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ici mon texte footnote here ©2016 TRB
Numéro 7 | juin 2020 | Écritures migrantes / Voyages en terres néo-grenadines / Biographie romancée
Écrire le voyage centrifuge. Actualité des écritures migrantes
Conquérants, explorateurs et pionniers des territoires sauvages : voyage du désenchantement au cœur de l’Afrique et de l’Australie
Essaddek AMARCHIH
rien

La quête de la fortune et le goût de l’aventure périlleuse précipitent dans la voie de l’exil volontaire des voyageurs tels que des marins, administrateurs, explorateurs et missionnaires. Les profondeurs peu explorées du continent africain et australien fascinent des voyageurs téméraires. La retranscription de l’aventure coloniale sous forme de témoignage, récit et journal, continue de susciter de l’intérêt, car elle traite d’une forme de déplacement centrifuge. Les signes de ce type de voyage sont souvent la contrainte ou l’expérience de l’exil sans voie de retour – il s’avère que l’approche comparatiste entre les récits de l’aventure coloniale et ceux de la migration actuelle, notamment intercontinentale, n’est pas à exclure. Il s’agit de réactualiser le récit du voyage dans sa configuration de l’entre-deux : la question de l’actualité des écritures migrantes permet de repenser le voyage colonial par une ruée d’Européens en quête d’enrichissement et d’aventure. Encore faut-il attribuer à ce type de récit la fonction de paradigme qui sert à la fois d’écriture et de réflexion sur la thématique de la migration contemporaine vers l’Europe.

Deux œuvres majeures du XXe siècle traitent de l’exil paradoxal, car elles relatent la rupture délibérée avec l’Europe vers le néant du monde. Heart of Darkness (1899) de Joseph Conrad retrace l’aventure périlleuse de Charles Marlow, capitaine d’un vapeur qui remonte le fleuve Congo à la recherche de Kurtz, directeur d’un comptoir lucratif au fond de la jungle. Voss (1957) de Patrick White retrace l’exploration entreprise par le personnage éponyme à l’intérieur du continent australien.

Ces voyageurs qui quittent l’Europe pour s’aventurer dans le cœur des deux continents, n’échappent guère à l’expérience de l’exil à l’état brut. L’appel du dehors s’explique par l’insatisfaction dans le pays d’origine. Ainsi, il convient de parler d’une épreuve subie, sciemment, en dehors de toutes contraintes. Les protagonistes ne tentent d’échapper à aucun sort pénible dans leurs pays, d’où le caractère invraisemblable du voyage. Il s’agit de voir comment deux romans de l’aventure coloniale jouent sur la double orientation du voyage. Le déplacement, qui prend les allures d’une séparation centrifuge avec la civilisation occidentale, se transforme progressivement en enlisement dans les profondeurs de la jungle et dans le désert australien. Ainsi, le fâcheux sentiment de l’exil se vit doublement et simultanément dans l’espace physique et dans une temporalité anachronique.

Partir : la traversée du désert, la remontée du fleuve

Les deux récits suscitent une interrogation fondamentale. Pourquoi partir ? Tout voyage a ses raisons et ses horizons. Le paradoxe découle de la nature dangereuse de l’aventure sans que les protagonistes se soucient de la faisabilité du voyage. Ils n’ignorent pas ses risques et ne semblent pas, de surcroît, être en mesure de définir sa finalité. D’emblée, une forme de pessimisme s’installe en filigrane dans la narration. L’aventure s’inscrit dans « la mort et la folie »1. En effet, tout est suggéré d’avance. Les figures féminines tricoteuses rencontrées par Marlow à sa réception dans la compagnie de commerce bruxelloise « instaurent une aura tragique »2. Le médecin de la compagnie belge chez Conrad, inscrit l’aventure dans le registre de la folie. De même, le périple de Voss est vu comme « un voyage sans histoire »3. Cela souligne la mise en place d’un tissage du destin. Le voyage vers le néant ne relève pas d’une nécessité, il émane d’un choix et d’une liberté qui « n’est qu’un leurre »4. Il convient de placer le désir de fuir et la fascination de l’ailleurs dans une dynamique du récit. Partir sans aucune garantie de retour relève d’une urgence chez le personnage qui croit qu’il est le dépositaire de son destin. Le choix d’un sort tragique au repos repose sur le désir inconscient de quitter le paradis. En effet, les deux récits peuvent illustrer l’épisode biblique du péché originel. L’exemple de Voss est révélateur à ce propos, car sa dernière entrevue avec sa fiancée, avant son départ, s’est déroulée dans un jardin qui représente l’Eden.

A priori, c’est le rapport des personnages à eux-mêmes et aux autres voire à l’espace qui est à l’origine d’une révolte intérieure qui pousse hors de l’ordinaire. Dans Voss, le rapport à soi s’inscrit dans l’insatisfaction, ce qui engendre une logique de destruction et une quête de reconstruction de soi : « Pour former sa personnalité, il est également nécessaire de la détruire »5. Voss tente une expérience d’ordre initiatique qui le mène à l’ultime sacrifice du corps comme un acte d’expiation de ses péchés. Sa volonté d’échapper à la condition humaine, par l’illumination divine, le précipite dans l’ultime épreuve de la décapitation par les aborigènes. Chez Marlow et Kurtz, il s’agit d’une épreuve néfaste pour les facultés mentales : Kurtz finit par sombrer dans la folie. Sa mort dans le rafiot belge sur le chemin du retour est une confiscation de son corps par les lieux de l’exil. Il est arraché contre sa volonté à son poste et à ses fidèles et n’atteint pas son pays d’origine. La fin des deux récits, aussi tragique soit-elle, est anticipée dans le récit-cadre d’Au cœur des ténèbres et dans l’incipit de Voss. Si tout est dit d’avance, l’aventure devient le lieu de la « vérification d’un discours préalable, réitéré avant le départ »6.

Les deux romanciers rattachent les voyages coloniaux à la situation de l’exil et à une signification tragique. Il semblerait que cette vision tragique des voyages exiliques intercontinentaux soit le paradigme analytique du phénomène de la migration contemporaine. Le phénomène de l’exil et de la migration d’aujourd’hui est lié à la préservation de soi, du moins physiquement : quand ce n’est pas la guerre ou la persécution dans le pays d’origine, c’est la quête de la dignité humaine qui pousse à l’immigration. Pour ce faire, ces voyageurs traversent des espaces redoutables comme le désert et la mer. Ces lieux servant de topoi poétiques et mythiques aux récits du voyage sont représentés dans les écritures migrantes du point de vue tragique. Ils sont l’espace du passage qui relie et sépare le migrant, à la fois de son pays et de la destination indéfinie. Quand ces lieux redoutables n’engendrent pas la mort, ils infligent l’exil aux franchisseurs de frontières. En ce qui concerne les voyages coloniaux, l’exil peut être écourté – il n’est pas question de clandestinité ; de même la colonie est en général temporaire et le retour au pays d’origine est, de surcroît, susceptible de permettre de vivre mieux.

Le voyage dans Voss et Au cœur des ténèbres ne relève pas d’une contrainte ; il ne s’agit pas du moins d’échapper à un sort mais de fuir la norme, la structure sociale réglée et de rechercher l’enrichissement facile, la liberté dans l’oubli et dans l’aventure.

Néanmoins, le fossé entre le personnage et son pays d’origine se creuse dans une démarche incontrôlée de l’enlisement dans l’espace. La remontée du fleuve par Marlow est interminable et Kurtz se présente comme une figure d’altérité fascinante mais insaisissable. Voss, quant à lui, tente de cartographier le vide du continent australien. La référence spatiale « j’irai là »7 pour Marlow et « ces régions-là »8 pour Voss désigne l’indéfini, c’est-à-dire le territoire de « nulle part » par opposition au lieu de l’origine, situable et nommable.

Marlow, seul revenant rescapé de l’emprise des ténèbres, contrairement à Kurtz et à Voss, est loin de se départir des souvenirs de l’Afrique. Cela suggère l’inaccomplissement du retour, car le caractère obsédant du souvenir inscrit l’action du retour non pas dans un « post-jungle » et « post-Kurtz » mais toujours dans un « pendant », car la mémoire de l’exil empêche la réintégration du pays d’origine. Le sentiment de ne jamais arriver à destination est bien illustré par la terminologie employée dans le champ des études sur la migration. Odile Gannier remarque, à ce propos, que l’emploi du terme « migrants » :

 

Pour désigner ceux qui quittent leur pays n’est d’ailleurs plus ni « émigrés », ni « immigrés » : en supprimant les préfixes on leur dérobe la légitimation d’une origine et on les prive de l’idée d’une destination ; en employant la forme durative du participe présent « migrants », on les laisse dans le geste indéfiniment suspendu9.

 

Ainsi que ces « migrants » qui sont aujourd’hui une catégorie de voyageurs dont l’acte même de déplacement s’inscrit dans le passage (« ils ne font que passer »)10, Marlow présente, à ce sujet, un cas révélateur. Il est un revenant, tel un migrant, il n’est jamais arrivé à sa destination, incarnant ainsi le type de l’exilé dans l’espace de l’entre-deux.

Le voyage est à considérer comme un saut brutal dans l’espace. Le départ de l’Europe vers les colonies s’apparente à un acte irréversible qui crée un fossé permanent entre le personnage et son pays d’origine. Marlow, officier de la marine marchande britannique, devient capitaine d’un rafiot belge. Il doit aller rechercher Kurtz un agent d’une compagnie de commerce belge au fond de la jungle. Voss est un Allemand expatrié à Sydney, ville qu’il espère quitter pour l’intérieur du continent australien. Ces quelques rares précisions au sujet des personnages montrent le saut qui s’opère dans la trame narrative des deux récits. Il s’agit d’un choix d’écriture qui permet d’annoncer une situation d’exil. Cette occultation du passé suggère une identité qui n’est pas pleinement comprise, incarnée et revendiquée. D’ailleurs, le mot « exil » tel que décomposé par Antoine Richard en E/X/IL11 insiste sur le statut de « il » en tant que « x » inconnu. Doit-on, de ce fait, considérer les protagonistes ayant opéré une rupture avec la civilisation occidentale comme des « x », c’est-à-dire, des inconnus en quête d’une identité refoulée ou mise en cause. L’onomastique révèle des éléments à valeur proleptique à propos des personnages. Le nom de Kurtz qui « signifie court en allemand »12 illustre, probablement, sa vie courte, sa parole concise et ses brèves apparitions dans le récit. Sur le plan physique, « il paraissait faire plus de deux mètres »13. C’est la durée courte de sa vie qui interpelle et souligne l’inachèvement, au sujet de ses plans et de la réalisation de ses ambitions. Cela lui porte doublement préjudice. Il ne représente pas la mission civilisatrice, ce qui est une atteinte à son identité et à ses valeurs et revendique une œuvre à titre posthume dans laquelle il appelle au génocide. L’exil de Kurtz est écourté par une mort brutale, ce qui souligne l’éphémérité du personnage.

Voss est assimilé à la lumière dans le roman : « Comment se comporteront les moutons quand ils seront finalement abandonnés ? demanda la lumière »14. En allemand, son nom se prononce « Foss »15, ce qui constitue l’homophone du mot grec « Phos »16 qui signifie la lumière. La signification du nom oriente et détermine d’emblée la quête de l’illumination divine chez le personnage. Mais aussitôt, il s’embourbe dans les ténèbres de l’inconscience. L’onomastique permet de saisir le caractère contradictoire voire le décalage entre le personnage et sa quête. La figure de la supériorité qu’ils incarnent – l’un en tant que directeur d’un poste lucratif en haut du fleuve Congo et l’autre un chef d’expédition – n’est pas exempte d’une représentation archétypale de l’impérialiste, partisan des conquêtes des territoires vierges. Marlow échappe à cette accusation, car il se montre lucide et doute de sa mission : « Tout se passait comme si j’avais été admis dans quelque conspiration […] quelque chose d’un peu douteux »17. Voss parvient à obtenir le financement nécessaire à l’expédition en promettant l’enrichissement à ses bienfaiteurs. En revanche, l’exploration s’avère être, aux yeux du personnage, le prétexte du voyage et non pas sa finalité : c’est l’appel du dehors qui est la véritable urgence. Ainsi, la présupposée promesse de la fortune est fallacieuse, du moins à propos de Voss et Marlow. Le protagoniste de White affirme se sentir « poussé vers ces régions »18. Autrement dit, il préfère le désert australien à la colonie de Sydney qui promet, pourtant, la fortune. Selon sa fiancée, « il n’a pas l’intention de faire fortune dans ce pays. Il diffère des autres en ce qu’il ne parle pas toujours d’argent »19. Voss est de nature à mépriser le matérialisme régissant le mode de vie de la bourgeoisie ainsi que l’enfermement social et la sédentarité : « Aucune maison ordinaire n’eût été à la mesure de mes sentiments, si ce n’est ce cadre sans limites où les aspirations infinies ont tout loisir de croître »20. Marlow, quant à lui, cherche à se perdre dans l’étendue maritime. Il s’empare de l’opportunité de devenir capitaine et de réaliser son rêve d’enfance de l’ailleurs : « j’irai-là »21 désignant le fascinant et mortel fleuve Congo. Il quitte Londres sous le signe d’un rejet : la Tamise qui était « un des coins obscurs de la terre »22 inspire « le désir d’évasion »23. Chez Kurtz, il est question de « La fascination de l’abominable »24. Le cadre spatial de l’aventure, en tant qu’envers de la civilisation, rend possible la rencontre d’une forme d’humanité première. Toutefois, cette expérience de l’ailleurs convoitée est loin de se réaliser sans épreuves, ce qui rend l’aventure instructive mais radicalement détestable.

En effet, l’attrait pour le monde sauvage se heurte à l’incapacité d’en saisir le sens ; les personnages se confrontent à l’inhabituel qui échappe à l’entendement. A priori, le voyage relève d’un choix, mais il s’avère qu’il s’agit d’une emprise sur les protagonistes. Dans le récit-cadre d’Au cœur des ténèbres, l’exil de Kurtz est une épreuve annoncée : « Il lui faut vivre au milieu de l’incompréhensible ce qui est également détestable »25. L’initiation de Kurtz se révèle redoutable, car ses facultés mentales subissent des effets immédiats. Pour le décrire, lors de sa rencontre, Marlow emploie l’adjectif « fou »26 pour souligner le trouble et la dégénérescence mentale à son encontre. Pareillement, Voss est appelé, avant même de commencer son périple, « un fou »27. Chez l’un, la folie est l’effet de l’aventure, chez l’autre, elle en est la cause.

La rencontre avec l’inconnu dissipe chez les personnages l’enthousiasme du départ. Marlow évoque une expérience unique : « j’eus l’impression, non pas de partir pour le centre d’un continent, mais d’être sur le point de me mettre en route pour le centre de la terre »28. Le mot « centre » employé doublement entre en résonance avec « Heart » dans le titre qui a une valeur suggestive grâce au sens figuré de depth, la profondeur. La référence spatiale est insituable voire inatteignable, ce qui renvoie par métaphore aux zones enfouies de l’inconscient humain. Ce jeu de mots acquiert une ambivalence : le centre impérial est puissant par l’exercice du pouvoir, mais il pousse hors de lui, tandis que le centre des ténèbres appelle et invite : « Viens donc me voir »29. Les traductions de Jean-Jacques Mayoux et de Jean Deurbergue optent pour le verbe voir ; or dans le texte original « find out » désigne littéralement ce qui est à trouver et à découvrir. Autrement dit, voir engage l’organe de la vue qui peut susciter la curiosité, tandis que découvrir nécessite une initiation à la connaissance de l’objet de la découverte. Toutefois, cette invitation à percer le mystère de la jungle et du désert place les protagonistes dans une trajectoire centripète. La facilité de quitter l’Europe se heurte, chez les protagonistes, à la difficulté de pénétrer dans la jungle et le désert. L’enlisement dans les profondeurs de ces espaces ne fait que s’accentuer à mesure qu’ils en prennent conscience et en saisissent le sens. La situation de l’exil paradoxal se confirme dès lors que l’enchantement est rompu et que le grand vide se resserre sur l’aventurier : c’est l’esprit de l’individu civilisé, davantage que sa personne, qui se trouve en exil.

En effet, les difficultés du voyage ne se situent pas seulement sur le plan physique et matériel. Marlow se confronte d’emblée à l’incapacité de comprendre ce qui se présente à lui : « Dans l’immensité vide de la terre, du ciel et de l’eau, il était là, (le navire français) incompréhensible, à faire feu sur un continent »30. Dans cette expression, Marlow souligne les rapports de forces entre le navire vu comme instrument minuscule de la conquête et le continent africain au stade rudimentaire de la civilisation incapable de lui faire face et de lui résister. Le narrateur suggère, grâce à l’antiphrase ironique, l’absurdité des pratiques coloniales : « L’ouvrage se poursuivait. L’ouvrage ! Et c’était ici le lieu où quelques-uns de ces auxiliaires s’étaient retirés pour mourir »31. L’orientation anticolonialiste du roman se précise implicitement. Le capitaine rencontre des missionnaires qu’il décrit comme mesquins, avides et stupides et dont la force brute est la conséquence d’« un accident produit par la faiblesse d’autrui »32. À ce propos, Malek Bennabi donne raison à Conrad en associant la colonisation à une « nécessité historique »33 car il s’agit de « l’effet le plus heureux de la colonisabilité »34. Le développement des savoirs techniques dans le domaine de la navigation contribue au processus colonial. Par conséquent, il pousse à l’émergence des figures de la marge, de l’exil et de l’expatriation. Le colon, comme banni de son pays, croit le servir du dehors.

De la même manière, l’exploration de Voss est la preuve que l’idée de la « terra incognita »35 enracinée dans l’imaginaire collectif est en mesure de justifier une appropriation globale du continent. La faiblesse des uns, chez Joseph Conrad, et l’inexistence présupposée des autres, chez Patrick White, créent les conditions de la colonisabilité36.

L’aventure de Voss commence à Sydney, colonie bourgeoise qui convoite l’intérieur du pays. Son pays d’origine n’est guère mentionné que dans son entourage où il est appelé l’Allemand ou « un étranger »37. Il débute son périple par une traversée maritime de Sydney jusqu’à Newcastle. Amis et familles de ses compagnons ainsi que quelques curieux dans la ville assistent au départ. Le navire comme une tache noire dans l’horizon disparaît « à la suite de ce qu’on pourrait appeler un voyage sans histoire »38. Le groupe d’explorateur traversent ensuite le Queensland à pied, ce qui est essentiellement le mode de déplacement. Les chants des oiseaux les accueillent à l’entrée du désert dans l’euphorie générale, mais ils s’enlisent progressivement dans le décor uniforme du désert de plus en plus similaire à celui du fleuve Congo. Par ailleurs, « Il leur arrivait de quitter la route […] pour prendre des raccourcis »39. Les déviations portent les germes de la transgression. En frayant son propre chemin suivant une trajectoire aléatoire, Voss efface délibérément les traces et repères du chemin du retour. Marlow, quant à lui, associe la forme serpentine du fleuve au labyrinthe, ce qui suppose l’égarement : « Les lignes droites s’ouvraient devant nous et se refermaient derrière […] pour nous barrer le chemin du retour »40.

La rencontre avec l’altérité est redoutée, car la menace est réciproque. Le contexte colonial confère à l’exploration du désert et à la remontée du fleuve des allures militaires. L’intrusion de Voss dans le désert est représentée dans le roman par une comète que les aborigènes associent à la malédiction. Dès lors que le groupe est repéré dans le désert, il devient la cible des indigènes qui l’escortent, discrètement, jusqu’au seuil du territoire aborigène. Se faisant face, ils s’affrontent les uns armés de fusils et les autres de lances : « Soudain, un des noirs […] lança une sagaie qui vint se ficher dans le flanc de l’homme désarmé […]. Et Judd déchargea son arme, sans beaucoup de précision »41. Regrettant l’échauffourée, Voss tente d’exprimer ses intentions pacifiques, mais sans beaucoup de succès. La mort s’annonce comme étant l’ultime étape de son périple. Celle-ci s’apparente à l’acte de la réparation par expiation de l’orgueil et de la curiosité qui sont à l’origine de la transgression.

Pareillement, l’apparition de Marlow dans la jungle est indésirable. Kurtz est entouré d’une armée d’indigènes qui le protège. Toute tentative visant à l’approcher est vue comme une violation qui entraîne la résistance. Marlow reste attentif aux signes alarmants du danger : « nous étions tout près d’une grande passion humaine déchaînée »42. La traduction emploie le mot « déchaîné » pour marquer le caractère effréné ou débridé de la passion en question, tandis que, dans le texte original, l’expression « let loose » insiste davantage sur le caractère délibéré et irréversible de l’acte. Là où le texte en français traduit le manque de retenue, celui en anglais suggère le basculement dans l’horreur. Néanmoins les deux expressions s’accordent sur l’idée de la dégénérescence de l’homme civilisé. Marlow continue sa remontée en essayant de valider ou de réfuter ses impressions. La première rencontre avec les indigènes engendre une échauffourée, d’où l’extrême déception du capitaine à l’idée d’avoir risqué sa vie pour rien, « dans l’unique dessein de (s)’entretenir avec M. Kurtz […] jamais je ne lui serrerai la main […] jamais je ne l’entendrai »43. L’acte de la parole devient l’ultime but du voyage, car seul Kurtz détient les réponses à la quête de Marlow. Ainsi, il convient de situer les aventures de Marlow non pas dans « les situations qu’il traverse »44 mais « dans l’esprit de l’aventurier »45.

La Marche vers les ténèbres : symbolique et signification

Le voyage se transforme progressivement en exil paradoxal. L’éloignement du centre impérial prend les allures d’un déplacement qui vire brutalement à l’enlisement dans le désert et la jungle. La dimension excentrique du voyage est notable dès lors que l’inhabituel se présente. Le grand vide de l’espace exploré ne satisfait pas mais il produit un effet corollaire par métaphore : il devient l’espace intérieur. La démarche qui consiste à considérer le voyage comme une ouverture sur le monde extérieur se heurte au mouvement contraire, c’est-à-dire à un repli sur soi. C’est dans ce sens que l’articulation entre le mouvement centrifuge et centripète dépasse l’opposition. Il ne s’agit pas de nommer un axe fixe qui sert de trajectoire aux personnages mais de dresser le point de départ et celui de l’arrivée comme deux entités distinctes : un centre qui rejette et un autre qui invite et reçoit dans une logique de revanche. Les deux centres se définissent par opposition : la civilisation et le néant. La démarche est contradictoire s’agissant de quitter le centre impérial (ou admis comme tel) à la recherche d’un centre indéfini, désigné souvent par les ténèbres. La seconde phase du voyage qui consiste à retrouver le centre convoité, au prix de l’ultime épreuve de l’enlisement. Pour ce faire, les personnages font abstraction des risques et perdent de vue la finalité de leur voyage. Ainsi l’espace lui-même devient la finalité, car il résiste aux personnages, ce qui rend l’aventure d’autant plus excitante et convoitée. La consignation de l’aventure par écrit – sous forme de lettres et de journal chez White et sous forme de récit raconté à bord du Nellie chez Conrad – témoigne du désir de rendre compte des difficultés rencontrées comme des impressions ressenties. L’espace devient une énigme à résoudre, un mystère à déchiffrer. L’effort mental doit primer sur les aptitudes physiques, car la survie dépend de celui-ci. Ainsi advient une double aventure : la première consiste à traverser l’espace, la seconde en édifie le sens par l’interprétation. Les moments récurrents de la solitude tendent à la pratique de la méditation : « Paysage inspirant et éternel, ajouta l’Allemand. Cela je puis en saisir le sens »46. Marlow assimile sa progression dans la jungle à une régression dans le temps, au point de quitter la modernité dans un voyage à rebours vers : « la nuit des premiers âges »47. La nature de la distance qui sépare l’individu de son origine est spatio-temporelle. Dès lors que la civilisation est laissée derrière soi, advient l’épreuve initiatique de la remontée du fleuve et de la traversée du désert. Chez Conrad la récurrence du mot « impénétrable » sous-entend la résistance des lieux à toute forme d’intrusion. La jungle est « si sombre, si impénétrable à la pensée humaine »48. Dès lors, l’aventure n’affectant pas le corps pousse les protagonistes à la limite de leurs capacités mentales. L’immensité sauvage se présente « à l’esprit de l’aventurier et nullement au corps »49. Le médecin de la compagnie belge qui mesure le crâne de Marlow avant son départ lui affirme que « c’est au-dedans que les changements se produisent »50 : la portée dissuasive de ces propos ne fait que susciter davantage la curiosité de Marlow. De surcroît, l’incapacité de nommer la destination – « là-bas »51 – renforce le désir de la découverte. L’allusion à la folie chez Kurtz reste implicite dans les propos du médecin aliéniste. C’est à Marlow que revient la tâche de confirmer ces prophéties et d’explorer la jungle qui renvoie par métaphore aux profondeurs de l’âme humaine : « je ferai la connaissance du démon avachi, hypocrite, au regard fuyant, d’une sottise rapace et sans pitié »52. Marlow choisit le mysticisme contre le matérialisme, contrairement à Kurtz qui échoue aussi bien sur le plan matériel que moral et spirituel. L’idée sous-jacente est celle d’un voyage d’apprentissage et d’initiation aux mystères : « la remontée du fleuve est une ascension à la vérité »53. D’abord désabusé par la rencontre de Kurtz, Marlow accède à la fin à une forme d’illumination, achevant son récit « silencieux, dans la pose d’un Bouddha en méditation »54. Cette posture finale, symbolisant un aveu de silence, suggère la défaillance du langage. Il s’agit d’une remise en cause de l’acte même de la parole : la voix alléchante de Kurtz n’engendre ni compréhension ni satisfaction. La connaissance du vide de l’espace et de l’être inflige la frustration et l’appréhension des profondeurs de la conscience humaine comme métaphore de l’espace physique parcouru s’avère impossible. Kurtz est, lui-même, le cœur des ténèbres, que Marlow doit atteindre, « mais ce cœur est vide ». Cette déception conduit Marlow à reconnaître au mystère son emprise : « La vérité profonde est cachée »55. Le sens de l’aventure de Marlow réside dans sa prise de conscience, sa désillusion et dans sa confrontation au mystère.

Kurtz est la figure de l’altérité qui vit l’exil et trahit son appartenance voire son identité en essayant de devenir un autre. S’interroger sur la vraie nature de Kurtz revient à mettre en cause le principe même de l’altérité. Kurtz qui s’est frayé un chemin dans la jungle et a imposé sa volonté aux indigènes se voit refuser le retour en Europe :

 

Mais le monde sauvage l’avait très vite percé à jour, et avait tiré une terrible vengeance de sa fantastique invasion. Je crois qu’il lui avait murmuré à l’oreille des choses qu’il ignorait sur son propre compte […] ce murmure avait exercé une irrésistible fascination56.

 

Ainsi Kurtz, même s’il cède son identité européenne, se retrouve incapable de laisser libre cours à la formation d’une autre forme d’identité. Kurtz n’est plus un Européen et ne devient pas, par compensation, un Africain. Il est le centre d’un croisement de ces deux entités, mais il est refusé par les deux. Sa mort dans le noir, sur les eaux du fleuve Congo, démontre qu’il n’appartient ni à l’Afrique ni à l’Europe. La fascination de l’ailleurs se transforme chez Kurtz en une invasion qui engendre la revanche de l’espace qu’il croit avoir conquis. L’âme de Kurtz, à la fois victime et bourreau des ténèbres, s’est accommodée de la sauvagerie de la nature. Ses principes moraux défaillent quand il cède sciemment à la fallacieuse idée d’une mission civilisatrice en mesure de négocier la conquête des territoires sauvages. Kurtz avait-il l’ambition de créer une petite Europe en Afrique, c’est-à-dire le modèle même qu’il fuit ? En Europe, il n’est qu’un homme ordinaire dont l’orgueil est réprimé par l’organisation sociale. Tandis qu’en Afrique il jouit d’une forme d’idéalisme, il devient une idole qui repose sur la faiblesse des indigènes au stade rudimentaire de la civilisation. Sa représentation oscille entre la crainte et l’adoration : « il est venu à eux avec le tonnerre et l’éclair »57. La métaphore permet d’associer le personnage à un être surnaturel, mais, encore une fois, les rapports de force se situent dans une logique de domination et de soumission. Les intentions de Kurtz sont impérialistes : elles sont à l’origine de son enlisement facile dans « le culte de l’efficacité »58. Ses méthodes l’accusent car elles créent les conditions de la servitude volontaire. Il incarne doublement la figure de l’altérité approuvée de force par les indigènes et contestée par Marlow. En effet, c’est la part de Kurtz, autre, incompris, insaisissable que Marlow convoite.

La trajectoire de Marlow qui privilégie la compréhension sur l’orgueil et la quête de la vérité sur la conquête, se démarque nettement de celle de Kurtz. L’année « zéro »59 pour l’un permet une introspection intérieure, tandis que l’autre s’approprie sa force brute. Il a fallu à Kurtz vivre l’ultime épreuve de la mort pour définir ce dont il était l’émissaire : « l’horreur, l’horreur »60.

Les chemins superposés des deux protagonistes, l’un incarnant les ténèbres et l’autre cheminant vers elle, renvoient à l’idée d’une Afrique à l’image de l’Angleterre jadis délivrée des ténèbres. Subissant l’emprise de l’impérialisme européen, le continent noir réitère le passé de la Tamise londonienne : « Çà et là, un camp militaire perdu dans la brousse […] le froid, le brouillard épais, des tempêtes, la maladie, l’exil et la mort »61. Un narrateur omniscient se remémore les faits et les présente dans un récit-cadre. L’auteur s’en sert pour dénigrer la prétendue lumière de la colonisation qui dissipe les ténèbres. Mais la fin du roman illustre implicitement l’anticolonialisme conradien par l’éternel retour et le triomphe des ténèbres :

 

Le large était barré par un banc de nuages noirs, et la tranquille voie d’eau menant jusqu’aux extrêmes confins de la terre coulait, sombre, sous un ciel entièrement couvert – paraissait mener jusqu’au cœur d’immenses ténèbres62.

 

En publiant son roman à la charnière des XIXe et XXe siècles, Conrad suggère l’idée du crépuscule. La fin du siècle suscite chez l’auteur une forme de pessimisme que le début et la fin du roman illustrent parfaitement. Il semble par ailleurs que le cheminement de Marlow dans la découverte des ténèbres aille de pair avec l’écriture de Conrad qui tend, de manière visionnaire, vers un avenir incertain voire sans issue : les ténèbres sont l’émanation de la conscience humaine troublée. De ce fait, la voix de Conrad porte une mise en garde de la folie humaine. Celle de Patrick White invite à établir un rapport étroit avec l’immensité de l’espace dans le but de combler le vide intérieur, et selon David Coad :

 

La métaphore de l’être de déplacement physique de Voss vers l’intérieur, son voyage vers le centre du pays est un moyen de suggérer la découverte concomitante de l’humanité de l’homme et de sa ressemblance divine63.

 

Si Conrad met en garde l’homme qui se projette sans retenue dans le monde extérieur, à l’ère coloniale, Patrick White invite l’homme à s’orienter vers les profondeurs intérieures afin de repenser le rapport à ses origines et à l’altérité. Voss cherche dans la nature sauvage le reflet divin, il affirme vouloir « rejeter ce qui n’est pas essentiel et tenter l’infini »64. La condition primitive est dépourvue d’artifices et d’intermédiaires, de nature à entraver toute tentative d’ascension métaphysique. Toutefois, l’identification divine convoitée bascule dans l’incarnation, à défaut d’idéalisme de l’ego : « Ils ne peuvent pas me tuer, affirma Voss. C’est impossible »65. Le désert devient l’espace propice au dévoilement des paradoxes. La surface peuplée et civilisée « répugne à découvrir la véritable humanité »66, alors que le désert reflète, dans son infinitude, « l’âme d’autrui perçue comme un gouffre ténébreux, où on craint de s’aventurer, ou comme un labyrinthe dont on est incapable d’atteindre le centre »67.

Le champ lexical de l’enlisement structure les deux textes. Joseph Conrad ne manque pas de faire référence au célèbre chant de la descente aux enfers chez Dante : « j’avais porté mes pas dans le cercle ténébreux de quelque Inferno »68. Chez White le voyage de la quête de soi ne devient possible qu’au prix d’une implacable rupture avec le monde de la surface et les origines culturelles. Le protagoniste de Patrick White va jusqu’au reniement de sa propre humanité. Sa haine féroce de la faiblesse humaine est, néanmoins, trahie par le besoin de l’être aimé ressenti dans la dérive. Cela conduit Voss à une prise de conscience de sa propre humanité, ce qui induit une situation d’exil qui « engendre la rancœur et du regret »69, selon les termes d’Edward W. Said. Sa fiancée habite son corps et se présente à lui par voie télépathique : « Ils partirent ensemble à la dérive. Ils partageaient le même enfer »70. Néanmoins, la situation d’exil ne détourne pas le personnage de sa quête, car l’éloignement initie à une possible connaissance de soi, il « affûte le regard sur le monde »71.

Chez les « sauvages » : la tentation de l’horreur

En imaginant trouver dans le désert et la jungle une forme de compensation de ce que les personnages ont perdu, ces deux espaces raniment la douleur de la séparation. La mémoire des origines défaille lorsque les personnages basculent dans l’horreur. Le trouble intérieur chez eux s’explique par l’emprise de la sauvagerie qui commence en réalité par l’implication directe dans l’entreprise coloniale. Marlow ne cède pas au piège de la sauvagerie, sa mission consiste à délivrer Kurtz en tant que sujet européen de l’engloutissement dans le mal. Il regrette l’excès de barbarie chez Kurtz. Néanmoins, il ne réprouve pas une forme de colonialisme éclairé : « La conquête de la planète […] n’est pas un joli spectacle […]. La seule chose qui la rachète, c’est l’idée »72. À travers ces deux personnages, deux visions s’interposent sur la manière de se souvenir des origines en exil. Marlow dénonce l’horreur commise par Kurtz. Le croisement de ces deux identités, pourtant européennes, démontre que l’enlisement facile dans la barbarie s’explique par le regard porté sur l’autre. En effet, Kurtz assimile les indigènes aux « brutes »73 tandis que Marlow produit une image de l’autre caractérisée par une forme de sympathie voire de la pitié envers eux.

L’anticolonialisme de Conrad, quoique sujet à la controverse, se positionne contre les méthodes et les pratiques violentes. L’auteur utilise le personnage de Kurtz pour démontrer l’origine de la défaillance morale et, par conséquent, le début de l’effondrement de l’empire belge. Marlow narrateur profile le regard d’un enquêteur sur les origines de l’impérialisme belge et ses conséquences menant à la dépopulation du Congo sous l’égide de Léopold II. Le récit est construit autour de Kurtz comme représentant de l’entreprise coloniale : « Toute l’Europe avait contribué à produire Kurtz »74. La filiation attestée à l’empire se double de qualités typiques de l’esprit éclairé maniant la rhétorique, la poésie, la musique et la peinture. Toutefois, le personnage tourne le dos, sciemment, à la civilisation en transgressant le code moral sous prétexte de circonstances permettant l’horreur dans l’impunité totale.

Le roman de Conrad donne l’impression que l’espace de l’aventure est à l’origine de la déshumanisation de Kurtz. Il ne s’agit pas de le disculper, car Marlow décrit les fonctionnaires, comptables et administrateurs, sans réel excès. Ils étaient des colons et expatriés réduits à leurs fonctions, assignés à l’avidité, la mesquinerie et la bêtise.

S’agissant de Kurtz, il incarne la dichotomie de l’ange et la bête. Le récit le présente comme un artiste multiface, musicien, peintre et grand orateur : « On ne parle pas avec cet homme-là – on l’écoute »75. Conrad tente de responsabiliser l’homme qui sombre délibérément dans l’horreur tout en revendiquant les fondamentaux de la civilisation occidentale. Kurtz est doté d’un halo lumineux qui attire et exerce un charme empêchant, par conséquent, tout véritable jugement sur sa personne. Le recours au discours lui procure le pouvoir de l’asservissement. Son fameux rapport sur les mœurs des sauvages démontre ses qualités discursives mais laisse transparaître son désir de suprématie et d’extermination de l’autre. Le texte suggère que Kurtz vise la haute sphère politique. Le directeur de poste central voit en lui un « extrémiste »76. Marlow le croit capable de faire « un superbe entraîneur d’hommes pour un parti extrême »77. À ce propos, Conrad adopte un regard visionnaire sur l’histoire. Francis George Steiner ne manque pas dans son récit du voyage Le Transport de A. H. d’inspiration conradienne d’associer à l’excès de Kurtz l’extrémisme nazi d’Adolf Hitler. Le protagoniste en tête d’un groupe de chasseurs de nazis, lui-même rescapé de la Shoah, retrouve Hitler qui s’est réfugié dans la jungle amazonienne et tente de le rapatrier en Europe pour qu’il y réponde de ses crimes.

L’univers de Kurtz témoigne de l’écroulement de l’humanité de l’homme en raison de la défaillance morale. Le basculement dans l’horreur ne s’explique pas par la rencontre d’une humanité différente, représentée selon les préjugés de l’époque, pas plus que par l’absence de toute juridiction. De ce fait, l’attrait des ténèbres pourrait s’expliquer selon Tzvetan Todorov en termes d’insatisfaction : « On désire le noir et le blanc n’est que le résultat décevant d’un désir soi-disant satisfait »78. Le jeu de clair-obscur dans le roman de Conrad renvoie au paradoxe qui oppose la lumière apportée et les ténèbres désirées. Marlow représente Kurtz dans une sorte d’entre-deux : bourreau et victime des ténèbres, du « monde sauvage – qui semblait l’attirer à son sein sans merci »79. Marlow intervient en sauveur : « J’essayai de rompre l’enchantement […] du monde sauvage »80. Cependant, il se heurte à l’impossibilité de cerner le personnage : « Ses ténèbres personnelles étaient impénétrables »81. La lumière lui devient invisible à l’œil nu : « Je suis couché là dans le noir à attendre la mort »82 tandis qu’une source de lumière se trouve à « trente centimètres de lui »83. Kurtz subit une double défaite : il ne répand pas la lumière de la civilisation occidentale et capitule devant les ténèbres de son inconscience. L’extrême solitude à laquelle il est condamné le précipite dans la dégénérescence mentale : « Mais son âme était devenue folle. […] J’ai vu le mystère inimaginable d’une âme qui ne connaissait ni retenue, ni foi, ni crainte, tout en luttant aveuglément avec elle-même »84. Le code moral défaille à la vue de l’insatisfaction des passions effrénées chez Kurtz « avide de fausse gloire, de fallacieuse éminence, de toutes les apparences du succès et du pouvoir »85. Conrad suggère que la racine du mal réside dans le vouloir-vivre excessif qui engendre une injustifiable volonté d’appropriation du monde : « Ma Fiancée, mon poste, ma carrière, mes idées »86. Agonisant, Kurtz refuse d’attribuer limite et vanité à ses désirs. La « passion humaine déchaînée »87 provoque la déshumanisation du personnage et l’incarnation du « démon »88. Son ultime cri « Exterminez toutes ces brutes !»89 accuse davantage l’entreprise coloniale. Il y a en effet dans cet appel au génocide une prophétie quant aux conséquences inévitables de la domination. Kurtz autorise dans son rapport l’élimination des races inférieures. Cela ne dévoile pas plus les fantasmes du personnage que ceux de l’impérialisme qui légitime l’acte de l’extermination par la brutalité et l’incivilité prétendues des natifs.

Si le parcours de Kurtz se clôt sur un appel au génocide, Marlow continue son parcours introspectif. Il reconnaît à la vie une « mystérieuse disposition d’une logique implacable dans un dessein futile »90. Cette prise de conscience découle, en effet, d’une curiosité préalable et de la recherche d’« une certaine connaissance de soi »91. La quête de Marlow procède par enquête, tandis que Voss et Kurtz s’engagent dans une conquête qui engendre un sort tragique pendant l’exil.

Voss va au-delà d’un refus de l’autre. Sa démarche consiste à se soustraire à sa propre humanité. Se nourrissant de l’hybris, il est persuadé de sa nature divine : « ils ne peuvent pas me tuer […]. C’est impossible »92. L’aveu d’une incarnation divine l’emporte sur une simple volonté de ressemblance.

À défaut d’humilité chez les personnages, la sauvagerie se montre vengeresse ; la décapitation de Voss constitue le point culminant de son aventure : « L’homme est Dieu décapité »93. Pour prouver sa loyauté aux anciens de la tribu, Jackie devient, contre sa volonté, l’instrument d’un acte barbare afin de rompre la « terrible magie qui l’enchaînait sans remords et sans fin aux blancs »94. Le manque de retenue dans la satisfaction du désir de percer le mystère de la jungle et du désert, sans aucune considération de l’emprise de la vie sauvage, permet d’articuler le parcours de Voss et Kurtz. Voss refuse d’admettre le caractère prophétique des dessins dans la grotte où ils avaient passé une nuit : « serpent […]. Hommes tous partis, morts »95. À cela s’ajoutent d’autres signes dissuasifs comme les pluies torrentielles, le déluge, la mutinerie de ses compagnons. Son élan divin, alimenté par l’orgueil, le pousse à faire abstraction des signes et à rejeter également les plus alarmants d’entre eux :

 

La vision qui se présentait aux yeux de l’Allemand était vraiment horrible. La chair dévastée commençait de suppurer, l’âme émergeait et agitait au long des siècles ses ailes suffocantes96.

 

Voss est à l’origine de la transgression : « tu m’a appris à attendre la damnation »97. Par ailleurs, les propos d’Angus, membre de l’expédition, à propos de Voss, ont une portée accusatrice : « Sans avoir recours à Dieu, qui est le Démon j’te l’dis moi, de nous avoir fourrés dans un pétrin pareil. […] Voilà ce que je pense de Voss »98. Il convient aussi de mentionner l’aspect militaire de l’expédition, car il s’agit de cartographier la terra incognita. Les colons de Sydney voient en Voss un admirable conquérant et un pionnier des territoires sauvages. D’emblée, sa fiancée le qualifie de possesseur : « il lui appartient, de par le droit que confèrent les visions »99. Selon Mircea Eliade, l’acte de l’appropriation des territoires sauvages « est une copie de l’acte primordial de la création »100. Ici, cet acte repose sur l’idée d’une conquête qui implique la négation préalable de l’indigène. Des armes soigneusement comptées avant le départ figurent parmi le matériel d’exploration. La transgression du territoire aborigène équivaut au franchissement des ténèbres, chez Conrad, ce que même Jackie l’indigène disgracié de sa tribu, « n’aurait pas voulu traverser »101.

Le désir des ténèbres chez Voss et Kurtz s’explique par la ferme volonté de régler le chaos cosmique dans les régions sauvages. Pour Kurtz, l’acte de la création n’est possible qu’après l’extermination. Outre la suppression des coutumes sauvages, c’est l’absence totale de l’autre que réclame Kurtz ; ce qui peut être appréhendé comme volonté d’échapper au sentiment d’exil. Voss, quant à lui, en imitant l’acte de la création, aboutit à la déchéance :

 

Que restait-il de l’homme que cette tête ne représentait plus ? Ses rêves s’envolaient dans l’air, son sang coulait dans la terre sèche qui le buvait aussitôt. Les airs sont-ils fécondés ; la terre ; frémit-elle sous un litre de sang ? Le moment de la mort ne nous renseigne pas102.

 

Ces propos introduisent un enseignement moral : le narrateur souligne le décalage entre l’objet de la quête et le devenir de l’homme. L’humanité des personnages se révèle en confrontation avec ce qui la dépasse. Chez Patrick White le tragique de la fin sert un but précis qui est l’éloge de l’échec : « le mystère de la vie ne se résout pas avec le succès qui est une fin en soi, mais par l’échec, la lutte perpétuelle, le devenir »103.

 

Le voyage dans les deux romans révèle les personnages à eux-mêmes, montrant à la fois leur point de départ et ce qu’ils fuient – la tranquillité et l’humilité, à travers leur aventure démesurée. Marlow avoue s’être tourné vers le monde sauvage ; quant à Kurtz, sa prise de conscience est peu réjouissante et sa dernière parole témoigne de sa désillusion. Sur le plan de la représentation, Kurtz incarne un aspect de la figure christique. Il est considéré comme un miracle envoyé de la haute sphère politique belge pour mettre fin aux croyances des indigènes. Ainsi Kurtz tue la différence chez l’autre en l’obligeant à lui porter allégeance sous la menace permanente de la mort et de l’asservissement. La venue de Kurtz en tant que porteur de la civilisation occidentale se heurte au surgissement de la face sombre du colonialisme. De la même manière, Voss tente de lutter contre le mal qui l’habite ce qui rachète son péché d’orgueil : « je suis persuadée que Voss – comme tous les hommes – avait en lui un peu du Christ. S’il était pétri de mal autant que de bien, du moins a-t-il lutté contre ce mal. Et échoué »104. Les deux romans sont ainsi une forme d’éloge de l’échec dans sa dimension réparatrice. L’aventure a toutes les caractéristiques d’un voyage initiatique et d’une expérience d’exil qui engendre la sagesse par la souffrance.


[1] Isabelle GUILLAUME, « Les prophéties dans Heart of Darkness de Joseph Conrad », Babel, 4. 2000, mis en ligne 31 mai 2013, consulté 20 février 2018. URL : http://journals.openedition.org/babel/2890, § 15.

[2] Ibid., § 1.

[3] Patrick WHITE, Voss (1957), Lola TRANEC (trad.), Paris, Gallimard, 1967, p. 128. Voss, Londres, Penguin Books, 1957. « An uneventful voyage », p. 123.

[4] I. GUILLAUME, op. cit., § 15.

[5] P. WHITE, op. cit., p. 35, « To make yourself, it is also necessary to destroy yourself », p. 34.

[6] I. GUILLAUME, loc. cit.

[7] Joseph CONRAD, Heart of Darkness [1899], Au Cœur des ténèbres, Jean DEURBERGUE (trad.), Paris, Gallimard, « Folio bilingue », 1985, p. 41. « I will go there », p. 40.

[8] P. WHITE, op. cit., p. 20. « This country », p. 20.

[9] Odile GANNIER, « Les passants d’Idomeni », Acta fabula, vol. 19, n°8, Notes de lecture, septembre 2018, URL : http://www.fabula.org/revue/document11528.php%20%C2%A710, page consultée le 21 février 2020.

[10] O. GANNIER, loc. cit.

[11] Antoine RICHARD, « E/X/IL », « Mémoires », 72, 2018/1, consulté le 21 février 2018. URL : https://www.cairn.info/revue-memoires-2018-1-page-2.htm , p. 2.

[12] J. CONRAD, op. cit., p. 261. « That means short in German », id., p. 260.

[13] J. CONRAD, ibid., p. 261. « He looked at least seven feet long », id., p. 260.

[14] P. WHITE, op. cit., p. 262. « In what way will the sheep behave, when they are finally abandoned? The light asked », op. cit., p. 251.

[15] Irmtraud PETERSSON, « New ‘Light’ on Voss: The Significance of its Title », World Literature Written in English, vol. 28, n°2, 1988, p. 246, consulté le 21 février 2020. URL: https://www.academia.edu/6851440/New_Light_on_Voss_The_Significance_of_its_Title.

[16] I. PETERSSON, loc. cit.

[17] J. CONRAD, op. cit., p. 53. « It was just as though I had been let into some conspiracy […] something not quite right », id., p. 52.

[18] P. WHITE, op. cit., p. 20. « I am compelled into this country », p. 20.

[19] Ibid., p. 28. « He does not intend to make a fortune out of this country, like other men. He is not all money talk », p. 28.

[20] Ibid., p. 224. « No ordinary house could have contained my feelings, but this great one in which greater longings are ever free to grow », p. 216.

[21] J. CONRAD, op. cit., p. 41. « I will go there », id., p. 40.

[22] Ibid., p. 31. « Has been one of the dark places of the earth », p. 30.

[23] Ibid., p. 37. « The longing to escape », p. 36.

[24] Ibid., p. 37. « The fascination of the abomination », p. 36.

[25] Ibid., p. 35. « He has to live in the midst of the incomprehensible, which is also detestable », p. 34.

[26] Ibid., p. 249. « Mad », p. 248.

[27] P. WHITE, op. cit., p. 28. « A madman », p. 27.

[28] J. CONRAD, op. cit., p. 63. « I felt as though, instead of going to the centre of a continent, I were about to set off for the centre of the earth », id., p. 62.

[29] Ibid., p. 63. « Come and find out », p. 62.

[30] Ibid., p. 69. « In the empty immensity of earth, sky, and water, there she was, incomprehensible, firing into a continent », p. 68.

[31] Ibid., p. 81. « The work was going on. The work! And this was the place were some of the helpers had withdrawn to die », p. 80.

[32] Ibid., p. 37. « An accident arising from the weakness of others », p. 36.

[33] Bennabi MALEK, Vocation de l’Islam, Alger, Anep, 2006, p. 84.

[34] B. MALEK, loc. cit.

[35] Trésor de la langue française, Paris, Gallimard, 1994, « Terre inconnue qui reste à découvrir ».

[36] B. MALEK, loc. cit.

[37] P. WHITE, op. cit., p. 5. « A foreigner », p. 7.

[38] Ibid., p. 128. « After what would have been an uneventful voyage », p. 123.

[39] Ibid., p. 129. « Sometimes they would leave the road […] and take short cuts instead along the bush tracks, walking on leaves and silence », p. 124.

[40] J. CONRAD, op. cit., p. 157. « The reaches opened before us and closed behind […]. To bar the way for our return. », id., p. 156.

[41] P. WHITE, op. cit., p. 353. « Then one black man […] flung hid spear. It stuck in the white man’s side, and hung down, quivering […]. Then Judd had discharged his gun, with none accurate aim », p. 342-343.

[42] J. CONRAD, op. cit., p. 191. « Our proximity to great human passion let loose. », id., p. 190.

[43] Ibid., p. 209. « For the sole purpose of talking with Mr. Kurtz […]. I will never shake him by hand […]. I will never hear him », id., p. 208.

[44] Tzvetan TODOROV, Poétique de la prose, Paris, Le Seuil, 1971, p. 161.

[45] Ibid.

[46] P. WHITE, op. cit., p. 206. « Ennobling and eternel, persisted the German. This I can apprehend », p. 197.

[47] J. CONRAD, op. cit., p. 161. « In the night of first ages », id., p. 160.

[48] Ibid., p. 245. « So dark, so impenetrable to human thought », p. 244.

[49] T. TODOROV, loc. cit.

[50] J. CONRAD, op. cit., p. 59. « The changes take place inside », id., p. 58.

[51] Ibid., p. p. 57. « There », id., p. 56.

[52] Ibid., p. 77. « I would become acquainted with a flabby, pretending, weak-eyed devil of rapacious and pitiless folly », id., p. 78.

[53] T. TODOROV, op. cit., p. 163.

[54] J. CONRAD, op. cit., p. 333. « Silent, in the pose of a meditating Buddha », id., p. 332.

[55] Ibid., p. 153. « The inner truth is hidden », id., p. 152.

[56] Ibid., p. 255. « But the wilderness had found him out early and had taken on him a terrible vengeance for the fantastic invasion […]. I think it had whispered to him things about himself which he did not know […] and the whisper had proved irresistibly fascinating », id., p. 254.

[57] Ibid., p. 247. « He came to them with thunder and lightning », id., p. 247.

[58] Ibid., p. 37. « The devotion to efficiency », id., p. 36.

[59] T. TODOROV, op. cit., p. 166.

[60] J. CONRAD, op. cit., p. 301. « The horror! The horror! », id., p. 300.

[61] Ibid., p. 35. « Her and there a military camp lost in a wilderness […] cold, fog, tempests, disease, exile and death », id., p. 34.

[62] Ibid., p. 333. « The offing was barred by a back bank of clouds, and the tranquil waterway leading to the uttermost ends of the earth flowed sombre under an overcast sky – seemed to lead into the heart of an immense darknes. », id., p. 332.

[63] David COAD, Prophète dans le désert. Essai sur Patrick White, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1997, p. 17.

[64] P. WHITE, op. cit., p. 35. « To discard the inessential and to attempt the infinite », p. 35.

[65] Ibid., p. 376. « They cannot kill me, said Voss. It is not possible », p. 365.

[66] D. COAD, loc. cit.

[67] Geneviève LAIGLE, Le Sens du mystère dans l’œuvre romanesque de Patrick White, Paris, Didier Érudition, 1989, p. 266.

[68] Ibid., p. 79. « I had stepped into the gloomy circle of some Inferno », id., p. 78.

[69] Edward W. SAID, Réflexions sur l’exil et autres essais (2000), Charlotte WOILLEZ (trad.), Arles, Actes Sud, 2008, p. 37.

[70] P. WHITE, op. cit., p. 374. « Then they were drifting together. They were sharing the same hell », p. 364.

[71] E. W. SAID, loc. cit.

[72] J. CONRAD, op. cit., p. 37. « The conquest of the earth […] is not a pretty thing […]. What redeems it is the idea only », id., p. 36.

[73] Ibid., p. 223. « The brutes », id., p. 222.

[74] Ibid., p. 221. « All Europe contributed to the making of Kurtz », id., p. 220.

[75] Ibid., p. 235. « You don’t talk with that man – you listen to him », id., p. 234.

[76] Ibid., p. 313. « He was an – an – extremist », id., p. 312.

[77] Ibid., p. 313. « A splendid leader of an extreme party », id., p. 312.

[78] T. TODOROV, loc. cit.

[79] J. CONRAD, op. cit., p. 287. « The wilderness – that seemed to draw him to its pitiless breast », id., p. 286.

[80] Ibid., p. 287. « I tried to break the spell […] of the wilderness », id., p. 286.

[81] Ibid., p. 299. « His was an impenetrable darkness », id., p. 298.

[82] Ibid., p. 301. « I am lying her in the dark waiting for death », id., p. 300.

[83] Ibid., p. 301. « A foot of his eyes », id., p. 300.

[84] Ibid., p. 289. « But his soul was made. […] I saw the inconceivable mystery of a soul that knew no restraint, no faith and no fear, yet struggling blindly with itself », id., p. 288.

[85] Ibid., p. 297. « Avid of lying fame, of sham distinction, of all the appearances of success and power », id., p. 296.

[86] Ibid., p. 295-297. « My Intended, my station, my career, my ideas », id., p. 294-296.

[87] Ibid., p. 191. « A great human passion let loose », id., p. 190.

[88] Ibid., p. 77. « The devil », id., p. 76.

[89] Ibid., p. 223. « Exterminate all the brutes! », id., p. 222.

[90] Ibid., p. 303. « That mysterious arrangement of merciless logic for a futile purpose », id., p. 302.

[91] Ibid., p. 303. « Some knowledge of yourself », id., p. 302.

[92] P. WHITE, op. cit., p. 376. « They cannot kill me, said Voss. It is not possible », p. 365.

[93] Ibid., p. 374. « Man is God decapitated », p. 364.

[94] Ibid., p. 405. « He must break the terrible magic that bound him remorselessly, endlessly, to the white men », p. 394.

[95] Ibid., p. 285. « Snake […]. Men gone away all dead », p. 274.

[96] Ibid., p. 206. « The vision that rose before the German’s eyes was, indeed, most horrible. That racked flesh had begun to suppurate, the soul had emerged, and gone flapping down the ages with slow, suffocating beat of wings », p. 198.

[97] Ibid., p. 371. « To expect damnation », p. 360.

[98] Ibid., p. 267. « Without depending on God, who is the devil, I would say, to have got us into a mess like this. […] That is what I think of Mr Voss! », p. 256.

[99] Ibid., p. 28. « It is his by right of vision », p. 29.

[100] Mircea ELIADE, Le mythe de l’éternel retour. Archétypes et répétition, Paris, Gallimard, 1969, p. 21.

[101] P. WHITE, Ibid., p. 284. « He would not willingly have gone through darkness », p. 273.

[102] Ibid., p. 405. « How much was left of the man it no longer represented? His dreams fled into the air, his blood ran out upon the dry earth which drank it up immediately. Whether dreams breed, or the earth responds to a pint of blood, the instant of death does not tell », p. 394.

[103] G. LAIGLE, op. cit., p. 844.

[104] P. WHITE, op. cit., p. 458. « I am convinced that Voss had in him a little of Christ, like other men. If he was composed of evil along with the good, he struggled with that evil. And failed », p. 445.

Résumé

À l’orée du XXe siècle, l’attrait de périlleuses aventures en Afrique et en Australie stimule les départs loin des métropoles européennes. Le contexte colonial promet la fortune mais il engendre une situation d’exil. Heart of Darkness (1899) de Joseph Conrad et Voss de Patrick White (1957) retracent la rupture avec la civilisation dans un voyage à rebours vers les premiers âges. La condition de l’exil découle de la séparation avec le pays d’origine et les attaches. L’espace de l’aventure devient celui du déracinement. Il inflige de pénibles épreuves sur le plan mental. Le trouble intérieur émane, chez le protagoniste, de la découverte concomitante de l’ailleurs et de sa propre réalité, pris dans un éloignement centrifuge, presque définitif, de tout ce qu’il a connu. De ce fait, l’aventure qui a toutes les caractéristiques d’une exploration de l’origine de l’homme est progressivement détestable tandis que le retour au pays et à l’origine culturelle redevient désirable mais s’avère difficile.

 

Abstract

At the beginning of the twentieth century, the colonial context promises fortune and adventure. But it leads to exile situation, because characters leave their country in a journey backwards to the first ages. Heart of Darkness (1899) by Joseph Conrad and Voss by Patrick White (1957) tell the exile condition in remote places, rarely usual. The jungle in Africa and the desert in Australia are coveted, but they uproot progressively. These places inflict painful trials on the mental structure. The inner disturbance emanates from the concomitant discovery of the elsewhere and of its own reality, caught in a centrifugal, almost definitive distance from all that the character has been known. As a result, the adventure of an exploration of the origin of man is progressively detestable and the return to the country and cultural origin, is coveted but difficult.

Partir : la traversée du désert, la remontée du fleuve

La Marche vers les ténèbres : symbolique et signification

Chez les « sauvages » : la tentation de l’horreur

Essaddek AMARCHIH

Université Côte d’Azur, CTEL

Essaddek AMARCHIH, « Conquérants, explorateurs et pionniers des territoires sauvages : voyage du désenchantement au cœur de l’Afrique et de l’Australie », L’Entre-deux, 7 (1) | juin 2020 | URL : https://www.lentre-deux.com/?b=111 | consulté le 31-03-2023

Corpus

 

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