Comment exprimer et dévoiler l’intime, le sien comme celui d’autrui ? De nos jours il existe de multiples médias d’expression de l’intime : mémoires, journaux personnels, autobiographies, autofictions et correspondance privée constituent autant de modes privilégiés d’expression du plus profond de soi. Mais l’écriture, malgré toutes les formes variées qu’elle peut emprunter, n’est pas l’unique vecteur de l’intime. Aujourd’hui, le créateur dispose de moyens d’expression nouveaux, tels la photographie, le blog, la vidéo et le cinéma, pour communiquer au public les moments ou les mouvements les plus intimes de sa vie, ainsi qu’en témoigne par exemple le travail artistique de Sophie Calle1. Il est aisé de dévoiler sa vie intime, mais on peut aussi ou plus étrangement révéler celle d’autrui, et c’est ce qu’a fait Clara Beaudoux dans le Madeleine project, un web-documentaire sur Madeleine, une institutrice née en 1915 et morte en 2012, dont Clara Beaudoux a retrouvé les souvenirs et les effets dans la cave de son appartement, précédemment occupé par la disparue. Initialement présenté sur Twitter, puis devenu un livre2, le documentaire a donné naissance, au Musée d’Histoire de la Vie Quotidienne de Petit-Caux (76), à une exposition3 qui fait le portrait et restitue la vie intime de Madeleine à travers la mise en scène des souvenirs retrouvés dans la cave : photographies, lettres et cartes postales, vêtements et objets de la vie quotidienne, reliques humbles et familières résumant la vie, les émotions et les préoccupations de Madeleine. Cette exposition du Musée de Petit-Caux fait comprendre intuitivement au visiteur ce qu’est l’intime : à la fois le plus profond et le plus secret de l’être, mais aussi les faits domestiques privés, réservés à un cercle restreint d’amis et de parents, qui semblent parfois au premier abord triviaux et dépourvus de signification. Dans un tel dispositif, le « je » du spectateur se trouve inextricablement lié à l’intime de Madeleine dans les replis d’une mémoire collective, curieusement reflété aussi dans les vestiges d’une vie qui, lui rappelant la sienne ou celle de ses ascendants, sont aussi un peu les siens. En somme l’intimité devient paradoxalement un bien commun. Au-delà de la littérature, la richesse de l’expression de l’intime s’est ainsi révélée un objet de curiosité partagé par plusieurs enseignants-chercheurs appartenant à l’unité de recherche Textes et Cultures de l’université d’Artois, et s’intéressant aux manifestations de la subjectivité, au récit à la première personne ou à l’espace privé de la demeure d’écrivain. C’est pourquoi ils ont convié des doctorants, ainsi que des collègues de l’université de Lille 3 et d’Amiens à s’interroger sur l’écriture et la représentation de l’intime du Moyen Âge au XXe siècle lors d’une journée d’études qui s’est tenue le 31 mai 2018 à Arras. Résultat de cette réflexion collective, le présent dossier rassemble les contributions de neuf enseignants-chercheurs, principalement des monographies, organisées selon un déroulement diachronique.
En raison du matériau extrêmement abondant pour les époques moderne et contemporaine, le sujet a déjà suscité quantité d’études passionnantes écrites par d’éminents spécialistes, des anthropologues, des historiens et des littéraires spécialistes de l’autobiographie, des mémoires et des journaux personnels. Parmi les plus récents, nous mentionnerons deux recueils d’études parus dans la revue Itinéraires : Pour une histoire de l’intime et de ses variations, sous la direction d’Anne Coudreuse et de Françoise Simonet-Tenant (2010)4, et Intime et politique, sous la direction de Véronique Montémont et Françoise Simonet-Tenant (2013)5. Le premier numéro cité contient en particulier deux articles de synthèse, fondamentaux pour notre sujet. Le premier, écrit par Véronique Montémont6, constitue une enquête lexicographique extrêmement fouillée sur l’évolution sémantique du mot intime d’abord employé comme adjectif, puis comme substantif, dans les dictionnaires de langue française à partir du XVIIe siècle. Les emplois répertoriés dans les dictionnaires ont été comparés à ceux de la langue littéraire, à partir de la base Frantext, et à ceux des titres des œuvres publiées en France entre 1600 et 2009, répertoriés dans le catalogue BnF-opale plus. Comme adjectif, intime a tout d’abord été usité pour qualifier une proximité amicale et appliqué à une relation extérieure au sujet. Revenant progressivement à sa signification étymologique (« le plus intérieur », « le plus profond »), intime en vient à désigner tout ce qui relève de la sphère intérieure ou spécifique de l’individu, avec une expansion des champs lexicaux d’application (la conscience, les sentiments, le corps, la sexualité, la parole, l’écrit, etc.). L’étude révèle l’extension des emplois à partir du XVIIIe siècle et une nominalisation de l’adjectif de plus en plus fréquente à partir du XIXe siècle. Cette évolution diachronique est confirmée, dans ce même numéro, par l’étude de Françoise Simonet-Tenant qui fait remonter au XVIIIe siècle l’apparition de la culture de l’intime qu’elle relie dans la longue durée à l’histoire de la confession, devenue une obligation annuelle à partir du concile de Latran de 1215, et à des innovations ou des démocratisations techniques du XVIIIe siècle favorisant une meilleure possession ou représentation de soi : les persiennes, les serrures, la montre individuelle et le miroir plat. Dans l’histoire littéraire, le souci de l’intime se concrétise dans le développement de pratiques d’écritures telles que la correspondance et le journal intime. Les deux articles cités s’accordent donc pour dessiner un itinéraire diachronique avec une montée en puissance constante de l’expression de l’intime, depuis le point de départ au XVIIIe siècle jusqu’aux dernières décennies du XXe siècle et au début du XXIe siècle, où elle devient le gage tapageur du succès littéraire, la plus-value publicitaire d’écrits plus ou moins exhibitionnistes.
Dans le droit fil de ces précieux travaux, notre réflexion collective s’est attachée à explorer les écritures et la représentation de l’intime en amont du XVIIIe siècle et à les mettre en perspective avec des créations des XIXe et XXe siècles. La représentation doit être comprise ici comme une construction de l’imaginaire, ce qui signifie qu’en dehors des écrits topiques de l’intime, comme le journal personnel, les mémoires, ont été étudiés des scènes fictives, des dispositifs dialogiques de l’intime ou des constructions spatiales destinées à créer une impression d’intimité. Envisager l’intime avant la date supposée de son apparition relève du défi. Effectivement, comme le note Véronique Montémont : « Avant le XVIIe siècle, intime est quasiment inexistant dans les dictionnaires de langue : le Huguet ne lui octroie d’ailleurs pas d’entrée, ne relevant qu’intimement, avec deux exemples traitant de l’amour de Dieu ou de Jésus »7. Pour confirmer et compléter cette constatation, nous ajouterons que l’adjectif intime, bien qu’apparu à la fin du XIVe siècle, ce que nous apprend le Dictionnaire du Moyen Français8, est d’un emploi extrêmement parcimonieux à la fin du Moyen Âge. Il a pour sens « intérieur », « profond », et s’applique au mot cordialles signifiant « entrailles » ou à ce qui procède d’un lien profond, d’une union légitime, et, en ce sens il se dit d’héritiers issus de cette union. Mais si le mot est encore peu usité, cela ne signifie pas l’inexistence de la notion qu’il représente. L’ancienne langue disposait d’autres vocables pour désigner l’intériorité d’un être : ceux de cœur, de for pour signifier l’ensemble des sentiments ou le siège de la vie intérieure, ainsi que de l’adjectif et du substantif privé pour dénommer tout ce qui relève de la relation de familiarité ou de proximité9. On parle d’un ami privé, d’une beste privee pour désigner un ami intime, un animal domestique. Dans le vocabulaire médical, l’expression privees maladies, désignation périphrastique des menstrues, souligne que l’adjectif renvoie aux secrets corporels, soigneusement cachés à autrui. L’adjectif est antonyme d’estrange, estrangier, lointain, mais aussi de public. L’étude des emplois très riches de l’adjectif privé révèle qu’ils recouvrent ceux de l’adjectif intime et des domaines qu’il représente : ceux de la famille, de la communauté proche à laquelle un individu se sent appartenir, ceux aussi du corps et de la sexualité. S’il est certain que l’intimité désigne un espace social et individuel conscient et valorisé dans les mœurs à partir du XVIIIe siècle, il nous est apparu intéressant d’enquêter sur une longue durée et de relever les signes avant-coureurs de cette émergence, pour étudier ensuite son expression dans des œuvres où le lien de l’individu à la communauté est représenté de manière problématique, que ce soit chez Madeleine de Scudéry, Saint-Simon, Chateaubriand ou, plus près de nous, chez Pierre Jean Jouve. À côté de textes littéraires, nous avons souhaité aussi contribuer à l’anthropologie historique de l’espace domestique en abordant le traitement particulier reçu au XIXe siècle par la maison d’écrivain, espace privé révélateur d’un homme devenu public par sa célébrité, et qui s’offre dans certaines circonstances aux regards de ses contemporains ou des visiteurs, une fois devenu musée. En croisant les perspectives littéraires, esthétiques, anthropologiques et psychanalytiques, nous espérons apporter ainsi une contribution à la définition et à la compréhension de l’intime.
Dans un article de synthèse, qui part de l’opposition fondatrice du public et du privé, Bénédicte Boudou étudie les « émergences de l’intime », depuis l’antiquité jusqu’au seuil de l’époque moderne. Si les anciens valorisaient la vie publique de l’homme, source d’activité et de liberté, Aristote promeut dans l’Éthique à Nicomaque la vie contemplative, dans laquelle le sage pratique la vertu, en l’opposant à la vie active. De leur côté, les stoïciens invitent à préserver la forteresse intérieure de l’homme, garante de sa liberté et réservée aux exercices spirituels. La pensée chrétienne a développé sa conception de l’intime dans la continuité des pensées païennes, mais par l’attention qu’elle accorde à l’examen de conscience destiné à éprouver le sentiment du péché et de la faute, elle a renforcé le rapport de soi à soi dans l’amour de Dieu. Ainsi a émergé la notion de for intérieur. Dérivé du mot latin forum signifiant « place du marché où se discutent les affaires publiques ou privées », le for désigne à l’origine un tribunal, et plus précisément un tribunal ecclésiastique, puis par métaphore le jugement de conscience et progressivement l’espace intérieur caché où l’être se préserve du regard et du jugement d’autrui. Cette intériorisation de la loi morale va de pair avec l’émergence de l’individu10 et conjointement de la constitution d’un espace interne de liberté, où l’homme se tient à l’abri des contraintes de la communauté sociale, mais aussi des coercitions des pouvoirs politiques et religieux. Cette évolution conditionne de nouveaux usages sociaux comme l’apparition de pièces plus petites dans les habitations, dès la Renaissance. La représentation d’intérieurs domestiques dans la peinture flamande des XVe et XVIe siècles reflète bien ce souci de l’intimité familiale. Dans l’écriture, la représentation de l’intimité se traduit par l’emploi d’un style simple, par l’affirmation d’une exigence de vérité, désencombrée des ornements séducteurs de la rhétorique et par la modélisation d’un lecteur bienveillant, proche de l’ami intime.
Si dès la fin du Moyen Âge on trouve des témoignages d’un imaginaire pictural de l’intime, Mireille Demaules se demande s’il existe une poésie de l’intime à la même époque, à partir de l’examen de l’œuvre poétique de Charles d’Orléans. La réponse est nuancée. En effet, l’individu en tant que moi singulier n’a que peu de poids face à la communauté du lignage, de la famille, de l’Église ou de toute autre chaîne de solidarité à laquelle il appartient. Ainsi que l’écrit Jean-Claude Schmitt à propos de la notion de personne utilisée par le christianisme, et qui peu ou prou préfigure celle de l’individu :
[…] elle est ambiguë, riche de tensions contradictoires : loin d’exalter d’abord la conscience individuelle, elle tend à abolir le sujet dans la divinité dont il est l’image et dans l’humanité dont il partage le destin11.
D’autre part, dans l’aristocratie chevaleresque, la prééminence de valeurs telles que l’honneur, la fidélité au roi et au lignage interdit à l’homme de faire étalage de ses faiblesses et de ses misères, et de s’écarter de la communauté par l’affirmation de la singularité de ses désirs. La création littéraire elle-même ne valorise pas l’expression de la personnalité ou de l’originalité, et le langage poétique d’une œuvre s’insère dans une longue tradition littéraire, à laquelle il emprunte un ensemble de topoi. Avec ses formes fixes (ballades, complaintes et rondeaux), et sa topique héritée des troubadours et des trouvères, le lyrisme de la fin du Moyen Âge ne se prête guère à l’expression simple et libre de l’intime. Toutefois, Charles d’Orléans parvient à créer des effets d’intimité en ordonnant ses pièces poétiques selon un fil autobiographique, en insérant deux rêves qui créent l’illusion d’accéder à des profondeurs insoupçonnées de son âme, enfin en faisant partager le deuil qui l’afflige après la disparition de la femme aimée. Sans doute l’isolement social, le sentiment de solitude et la dévalorisation des activités publiques du poète exilé en Angleterre, où il est retenu prisonnier après la bataille d’Azincourt (1415), ont-ils contribué à libérer la singularité d’une écriture mélancolique, qui s’adresse d’abord à soi et se cherche un nouveau mode d’expression plus proche de l’expérience vécue.
Tel n’était sans doute pas le dessein de Montaigne, lorsqu’un siècle plus tard, il publie ses Essais, dont la genèse s’explique par la disparition d’Étienne de La Boétie (1563), l’ami intime auquel, Bénédicte Boudou l’a souligné dans son article, Montaigne adresse son œuvre. S’inscrivant dans les pas de saint Augustin et de ses Confessions, Montaigne entend se confesser. Mais, comme Marianne Closson le montre dans l’article qu’elle consacre au chapitre 5 du livre III des Essais, intitulé « Sur des vers de Virgile », il n’entend pas confesser les erreurs de ses opinions, mais ses « mœurs », c’est-à-dire son comportement sexuel. L’écriture de l’intime chez Montaigne révèle un dessein audacieux et paradoxal. Si la littérature du XVIe siècle sait briller par sa liberté de ton, Rabelais nous le rappelle assez, l’entreprise de Montaigne se révèle néanmoins pionnière et audacieuse en ce que, au détour de son autoportrait, il parle de son propre corps et de son membre viril, évoquant sans fard sa pratique du coïtus interruptus, mais aussi son impuissance. Ainsi, loin d’afficher une virilité glorieuse, il reconnaît ses faiblesses, ses défaillances et sa part de féminité. Toutefois, l’écriture de l’intime, fondée sur le particulier et l’individuel, ne saurait se réduire au dévoilement impudique de détails croustillants, et c’est en cela qu’elle se révèle paradoxale chez Montaigne. Par l’exemplarité dont elle se pare, elle permet d’accéder à des considérations universelles sur l’expression stylistique de l’intime dans la littérature, sur le mariage, sur le commerce entre les sexes et sur les femmes en général. L’audace du projet personnel entraîne ainsi dans son sillage celle des positions de l’auteur sur l’égalité entre les sexes, hommes et femmes étant finalement jetés dans le même moule. Utilisé comme une arme de séduction, l’écrit intime s’ouvre alors au public féminin, incité dans ce chapitre à se retirer pour la lecture dans un cabinet privé. Public et privé se mêlent ainsi inextricablement dans l’écriture et la lecture des Essais.
Mais au cours de l’histoire, il n’y a pas d’expulsion sans cesse plus vigoureuse de l’intime, chaque époque engendrant des contradictions et des tensions qui amènent à poser différemment la question de l’intime et à lui donner des contenus variables. Si Montaigne exposait son moi et sa sexualité, au XVIIe siècle Madeleine de Scudéry dans son roman Clélie, histoire romaine (1654-1660), affirme la nécessité de soustraire l’intime à la sphère sociale, comme le montre Frédéric Briot dont la contribution permet de nuancer l’idée d’une évolution continue de la publication des éléments de la vie individuelle. Dans ce roman, l’intime est spatialisé dans la Carte de Tendre, où tous les degrés qui conduisent de l’amitié à l’amour sont réifiés sous forme de lieux disposés sur la carte. Si l’itinéraire sentimental est lisible aux yeux de tous, et clairement balisé par des étapes identifiées, qui vont de Nouvelle-Amitié à Tendre-sur Reconnaissance ou Tendre-sur-Estime, en haut de la carte, figure un espace blanc, vide de toute indication cartographique et dénommé Terrae incognitae. Situées au-delà des bornes de l’amitié, ces terres encore inviolées figurent l’intime celé et insu. L’espace en blanc laisse à tout un chacun la liberté de le remplir avec le contenu qui lui sied. Dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry, Frédéric Briot discerne trois zones de l’intime susceptibles de venir meubler ce vide. La religion constitue l’une d’elles, car la croyance ne concerne que soi et ne doit pas faire l’objet de proclamation ni de discussion, afin de préserver la paix civile et l’intégrité de l’individu. Les guerres de religion ont laissé le souvenir de ce qu’il en coûte d’exposer les principes de sa foi, et par son respect avant l’heure du principe de laïcité, Madame de Scudéry valide l’esprit de tolérance de l’Édit de Nantes. Le deuxième domaine qu’il faut soustraire à la violence de l’opinion publique est le savoir, et il convient de le faire d’autant plus soigneusement que l’on est une femme. Enfin, le troisième domaine qui doit être tenu secret est l’amour, car sa publicité le transmue en vanité pour les hommes et en honte pour les femmes. Le secret se révèle ainsi pour l’amour le principe même de sa survie, ce que l’idéal courtois avait en son temps bien mis en lumière. Frédéric Briot conclut ainsi que l’intime apparaît comme la boîte noire de la société. On serait tenté d’ajouter que, sous forme de Terres inconnues ou de boîte noire, la représentation de l’intime chez Madeleine de Scudéry rejoint celle du refoulé, indestructible et insu, source de désir et de savoir, pour peu que le maniement de la lettre leur permette de se frayer un passage vers l’invention. Ainsi son œuvre éclaire bien la tension, plus aiguë sans doute dans la mentalité aristocratique, qui oppose à l’expression de l’intime jugé exemplaire de l’humaine condition, le souci de la contenir et de la réprimer par peur de la violence sociale.
Cette rétention prudente de soi, Robinson, dans le roman qui paraît en français en 1720, ne la connaît pas. Que serait pour lui l’intimité dans un lieu où personne ne le regarde, où personne ne le juge ? À qui le solitaire aurait-il quelque chose à cacher ou à révéler ? Il n’est de part secrète de l’être que quand il y a quelqu’un à qui la dissimuler. Robinson, sur son île, n’a devant lui aucun être humain qui le contraigne à borner ses paroles, ses actions ou ses désirs. La dissimulation ne commence qu’à l’arrivée de Vendredi, et avec elle la mise en scène du Moi : Robinson se compose un personnage, entre dans un rôle, s’adapte. Il retrouve cette injonction de la civilisation : ne pas tout dire. Et le pouvoir qu’il prend sur Vendredi vient de cette rétention : tout maître a sa part de mystère, et ce mystère suppose un interlocuteur, un spectateur, un lecteur, ne fût-ce que pour lui dire qu’on ne lui dira rien : « Ces Mémoires ne sont pas faits pour rendre compte de mes sentiments », écrit Saint-Simon12 à Versailles, aux antipodes de l’île déserte, prétérition qui nous incite à lire sa chronique en transparence et à découvrir, dans le récit des événements, dans les portraits, dans les anecdotes de cour, le filigrane de la psyché. Mais quels seraient les œuvres « faites » pour rendre compte des sentiments de leur auteur ?
L’écriture de l’intime, en bonne histoire littéraire, pose la question du support13 : sous quelle forme, dans quelle tonalité, en passant par quels topoi l’aveu direct ou indirect, la révélation subliminale, la confession en mots couverts ou éclatants doivent-ils se proférer, et pour qui ? D’une écriture en apparence autotélique comme celle du journal intime14 aux débordements lyriques ou à la duplicité d’un personnage de roman (Madame Bovary, c’est Flaubert et ce n’est pas Flaubert), les tréfonds de la psyché comme les cachotteries du corps se travestissent d’une intrigue, d’une prosodie, d’une chronologie. Même les Mémoires, qui éludent tout commentaire privé et font l’économie de l’histoire familiale du mémorialiste, laissent entrevoir un portrait, certes diffus, fragmentaire, intermittent de l’homme qui tient la plume. Si l’on cultive le paradigme, on leur opposera les Confessions d’un Rousseau qui, d’aveu en aveu, réussit, au terme de leur lecture à voix haute, à rendre muet le meilleur public de son temps, lequel quitte le salon sans faire à l’auteur, déconfit, le moindre commentaire. Jean-Jacques est-il allé trop loin ? À l’inverse, Saint-Simon, qui se refuse à tout discours sur soi, a-t-il tenu parole ?15
« L’application de la catégorie de l’intime aux Mémoires de Saint-Simon ne va […] pas de soi », écrit Damien Crelier. En effet, à l’inverse de Montaigne, « il n’entend pas être lui-même la matière de son livre, du moins pas prioritairement ». Il n’entend pas non plus s’abstraire de sa narration : ses émotions transparaissent ou s’avouent à chaque page de la chronique, haines et amitiés jalonnent un texte où l’emploi d’un adjectif, d’un adverbe, d’une hyperbole est le sismographe de la psyché. Éruptif ou adepte d’une colère au long cours, Saint-Simon, comme tout courtisan, « a tendance à investir d’affects les questions relatives au positionnement au sein d’un système aussi hiérarchisé que la cour ». Sceptique sur la vie amoureuse de ses semblables, aux affects connus et reconnus, il est en revanche hypersensible aux usurpations du rang : le dépit lié à un insuccès social l’emporte sur toute autre passion. Dans le tout petit monde enragé de titres, de fortune et de faveur dont il est le témoin, l’affirmation de soi aux yeux d’une cour médisante et malveillante l’emporte sur les affres du sentiment, qui sont « la clef de voûte de la plupart des univers romanesques ». Il y a là un clivage générique que confirme le dédain de Saint-Simon pour le roman, mais aussi une opposition fondamentale entre histoire personnelle et histoire sociale de l’individu. Dans les Mémoires, on ne séduit pas pour aimer, mais pour réussir. L’intime du courtisan, démontre Damien Crelier, c’est son ambition, et comme La Rochefoucauld faisait de l’amour-propre l’énergie première de l’être, Saint-Simon fait de la reconnaissance par autrui d’un privilège, quel qu’il soit, l’impulsion originelle de toute activité. Si cette reconnaissance n’a pas lieu, on meurt.
Saint-Simon rédige ou recopie ses Mémoires entre 1739 et 174916, au moment où le jeune Rousseau fait ses premiers pas dans le monde. Il ne nous épargnera, dans les Confessions, pas un épisode douteux. De la fessée de Mlle Lambercier au fiasco dans le lit d’une courtisane vénitienne, le récit de vie s’est placé sous l’égide de la vérité, d’une sincérité qui se moque des convenances, d’une authenticité que la vie sociale ne peut ni ne doit entamer. Ce projet de décaper l’être de ses pellicules sociales, qui est d’un écorché vif mais aussi d’un maître rhéteur, Rousseau le pousse si loin que les Dialogues succèdent aux Confessions : J.J. devient, aux yeux du Français, un danger public. Comment être pur dans un monde impur qui lui délègue au quotidien ses juges et ses bourreaux ? Jean-Jacques « défend face à ses accusateurs et persécuteurs, les ‘charmes de l’intimité’ dans un monde où celle-ci lui est interdite », écrit François Raviez. Les Dialogues sont le livre de ce combat, la mise en scène obsessionnelle, enchevêtrée et paranoïsante d’un rapport à l’autre interdit – cet autre, nous l’avons dit, face auquel l’intime prend sens. Les Dialogues nous permettent ainsi de « reconstituer le processus d’annihilation d’un homme par la collectivité ». Annihilation, certes, mais par réversibilité, découverte d’un espace (d’un jardin) secret, inaccessible à autrui. Écrire, c’est écrire pour soi, mettre sa vie au miroir de la page sans souci de plaire ou de convaincre ; c’est redevenir Robinson sans Vendredi, sans l’autre, sans les autres : « L’essence de mon être est-elle dans leurs regards ? », s’interroge Rousseau, ces regards qui, à la cour, donnent à l’individu sa stabilité intérieure. Voici venu le temps de la « fabrique de l’intime »17.
Risquons une hypothèse : si le XVIIIe siècle voit fleurir mémoires privés, correspondances et journaux, c’est que la société se déchristianise. L’interrogation sur soi fait l’économie de la méditation sur les fins dernières ; les confesseurs et directeurs de conscience ne jouent plus le rôle, qui leur était dévolu au Grand Siècle, de guider les âmes en tempérant les excès des destins individuels ; le Moi n’est plus don de Dieu, qui dans son infinie bonté aurait voulu chaque être humain, mais une expérience ludique ou douloureuse de l’identité. La déchristianisation émancipe l’être de son salut, par conséquent des renoncements censés le préparer, sur cette terre, à une autre vie. « Le paradis terrestre est où je suis », claironne Voltaire dans Le Mondain. Le scrupule, le péché, le châtiment s’évaporent au profit d’un optimisme raisonnable et rationnel. Loin d’être « haïssable », comme le prétend Pascal, le Moi se découvre admirable. Nous n’en sommes pas encore au grand épanchement du XIXe siècle, avant que toutes les digues ne cèdent au XXe, mais le Je, dans ses amours comme dans ses humeurs, devient un objet d’écriture inépuisable et jouissif. L’intime aurait-il remplacé Dieu ? Le corps, objet de réprobation, y devient objet de délectation, et, si l’on ose dire, la vie intérieure se solipsise. Dans un monde où l’Incarnation ne fait plus recette, voilà l’individu délivré du poids de la faute. Sans boussole sotériologique, le Je commence une longue errance dont la fiction, en particulier, garde trace, du roman-mémoire au récit autobiographique, de Marivaux à René18. Les enthousiasmes du croyant se détranscenderont bientôt en harmonies narcissiques. L’Europe se nombrilise.
L’intime, refoulé mais secrètement actif dans les Mémoires, se distille avec élégance dans les Mémoires d’outre-tombe, dont l’auteur fut un fervent lecteur des Confessions, comme le prouvent les Mémoires de ma vie, première mouture du chef-d’œuvre19. Avec Chateaubriand, la métaphysique fait son retour dans le discours à la première personne, et l’histoire sert de prétexte à la confession décalée, de même que l’intertextualité permet des impudeurs cryptées. Dans les Mémoires d’outre-tombe, chronologiques mais labyrinthiques, le narrateur se masque et se diffracte, le mentir-vrai aragonien module la sincérité, le travail de la prose accompagne le modelage du Moi et l’intime se démultiplie en personnages et postures. Sibylle Guipaud, en faisant de l’échec une clé de lecture du work in progress chateaubriandien, propose un dénominateur commun aux nombreuses figures du vicomte.
L’intime, dans cette perspective, ne serait-il pas le rapport lucide, implacable, que l’on a avec soi-même, en deçà des idéologies qui nous animent, des visages sociaux que nous adoptons et des illusions dont nous nourrissons une psyché boulimique de chimères ? Baudelaire, dans « L’examen de minuit », a saisi ce moment critique où l’on se voit tel que l’on est. La tâche de l’exégète est alors de découvrir, dans toute œuvre, l’effarante vérité de son auteur. Chateaubriand, homme de tous les succès, de toutes les gloires, et même de toutes les femmes, dessinerait, en réalité une « image négative du moi » qui « apparaît sous le mode de la répétition-variation au fil de l’œuvre ». La doxa nous souffle le contraire en faisant des Mémoires d’outre-tombe un temple de la vanité. Sibylle Guipaud montre qu’il n’en est rien. L’homme des Mémoires d’outre-tombe, pour reprendre le titre d’Henri Guillemin20, est « condamné à échouer par sa faute ». Intimement, il se pense comme un « sacrifié en politique » couvert de « blessures narcissiques ». Lire ce texte comme symptôme, dans l’optique de la psychanalyse lacanienne, n’est-ce pas, plutôt que de succomber aux prestiges d’une prose séductrice, rendre à son auteur l’hommage de la vérité ?
Cette vérité, les lecteurs de la fin du XIXe siècle l’ont cherchée non pas dans l’intériorité des écrivains, mais dans leur intérieur. Notre époque n’a pas inventé le reportage chez telle ou telle vedette des médias, écrivain, acteur ou homme politique. Agrémentée d’un entretien avec le héros du jour, la galerie de photos montre la bibliothèque, le jardin, la piscine ou l’incontournable bureau de l’écrivain. Grâce à Maupassant, il y a un siècle et demi, nous pénétrons chez Zola, chez Flaubert et chez Goncourt. « Cache ta vie », disaient les Épicuriens. Certes, mais le public, aujourd’hui comme hier, est friand de détails, même si savoir qu’à Croisset les rideaux du Maître étaient « de toile à ramages et à fleurs » ne nous aide guère à pénétrer dans les subtilités du style de Madame Bovary. Son auteur cependant, monstre d’écriture, en redevient humain, plus humain.
Marie-Clémence Régnier nous montre combien l’entreprise de révélation-dissimulation de Maupassant est délicate : son voyeurisme journalistique est une trahison, mais en même temps rien d’authentiquement intime ne sera offert en pâture aux lecteurs : « mise en abyme alerte du reportage réalisé chez la célébrité littéraire, l’article constitue aussi une critique masquée de la complaisance des célébrités à montrer leur intérieur ». On aura noté l’ambiguïté de ce dernier mot. Maupassant flatte son public, mais le secret de l’artiste reste intact. Ses « intrusions » chez trois écrivains majeurs dont il est en même temps l’ami, ont une « portée sacrilège » et, dans une certaine mesure, peuvent passer pour un viol de leur intimité domestique, mais l’intrus n’est pas dupe de sa propre démarche, et ses articles sont aussi une dénonciation de ce genre de reportage. « Disséquer la vie privée de l’écrivain » n’est pas découvrir son âme à la pointe de sa plume, et l’« idéal érémitique et aristocratique » de l’artiste reste impollué. Reconnaissons toutefois que, lues depuis le XXe siècle, ces chroniques ne manquent pas d’intérêt, même si la plus riche « hypotypose » ne nous révèle que ce que nous savions déjà : Zola est « laborieux », Flaubert un « acharné travailleur » et la vraie vie de Goncourt est dans « le monde idéal des créateurs ». L’intime n’est pas dans le bibelot.
Mais alors où est-il ? Forclos chez Saint-Simon, expansif chez Rousseau, grimé chez Chateaubriand, par conséquent fluctuant dans le récit de vie, serait-il dans la poésie ? Pierre Jean Jouve, écrit Dorothée Catoen-Cooche, est dès son jeune âge un homme de l’introspection. Son œuvre, puissamment egocentrée a pour ambition de rendre visible « ce qui est caché à soi » ; elle sera donc « construction du sentiment de l’intime ». Le roman, le poème, l’écriture « en miroir » du Moi composent ce que nous appellerons, avec le recul du temps, un itinéraire, mais celui-ci fut plutôt pour Jouve un douloureux cheminement, marqué de crises, de remises en question et de plus de doutes que de certitudes. La conjonction de l’homme, du croyant et de l’artiste est ainsi à l’origine d’une œuvre où l’intime – la souffrance – est omniprésent. De l’écriture « exutoire » à la psychanalyse, le chemin passe par Dieu et la chair, sans que « jamais l’écrivain ne se dévoile totalement au lecteur ». Dès lors, « son intimité, si elle lui a été en partie rendue accessible par un long et laborieux travail, semble devoir conserver un certain hermétisme aux yeux de ceux qui le lisent ». Nous serions donc en présence d’un intime autocentré, et concentré, que l’on ne peut que pressentir et décrypter, une intériorité énigmatique qui donne à l’œuvre une intensité particulière. Saint Jouve, comédien et martyr de lui-même ? Telle est la question que laisse entendre Dorothée Catoen-Cooche en concluant à la fois à la sainteté « sacrificielle » du poète et à son orgueil.
Il n’est que de consulter les catalogues des bibliothèques ou les vitrines des librairies pour constater que l’adjectif « intime » se décline aujourd’hui dans les contextes les plus divers. Les Mémoires intimes de Georges Simenon sont une provocation oxymorique ; la Correspondance intime de François Mauriac semble, elle, tautologique, sans parler des douze volumes du Journal intime d’Amiel, auxquels on associera les milliers de pages de Karl Ove Knausgård dans Mon combat, dont le dernier volume, Fin de combat, vient de paraître. Dira-t-on qu’il y a trop d’intime à notre disposition, et que le vocable finit par se diluer dans la nébuleuse culturelle et médiatique ? Mais après tout, l’intime d’autrui a-t-il autant d’intérêt que notre propre for intérieur, que l’on orthographierait volontiers fort intérieur ?21
On songe ici au poignant documentaire, La Pudeur ou l’impudeur, qu’Hervé Guibert, en phase terminale du sida, réalise en 199022. L’époque est à la cassette vidéo, et Guibert, sans rien perdre de sa verve, se montre dans l’intimité la plus crue, montre son corps décharné et, avec une bouleversante élégance, fait son adieu à son quotidien. Rien de grandiloquent, rien non plus qui sente un esthétisme morbide ou une leçon d’agonie. Poétique en sa crudité, presque drôle en son tragique, La Pudeur ou l’impudeur est plus qu’un témoignage : le testament audiovisuel d’un homme encore jeune (il a 35 ans), encore très beau, voire encore séducteur, mais cette fois c’est la Mort qu’il faut séduire, et le résultat est insoutenable. Diffusé à la télévision le 30 janvier 1992, le film suscita réticences et critiques. Programmé très tard, à l’heure où l’on supposait le « jeune public » endormi, précédé d’une mise en garde, jamais rediffusé depuis, La Pudeur ou l’impudeur pose la question même de l’intimité : quelle est la limite ? jusqu’où peut-on se dire ?
À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990), Le Protocole compassionnel (1991) et L’homme au chapeau rouge (1992) posent les mêmes questions, mais sous forme de texte. Le texte suggère, l’image est implacable. Que voyons-nous dans le documentaire ? Un être décharné, surmonté d’un visage qui tient de la tête de mort, et cet être brise l’ultime tabou : celui de l’agonie. Certes, Guibert le fait avec l’ironie consubstantielle à sa personne, mais l’image est là, et l’homme qui se met en scène, au lieu, comme l’écrit Saint-Simon, de « ne regarder plus les choses de ce monde qu'à la lueur de ce terrible flambeau qu'on allume aux mourants »23, et de faire – terrible formule – « une belle mort », remplace le flambeau par le caméscope.
La leçon de vérité qui suit peut nous aider à entrer dans les arcanes de l’intime. État d’âme, humeur secrète, cadavre dans le placard de la psyché, l’intime appartient aux coulisses de la créature. Il se devine à fleur de texte ou, au contraire, s’épanche dans un compromis de rouerie ou de sincérité, d’exhibitionnisme et d’auto-exorcisme. Il aime se crypter, emprunter des voies indirectes, jouer du masque ou de l’éventail. De Rousseau à Catherine Millet, le chemin semble tout tracé : les lecteurs ont remplacé le confesseur, à qui l’on pouvait, à qui l’on devait tout dire, et c’est avec une nostalgie voyeuriste que nous feuilletons aujourd’hui le Manuel secret des confesseurs de Monseigneur Bouvier24, destiné, au XIXe siècle, à faire accoucher les pénitents de leurs turpitudes. Mais l’heure n’est plus à la dissimulation ni au piquant de l’interdit. Autobiographie et autofiction cultivent une intimité brute, obscène, c’est-à-dire sans illusions ni esthétisme, sans l’enrobage d’un discours codifié, par conséquent rassurant, sans les apprêts d’une idéologie qui lui donne sens. Sade n’est pas obscène : sa rhétorique et son ironie font de ses montages sexuels des œuvres d’art. Aussi dira-t-on, après La Pudeur ou l’impudeur, que l’intime n’est pas le « misérable petit tas de secrets », et de secrets de Polichinelle, dont parlait Malraux, mais la mort, la moins métaphysique et la plus physiologique des morts : le spectacle du corps abandonné à la décomposition – le Christ de Mathias Grünewald, le « cadavre en éruption »25, que décrit Huysmans au premier chapitre de Là-bas : « Dans cette toile, se révélait le chef-d’œuvre de l’art acculé, sommé de rendre l’invisible et le tangible, de manifester l’immondice éplorée du corps, de sublimer la détresse infinie de l’âme »26. Cet « invisible », c’est le revers du corps qui, sous l’effet de la déliquescence, montre de quoi il est fait, « jusqu’au bout, jusqu’à l’ignominie de la pourriture, jusqu’à la dernière avanie du pus ! »27.
C’est ce corps même, quelques instants avant de basculer dans la tombe, que met en scène La Pudeur ou l’impudeur. Huysmans écrit le corps peu après le dernier soupir, Guibert le filme un peu avant. Le temps de l’intime est bref : quatre pages pour l’un, soixante-deux minutes pour l’autre. Au-delà, un discours anesthésiant se met en place : histoire des idées, histoire de l’art, ou exégèse médicale et cinématographique. L’intime est donc impudent, insolent et instantané : un éclair morbide, puis la nuit. L’intime est intolérable : Durtal le fuit dans des directions douteuses, et nous lui échappons en passant, en pensant à autre chose. Car toute écriture de l’intime est anxiogène : libérer les secrets, c’est ouvrir la boîte de Pandore, et nul ne peut présager des regards, des paroles de l’Autre. Le silence, l’incompréhension, l’indignation succèdent, rappelons-le, à la lecture publique des Confessions, et la découverte des Dialogues convaincra les meilleurs esprits que Rousseau s’est suicidé, submergé par ses aveux.
Ceux-ci semblent aujourd’hui être devenus une condition du succès d’un ouvrage : le récent Yoga, d’Emmanuel Carrère, plonge le lecteur dans les limbes de la dépression, et L’Intimité d’Alice Ferney dans les méandres de la maternité28. Le titre de ce roman est emblématique d’une époque qui revendique une transparence qui va jusqu’au scandale et qui offre aux mânes de Rousseau une revanche sur la réprobation qui finit par l’accabler.
La chair et l’âme dans le plaisir ; la chair et l’âme dans le malheur – comment, avec qui et pourquoi les partager ? Tel est le paradoxe de l’intime : le propre du Moi, qui est parfois son sale, ce qui, étymologiquement et superlativement, ne se referme que pour se rouvrir, cet être qui joue à l’huître, ne saurait avoir d’idiosyncrasie sans l’approche, le frôlement de l’Autre. Il est l’indicible qui cherche à se dire, et, pour user encore d’une image, le diable qui finit toujours par soulever le couvercle de sa boîte. Et ce diable écrit, son énergie impertinente, hypostase ontologique qu’il faut bien travestir d’une identité, d’une histoire, s’insinue dans les infrastructures d’une forme : poème, récit mémoriel, roman, mais aussi, dans d’autres territoires, peinture, sculpture, musique, photographie. L’intime, comme le diable, prend toutes sortes de formes.
Pluriel, ductile, discret ou tapageur, l’intime est ainsi une de ces notions dont la définition passe par la synonymie, voire par la métaphorisation, comme s’il était besoin, pour en délimiter les contours, du renfort sémantique de notions connexes, parallèles ou assimilées. Le « dedans », le « fond de l’âme »29, la « vie profonde »30, autant d’images qui associent l’être à quelque abysse inexploré. Écrire l’intime tiendrait donc en même temps de la quête et de la révélation, et reste, pour tout artiste, un défi. Les rituels du confessionnal ou du divan font aujourd’hui pâle figure auprès du déballage numérique du Moi, inépuisable brocante où l’on peut se dire, se montrer à l’infini à la terre entière. L’« extime », lacanien ou non, semble avoir eu raison du secret de la « chacunière »31, la notion de vie privée s’estompe et la muraille s’abolit entre le Moi dans sa forteresse, pour reprendre une image de Bruno Bettelheim, et, avec la majuscule qui s’impose et qui l’impose, l’Autre.
Illustration de couverture : Dante Gabriel Rossetti, Lady Lilith (1864-68, modifiée 1872-73), huile sur toile, 97,8 × 85,1 cm, Delaware Art Museum, Creative Commons.
[1] Voir en particulier Sophie Calle, Des Histoires vraies +dix, Arles, Actes Sud, 2002 ; et le catalogue d’une exposition que le Centre Pompidou a consacré à l’auteur : Sophie Calle, M’as-tu vue, Paris, Centre Pompidou, Éditions Xavier Barral, 2003.
[2] Clara Beaudoux, Madeleine Project, Paris, Éditions du Sous-sol, 2016 ; repris au Livre de Poche en 2017.
[3] Clara Beaudoux, « Madeleine Project : de la cave au musée », Exposition du 15 Juin 2019 au 27 septembre 2020, au Musée d’Histoire de la Vie Quotidienne, 3 rue de l’ancienne foire, Saint-Martin-en-Campagne, 76370 Petit-Caux.
[4] Anne Coudreuse et Françoise Simonet-Tenant (dir.), Pour une histoire de l’intime et de ses variations, Itinéraires. Littérature, Textes, Cultures, n°4, Paris, L’Harmattan, 2010. On trouvera une version numérisée de ce numéro : Itinéraires. Littérature, Textes, Cultures, n° 2009-4, « Pour une histoire de l’intime et de ses variations » (dir. A. Coudreuse et F. Simonet-Tenant), https://doi.org/10.4000/itineraires.574, consulté le 3 septembre 2020.
[5] Véronique MontÉmont et Françoise Simonet-Tenant (dir.), Intime et Politique, Itinéraires. Littérature, Textes, Cultures, n°2, Paris, L’Harmattan, 2013. Voir la version numérisée de ce numéro : Itinéraires. Littérature, Textes, Cultures, n°2012-2, « Intime et Politique » (dir. Véronique MontÉmont et Françoise Simonet-Tenant), https://doi.org/10.4000/itineraires.1062, consulté le 03 septembre 2020.
[6] Véronique MontÉmont, « Dans la jungle de l’intime : enquête lexicographique et lexicométrique (1606-2008), in Pour une histoire de l’intime et de ses variations, éd. cit., p. 15-38. Référence électronique : Véronique MontÉmont, « Dans la jungle de l’intime : enquête lexicographique et lexicométrique (1606-2008) », Itinéraires [En ligne], 2009-4 | 2009, mis en ligne le 04 septembre 2014, consulté le 03 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/itineraires/585 ; DOI : https://doi.org/10.4000/itineraires.585.
[7] Véronique MontÉmont, « Dans la jungle de l’intime : enquête lexicographique et lexicométrique (1606-2008) », éd. cit., § 4.
[8] Voir Dictionnaire du Moyen Français, 2015, atilf, consultable sur internet.
[9] Sur le sens du mot privé, au Moyen Âge en particulier, on se reportera à l’analyse de Georges Duby, dans Philippe AriÈs et Georges Duby, Histoire de la vie privée, 2. De l’Europe féodale à la Renaissance, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points Histoire, 1999 [1985], I « Ouverture, Pouvoir privé, pouvoir public, partir des mots », p. 17-23.
[10] Sur ce point, voir Jean-Claude Schmitt, « La ‘découverte de l’individu’ : une fiction historiographique ? », in Le Corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Histoires, 2001, p. 241-262.
[11] Ibid., p. 261.
[12] Mémoires, édition d’Yves Coirault, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1983-1988, huit volumes ; IV, 412.
[13] Voir Jean-Pierre Dufief, Les Écritures de l’intime (1800-1914). Autobiographies, mémoires, journaux intimes et correspondances, Rosny, Bréal, 2001.
[14] Voir Philippe Lejeune, « Cher cahier… ». Témoignages sur le journal personnel, Paris, Gallimard, coll. « Témoins », 1989, ainsi que Le Moi des demoiselles. Enquête sur le journal de jeune fille, Paris, Seuil, coll. « La couleur de la vie », 1993. Voir également Pierre Pachet, Les Baromètres de l’âme. Naissance du journal intime, Paris, Hatier, 1990.
[15] Voir Frédéric Briot, Usages de soi, usages du monde. Enquête sur les mémorialistes d’Ancien Régime, Paris, Seuil, coll. « La couleur du temps », 1994.
[16] Selon la datation d’Yves Coirault dans L’Optique de Saint-Simon, Paris, Armand Colin, 1965, p. 472.
[17] Voir La Fabrique de l’intime, Mémoire et journaux de femmes du XVIIIe siècle, textes établis, présentés et annotés par Catriona Seth, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 2013. Voir également L’Invention de l’intimité au siècle des Lumières, études présentées et réunies par Benoît Melançon, Littérales n°17 (Cahiers du Département de Français), Paris X-Nanterre, 1995.
[18] Voir René DÉmoris, Le Roman à la première personne. Du classicisme aux Lumières, Paris, Armand Colin, 1975, ainsi que Jean Rousset, Narcisse romancier. Essai sur la première personne dans le roman, Paris, José Corti, 1973.
[19] Sur cette influence majeure de Rousseau sur Chateaubriand, voir Marc Fumaroli, Poésie et Terreur, Paris, Gallimard, collection « Tel », 2006.
[20] Henri Guillemin, L’ homme des Mémoires d’outre-tombe, Paris, Gallimard, 1964.
[21] Voir Au plus près du secret des cœurs ? Nouvelles lectures historiques des écrits du for privé en Europe du XVIe siècle au XVIIIe siècle, éditées par Jean-Pierre Bardet et François-Joseph Ruggiu, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005, ainsi que Daniel MadalÉnat, Biographie et intimité des Lumières à nos jours, PU Blaise Pascal, 2008.
[22] Hervé Guibert, La Pudeur ou l’impudeur, DVD, BQHL Éditions, 2009 [1990].
[23] Saint-Simon, Mémoires, op. cit., I, 782.
[24] Republié en 1999 par les éditions Arléa.
[25] Huysmans, Là-Bas, Paris, Garnier-Flammarion, 1978, p. 38.
[26] Ibid., p. 40.
[27] Ibid.
[28] Emmanuel CarrÈre, Yoga, Paris, POL, 2020 ; Alice Ferney, L’Intimité, Paris, Actes Sud, 2020.
[29] Intime : « Qui est le plus au-dedans et le plus essentiel », « Qui existe au fond de l’âme » (Littré).
[30] Pour reprendre le titre d’un poème d’Anna de Noailles dans Le Cœur innombrable (1901).
[31] « Usage ancien, que je trouve bon à rafraîchir, chacun en sa chacunière » (Montaigne, Essais, I, 35).
Mireille DEMAULES
et
François RAVIEZ
Univ. Artois, UR 4028, Textes et Cultures, F-62000 Arras France
Sources primaires
BEAUDOUX, Clara, Madeleine Project, Paris, Le Livre de Poche, 2017 [Éditions du Sous-Sol, 2016].
CALLE, Sophie, Des Histoires vraies+dix, Arles, Actes Sud, 2002.
—, M’as-tu-vue, Paris, Centre Pompidou, Éditions Xavier Barral, 2003.
Charles d’OrlÉans, Ballades et Rondeaux, Édition du manuscrit 25458 du fonds français de la Bibliothèque Nationale de Paris, traduction, présentation et notes de Jean-Claude Mühlethaler, Paris, LGF, Le Livre de Poche, « Lettres Gothiques », 1992.
Chateaubriand, François-René de, Mémoires d’outre-tombe, édition de Jean-Claude Berchet, Paris, Classiques Garnier, quatre volumes, 1989-1998, 3577 p.
GUIBERT, Hervé, La Pudeur ou l’impudeur, DVD, BQHL Éditions, 2009 [1990].
JOUVE, Pierre Jean, Œuvre, 2 tomes, Paris, Mercure de France, 1987.
Maupassant, Guy de, Chroniques. Anthologie, textes choisis, présentés et annotés par Henri Mitterand (éd.), Paris, Librairie générale française, « Le Livre de Poche », « La Pochothèque », 2008.
MONTAIGNE, Essais I, II, III, (exemplaire de Bordeaux), éd. E. Naya, D. Reguig-Naya et A. TarrÊte, Paris, Gallimard, « folio classique », 2009, 3 vol.
Rousseau, Jean-Jacques, Dialogues, éd. d’Érik Leborgne Paris, GF Flammarion, 1999.
Saint-Simon, Mémoires, éd. d’Yves Coirault, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », 1983-1988, 8 vol.
ScudÉry, Madeleine de, Clélie, histoire romaine, édition et choix de Delphine Denis, Paris, éditions Gallimard, coll. Folio classique, 2006 (édition originelle en dix volumes, Paris, Augustin Courbé, 1654-1660).
Sources secondaires
Au plus près du secret des cœurs ? Nouvelles lectures historiques des écrits du for privé en Europe du XVIe siècle au XVIIIe siècle, éditées par Jean-Pierre Bardet et François-Joseph Ruggiu, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005.
Briot, Frédéric, Usages de soi, usages du monde. Enquête sur les mémorialistes d’Ancien Régime, Paris, Seuil, coll. « La couleur du temps », 1994.
DÉmoris, René, Le Roman à la première personne. Du classicisme aux Lumières, Paris, Armand Colin, 1975.
Diaz, Brigitte et Diaz, José-Luis, « Le siècle de l’intime », in Anne Coudreuse et Françoise Simonet-TenanT (dir.), Pour une histoire de l’intime et de ses variations, Paris, L’Harmattan, coll. « Itinéraires. Littérature, textes, cultures », 2010, p. 117-146.
Dufief, Jean-Pierre, Les Écritures de l’intime (1800-1914). Autobiographies, mémoires, journaux intimes et correspondances, Rosny, Bréal, 2001.
Dufourmantelle, Anne, Défense du secret, Paris, éditions Payot & Rivages, coll. Manuels Payot, 2015 (repris en Rivages-poche en 2019).
Émery, Élizabeth, En toute intimité : quand la presse people de la Belle époque s’invitait chez les célébrités, Paris, Parigramme, 2015.
Histoire de la vie privée, de l’Empire romain à l’an mil, sous la direction de Georges Duby et Philippe AriÈs, Paris, Le Seuil, 1985, 1999, t. 1, 2 et 3.
Intime et Politique, MontÉmont, Véronique et Simonet-Tenant, Françoise (dir.), Itinéraires. Littérature, Textes, Cultures, n°2, Paris, L’Harmattan, 2013.
Jeudy, Henri-Pierre, L’Absence de l’intimité, Belval, éditions Circé, 2007.
L’Invention de l’intimité au siècle des Lumières, études présentées et réunies par Benoît Melançon, Littérales n°17 (Cahiers du Département de Français, Paris X-Nanterre, 1995.
La Fabrique de l’intime, Mémoire et journaux de femmes du XVIIIe siècle, textes établis, présentés et annotés par Catriona Seth, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 2013.
Lejeune, Philippe, Je est un autre. L’autobiographie de la littérature aux médias, Paris, Seuil, 1980.
—, « Cher cahier… ». Témoignages sur le journal personnel, Paris, Gallimard, coll. « Témoins », 1989.
—, Le Moi des demoiselles. Enquête sur le journal de jeune fille, Paris, Seuil, coll. « La couleur de la vie », 1993.
MadalÉnat, Daniel, Biographie et intimité des Lumières à nos jours, PU Blaise Pascal, 2008.
MontÉmont, Véronique, « Dans la jungle de l’intime : enquête lexicographique et lexicométrique (1606-1608) », in Anne Coudreuse et Françoise Simonet-TenanT (dir.), Pour une histoire de l’intime et de ses variations, Paris, L’Harmattan, coll. « Itinéraires. Littérature, textes, cultures », p. 15-38.
Pachet, Pierre, Les Baromètres de l’âme. Naissance du journal intime, Paris, Hatier, 1990.
Pour une histoire de l’intime et de ses variations, Coudreuse Anne et Simonet-Tenant, Françoise (dir.), Itinéraires. Littérature, Textes, Cultures, n°4, Paris, L’Harmattan, 2010.
Rousset, Jean, Narcisse romancier. Essai sur la première personne dans le roman, Paris, José Corti, 1973.
ThÉrenty, Marie-Ève, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au xixe siècle, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 2007.