appelle simplement mes amis ; j’en ai aussi que je puis appeler des amis d’habitude ; j’en ai quelques-uns que je nomme de solides amis et quelques autres que j’appelle mes amis particuliers ; mais pour ceux que je mets au rang de mes tendres amis, ils sont en fort petit nombre ; et ils sont si avant dans mon cœur, qu’on n’y peut jamais faire de progrès. Cependant je distingue si bien toutes ces sortes d’amitiés, que je ne les confonds point du tout[10].
Cette typologie subtile (on songe ici au « représenter parler classer » de Michel Foucault dans Les Mots et les Choses)[11] est issue de la raison, de l’expérience et de la sensibilité : « mon cœur m’a appris à en bien parler »[12]. On a ici comme une échelle de Richter de l’amitié, avec sept degrés : demi-amis, nouveaux amis, amis, amis d’habitude, solides amis, amis particuliers, tendres amis. Cette graduation indique un progrès, jusqu’à la forme qui peut sembler la plus raffinée de l’amitié, la tendre amitié. Tenons-nous là une reformulation de l’ami intime, c’est-à-dire une manifestation particulière de l’intime au XVIIe siècle : un tendre ami ? un ami tendre ?
On aurait tendance à pouvoir le penser, dans une lecture rapide, mais cette forme aussi sophistiquée que précise de l’amitié présente trois caractéristiques qui empêchent, ou du moins viennent compliquer, l’énoncé d’une conclusion aussi définitive. La première caractéristique est celle de la pluralité. Les traités d’amitié, à la suite notamment de Montaigne et de son célèbre « parce que c’était lui, parce que c’était moi »[13], et comme dans une certaine mesure la définition de Furetière le manifestait également, donnent comme condition d’évidence la notion d’exclusivité, d’unicité[14]. Certes rien n’interdit d’avoir des amis intimes, mais dans toutes les occurrences que l’on a pu trouver, l’adjectif est tendanciellement au singulier. Il n’y a donc pas ici élection d’une seule personne, mais constitution d’un groupe, d’un ensemble. Cette catégorie ultime de l’amitié (« ils sont si avant dans mon cœur, qu’on n’y peut jamais faire de progrès ») relèverait presque, on y revient, d’une approche de sociologie historique. S’il y avait ici de l’intime, il serait pluriel.
La seconde caractéristique de cette amitié supérieure est la mixité. Le personnage qui parle est une jeune fille (au sens de l’époque, c’est-à-dire qu’elle n’est pas encore mariée), et le contexte comme la grammaire ne laissent aucun doute : l’amitié dont elle parle est entre elle et des hommes – de jeunes hommes comme elle, ainsi que le contexte là encore l’expose clairement. Or voilà qui ne va pas du tout de soi. La tradition philosophique de l’amitié a depuis longtemps ses lettres de noblesse (il ne serait que de citer Aristote, Cicéron, ou Sénèque…), et elle est toujours illustrée avec force au XVIIe siècle, comme objet de traités, ou au détour de discours. Mais il s’agit toujours, obsessionnellement, d’une amitié entre deux hommes : la vraie amitié, l’amitié dans sa vraie forme, est masculine. La rendre mixte, comme ici, tend à bouleverser la structure du champ social, notamment parce qu’ainsi s’y introduisent une notion d’égalité et de réciprocité entre femmes et hommes[15], et celle d’une forme d’hétérosocialité, c’est-à-dire de relations non réductibles à la question de la séduction et de la consommation érotiques. Loin de ce monde figé et immobile qu’a pu rêver, fantasmer, l’ordre bourgeois du XIXe siècle, le XVIIe siècle est aussi un temps intense de tensions, de frictions et de reconfigurations critiques d’autres mondes possibles.
La troisième caractéristique, incluse implicitement dans les deux premières, est celle de publicité de cette déclaration. La jeune fille qui s’exprime, nommons-la Clélie, s’exprime dans l’épisode plus fameux que connu de la Carte de Tendre, dans le long roman de Madeleine de Scudéry Clélie, histoire romaine (1654-1660). Clélie dit donc publiquement, d’abord dans le cercle auquel elle appartient, ses amitiés. Et la Carte qui est issue de la conversation non seulement est montrée à tous les membres de ce groupe, mais va finir par circuler dans l’espace public, donc au-delà du cercle, avec un nombre de copies difficilement déductible textuellement. Clélie est du reste dans un premier temps réticente à une divulgation qui en décontextualisant l’objet en altérerait le sens :
[…] elle ne voulait pas que de sottes gens, qui ne sauraient pas le commencement de la chose, et qui ne seraient pas capables d’entendre cette nouvelle galanterie, allassent en parler selon leur caprice, ou la grossièreté de leur esprit[16].
La Carte circule malgré tout, et circule si bien qu’elle sort littéralement du volume, et est offerte, comme autonome, à chaque lectrice et chaque lecteur. Tendre est ainsi un pays exposé aux yeux de tous, de la même manière que ce qui le compose topographiquement relève des mêmes impératifs de visibilité, comme pourrait le montrer l’existence des petits personnages inscrits dans le coin inférieur droit de la Carte. Les étapes sur les chemins de Nouvelle-Amitié à Tendre-sur-Reconnaissance ou Tendre-sur-Estime ne sont pas des sentiments intérieurs qui seraient éprouvés, mais des comportements socialisés, ce sont quasiment des pluriels de concrétisation. C’est très net par exemple si l’on prend la séquence : Assiduité/Empressement/Grands Services. Pour paraphraser une formule connue, l’on pourrait dire qu’il n’y a pas d’assiduité mais des marques d’assiduité, pas d’empressement mais des marques d’empressement[17], et la démonstration va de soi pour ce qui est des services, grands ou petits, peu importe ici, ces « secours que les hommes se donnent les uns aux autres, soit par charité, ou par amitié », pour citer encore le dictionnaire de Furetière. Tout ici est à découvert.
Dans la Carte donc nul secret. Elle peut se montrer, elle doit se montrer, puisque son objet, l’amitié, est aussi ce qui s’exhibe socialement : tout est sous les yeux. Difficile donc à ce stade d’y voir quelque chose comme de l’intime… Rien ici qui soit, totalement ou partiellement, dérobé au regard de tout un chacun. La Carte serait ainsi toute transparence.
Toute ? Non ! Car un espace inconnu et blanc de la Carte est appelé à rester irréductiblement blanc et inconnu, résistant encore et toujours aux envahisseurs présumés et potentiels de ces Terres Inconnues. Et la vie n’est pas facile pour tous ceux dans le roman qui aimeraient passer la Mer Dangereuse et ses écueils et qui n’y sont pas invités. Ils resteront dans leurs camps retranchés, comme certains légionnaires dans une bande dessinée déjà citée ici…
Les Terres inconnues : une topique et une topologie non moins singulières
Frédéric BRIOT
Univ. Lille, EA 1061 - ALITHILA - Analyses Littéraires et Histoire de la Langue, F-59000 Lille, France
Dufourmantelle, Anne, Défense du secret, Paris, éditions Payot & Rivages, coll. Manuels Payot, 2015 (repris en Rivages-poche en 2019).
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GRANDGUILLOT Cédric et LE DISEZ Guillaume, Brigitte Lahaie – Les films de culte, Grenoble, éditions Glénat, 2016.
Jeudy, Henri-Pierre, L’Absence de l’intimité, Belval, éditions Circé, 2007.
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Rathery, Edmé-Jacques-Benoît, Mademoiselle de Scudéry – Sa vie et sa correspondance avec un choix de ses poésies, réimpression de l’édition de Paris de 1873, Genève, éditions Slatkine Reprints, 1971.
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—, Pellisson, Paul, et leurs amis, Chroniques du samedi suivie de Pièces diverses (1653-1654), édition établie et commentée par Delphine Denis, Myriam MaÎtre et Alain Niderst, Paris, éditions Champion, 2002.
Sennett, Richard, Les Tyrannies de l’intimité, Paris, éditions du Seuil, coll. Sociologie, 1979.