Ce volume se propose d’éditer les actes d’une Journée d’études organisée le 13 octobre 2017. En effet, dans le cadre de l’année France-Colombie 2017, nous avons essayé d’approfondir les échanges entre chercheurs travaillant de plus ou moins près sur la Nouvelle Grenade et la Colombie et d’engager un dialogue dans des champs disciplinaires très divers comme les territoires, les imaginaires, les sociabilités et les cultures. Dans ce cadre, nous avons tenté d’établir une base solide spécialement dans les domaines de la Civilisation et des Lettres, permettant le développement d’études sur les voyages en terres néo-grenadines, sur la perception des paysages, sur la relation de l’homme à son environnement, thèmes de plus en plus importants dans la réalité contemporaine. Notre rencontre scientifique nous a donc permis de voyager virtuellement dans des contrées lointaines, dans ces belles contrées néo-grenadines dont la simple mention nous réchauffe, nous transporte vers des territoires mythiques dans lesquels les lieux et les représentations se situent à la croisée de plusieurs projets scientifiques et autres démarches de création littéraire.
Nous souhaitons donc ici, en guise de préambule, parcourir ce territoire et son traitement textuel à travers les époques, cela en considérant les anciennes frontières du Nouveau Royaume de Grenade puis de la Vice-Royauté de la Nouvelle Grenade, de leur création à la période indépendantiste et post-coloniale pour aboutir à la Colombie des XXe et XXIe siècles.
Aussi doit-on insister en premier lieu sur la façon dont les informations transmises par les habitants ou par les voyageurs de ces contrées lointaines, comme par exemple Pedro de Aguado ou Juan Rodríguez Freile et sa conception héroïque de l’histoire néo-grenadine, ont été vécues, reprises et intégrées dans leurs écrits. Car les récits de voyages à l’époque coloniale ou tout au long du XIXe siècle, participent à la constitution d’un savoir encyclopédique, par leur diffusion, ou en eux-mêmes. En effet, de nombreux récits, bien qu’issus de l’expérience d’un voyageur, adoptent une écriture codifiée, se présentant finalement davantage comme un compte rendu politique et culturel du territoire visité que comme un journal de bord ou une simple description des paysages. D’autres auteurs de ladite littérature coloniale, Hernando Domínguez Camargo ou Francisco Álvarez de Velasco y Zorrilla, préféreront, quant à eux, poétiser leur territoire d’adoption en proposant des compositions métriques et des versifications baroques innovantes de haut rang.
À côté de la pratique religieuse dans le contexte du voyage, en étendant les propos aux rituels qui accompagnaient le voyage, au départ, à l’arrivée et en cours de trajet, on pourrait également insister sur le statut administratif de la Vice-royauté créée en 1719, à travers le fil directeur que constituent les voyages à caractère administratif des différentes « autorités », des Vice-rois successifs, Visitadors ou Intendants par exemple, sans oublier les déplacements à visées scientifiques, militaires ou économiques. Dans la Nouvelle Grenade, nombreux vont être ceux qui vont gravir les trois cordillères pour atteindre les villes d’Ibagué, de Popayán ou de Cundinamarca. Quant aux fleuves, le Magdalena, le Cauca, ou le Catatumbo, qui ont transporté des hommes et des cargaisons, on sait que ce sont des canaux stratégiques qui irriguent l’intérieur du territoire et ses hauts plateaux. Et même si la mer, ou plutôt la mer des Caraïbes et l’Océan Pacifique qui bordent la Colombie actuelle, permet d’échanger avec les autres territoires, on pourra rappeler ici que du temps de la domination espagnole, le commerce était soigneusement garrotté par le monopole.
Insistons aussi sur le fait que la Nouvelle Grenade, décrite et vantée par José Celestino Mutis, comme le rappelle Nicolas De Ribas, abrite des réserves biologiques, des réserves forestières et des refuges de la vie de la faune locale. Un Européen non encore rompu à la luxuriance de la végétation tropicale, comme cela fut le cas d’Alexandre de Humboldt et d’Aimé Bonpland lors de leur expédition mémorable considérée comme la seconde Découverte du Nouveau Monde, éprouve aujourd’hui encore un sentiment de surprise et de puissance face à cette démesure végétale.
Mais comment et pourquoi a-t-on voyagé ou voyage-t-on encore dans ces contrées ? C’est la question que l’on aurait pu se poser dès le début de cette introduction. La mobilité au sein de l’espace néo-grenadin revêt des formes diverses bien sûr et obéit à des motivations qui varient. Parmi ces dernières, la quête du savoir joue un rôle important, notamment à l’époque des Lumières où élèves et maîtres se mettent facilement en marche pour rencontrer d’autres savants, mais aussi pour protéger l’Empire, comme le démontre Marie-Hélène Garcia en analysant le rôle des ingénieurs militaires. Ainsi, dans ce contexte, la circulation des hommes et de l’information, fermement contrôlée par la Couronne espagnole, apparaît comme un phénomène-clé, qui est fréquemment mis en lumière par les penseurs éclairés de l’époque.
On pourrait bien évidemment revenir sur le mythe de l’Eldorado ou réfléchir sur la problématique de l’autochtonie des ethnies, Chibchas, Tunebos ou Motilones, pour ne donner que trois exemples, mais aussi évoquer le métissage, étudié par Shems Kasmi, et les relations entre les différentes composantes socio-ethniques de la Colombie tout au long de la colonie et de la période indépendante jusqu’à nos jours. Les problèmes démographiques, politiques, sociaux nous permettraient de parcourir et donc de voyager dans l’espace et dans le temps colombiens afin d’appréhender la corruption, la violence et ses racines, les disparitions, les trafics de drogue, les FARC, les cartels, les droits de l’enfant, les problèmes humanitaires… Sans oublier les réussites comme les belles expériences collectives dans les champs des infrastructures, de l’entreprenariat, des transformations durables des villes comme Medellín.
En littérature, nous devons évoquer les problématiques des espaces géographiques et culturels, et réfléchir à ce que signifie parler d’une littérature propre aux Caraïbes, comme le fait Joséphine Marie, aux zones urbaines, à la jungle, à la Colombie noire ou indigène. Il pourrait s’agir de chercher à saisir les spécificités de ces littératures tout en restant critique sur les cloisonnements et les stéréotypes bâtis à partir des stratégies rhétoriques du dit boom et du réalisme magique. Une discussion complémentaire pourrait donc s’ouvrir en d’autres lieux, ou en d’autres temps, sur l’appropriation du paysage, l’espace symbolique et la métaphorisation du territoire aussi bien dans des romans fondateurs du XIXe siècle que dans les narrations contemporaines de William Ospina, Tomás González et Pablo Montoya, dont Los derrotados sont étudiés ici par Ivan Jiménez. Poser la question du lien entre la littérature et le paysage revient à examiner la problématique du réalisme. Dans cette perspective, étudier le rapport entre les méthodes de l’histoire et les procédés narratifs, c’est ouvrir une voie de réflexion sur la tension entre représentation de l’espace colombien et interprétation d’un paysage qui oscille entre enfer et paradis. Histoire et poésie, construction du passé national et démythification, ne sont pas inconciliables dans les recherches au sujet de notre territoire. Pour l’historien comme pour le romancier, la question de nommer ce Nouveau Monde, toujours en mouvement et en contradiction, reste d’actualité.
Le discours sur la géographie, la place de la Nature et le rapport au paysage pourrait faire partie d’une réflexion plus vaste sur les fondements de la nation et les aléas de l’histoire colombienne. Car c’est précisément le regard des auteurs nationaux qui complète la vision des voyageurs européens. Nous pourrions aussi tenter de mettre en perspective ces différentes approches pour établir une carte de la littérature colombienne à partir de la redécouverte de son territoire.
Cette redécouverte, bien que partielle, nous allons l’effectuer à travers les articles de ce recueil qui permettront aux lecteurs de voyager dans l’espace néo-grenadin à travers les âges, les régions et les esthétiques.
Camilo BOGOYA et Nicolas DE RIBAS
Univ. Artois, UR 4028, Textes et Cultures, F-62000 Arras, France