En 2012, Pablo Montoya (1963) publie Los derrotados1, un ouvrage à la croisée des genres – roman, essai, poésie –, qui met en regard deux moments de l’histoire de la Colombie. De la fin de la période coloniale, c’est la vie tronquée de Francisco José de Caldas (1768-1816), le géographe et botaniste de la Nouvelle-Grenade, qui est mise en valeur. De l’histoire contemporaine, c’est la défaite de la gauche radicale qui est au cœur de la narration ; mais en contraste avec d’autres ouvrages latino-américains de la fin du XXe siècle2, telle défaite ne découle pas de la mise en place d’une dictature militaire stricto sensu : elle provient surtout des alliances de l’économie de la drogue, au milieu d’un conflit où trois acteurs sont impliqués, « la guerra entre las fuerzas paramilitares, la guerrilla y el ejército »3. Ce passé relativement proche, qui englobe le vécu de l’auteur, transparaît dans le parcours de trois amis qui du temps de leur jeunesse avaient été des militants de l’EPL (Ejército Popular de Liberación)4 : Santiago Hernández, le seul à avoir rejoint l’armée révolutionnaire, devient cultivateur de fleurs après le dépôt des armes ; Andrés Ramírez choisit de dénoncer le réel innommable5 de la guerre au moyen de ses photographies ; Pedro Cadavid fait à peu près la même chose dans son travail d’écrivain. « [En este país] – dit ce dernier – si no es de la violencia de lo que se debe escribir, sale al paso su consecuencia inevitable: la humillación, la vergüenza, la derrota »6. Et pour conjurer cette malédiction, il décide d’écrire une biographie de Caldas, le scientifique fusillé pour son engagement dans la cause indépendantiste.
Selon Montoya7, le projet de Los derrotados a pris forme à son retour en Colombie, lorsqu’il se heurte à la recrudescence de la guerre entre les armées privées des seigneurs de la terre – les paramilitaires8 –, qui bénéficiaient alors des faveurs politiques d’Álvaro Uribe, et l’armée des FARC9, qui était le principal point de mire de ce président. Compte tenu de l’impulsion qui donne lieu au roman, nous souhaiterions revenir sur un partage, si ce n’est sur une antinomie, qui émerge parfois dans les commentaires sur l’œuvre de cet auteur.
Il est des lectures qui renvoient à un deuxième plan, les références historiques10, comme si c’était quelque chose de négligeable, afin de rehausser d’autres traits de l’écriture, tels les rythmes de la prose ou l’ouverture à une diversité d’horizons culturels. Cette approche est même étayée par une croyance assez répandue, à savoir que dans le rapport au passé, le droit à la subjectivité revendiqué par les romanciers est foncièrement incompatible avec l’objectivité des historiens. Mais la radicalité d’une telle opposition est fort contestée par les pratiques d’écriture contemporaines11. Montoya lui-même reconnaît avoir incorporé les gestes du métier d’historien dans certains de ses ouvrages, dont Los derrotados et Tríptico de la infamia12. Il n’est donc pas étonnant que l’écrivain ait, lui aussi, ce « goût de l’archive »13 dont parle Arlette Farge, avec tout ce que cela implique, au-delà de l’objectivité positiviste : non seulement un contact avec les sources qui fait de la place à l’émotion14 et même à l’identification15, mais aussi le « questionnement intelligent »16 sans lequel « la reconnaissance de l’étrangeté et de la familiarité de l’autre »17 ne peut advenir.
Du point de vue qui est le nôtre, le fait qu’un écrivain de notre temps s’intéresse au destin tragique d’un intellectuel d’une époque révolue est loin d’être anodin. Cette situation, que nous trouvons à la fois dans le monde fictionnel, chez Cadavid, et dans la réalité extra-textuelle, chez Montoya, relève à notre sens de « l’analogie des expériences »18, pour user de termes de Reinhard Koselleck : le fil tendu entre jadis et naguère ouvre un espace heuristique pour le sujet qui aspire à comprendre quelque chose de son présent, à la lumière du vécu de quelqu’un qui est situé dans une conjoncture différente. Par rapport à Los derrotados, c’est justement ce jeu de rapprochement et de distance entre deux périodes du passé historique de la Colombie, l’indépendance et el uribismo, que nous voudrions envisager comme un écart entre l’expérience du voyage et celle du déplacement.
Comme la troisième épigraphe l’indique – « Hay que contar la historia de las derrotas » –, proche de Respiración artificial (1980) par le récit fragmentaire, Les derrotados l’est aussi par l’importance accordée aux défaites politiques. La citation en dit long sur la vocation historique de ce roman. Elle apparaît dans une lettre que Marcelo Maggi envoie à son neveu Emilio Renzi : au dire de l’oncle, il faudrait compter les défaites de la patrie parmi les thèmes les plus porteurs d’enseignement (« temas instructivos ») pour le sujet qui écrit.
Quand nous parlons de la vocation historique de Los derrotados, nous n’oublions pas que, à proprement parler, les romanciers ne sont pas des experts de l’élaboration de jugements de causalité ; les jugements de ce type, ils vont plutôt les puiser dans les travaux des historiens. En suivant le schéma de Paul Ricœur19, on peut donc dire que des trois étapes de la connaissance historique – « documentaire », « explicative/compréhensive » et « représentative » –, celle qui engage sans doute le moins la spécificité du travail du romancier, c’est la deuxième. Cependant, nous ne souhaiterions pas refuser à l’écrivain la possibilité de ce « gain d’expérience », et donc de « connaissance », que Koselleck associe à la défaite. Rappelons que pour cet historien, le concept d’expérience renvoie à un ensemble : l’unité de « la perception sensible »20 et de « l’acte conscient de l’enquête ». Pour lui, cette unité est d’autant plus active chez les vaincus qu’ils ont besoin de s’interroger, d’enquêter, afin de situer dans le temps le sort inattendu qui les a laissés perplexes :
L’expérience que l’on tire d’une défaite renferme un potentiel de connaissance qui survit à ce qui l’ocasionne, en particulier lorsqu’en raison de sa propre histoire le vaincu est contraint de réécrire l’histoire générale21.
Un passage de Los derrotados qui trahit l’expérience du séjour parisien de l’auteur rend visible ce gain de connaissance : Jota, un ancien militant de l’EPL, camarade de Santiago Hernández, prend le chemin de l’exil en France. À Massy, dans le foyer de la Cimade, où il côtoie d’autres réfugiés politiques, il fait une croix sur son engagement dans la lutte armée22. Dans un souci quelque peu didactique, il discerne les facteurs qui mènent à la défaite de son camp : « el vínculo espurio con el narcotráfico »23, « la deserción de los compañeros para engrosar las filas de los guardaespaldas de los narcotraficantes », « el paso a los bandos paramilitares ». Avec le recul, il se rend compte de la naïveté (« ingenuidad ») de l’EPL lorsqu’il avait cru au cessez-le-feu accordé avec le gouvernement de Belisario Betancur (1984). Il ne manque pas de rappeler le soupçon qui pèse lourd sur le passé du M-1924 : avoir probablement consenti à une alliance avec le Cartel de Medellín en vue de la prise d’otages dans le Palais de Justice25. « Eran los días en que la droga y la revolución en el país realizaban sus primeros amancebamientos »26, dit le narrateur, en suivant le point de vue du personnage. Mais c’est l’issue imprévisible de cette opération qui montre de façon on ne peut plus ahurissante le démenti des idéaux révolutionnaires : une centaine de morts, dont onze juges de la Cour Suprème, et treize disparus. C’est le bilan qui a été dressé après que l’armée nationale (Fuerzas Armadas) a riposté à l’action violente des guérilleros, en dehors du cadre constitutionnel, en faisant feu sur le bâtiment sans tenir compte de la présence de civils.
En général, les trois amis de Los derrotados – Hernández, Ramírez et Cadavid– témoignent du gain de connaissance entraîné par la défaite. À partir de la distinction établie par Amar Sánchez27, on peut estimer que leur défaite n’est pas un échec, dans la mesure où ils continuent de résister, « en retiro »28, au-delà de la déception née de l’utopie irréalisée29. En ce qui concerne Cadavid, l’ami écrivain, son projet de recherche sur la vie d’un vaincu – el sabio Caldas – rappelle comme en écho l’enquête que Maggi avait menée à propos d’Enrique Ossorio, l’homme soupçonné d’avoir conspiré contre Juan Manuel de Rosas. On dirait que Cadavid n’est plus aux prises avec l’alternative entre « la plume et le fusil »30 à laquelle avaient été confrontés les intellectuels latino-américains des années 1960 et 1970 : sa manière d’échapper à ce dilemme sera de prendre la plume pour remémorer le sort malheureux d’un scientifique qui décide de quitter ses herbiers et ses instruments de mesure pour s’enrôler dans une cause militaire.
Or, pour commencer à situer cette figuration de Caldas dans le champ culturel colombien, il faudrait dire qu’elle est tributaire d’un combat que Montoya a livré, dans différents espaces, contre la figure de Simón Bolívar, et plus ponctuellement, contre le Bolívar de Gabriel García Márquez. Dans l’étude critique Novela histórica en Colombia 1988-2008 (2009), Bolívar est certes reconnu comme l’un des vaincus les plus renommés (« el gran derrotado »)31, mais El general en su laberinto est considéré comme un roman conformiste (« tradicional y conservador[a] »)32, au service d’une idéologie de gauche qui vénère le général comme s’il avait été le précurseur d’un socialisme tropical (« precursor de un socialismo tropical »)33. Dans « Simón Bolívar, bailarín », l’un des portraits aux accents caricaturaux de Adiós a los próceres (2010), Montoya, visiblement agacé par certains procédés stylistiques de García Márquez – par exemple, le recours aux noms des nombres dans la description des détails factuels –, riposte par une diatribe : « el triunfo más descomunal de Bolívar [...] es la herencia que hemos tenido que soportar a lo largo de estos años nefastos. […] Toda la marcial pedantería con toques de opereta que ha gobernado nuestros destinos minúsculos se la debemos entera a su inteligencia elevada »34. Dans un entretien plus récent35, l’auteur de Los derrotados exprime une fois de plus sa « sympathie » pour el sabio, qui pour lui incarne l’homme qui a soif de connaître les étoiles, les monts et les plantes, et sa « méfiance » envers el Libertador, qu’il voit comme un militaire hautain et braillard, toujours prêt à brandir son épée.
Ainsi, ce qui va se jouer dans le contraste que l’imaginaire de Montoya établit entre Bolívar et Caldas, via la critique de García Márquez, c’est l’opposition entre le pouvoir mortifère des armes et le souffle de la vie que les savoirs de la science sont censés protéger. La « défaite cognitive »36 du scientifique néo-grenadin invite à renouveler la perspective sur le passé : il faut réécrire l’histoire, et il faut la réécrire de telle manière que l’on voie davantage la destruction des initiatives de l’esprit par la machine de la guerre.
De la figure de Caldas, on ne saurait dire qu’elle a sombré dans l’oubli, puisque, en marge des louanges du patriotisme, elle a pu attirer l’attention de nombre de chercheurs37. On octroie au scientifique le mérite d’avoir construit l’hypsomètre, un instrument qui mesure l’altitude d’un lieu à partir du point d’ébullition de l’eau38. On estime qu’entre 1802 et 1805, il collecte plus de six mille espèces39 lors de la grande exploration de la flore et la faune de la Nouvelle-Grenade40. Parmi ses principaux apports à la connaissance du territoire du vice-royaume, en plus de la première carte du fleuve Magdalena (1797), on compte une étude sur la géographie de Bogota (1807), réalisée dans les mêmes années où il était directeur de l’observatoire astronomique. À partir de 1810, il s’engage dans le mouvement indépendantiste, d’abord comme chef de rédaction de El Diario Político, ensuite comme ingénieur militaire sur le fleuve Cauca. Outre son journal de bord et sa correspondance, son œuvre comprend une publication scientifique, le Semanario del Nuevo Reino de Granada (1808-1811), qui continue d’être réédité.
Au milieu de ce vaste univers référentiel, le thème du voyage constitue un point de fuite pour la fiction de Montoya : entre l’auteur et la figure historique sur laquelle il fonde son personnage, le dépaysement apparaît comme une expérience partagée. Et si le scientifique néo-grenadin a été considéré comme un « pèlerin des sciences »41, le parcours de l’écrivain colombien – comme nous l’avons vu – a été assimilé à l’« itinérance d’un voyageur »42. Cette figure est d’ailleurs mise en exergue dans l’un de ses recueils de proses poétiques : Viajeros (1999). En songeant aux éventuelles affinités électives, Montoya en arrive à se demander si l’attirance vers les montagnes et sa propre ascension du Puracé n’auraient pas marqué le premier jalon du lien intime qu’il entretiendrait avec Caldas. Mais c’est la prééminence du registre visuel dans l’œuvre de ce dernier qui sert activement de pré-texte à Los derrotados. De cette écriture au plus près des sensations visuelles, l’historien Reinhard Andress analyse un échantillon, dans une étude comparative sur les notes que Caldas et Humboldt ont laissées à propos de leurs ascensions des volcans Imbabura et Chimborazo43, respectivement. Dans la mesure où les pratiques du regard sont l’un des sujets de prédilection de Montoya – ce dont témoigne, par exemple, le roman La sed del ojo (2004) –, sa plume ne pouvait que trouver un terreau fertile dans les écrits de el sabio. C’est ainsi que tout le chapitre 10 de Los derrotados (« Diario botánico ») découle d’une réécriture du carnet de voyage que celui-ci avait tenu entre 1802 et 1805 :
El mundo vegetal está enraizado en las oposiciones. Tal circunstancia es uno de los mayores encantos de los bosques de la Nueva Granada. […] Levanto los ojos y allá veo el lisianto de cuyas ramas pende el ramo volátil que le otorga a este titán de los bosques una suerte de cabellera cenicienta. Las orquídeas vaporosas se acomodan en las encrucijadas de árboles atribulados de líquenes44.
Ce qui point ici, comme dans le reste du chapitre, c’est le pouvoir de communion des images poétiques, un pouvoir qu’Octavio Paz explique de la manière suivante : « por obra de la imagen se produce la instantánea reconciliación entre el nombre y el objeto […]; [y] por tanto, el acuerdo entre el sujeto y el objeto se da con cierta plenitud »45. Chaque entrée du « Diario botánico » déploie les révélations qui vont refonder la relation que le personnage entretient avec la terre et le paysage. Il s’agit de montrer la nature comme un spectacle qui, par les formes diverses du souffle de la vie, peut toujours surprendre la perception du sujet.
Or, pour mieux cerner cette reprise de l’univers référentiel de el sabio, d’autres considérations relatives à l’histoire des sciences s’avèrent éclairantes. Dans une étude sur le Semanario del Nuevo Reino de Granada, la publication dirigée par Caldas, l’historien Mauricio Nieto Olarte46 rappelle que les trouvailles individuelles ne sont pas le moteur principal des avancées scientifiques ; à l’encontre des idées reçues sur le mérite des génies, il précise que de telles avancées ne pourraient pas avoir lieu en dehors de la dimension collective du partage des connaissances : pour que l’échange entre pairs devienne possible, il faut qu’ils puissent accéder aux réseaux de communication et qu’ils prennent appui sur des pratiques communes. Vu sous cet angle, ce que la figure de Caldas permet d’observer, à l’époque de l’Illustration, c’est la valeur du voyage comme pratique d’étude : « el viaje es una legítima actividad científica y el medio para un gran cambio de visión del mundo y de la naturaleza, así como en una transformación de la visión del hombre »47. En raison des éléments qu’elle fait converger – aventure, amusement, précision des observations48 –, la littérature de voyage fournit un modèle discursif qui aide à appréhender l’espace géographique auquel on se sent rattaché, ce dont témoigneraient les mémoires du Semanario :
las memorias del Semanario no son exactamente crónicas de viaje y, sin embargo, es común que sus autores hagan uso del ‘viaje’ como una forma de narración, un modo de conocimiento que les permite representar sus observaciones sobre América y escribir sobre su propio continente49.
Ce regard porté sur l’Amérique, que reflète-t-il du sentiment d’appartenance des intellectuels nés sur le continent américain vis-à-vis de l’Espagne et de l’Europe ? Exprime-t-il une nette volonté d’indépendance, trahit-il, au contraire, un désir de prolonger les liens avec la métropole ? Dans Los derrotados, le parallèle que le narrateur établit entre le savant néo-grenadin et d’autres figures emblématiques de son temps, dont José Celestino Mutis, qui fut son maître, ou Humboldt, avec qui il put collaborer pendant quelques mois, invite à se poser ces questions. L’image de Caldas qui en ressort est celle d’un professionnel frustré par le manque de moyens techniques et financiers, qui devance son maître gaditan par la rigueur de son travail, et qui aurait pu égaler son collègue prussien, s’il avait disposé des mêmes possibilités matérielles. Ce qui est problématique, c’est l’implication du scientifique dans des activités militaires ; jamais son penchant indépendantiste anti-péninsulaire.
Or, du point de vue de l’histoire sociale et politique des sciences, cela se passe autrement. Selon Nieto Olarte50, l’élargissement de l’autorité impériale ne dépend pas que de la domination militaire ou commerciale, il dépend aussi des savoirs produits par les naturalistes, les géographes, les chroniqueurs, les chimistes, les médecins, et d’autres membres de la communauté savante. Par ailleurs, c’est précisément dans la tradition scientifique et littéraire des voyageurs venus d’Europe51 que les criollos52 puiseront les schèmes pour dresser des représentations du territoire hispano-américain53. Enfin, poursuit l’historien, chez Caldas comme chez ses collègues criollos, l’idée de l’émancipation de la nation naissante54 cohabite, paradoxalement, avec le désir de rejoindre la République des Lettres en Europe :
más que un esfuerzo por romper los lazos con Europa, lo que apreciamos en las actividades intelectuales y culturales de los españoles americanos de la Nueva Granada es un marcado interés de integración y un afán de reconocimiento como legítimos miembros de una comunidad civilizada, cristiana, dominante y expansiva55.
Ainsi, il semblerait que chez Caldas on puisse trouver des traces de la même « ferveur contradictoire »56 qui circule dans la pensée d’autres criollos de l’indépendance, tels que Fray Servando Teresa de Mier ou Simón Bolívar. À la lumière de ces considérations, on s’aperçoit que le Caldas de Los derrotados met en valeur le « regard du voyageur naturaliste »57, pour reprendre les termes de Nieto Olarte, sans forcément questionner l’eurocentrisme de la pratique du voyage.
La mise en valeur du regard du voyageur naturaliste, que nous venons de voir, va de pair avec une relecture des traditions littéraires en Colombie. Cet aspect de l’ouvrage a déjà été commenté par Camilo Bogoya58, qui attire notre attention sur la proximité de Los derrotados avec la poésie de José Manuel Arango et sur la critique voilée de Diario de la luz y las tinieblas: Francisco Joseph de Caldas (2000), le roman de Samuel Jaramillo. Quand Cadavid fait mention des romanciers qui ont relevé le défi d’écrire sur la violence politique – José Eustasio Rivera, Gabriel García Márquez et Álvaro Mutis –, il expose une de ses préoccupations : il craint qu’en s’éloignant de ce sujet, qui pèse comme une condamnation (« esa premisa es una condena »), l’écrivain ne finisse par sonner faux : « falso, pedantemente modernista »59. Pourtant, comme si l’auteur voulait conjurer la crainte de son personnage, l’un des principaux paris de Los derrotados sera précisément de redonner une actualité à la tradition moderniste.
La conférence « Defensa de la tradición y la ruptura »60 (2015) nous renseigne sur le champ des possibles que Montoya associe à cette tradition. Malgré son rejet des étiquettes nationales pour penser la littérature, ce qu’il prend en compte pour définir sa propre position, notamment au niveau de l’articulation entre savoirs historiques et prose poétique, c’est le devenir du courant moderniste en Colombie. On en veut pour preuve l’admiration qu’il porte au roman de José Eustasio Rivera, La vorágine (1924), manifeste dans la première épigraphe de Los derrotados : « jugué mi corazón al azar y me lo ganó la Violencia ». Au dire de l’auteur, cette approche provient des travaux de Rafael Gutiérrez Girardot. Pourtant, compte tenu de la perméabilité du roman aux discours de l’histoire et des sciences naturelles, et étant donnée la mise à l’écart de toute tentation de fuir la réalité chez les personnages, on peut se demander si sa façon de voir le modernisme ne serait pas elle aussi fondée sur les principes d’abord défendus par Baldomero Sanín Cano, et plus tard repérés par David Jiménez Panesso, deux essayistes très estimés par Montoya61.
Quoi qu’il en soit, la reprise de la tradition moderniste fait partie des tentatives pour renverser la suprématie de l’univers romanesque de Macondo. Contre le culte à « la région » qui, de Tomás Carrasquilla à García Márquez, a trouvé bien des continuateurs, Montoya arbore l’ouverture des frontières (« la extraterritorialidad »)62 et le pouvoir de rénovation de la poésie (« la revelación poética como fuerza de renovación »)63. Ces deux principes, qu’il voit à l’œuvre chez les héritiers du modernisme – José Ramos Sucre, Jorge Luis Borges, Álvaro Mutis, entre autres –, il les apprécie particulièrement chez José Eustasio Rivera, « [ese] escritor situado en la decadencia del Modernismo y el surgimiento de las vanguardias en América Latina »64. Ainsi, le roman qui marque véritablement un point de rupture dans les traditions littéraires en Colombie ne serait pas Cien años de soledad mais La vorágine65. Et si Los derrotados se situe dans le sillage de ce dernier, c’est dans une large mesure en raison de sa problématisation de la relation avec le paysage, qui est aussi annoncée par l’épigraphe d’Albert Camus : « Si quiero escribir sobre los hombres, ¿cómo apartarme del paisaje? ».
Pour aller dans le sens de la démarche de Montoya, il convient d’évoquer ici les points de convergence que le psychanalyste Mario Figueroa a observés entre Arturo Cova, le personnage de Rivera, et Maqroll, le personnage de Mutis. Dans cette lecture, les deux héros apparaissent nettement comme des figures de vaincus, en proie à la lassitude qui survient quand l’aventure à laquelle ils participent – la quête du caoutchouc dans la fôrêt amazonienne, ou la quête de l’or dans les mines de Cocora – a perdu tout son sens : « comprueban que su empresa no tenía, ni en mínima medida, las proporciones con las que la habían dotado »66. Ils éprouvent, eux aussi, la pénible prise de conscience du caractère démesuré de leurs illusions. Ce qui nous intéresse dans cette étude croisée de La vorágine et des romans de Mutis, c’est l’attention accordée aux effets de la spoliation, notamment en ce qui concerne les liens avec les corps et l’environnement : « se trata de la producción expoliando al cuerpo del otro en una explotación a la que apunta la búsqueda del tesoro »67. À force d’assister au pillage des fruits de la terre, la relation du sujet au paysage finit par être infectée par le dégoût et la répulsion.
Pour en revenir au roman de Montoya, ce virage déplaisant dans la façon de percevoir l’environnement naturel et géographique transparaît en partie dans l’analyse de Bogoya :
En Los derrotados, a la América paradisíaca de riquezas, a la “fémina mestiza de vulva insaciable” (p. 173), se opone una América onírica, la del diario natural de Caldas, una América despojada de todo exotismo, un continente saqueado, una tierra donde el relieve no es más que un hervidero de muertos68.
Dans le sillage de ces considérations, nous dirons que c’est dans la relation maudite avec la terre – « la tierra esplendorosa y feraz que, en Colombia, es sinónimo de desgracia »69 – que la reprise de la tradition moderniste trouve sa pertinence : elle sera l’une des voies privilégiées pour montrer la distance qui nous sépare de l’époque de Caldas. Autrement dit, ce qui s’énonce au moyen de cette tradition, c’est le besoin de réactiver des liens anciens avec la terre et le paysage, c’est-à-dire, de retrouver quelque chose de ce temps où ils étaient moins marqués par les traces de l’exploitation. On le voit clairement vers la fin du roman, au moment où Santiago Hernández accepte la mission de transporter un chargement d’orchidées jusqu’à La Ceja. Une similitude apparaît alors entre les armes et les orchidées, ces fleurs susceptibles de susciter la convoitise de ceux qui aiment la beauté. La nuit où il amène la cargaison jusqu’à l’endroit convenu, un personnage improbable vient lui parler. C’est un homme, sorti de nulle part, qui porte un chapeau et dit aimer les orchidées par-dessus tout. Dans un discours où l’érudition étaye le décadentisme, le visiteur apprend à Hernández que l’histoire de cette espèce de fleurs est étroitement liée au crime et au saccage : « la historia de las orquídeas no es más que una frenética archivística del saqueo »70. Les orchidées jouent à peu près le même rôle que le caoutchouc dans le roman de Rivera : elles sont le trésor qui suscite des folies et des tueries. L’esthète s’étonne qu’au milieu d’un pays si secoué par les guerres, il existe encore des êtres, comme Hernández, ou comme lui-même, disposés à contempler ces orchidées pour voir les subtiles variations d’un spécimen à l’autre. Au moment où il regarde le chargement, à la manière moderniste, le récit restitue l’expérience de la beauté chez ce personnage mystérieux71. L’épisode manifeste une confiance inébranlable en la poésie. Dans cette prose poétique qui ne prétend ni expliquer ni représenter, mais simplement présenter, la force de transformation des images – leur pouvoir « magique »72, dirait Paz – est mobilisée afin d’arracher à la mort la vie fragile qu’elle n’a pas réussi à détruire.
Les images, comme les mots, se brandissent comme des armes et se disposent comme des champs de conflits. Le reconnaître, le critiquer, tenter de le connaître aussi précisément que possible, voilà peut-être une première responsabilité politique dont l’historien, le philosophe ou l’artiste doivent assumer les risques et la patience.
Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants, p. 21.
Si par le biais de la tradition moderniste, nous arrivons aux images qui parlent encore du voyage comme d’une expérience de la connaissance et de la beauté, dans le chapitre 17 – intitulé « Fotografías » dans la table des matières – nous découvrons un autre versant des images : celui qui renvoie au déplacement forcé de plus de sept millions de Colombiens et Colombiennes. Le chapitre est composé d’une série de commentaires que Cadavid a écrits à propos des archives d’Andrés Ramírez, son ami photographe. Le montage textuel est similaire à celui des parties relatives à la biographie de Caldas (« Apuntes biográficos », « Diario botánico ») : le flux de la prose est modulé par des unités discrètes qui sont en l’occurrence des récits brefs. En réalité, comme Montoya l’explique dans la « Nota », ces commentaires se reportent à l’œuvre du photographe Jesús Abad Colorado. Dans les allées et venues qu’il fait, caméra à la main, Ramírez essaye de cerner l’étendue des effets de la guerre. À l’instar de San José, le village du roman d’Evelio Rosero (Los ejércitos, 2007), chacune des communes où il se rend montre à vif les traces des interventions des trois armées dans les départements d’Antioquia et de Chocó :
Los nombres de esas aldeas son hermosos –Napipí, Vigía del Fuerte, Bojayá, Juradó–, pero poseen el albur de estar próximos a corredores de la droga. Es la tierra, una vez más, lo que se disputan los militares de los tres frentes73.
D’emblée, on s’aperçoit que les deux ordres discursifs, les mots et les images, fonctionnent dans un rapport de solidarité : ils mènent le même combat. Dans un geste de dénonciation, chaque commentaire commence par rappeler la date et le lieu où l’image a été prise. Chaque photographie fait apparaître une partie de la population – une « parcelle d’humanité » dirait Didi-Huberman – qui a vécu l’ignominie d’un massacre, d’un exode, d’une attaque militaire : « Ituango, Antioquia, octubre de 1997 », « Mutatá, Antioquia, agosto de 1998 », « Segovia, Antioquia, octubre de 1998 », « Puerto Valdivia, Antioquia, noviembre de 1998 », « Juradó, Chocó, diciembre de 1999 »74. Au long du chapitre, quatre « paradigmes » s’accordent – « visages, multiplicités, différences, intervalles »75 –, pour donner une visibilité aux peuples affectés par le conflit armé. Les principes de « singularité »76 et de « série » s’articulent de sorte à générer un trop-plein de la perception : l’écriture dit l’omniprésence de la mort une première fois, puis une autre fois, et ainsi de suite jusqu’à l’indignation, ou jusqu’à la nausée.
L’une de ces photos a été prise après le massacre de Bojayá, l’un des plus remémorés par l’ampleur de l’atrocité77 : le 2 mai 2002, lors d’un affrontement avec les forces paramilitaires des AUC, les FARC (Bloque José María Córdoba) firent exploser une bouteille de gaz dans l’église de Bellavista, en laissant un bilan d’environ quatre-vingts morts et presque six mille déplacés. Au milieu des restes laissés par l’explosion, comme une expression ironique du plus grand abandon, la photographie donne à voir la sculpture amputée d’un Christ78. La tentative de transposer dans la linéarité du discours verbal l’impression de l’horreur, qui dans la photographie arrive en masse, nous fait songer à la corrélation entre l’image et le silence79. Ces enfants armés, ces écoles vides, ces chiens émaciés, cette odeur de mutilation, ces files de cercueils qui arpentent les chemins parlent, de façon on ne peut plus désespérée, de la défaite : c’est le résultat que ni l’utopie révolutionnaire, ni encore moins les précurseurs de l’indépendance, n’avaient escompté.
Entre ces deux époques, il y a un écart dans la manière de vivre la relation au paysage et à l’espace géographique qui doit être signalé. L’une des façons dont Los derrotados répond à cet impératif, c’est en rendant visibles les changements dans la valeur symbolique de la terre en Colombie. Dans la description de l’arrière-plan d’une photographie où apparaissent les cadavres (« los cuerpos descuartizados ») de trois personnes que Ramírez connaissait – un cultivateur de cacaoyer, sa compagne et leur enfant –, Cadavid dénonce cette transformation de la terre en objet maudit, au moyen d’une variation autour de la couleur verte :
lo que hay después, hacia el fondo, son más y más arbustos. El verde escandaloso de la Serranía de Abibe. El verde que anima, generación tras generación, a los campesinos a trabajar la tierra; el verde que despierta la ambición asesina de los terratenientes; el verde que enloquece a guerrilleros y a paramilitares; el que cantan infatigablemente los poetas. Pero en la foto el verde está tramado por un gris de diversas tonalidades. Se ven dos hombres que atraviesan el paisaje. Uno en cada extremo como para decir con claridad que son los vivos quienes señalan el marco de las representaciones de la muerte80.
Par le pouvoir des images, qui aident tantôt à chanter la vie, tantôt à déplorer la mort violente, Los derrotados parvient à rendre visible la distance historique qui sépare le voyage au temps de l’indépendance, du déplacement forcé de notre époque : pas même dans ses prévisions les plus funestes, Caldas n’aurait pu imaginer que le territoire qu’il s’était attelé à connaître, et dont il avait apprécié la beauté, serait deux siècles plus tard la scène d’un spectacle macabre issu non d’une rêverie artistique, mais des querelles politiques d’une société – de l’histoire, donc ; un spectacle où des régions de Colombie sont sillonnées par des millions de déplacés, où des cadavres mutilés sont entraînés par les courants des fleuves, où la terre est parsemée d’ossements humains à cause de l’affrontement de trois armées. Après les efforts pour capturer l’aspect déshumanisant de la guerre, il reste malgré tout – comme on le voit dans l’épisode du visiteur qui aime les orchidées – la confiance en la poésie : celle-ci devient d’autant plus nécessaire qu’il s’agit de « résister dans la langue»81. Face à la pandémie des violences, les images poétiques doivent prendre leur revanche, car elles sont à même de transformer le paysage, c’est-à-dire de le rendre à nouveau désirable pour le sujet. D’une certaine manière, il s’agit de renouer avec le geste initial de Caldas qui, dans sa démarche scientifique, avait tenté de saisir le souffle vital qui malgré tout continue de circuler dans les montages, les fleuves et les plantes. Pour reconnaître la valeur littéraire de Los derrotados, il n’est donc pas indispensable de mettre entre parenthèses, comme si c’était quelque chose de secondaire, les allusions à l’histoire, car ce qui se joue dans ces références, notamment celles qui touchent à la défaite de l’utopie révolutionnaire en Colombie, c’est l’effort de l’écriture pour reconnaître l’existence d’un réel qui paraît innommable, et sans doute aussi le besoin de dessiner les contours d’une blessure.
[1] Pablo MONTOYA, Los derrotados, Medellín, Sílaba editores, 2012.
[2] Pour la fin du XXe siècle, la critique Ana María Amar Sánchez recense les ouvrages suivants : Ramón Ordaz, Diario de la derrota (1993) ; Enrique Zattara, Fotos de la derrota (1988) ; Napoleón Baccino Ponce de León, El arte de perder (1995) ; Tsola Dragoicheva, La derrota convertida en victoria. Memorias de una revolucionaria búlgara (1982) ; Ana María AMAR SÁNCHEZ, Instrucciones para la derrota. Narrativas éticas y políticas de perdedores, Buenos Aires, Anthropos, col. Memoria rota. Exilios y Heterodoxias, 2010, p. 24. Voir également, Ana María AMAR SÁNCHEZ et Teresa BASILE (dir.), « Derrota, melancolía y desarme en la literatura latinoamericana de las últimas décadas », Revista Iberoamericana, 247, avril-juin 2014.
[3] Pablo MONTOYA, Los derrotados, op. cit., p. 116. Pour une étude approfondie sur le conflit armé en Colombie, voir Marie-Laure GUILLAND et Nadège MAZARS (dir.), « Colombia, tierra de pelea : le(s) conflit(s) au cœur de la société”, Cahiers des Amériques latines [en ligne], 71, 2013. Selon ces auteures, « [l’] intégration de la Colombie dans le marché global légal » – via les multinationales qui exploitent les ressources minéro-énérgétiques, par exemple –, « à côté d’une intégration par les voies illégales de divers trafics (drogue, émeraude, orpaillage, pièces préhispaniques, etc.) impose des stratégies d’acteurs en concurrence pour s’approprier les territoires et les ressources du pays. », ibid., p. 21.
[4] Mouvement de guérilla qui commence ses opérations en 1967, officiellement démobilisé en 1991.
[5] Nous empruntons cette expression à la psychanalyste Sylvia de Castro. Elle l’emploie pour commenter le film que Juan Manuel Echavarría a réalisé à Puerto Berrío, à propos des rituels d’enterrement de cadavres mutilés. Sylvia DE CASTRO, « Lo innombrable. A propósito de Requiem NN de Juan Manuel Echavarría », lecture présentée à Bogota, à la Hémérothèque nationale, Universidad Nacional de Colombia, le 13 octobre 2014.
[6] Pablo MONTOYA, Los derrotados, op. cit., p. 145.
[7] « Al llegar a Medellín, luego de una larga estancia en París de casi diez años, me encontré a un país sumido en una especie de guerra civil entre narcoparamilitares asociados con el Estado contra unas guerrillas igualmente infiltradas con el narcotráfico. Pero también me topé con una naturaleza prodigiosa. Naturaleza, valga la pena decirlo, que los políticos y empresarios que nos gobiernan hoy, se la están entregando a las empresas multinacionales sin ningún tipo de vacilación para que aquellas la saqueen a su modo neoliberal. Entonces fue cuando me dije que un buen personaje para adentrarme en esa relación entre naturaleza y guerra en Colombia era el sabio Caldas ». Camilo BOGOYA, Pablo CUARTAS et Iván JIMÉNEZ, « Entrevista con Pablo José Montoya », Artelogie [en ligne], 9, 2016. Disponible sur: http://artelogie.revues.org/718. Page consultée le 15 septembre 2017.
[8] Dont les AUC (Autodefensas Unidas de Colombia), organisation fondée en 1997, officiellement démobilisée en 2006, dans le cadre légal avantageux que le gouvernement d’Álvaro Uribe leur a garanti (Ley 975 de 2005, de « Justicia y Paz »). De manière générale, le terme uribismo désigne le groupe des partisans de l’ancien président, aujourd’hui sénateur de la République. Ce groupe privilégie la politique sécuritaire et les actions militaires, au détriment des dimensions directement liées à la construction d’une société égalitaire, telles l’éducation et la santé. En raison du discours populiste de son chef de file, l’uribismo est largement plébiscité dans les urnes, comme on a pu le constater le 2 octobre 2016, lors du référendum sur les accords de paix avec les FARC, où le « non » l’a emporté sur le « oui ».
[9] Les FARC (Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia), de même que l’ELN (Ejército de Liberación Nacional), l’autre guérilla impliquée dans le conflit armé jusqu’à présent, commencent leurs opérations en 1964. En 2016, les FARC signent des accords de paix avec le gouvernement de Juan Manuel Santos. Les négociations avec l’ELN, également entamées par ce gouvernement, sont aujourd’hui en suspens suite à l’arrivée au pouvoir d’Iván Duque, le candidat du Centro Democrático, qui est le parti de l’uribismo.
[10] Ce choix s’est manifesté, par exemple, dans les échanges entre le panel et le public, lors d’un hommage qui a été rendu à Montoya à Paris, à la suite du prix Rómulo Gallegos pour Tríptico de la infamia (2014). Itinéraire d’un écrivain voyageur. Journée d’hommage à Pablo Montoya, organisée par Camilo Bogoya et Pablo Cuartas, le 16 novembre 2015, à l’École Normale Supérieure.
[11] « Ici et là – explique Catherine Coquio –usages croisés du ‘document’ et du ‘témoignage’, brouillages sauvages ou savants entre ‘texte’ et ‘document’, rencontres réelles ou quiproquos assumés sous le signe d’une ‘vérité’ qui tourne au sphinx d’époque, mais un sphinx à tête de Janus : ‘historienne’ d’un côté, ‘littéraire’ de l’autre ». Et un peu plus loin : « [Des] transferts ou emprunts d’expériences [des historiens à la littérature], les réciproques existent à foison. La fouille d’archive, l’érudition et l’enquête historique jouent dans les littératures contemporaines un rôle plus visible et répandu que celui de la fiction et de l’intertextualité dans les actuels ‘jeux d’histoire’ » (Catherine COQUIO, « Le territoire des ogres », Fabula / Les colloques, Littérature et histoire en débats (10-12 janvier 2012). Disponible sur : http://www.fabula.org/colloques/document2150.php, page consultée le 15 septembre 2018).
[12] « Ambas novelas significaron una larga, profunda y trashumante investigación. Visita a museos y archivos, conversaciones con especialistas en el asunto, lectura de numerosos libros sobre la historia de los eventos que tratan las obras » (Camilo BOGOYA, Pablo CUARTAS et Iván JIMÉNEZ, « Entrevista con Pablo José Montoya », art. cit).
[13] Arlette FARGE, Le Goût de l’archive, Paris, Seuil, 1989.
[14] Ibid., p. 43.
[15] Ibid., p. 88-89.
[16] Ibid., p. 90.
[17] Id.
[18] Reinhart KOSELLECK, « Mutation de l’expérience et changement de méthode », L’expérience de l’histoire, tr. Alexandre Escudier, Paris, Seuil-Gallimard, 1997, p. 278.
[19] Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 169-171.
[20] Reinhart KOSELLECK, op. cit., p. 265.
[21] Ibid., p. 313.
[22] « en el país que había sido el centro de las grandes revoluciones del mundo [tuvo que] reconocer, entre el estupor y la impotencia, que estas habían terminado definitivamente para él » (Pablo MONTOYA, Los derrotados, op. cit., p. 194).
[23] Ibid., p. 190-193.
[24] Mouvement de guérilla qui commence ses opérations en 1974. Sa démobilisation eut lieu en 1990.
[25] Pour une lecture contemporaine et informée de ce fait historique, qui eut lieu le 6 novembre 1985, voir le reportage de Germán CASTRO CAYCEDO, El palacio sin máscara, Bogota, Planeta, 2008.
[26] Pablo MONTOYA, Los derrotados, op. cit., p. 192.
[27] Ana María AMAR SÁNCHEZ, Instrucciones para la derrota…, op. cit., p. 12.
[28] Ibid., p. 19.
[29] « Esta figura [la derrota] interesa en tanto resultado, como imagen que anuda el episodio de la pérdida a un después: ¿cómo vivir entre los vencedores?, ¿qué caminos tomar cuando se es el vencido?, ¿qué proyectos construir sobre las ruinas de lo destruido y soñado? » (ibid., p. 73).
[30] Claudia GILMAN, Entre la pluma y el fusil. Debates y dilemas del escritor revolucionario en América Latina, Buenos Aires, Siglo XXI Editores, 2003.
[31] Pablo MONTOYA, « El caso Bolívar: entre la pompa y el fracaso », in Novela histórica en Colombia 1988-2008, Medellín, Editorial Universidad de Antioquia, 2009, p. 8.
[32] Ibid., p. 9.
[33] Ibid., p. 11.
[34] Pablo MONTOYA, « Simón Bolívar, bailarín », in Adiós a los próceres, Bogota, Literatura Random House, 2016 (1re éd. 2010), p. 121-122.
[35] « […] entre un científico como Caldas y un militar como Bolívar yo siempre preferiré, por mera simpatía personal, al primero. Sencillamente, me suscita más cariño y admiración la vida de un hombre que mira las estrellas para conocerlas y mide los montes y lleva herbarios, que la de un general megalómano que llevó una buena parte de su existencia montado en un caballo, enarbolando una espada y vociferando a diestra y siniestra sobre una libertad que a mí me parece bastante sospechosa » (Camilo BOGOYA, Pablo CUARTAS et Iván JIMÉNEZ, « Entrevista con Pablo José Montoya », art. cit.).
[36] « En esos vínculos con las luchas armadas quienes terminan perdiendo son los intelectuales, los artistas, los hombres de conocimiento y los vencedores siempre son los guerreros. Y [...] Caldas me sigue pareciendo el hombre más emblemático para entender el tamaño de esa derrota cognitiva » (ibid.).
[37] Cf. Alfredo BATEMAN, FJC. Síntesis biográfica, Bogota, Kelly, 1969 et FJC. El hombre y el sabio, Cali, Banco Popular, 1978 ; Jorge ARIAS DE GREIFF (éd.), Aspectos inéditos de la vida y obra de Caldas, Bogota, Fundación OFA, 1980 ; Marcos GONZÁLEZ PÉREZ, Francisco José de Caldas y la Ilustración en la Nueva Granada, Bogota, Tercer Mundo, 1985 ; John WILTON APPEL, FJC: A Scientist at Work in Nueva Granada, Darby, Diane, 1994 ; Rosario MOLINOS (éd.), Caldas 1768-1816, Bogota, Molino Velasquez ed., 1994 ; Renán SILVA, Los Ilustrados de Nueva Granada, 1760-1808. Genealogía de una comunidad de interpretación, Medellín, Banco de la República, EAFIT, 2002.
[38] Reinhard ANDRESS, « FJC: un científico neogranadino con una vida truncada abruptamente », in Reinhard Andress et Mauricio Nieto Olarte (éd.), Diario de viajes de Francisco José de Caldas, Sévillé, Consejo Superior de Investigaciones Científicas, 2013. p. 11.
[39] Ibid., p. 44.
[40] Ibid., p. 12.
[41] Jeanne CHENU (éd.), Francisco José de Caldas, un peregrino de las ciencias, Madrid, Historia 16, 1992.
[42] Voir note 10.
[43] « De presipicio en presipicio, llegamos a las 9 de la mañana a la orilla del cráter agotados de sudor y de cansancio. ¡Qué espectáculo! El horror, y un secreto placer se apoderaron de mi alma. No me canzaba de veer y de admirar de cerca á esa naturaleza espantosa. Rocas quemadas, y destrosadas, puntas, pomez, arena, azufre, nieve, greda presipios [sic] confucion eran los objetos q.e se presentaban á mis ojos. Yo me mantuve largo tiempo en considerarlos, y en compararlos con los que había visto en Pitchincha. Si la inmensa boca de éste presenta á Mr de la Condamine una viva imagen del Chaos de los Poetas, ¿q.e habria parecido la de Imbabura que aunque menor en su diametro es sin comparacion mas horrorosa que la de Pichincha ? » (cité par Reinhard Andress, op. cit., p. 49).
[44] Pablo MONTOYA, Los derrotados, op. cit., p. 123-124.
[45] Octavio PAZ, « La imagen », in El arco y la lira, México, FCE, 2005 (1re éd., 1956) p. 109.
[46] Mauricio NIETO OLARTE, Orden natural y orden social : ciencia y política en el Semanario del Nuevo Reyno de Granada, Madrid, CSIC, 2007.
[47] Mauricio NIETO OLARTE, p. 312.
[48] Ibid., p. 313.
[49] Ibid., p. 315.
[50] Ibid., p. 312.
[51] John Byron, Jean François de Galaup Lapérouse, Samuel Wallis, Louis Antoine de Bougainville, James Cook et Alexander von Humboldt figurent parmi les illustres continuateurs de cette tradition (cf. ibid., p. 307).
[52] Pendant la période coloniale, c’est le nom qui est donné aux enfants des Espagnols péninsulaires qui sont nés en Amérique.
[53] Ibid., p. 309.
[54] Ibid., p. 306-307.
[55] Ibid., p. 308.
[56] Dardo SCAVINO, Narraciones de la independencia. Arqueología de un fervor contradictorio, Buenos Aires, Eterna Cadencia, 2010. Dans cette « ferveur » des leaders militaires et idéologiques des indépendances en Amérique hispanique, ce qui est contradictoire, c’est la revendication de l’accès au pouvoir par une double lignée : celle des descendants des premiers conquistadores péninsulaires, et celle des descendants des peuples pré-colombiens
[57] Mauricio NIETO OLARTE, op. cit., p. 308.
[58] Camilo BOGOYA, « Caldas y la flor de la derrota: desmitificaciones y ficción histórica en Los derrotados », in Luisa Ballesteros Rosas (dir.), Representaciones literarias de las independencias latinoamericanas, Madrid, Sial/Trivium, 2018, p. 37-50.
[59] Pablo MONTOYA, Los derrotados, op. cit., p. 145.
[60] Id., « Defensa de la tradición y la ruptura », in Español, lengua mía y otros discursos, Medellín, Sílaba, 2017. Il s’agit du discours de clôture du XIX Congreso de la Asociación de Colombianistas, prononcé le 3 juillet 2015 à Medellín.
[61] Camilo BOGOYA, Pablo CUARTAS et Iván JIMÉNEZ, « Entrevista con Pablo José Montoya », art. cit. Les articles en question de Sanín Cano ont été publiés au tournant du XXe siècle, en particulier : « Nuñez, poeta » (1888), « De lo exótico » (1894) et « El impresionismo en Bogotá » (1904). Voici la conception du modernisme qu’en tire Jiménez Panesso : « pero lo moderno es también una fuerza que engendra historia. Sanín encontrará luego que el modernismo tiene sus raíces en el romanticismo y está íntimamente ligado con los ideales bolivarianos de autonomía política. Lo moderno termina siendo una perspectiva para mirar lo histórico y no su negación » (David JIMÉNEZ PANESSO, Fin de siglo, decadencia y modernidad. Ensayos sobre el modernismo en Colombia, Bogota, Instituto colombiano de cultura-Universidad Nacional, 1994, p. 18) ; et du même auteur, « Baldomero Sanín Cano, crítico moderno (1861-1957) », in Historia de la crítica literaria en Colombia, Bogota, Instituto colombiano de cultura-Universidad Nacional, 1992, p. 73-124.
[62] Pablo MONTOYA, « Defensa de la tradición y la ruptura », in Español, lengua mía y otros discursos, op. cit., p. 106.
[63] Ibid., p. 107.
[64] Ibid., p. 91.
[65] Ibid., p. 88.
[66] Mario FIGUEROA, « La vorágine de nuestro malestar. Una lectura cruzada de José Eustasio Rivera y Álvaro Mutis », Revista colombiana de psicología, 7, Bogota, Universidad Nacional, 1998, p. 30.
[67] Idem.
[68] Camilo BOGOYA, « Caldas y la flor de la derrota: desmitificaciones y ficción histórica en Los derrotados », art. cit., p. 47-49.
[69] Pablo MONTOYA, Los derrotados, op. cit., p. 230.
[70] Ibid., p. 303.
[71] « Pero fue la visión de las Lephantes medusa la que provocó un llanto quedo en el forastero. Se tomó la garganta con las manos para impedir el ahogo. […] Ahí estaban las orquídeas que remitían al misterio del mar. Toda una geografía incógnita surgía de su luz concentrada. La corola guardaba en su centro el más sublime de los labelos. Pequeño, rosáceo, espolvoreado de un amarillo impúdico, era la representación de un deseo que cambiaba de identidad caprichosamente. Ahora era un capullo donde se ocultaba una mariposa. O las alas de un ángel silencioso e imperturbable. O un cisne que navegaba en el vacío. O los brazos de una diosa sin nombre que brotaba de la nada » (ibid., p. 308-309).
[72] « La poesía es metamorfosis, cambio, operación alquímica, y por eso colinda con la magia, la religión y otras tentativas para tranformar al hombre » (Octavio PAZ, op. cit., p. 111).
[73] Pablo MONTOYA, Los derrotados, op. cit., p. 230.
[74] Ibid., p. 219-243.
[75] Georges DIDI-HUBERMAN, op. cit., p. 24.
[76] Ibid., p. 53.
[77] Voir le rapport de Martha Nubia BELLO, Pilar RIAÑO, Gonzalo SÁNCHEZ et al., Bojayá: la guerra sin límites, Bogota, Centro Nacional de Memoria Histórica-Taurus-Semana, 2010. Disponible en ligne : http://www.centrodememoriahistorica.gov.co/informes/informes-2010/bojaya.
[78] « Ramírez recorrió los vestigios del templo. En algún momento hizo una pausa para mirar por donde pisaba. Vio un perro carbonizado. Vio un manojo de miembros humanos que no logró identificar. Vio el Cristo crucificado. Se distanció, enfocó su cámara y disparó. La cabeza, el tórax sin brazos y un pedazo de pierna del Cristo están en el primer plano. Bancas, ropas, tablas, libros, cocas, platos destrozados en medio de la tierra y el agua. Al fondo, está la puerta y las ventanas derruidas. La luz de afuera entra por ellas con sed descomunal » (Pablo MONTOYA, Los derrotados, op. cit., p. 236).
[79] « La imagen es un recurso desesperado contra el silencio que nos invade cada vez que intentamos expresar la terrible experiencia de lo que nos rodea y de nosotros mismos » (Octavio PAZ, op. cit., p. 111).
[80] Pablo MONTOYA, Los derrotados, op. cit., p. 243.
[81] Georges DIDI-HUBERMAN, op. cit., p. 21.
Résumé
Le roman Los derrotados (2012) de Montoya met en regard l’histoire de Caldas, le scientifique indépendantiste néo-grenadin, et le parcours de trois anciens militants d’une guérilla de gauche (ELN). L’analogie entre ces deux expériences de la défaite révolutionnaire rend visible l’écart entre le voyage comme forme d’étude au XIXe siècle, et le déplacement forcé comme manifestation des violences politiques des dernières décennies. La tradition moderniste – prise à contre-courant de la prose de García Márquez – apparaît comme une alternative pour inverser le rapport maudit à la terre et au paysage.
Resumen
La novela Los derrotados (2012) de Montoya coteja la historia de Caldas, el científico independentista neogranadino, y el recorrido de tres antiguos militantes de una guerrilla de izquierda (ELN). La analogía entre estas dos experiencias de la derrota revolutionaria hace visible la distancia entre el viaje como forma de estudio en el siglo XIX, y el desplazamiento forzado como manifestación de las violencias políticas de las últimas décadas. En contraposición con la prosa de García Márquez, la tradición modernista aparece aquí como una alternativa para revertir la relación maldita con la tierra y el paisaje.
Défaite et gain de connaissance
Caldas : le regard du voyageur naturaliste
Iván JIMÉNEZ
UPEC, IMAGER EA 3958
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