« Le pays, c’est, en quelque sorte, le degré zéro du paysage »1. C’est à partir de cette réflexion de l’écrivain et philosophe Alain Roger, que nous souhaitons interroger la notion de pays ainsi que celle d’identité qui lui est liée. En effet, le concept de paysage, cette représentation subjective que l’on se fait de la nature qui nous entoure, influence notre façon d’appartenir, de nous représenter notre appartenance à une terre, un pays, et à cette forme moderne de concevoir le territoire, une nation.
Si selon Alain Roger, la condition d’existence même de la notion de paysage est bien le truchement de l’œil humain et, qui plus est, la dimension artistique et esthétique, il n’est pas incongru de chercher à étudier la question dans le folklore, ce « savoir du peuple », ce peuple rural, dont la vie quotidienne est intimement liée à la nature, aux cycles saisonniers et aux intempéries. Selon le folkloriste chilien Carlos Isamitt :
L’utilisation de matériaux folkloriques servit à élargir le champ d’observation de l’artiste au milieu qui l’entoure, l’entraîna à percevoir la variété infinie de stimuli qu’offre la nature, l’homme, la terre2.
Le folklore apparaît ainsi selon la conception de l’un des plus importants folkloristes chiliens comme l’une des meilleures approches que l’homme puisse avoir de la nature, le meilleur outil à l’approche paysagiste.
Ce point de vue sur la nature, sa transformation en paysage par le biais du folklore est d’autant plus intéressante lorsque l’on se penche sur l’histoire culturelle du Chili. En effet, le folklore, le folklore musical en particulier, se trouve au cœur d’une quête identitaire, celle de la définition de la culture nationale.
Aussi, en nous appuyant sur une sélection quelque peu exhaustive de textes de chants et chansons issus de divers registres folkloriques, nous chercherons à montrer comment le paysage chilien devient un élément central de la construction identitaire nationale, depuis la création de l’Institut de Recherche du Folklore Musical à ce mouvement musical engagé, la Nouvelle Chanson Chilienne, dépassant le caractère esthétique et se transformant en un enjeu de revendications politiques. Tout d’abord, il convient de considérer l’appropriation de la nature via le folklore traditionnel chilien tout le long du territoire national et par conséquent la réinterprétation du rapport au territoire dans la construction de l’identité à travers une redécouverte de ce folklore. C’est suite à cela que naît le mouvement musical de la Nouvelle Chanson Chilienne dans les années 1960, opérant à son tour une réappropriation des formes musicales folkloriques et un réajustement du rapport à la nature. C’est le temps du débat entre la vision bucolique du folklore par l’élite et celle des secteurs populaires, des chansons qui évoquent des mineurs de l’Atacama et les Mapuche d’Araucanie, intégrant un rapport à la nature quotidien et omniprésent. Enfin, c’est une interprétation politisée de la nature que la Nouvelle Chanson Chilienne propose, donnant désormais au paysage un rôle d’acteur à part entière dans la construction de l’identité, non plus le rôle passif de simple décor de carte postale.
Si l’intérêt pour le folklore naît des différents processus de tentative de définition de la culture nationale, il connaît son avènement avec l’inauguration en 1943 de l’Institut de Recherches du Folklore Musical. Partant d’un désir et d’un souci de mieux connaître les formes traditionnelles d’expression musicale au Chili, les chercheurs comme Eugenio Pereira Salas et Carlos Isamitt ont sillonné le pays afin de rassembler des sources musicales oubliées voire ignorées.
Mais cet intérêt culturel et musical s’est superposé au souci de mieux connaître la géographie d’un pays dont les frontières avaient fini d’être dessinées à la fin du XIXe siècle dans le Nord, suite à la guerre du Pacifique (1879-1884). La recherche de matériaux musicaux amène ainsi les folkloristes à découvrir le territoire chilien, l’un des objectifs avoués de leur quête : « Con el fin de estudiar en el terreno mismo las posibilidades de un estudio metódico de la distribución geográfica de nuestro Folklore Musical »3.
Ainsi, afin de mieux situer les différentes formes musicales découvertes et de déterminer ce qu’il reste à découvrir, un « Mapa Folklórico » est élaboré :
La prosecución del Mapa Folklórico significará, en una fecha próxima, llegar a obtener un verdadero punto de vista de conjunto sobre la labor abordable en todo sentido en la extensión completa del territorio nacional4.
Encore une fois, l’intention d’avoir une meilleure connaissance de la géographie du Chili transparaît dans l’élaboration de ce travail. Il s’agit bien de désenclaver la culture traditionnelle, d’aller jusque dans les recoins les plus reculés et isolés du pays afin de recenser de la manière la plus exacte possible la culture du Chili, d’un Chili bordé de déserts, de montagnes et d’océans, où la diversité géographique implique nécessairement une approche variée de cette nature avec laquelle il est parfois si difficile à vivre :
Este año, en la rama de investigación, se trabaja especialmente entre los cantadores que habitan en los lugares más apartados y que, en razón de su aislamiento y falta de influencias extrañas, han sido considerados siempre como los guardadores más fidedignos de la canción y tradición folklórica5.
Ainsi, c’est l’authenticité des traditions que l’on cherche à trouver dans ces recoins oubliés, des perles du folklore chilien à ajouter à une collection qui s’agrandit de plus en plus.
Le projet qui découle alors de cette carte folklorique est celui d’un Atlas del Folklore Chileno, projet élaboré en 1972 par le folkloriste Manuel Dannemann, où encore une fois, le lien entre le folklore et la géographie est d’autant plus fort que le chercheur envisage une collaboration entre plusieurs départements de l’Université du Chili, celui d’Anthropologie, mais surtout de Géographie et enfin la Faculté des Sciences et Arts Musicaux et Scéniques qui a absorbé l’Institut de Recherches du Folklore Musical. Ainsi établit-il les objectifs de l’élaboration de cet Atlas, sur le modèle d’Atlas européens du folklore existant :
A. Mostrar la localización y dispersión de la cultura folklórica nacional, registrando testimonios de sus antecedentes históricos, indicando su grado de vigencia y de frecuencia de uso, y señalando, descriptivamente, las diferencias funcionales, morfológicas y temáticas más significativas de sus diversos rubros.
B. Reflejar, en última instancia, la geografía propia de los fenómenos folklóricos nacionales, lo que lleva a una nueva división y a una reordenación de la geografía humana de Chile; no a una mera superposición y distribución de referencias folklóricas, sobre las zonas y regiones cuyos límites y características están establecidos según los argumentos de la Ciencia de la Geografía, los que también pasarían a estarlo de acuerdo con la realidad territorial del folklore y con su comprobación y sistematización por parte de la Ciencia Folklórica6.
Le lien entre géographie et folklore, s’il est fort et essentiel, impose néanmoins la considération d’une nouvelle interprétation du territoire chilien, à travers sa culture traditionnelle et folklorique. L’élaboration de cet Atlas du folklore serait donc une nouvelle façon de voir le territoire et de le connaître, non plus selon des critères purement géographiques, voire politiques, mais bien selon des critères culturels et humains donc.
Assurément, l’intérêt de cette réalisation est sa diffusion :
Es de celebrar la espontánea colaboración de ese organismo (Sección cultura del Ministerio del Interior), colaboración que, posiblemente, sería todavía más interesante y de progresiones inmediatas más efectivas, si se lograra sistematizar un acuerdo organizado entre las partes para buscar la mejor forma de llevar hasta la masa la verdadera cultura tradicional y folklórica del pasado, único camino viable, nos atrevemos a decir, para conservar y mejorar el canto popular de hoy que vendrá a construir el folklore del mañana7.
C’est afin de remplir cette tâche qu’entrent en scène des interprètes comme Margot Loyola et sa sœur Estela, ainsi que Gabriela Pizarro et Violeta Parra. Le travail de recherche de ces femmes a été d’un apport inouï dans l’élaboration d’archives folkloriques, recensant non seulement des chansons mais également des instruments tombés en désuétude comme le guitarrón, ou d’origine autochtone (zapoña, quena, charango, bombo), et les formes musicales qui s’y rattachent (le huayno du Nord par exemple). Des programmes radiophoniques aux concerts à l’UNESCO, elles ont contribué à ce que ce folklore musical ne soit pas figé comme des reliques sur des étagères de bibliothèque, mais bien vivant, l’interprétant et le transmettant, remplissant ainsi cette mission proposée par Filomena Salas de « conservar et mejorar el canto popular de hoy que vendrá a construir el folklore de mañana »8.
Cantos a la Virgen de La Tirana9
(Popular chilena)
I. Aurora
Dieciséis de julio
ya va amaneciendo
por todas las calles
de la población.
Vamos cantando
con alegría
diciendo siempre:
viva María.
Ya nació la aurora
por todas las calles
dando luz celeste,
claridad en el día.
II. Entrada
De lejos venimos
a ver a María.
Cerro, pampa y monte
hemo’ atravesa’o.
Ábranse las calles,
déjennos camino,
porque ya llegamos
a nuestro destino.
III. Procesión
Todos te acompañaremos
en tu linda procesión,
en andas te pasearemos
por toda la población.
Qué bella sale María
con su linda procesión.
Alza tu mano divina
y échanos tu bendición.
De aquel templo tan sagrado
viene saliendo María
con el rosario en la mano,
toda linda y florecía.
Dicen que la mar es grande
(Popular chilena)
Mi vida, dicen que la mar es grande,
mi vida, que caben dos mil navíos, huifa, sí, sí, sí.
Mi vida, como que la mar es grande,
mi vida, no caben tu amor y el mío, huifa, sí, sí, sí.
Mi vida, dicen que la mar es grande, huifa, sí, sí, sí.
A la mar me allegara
por una roca,
al agua no le temo
por peligrosa, huifa, sí, sí, sí.
A la mar me allegara
con una roca, huifa, sí, sí, sí.
Por peligrosa, ay sí,
rosa rosada,
no te me quito al hombro,
no me abogaras, huifa, sí, sí, sí.
Cierto, no me abogaras,
rosa rosada.
Le chant à la Vierge de La Tirana est un chant de procession religieuse du Nord du Chili, Norte grande, qui est chanté lors de la fête de la Vierge du Carmen au village de la Tirana. Ce territoire du Nord a fait partie des derniers territoires annexés par le Chili et par conséquent, la découverte et l’archivage des différentes étapes de cette fête religieuse fortement ritualisée ont représenté une source inestimable pour les folkloristes.
Ici, nous voyons simplement dans ce chant chrétien une mention faite de l’environnement du Nord : cerro, pampa y monte. En effet, la Fête de la Vierge de la Tirana est une célébration religieuse qui a lieu dans la partie andine du Nord désertique.
L’autre chanson qui est une chanson d’amour évoque la mer, son immensité et le danger qu’elle peut représenter. Il s’agit d’une métaphore amoureuse mais dont le référent consiste en une réalité bien concrète puisque le Chili, pays de pêcheur, est bordé par l’océan Pacifique qui n’a de pacifique que le nom.
D’autres chansons du répertoire de Violeta Parra ou Margot Loyola évoquent la nature, toujours comme métaphore ou encore paysage des émotions humaines, l’homme apparaissant comme fortement mêlé à son environnement : « De la cordillera vengo », « De la montaña vengo », « El gallo de mi vecina », « El gallo en el gallinero », « El hortelano » , « Una flor voy a nombrar », « En la cumbre de los Andes », « En el campo hay una hierba », « En San Pedro nace el sol » (jeux sur les références entre San Pedro le saint et la ville de San Pedro de Atacama, située dans le désert, une chanson plutôt religieuse), « El aire », « La luna estaba en el cielo », et d’autres chansons encore.
« Conservar y mejorar el canto popular de hoy que vendrá a construir el folklore de mañana ».
Cette diffusion du folklore de par la multiplication de concerts mais aussi de cours d’été attire un public d’étudiants dont la conscience s’éveille à la culture folklorique de son pays et à la nécessité de connaître ce pays non seulement à travers son histoire et sa culture d’origine populaire, mais aussi d’en connaître la géographie et de s’approprier cette nature si omniprésente.
Margot Loyola, Gabriela Pizarro et Violeta Parra se trouvent alors à l’origine d’un nouveau mouvement musical, un mouvement qui cherche à se réapproprier un folklore considéré comme authentique. En effet, il est impératif de rompre avec l’irréalité d’un Chili bucolique, charmant et ignorant les conflits d’un ordre obsolète. La proposition artistique de Margot Loyola consistait alors à unir les lois et techniques de scène et le travail ethnographique de terrain, laissant dans le passé les allégories d’un folklore pittoresque et nationaliste10. Et cela est non seulement le point commun à ces trois femmes, mais il est bel et bien le point d’ancrage de la Nouvelle Chanson Chilienne.
Mais cette notion d’authenticité est déterminée principalement en opposition avec une autre interprétation folklorique de la nature, véhiculée par l’élite de la Vallée Centrale, porteuse de cette vision limitée à des aspects idylliques et bucoliques du rapport de l’homme à la nature. Ainsi en témoigne cette chanson emblématique qui évoque la Vallée Centrale, le petit village de Las Condes entre Santiago et la cordillère des Andes et qui fait vibrer le cœur de tout Chilien, interprétée par le groupe de musique folklorique les Huasos Quincheros, une version cependant élitiste et bucolique du paysage chilien :
Si vas para Chile11
(Chito Faró/Huasos Quincheros)
Si vas para Chile, te ruego que pases
por donde vive mi amada
es una casita muy linda y chiquita
que está en las faldas de un cerro enclavada,
la adornan las parras y cruza un estero
al frente hay un sauce que llora
que llora porque yo la quiero.
Si vas para Chile, te ruego viajero
le digas a ella que de amor me muero.
El pueblito se llama Las Condes
y esta junto a los cerros y el cielo.
Y si miras de lo alto hacia el valle
tu veras que lo cruza un estero.
Campesinos y gentes del pueblo
te saldrán al encuentro, viajero
y verás cómo quieren en Chile
al amigo, cuando es forastero.
Si vas para Chile, te ruego viajero,
le digas a ella que de amor me muero.
Les Huasos Quincheros ont fait partie de cette vague folklorique qui naît dans les années 1940-50 appelée néofolklore. S’il est effectivement question d’interprétation de chansons issues du répertoire folklorique rurale, comme nous l’avons mentionné, les thèmes abordés présentent le rapport de l’homme à la nature et au monde qui l’entoure de façon naïve et idéalisée, sous un jour paisible et positif, ignorant l’hostilité de cette nature si présente pourtant dans l’imaginaire collectif, rural comme urbain. Dans cette chanson devenue emblématique du Chili pourtant, le paysage décrit est assez naïf : la nature entoure et décore une maison qui de fait est par sa taille et son aspect aimable et inoffensif. Elle est située aux pieds des montagnes, au bord d’un ruisseau et le ciel au-dessus ne peut être que bleu et sans nuage. Enfin le paysan que l’étranger peut croiser est nécessairement de bonne disposition, un peu comme le berger et la bergère dans les romans bucoliques du XVIIe siècle, ayant forcément de bonnes manières et étant bien habillés. Autrement dit, « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes », une vision pourtant si éloignée de la réalité socio-économique du Chili des années 1940-1950.
Aussi, la diffusion du folklore telle que l’ont opérées Margot Loyola, Gabriela Pizarro et Violeta Parra propose une alternative à ces chanteurs qui apparaissent dans les magazines trop bien coiffés et habillés pour être d’authentiques paysans et ouvriers. Ainsi, surgissent depuis les rangs de l’université des groupes comme Cuncumén (« murmure de l’eau » en mapudungun), groupe d’étudiants formé par Margot Loyola sous la direction de Rolando Alarcón, et Millaray (« or » et « fleur » en mapudungun) formé par Gabriela Pizarro et Hector Pávez12. Il est important de souligner les noms de ces premiers groupes folkloriques, inspirés de noms Mapuches et dont la signification est en rapport intime avec la nature.
Si ces groupes interprètent avant tout des chants folkloriques du répertoire de l’Institut de Recherche du Folklore Musical, c’est pourtant bien là que se sont formés les premiers artistes qui se revendiquent à la fin des années 1960 du mouvement musical engagé appelé Nouvelle Chanson Chilienne. Ces artistes, ce sont Víctor Jara, Patricio Manns, mais aussi les enfants de Violeta Parra, Ángel et Isabel, pour ne citer qu’eux. Eux-mêmes se trouvent être également à l’origine d’autres formations folkloriques, cette fois-ci de groupes se revendiquant directement de la Nouvelle Chanson Chilienne et perpétuant cette nouvelle tradition d’adopter des noms d’origine autochtone liés à la nature comme Quilapayún (trois barbes) et Inti-Illimani (« Inti » signifie « soleil » en quechua et « Illimani », « Aigle Doré » en aymara, nom de la montagne située près de La Paz). Si le nom de ce mouvement n’apparaît qu’à partir de 1965, le mouvement en soi est né de cette volonté d’interpréter un folklore non idyllique, mais qui exprime fidèlement le quotidien des hommes et des femmes qui peuplent le Chili. Un quotidien où la nature a un rôle très présent dans les conditions de cette vie. Leur connaissance du folklore, des styles musicaux comme des instruments, va leur permettre de renouveler ce folklore, n’en faisant ainsi pas un objet de musée, mais un art bel et bien vivant.
Arriba en la cordillera13
(Patricio Manns)
¿Qué sabes de cordilleras*
si tú naciste tan lejos?
Hay que conocer la piedra
que corona el ventisquero,
hay que recorrer callando
los atajos del silencio
y cortar por las orillas
de los lagos cumbrereños:
mi padre anduvo su vida
por entre piedras y cerros.
La Viuda Blanca en su grupa
–la maldición del arriero–
llevó mi viejo esa noche
a robar ganado ajeno.**
Junto al paso de Atacalco
a la entrada del invierno
le preguntaron a golpes
y él respondió con silencios:***
los guardias cordilleranos
clavaron su cruz al viento.
Los Ángeles, Santa Fe
fueron nombres del infierno:
hasta mi casa llegaba
la ley buscando al cuatrero.
Mi madre escondió la cara
cuando él no volvió del cerro
y arriba en la cordillera
la noche entraba en sus huesos:
él que fue tan hombre y sólo
llevó a la muerte en su arreo.
Nosotros cruzamos hoy
con un rebaño del bueno
arriba en la cordillera,
no nos vio pasar ni el viento.****
Con qué orgullo me querría
si ahora llegara a saberlo
pero el viento no más sabe
donde se durmió mi viejo
con su pena de hombre pobre
y dos balas en el pecho.
Cette chanson de Patricio Manns connaît un grand succès en 1965. Elle rompt par sa mélodie et sa thématique avec les chansons de style bucolique, présentant cette fois-ci la Cordillère des Andes dans sa plus stricte réalité : un monstre gigantesque qu’il ne faut pas affronter avec légèreté, au risque de sa vie. Le froid et le relief hostile conditionnent la vie dans la montagne, mais ce qui est mis en avant dans cette chanson, c’est la condition de vie des paysans chiliens (ici l’arriero, qui n’est pas tout à fait un paysan, mais dont le travail dépend de la montagne), leur pauvreté qui parfois les poussent à enfreindre la loi, et la loi des hommes vient ici se lier à la loi de la montagne, milieu où survivre est toute une affaire. Enfin c’est cette vie et la réalité de sa condition, liée intrinsèquement au milieu montagneux, que chante ici Patricio Manns. Il fait non seulement une place aux paysans pauvres, mais surtout il fait une place à la Cordillère, montagne majestueuse mais dangereuse, qu’il faut connaître pour pouvoir y survivre, rendant ainsi hommage à ces hommes qui doivent l’affronter quotidiennement, l’ayant intégrée à leur mode de vie.
El exiliado del sur (o La exiliada del sur)
(Violeta Parra – Patricio Manns)
Versión de Inti-Illimani:
Un ojo dejé en Los Lagos
por un descuido casual,
el otro quedó en Parral
en un boliche de tragos;
recuerdo que mucho estrago
de niño vio el alma mía, *
miserias y alevosías
anudan mis pensamientos,
entre las aguas y el viento
me pierdo en la lejanía.
Mi brazo derecho en Buin
quedó, señores oyentes,
el otro en San Vicente
quedó, no sé con qué fin;
mi pecho en Curacautín
lo veo en un jardincillo,
mis manos en Maitencillo
saludan en Pelequén,
mi blusa en Perquilauquén **
recoge unos pececillos.
Se m’enredó en San Rosendo
un pie el cruzar una esquina,
el otro en la Quiriquina
se me hunde mares adentro,
mi corazón descontento
latió con pena en Temuco
y me ha llorado en Calbuco,
de frío por una escarcha,
voy y enderezo mi marcha
a la cuesta ’e Chacabuco.
Mis nervios dejo en Granero,
la sangr’en San Sebastián,
y en la ciudad de Chillán
la calma me bajó a cero,
mi riñonada en Cabrero
destruye una caminata
y en una calle de Itata
se me rompió el estrumento,
y endilgo pa’ Nacimiento
una mañana de plata.
Desembarcando en Riñihue
se vio a la Violeta Parra,
sin cuerdas en la guitarra,
sin hojas en el colihue;
una banda de chirigües
le vino a dar un concierto;
con su hermanito Roberto
y Cochepe forman un trío
que cant’al orilla del río
y en el vaivén de los puertos14.
Le texte de cette chanson est en réalité extrait des Décimas de Violeta Parra et l’adaptation musicale a été réalisée par Patricio Manns qui l’a interprétée d’abord au masculin avant qu’Inti-Illimani ne la reprenne en hommage à Violeta Parra. Mais il est fort intéressant de constater le lien qui y est fait entre le corps humain est les noms de villes et les réalités géographiques de la région de Santiago jusqu’à la région des lacs, au Sud, jusque dans les terres Mapuche. Le narrateur semble laisser un peu de lui-même dans chacune de ces villes et de ces régions, ou bien peut-on y voir également qu’à chaque voyage, ces étapes viennent à faire partie de l’identité du narrateur. Il est intéressant de voir d’ailleurs que l’adaptation musicale de ces Décimas est composée d’instruments andins du Nord du Chili, du charango et de la quena. Ainsi, cette chanson semble dire que malgré les différences géographiques dont est fait le Chili, chaque petit morceau vient composer l’identité culturelle des Chiliens. Une seule chanson peut ainsi représenter plusieurs réalités géographiques, dépassant alors les particularités régionales pour chercher à incarner une dimension plus vaste de l’identité, une seule identité à échelle nationale.
Et ainsi fut créé le « folklore de mañana ».
En effet, comme nous l’avons évoqué, l’évolution du folklore telle qu’elle se présente depuis le recensement réalisé par l’Institut de Recherche du Folklore Musical s’en va vers une politisation affirmée de cette matière. Et fort est de constater que la nature au milieu de laquelle les Chiliens vivent occupe un place importante dans les textes des chansons interprétées par la Nouvelle Chanson Chilienne, accompagnant les dénonciations d’injustices et de misère dont souffrent les classes populaires.
Nous pouvons citer par exemple « Arriba quemando el sol » de Violeta Parra, « La plegaria a un labrador » de Víctor Jara, « Al norte la patria mía », « En Lota la noche es brava » de Patricio Manns, « La Cantata de Santa María de Iquique » de Luis Advis. Ces chansons ont en commun la mise en scène du quotidien des ouvriers et des mineurs dans le milieu naturel dans lequel ils travaillent : le désert du salpêtre, les champs, la mine de Lota dans le Sud, sous l’océan Pacifique. Cette nature qui les entoure est une nature bien souvent hostile et les auteurs compositeurs en font une sorte de métaphore de la souffrance de ces ouvriers :
Cantata de Santa María de Iquique, Relato I
“Si contemplan la pampa y sus rincones
verán las sequedades del silencio,
el suelo sin milagro y Oficinas vacías,
como el último desierto.
Y si observan la pampa y la imaginan
en tiempos de la Industria del Salitre
verán a la mujer y al fogón mustio,
al obrero sin cara, al niño triste.
También verán la choza mortecina,
la vela que alumbraba su carencia,
algunas calaminas por paredes
y por lecho, los sacos y la tierra15.
Dans le paysage de l’époque de l’industrie du salpêtre, il faut imaginer aussi « a la mujer y al fogón mustio/al obrero sin cara, al niño triste », tous ces qualificatifs qui évoquent la tristesse fon écho à la stérilité du désert décrite à la strophe précédente, avant d’introduire un dernier détail au décore, celui de l’habitation qui finalement est aussi sèche et vide que le désert et les Oficinas du salpêtre.
Le paysage est donc désormais traité ici à travers le des synesthésies, permettant l’assimilation entre l’homme rendu misérable par des conditions de travailles injustes et inhumaines et son milieu naturel, du Nord ou du Sud, une géographie complexe et bien souvent hostile.
Al centro de la injusticia
(Violeta Parra – Isabel Parra)
Chile limita al norte
con el Perú
y con el Cabo de Hornos
limita al sur.
Se eleva en el oriente
la Cordillera
y en el oeste luce
la costanera.
Al medio están los valles
con sus verdores
donde se multiplican
los pobladores.
Cada familia tiene
muchos chiquillos;
con su miseria viven
en conventillos.
Claro que algunos viven
acomoda’os,
pero eso con la sangre
del degollado.
Delante del escudo
más arrogante
la agricultura tiene
su interrogante:
la papa nos la venden
naciones varias
cuando del sur de Chile
es originaria.
Delante del emblema
de tres colores
la minería tiene
muchos bemoles:
el minero produce
buenos dineros,
pero para el bolsillo
del extranjero;
exuberante industria
donde laboran
por unos cuantos reales
muchas señoras.
Y así tienen que hacerlo
porque al marido
la paga no le alcanza
pa’l mes corrido.
Pa’ no sentir la aguja
de este dolor
en la noche estrellada
dejo mi voz.
Linda se ve la Patria,
señor turista,
pero no le han mostrado
las callampitas…
Mientras gastan millones
en un momento,
de hambre se muere gente
que es un portento.
Mucho dinero en parques
municipales,
y la miseria es grande
en los hospitales.
Al medio de Alameda
de las Delicias
Chile limita al centro
de la injusticia16.
Cette chanson réunit ici en réalité plusieurs dimensions du paysage : un paysage naturel, celui de la réalité géographique du Chili, magnifique aux yeux du touriste, « Linda se ve la Patria,/señor turista » et un paysage urbain, celui des bidonvilles « pobladores », « conventillos », « callampitas » et de la misère. Cette chanson condense la dispute sur le folklore que nous évoquions auparavant : elle dénonce une vision trop idyllique de la nature chilienne, un tableau qui magnifie les paysages, mettant en valeur sa diversité afin de mieux attirer les touristes (discours que l’on retrouve encore aujourd’hui), une vision qui se refuse à voir une autre réalité, un autre paysage, urbain cette fois-ci, celui des poblaciones, de tous ces anciens paysans venus chercher du travail dans les villes et qui s’amoncèlent sur les périphéries. Si l’Etat a cherché à résoudre le problème, cela n’a pas été d’une grande efficacité, d’où les mesures prises par certains pobladores de ces poblaciones callampas de prendre des terrains et d’y organiser eux-mêmes le développement urbain, l’alimentation en eau et électricité, le traçage des rues, comme ce fut le cas de la toma de La Victoria en 1957. De plus, cette chanson dénonce l’exploitation des ressources du Chili par des étrangers, une autre des revendications principales de la Nouvelle Chanson Chilienne, s’associant ainsi au programme politique de l’Unité Populaire concernant la nationalisation des ressources chiliennes et dont elle devient la voix, le porte-parole.
Ainsi, l’enjeu d’une revendication identitaire s’inscrivant dans l’appropriation du paysage n’est pas seulement de nature géographique et culturelle, il ne porte pas uniquement sur la définition d’une identité chilienne à l’intérieur des frontières et malgré la diversité des peuples et des reliefs, mais bien aussi sur la domination de l’exploitation du sol et des richesses du pays. Autrement dit le paysage devient dans les textes de la Nouvelle Chanson Chilienne une revendication identitaire aux enjeux anti-impérialiste.
Nous pourrions évoquer de nombreuses chansons encore, la liste peut être longue. Mais ce que nous avons cherché à faire ressortir à travers cette étude non exhaustive est bien à la fois l’importance de la nature ainsi que le rôle qu’elle joue dans la définition de l’identité nationale chilienne. En effet, d’élément marquant le quotidien et les cycles de vie du monde rural, elle devient la condition même d’une revendication sociale et politique, suscitant le respect et la crainte, mais bien lié aux injustices vécues par les classes populaires, métaphore de leurs souffrances, et devenant un enjeu de nature économique. Les paysages chiliens faits de cette nature parfois si hostile sont modelés à travers la réappropriation du folklore par la Nouvelle Chanson Chilienne à l’image de cette nouvelle identité revendiquée comme celle d’un Chili authentique, où toutes les formes d’expression culturelle et musicale d’origine populaire trouvent leur place, sous les drapeaux d’unité, « banderas de unidad » :
La patria está
forjando la unidad.
De norte a sur
se movilizará
desde el salar
ardiente y mineral
al bosque austral
unidos en la lucha y el trabajo
irán,
la patria cubrirán.
Su paso ya
anuncia el porvenir17.
Cette strophe de la chanson « El pueblo Unido » de Sergio Ortega, hymne de l’époque de l’Unité Populaire interprété par Inti-Illimani permet ainsi de conclure notre propos : la nature emblématique de la diversité géographique du pays, « el salar / ardiente y mineral / al bosque austral » encore une fois ici instrumentalisée par un discours artistique et politique, contribue à former l’idée d’unité, mot d’ordre du régime socialiste présidé par Salvador Allende en 1970.
[1] Alain ROGER, Court traité du paysage, coll. « Bibliothèque des Sciences Humaines », Paris, Gallimard, 1997.
[2] Rodrigo TORRES, Perfil de la creación musical en la Nueva Canción Chilena desde sus orígenes hasta 1973, Santiago, Ceneca, 1980.
[3] Filomena SALAS, « El Instituto de Investigaciones del Folklore Musical », Revista Musical Chilena, vol. 1, n° 3, 1945, p. 19.
[4] Op. cit., p. 23.
[5] Op. cit., p. 25.
[6] Manuel DANNEMANN, « Atlas del Folklore Chileno Meotodología General », Revista Musical Chilena, vol. 26, n° 118, 1972, p. 5.
[7] Filomena SALAS, « El Instituto de Investigaciones del Folklore Musical », Revista Musical Chilena, vol. 1, n° 3, 1945, p. 27.
[8] Ibid.
[10] Agustín RUIZ ZAMORA, « Margot Loyola y Violeta Parra: Convergentias y divergencias en el paradigma interpretativo de la Nueva Canción Chilena », Cátedra de Artes nº3, Pontífica Universidad Católica de Chile, 2006.
[12] Rodrigo TORRES, Perfil de la creación musical en la Nueva Canción Chilena desde sus orígenes hasta 1973, Santiago, Ceneca, 1980, p. 39-40.
Résumé
Dans les années 1940, le folklore chilien, ce savoir du peuple, fait polémique : offrant une vision bucolique et idyllique du pays, il pèche par son manque d’authenticité. Aussi la formation de l’Instituto de Investigaciones Folklóricas de l’Université du Chili vise-t-elle à y remédier et les chercheurs entreprennent-ils alors de sillonner le pays, du Nord au Sud du pays, jusqu’à l’Île de Pâques. Parmi ces chercheurs se trouvent des folkloristes renommées, Violeta Parra, Margot Loyola et Gabriela Pizarro, qui transmettent leur répertoire mais aussi leur approche du folklore. À travers la musique, l’immensité et la diversité d’un pays à la richesse géographique (re)découverte deviennent alors plus que le décor des activités humaines, mais bien un autre acteur à part entière de la lutte politique qui anime le mouvement de la Nouvelle Chanson Chilienne et entraîne l’avènement de l’Unité Populaire.
Resumen
En los años 1940, el folklor chileno, el saber del pueblo, está en el centro de una polémica: brindando una visión bucólica e idílica del país, incómoda por su falta de autenticidad. La formación del Instituto de Investigaciones Folklóricas por la Universidad de Chile pretende remediarlo y sus investigadores emprenden un recorrido a lo largo del país, hasta la Isla de Pascua. Famosas folkloristas, pioneras, como Violeta Parra, Margot Loyola y Gabriela Pizarro, transmiten no sólo su repertorio sino también su visión del folklor. A través de la música, la inmensidad y la diversidad de un país cuya riqueza geográfica se acaba de volver a descubrir traspasa el mero papel de decorado de las actividades humanas para transformarse en un actor de la lucha política que anima al movimiento de la Nueva Canción Chilena y dio lugar a la llegada de la Unidad Popular.
Découverte et appropriation du territoire chilien à travers le folklore
L'interprétation de la nature dans le folklore, un débat
Politisation du paysage à travers une réinvention du folklore
Aurélie PROM
Univ. Paris Diderot-Paris 7, EA 337, ICT
DANNEMANN, Manuel, « Atlas del Folklore Chileno Meotodología General », Revista Musical Chilena, vol. 26, n° 118, 1972, p. 5.
ROGER, Alain, Court traité du paysage, coll. « Bibliothèque des Sciences Humaines », Paris, Gallimard, 1997.
RUIZ ZAMORA, Agustín, « Margot Loyola y Violeta Parra : Convergentias y divergencias en el paradigma interpretativo de la Nueva Canción Chilena », Cátedra de Artes nº3, Pontífica Universidad Católica de Chile, 2006.
SALAS, Filomena, « El Instituto de Investigaciones del Folklore Musical », Revista Musical Chilena, vol. 1, n° 3, 1945.
TORRES, Rodrigo, Perfil de la creación musical en la Nueva Canción Chilena desde sus orígenes hasta 1973, Santiago, Ceneca, 1980.