Le thème du voyage occupe une place importante chez les écrivains coréens ou d’origine coréenne qui vivent au Japon (appelés communément Coréens zainichi) et écrivent en langue japonaise. Si l’expérience originelle du déplacement géographique et culturel vers la métropole durant la colonisation influence les écrits des écrivains de la première génération d’immigration au Japon, le thème du voyage du retour vers la Corée intéresse largement ces écrivains, y compris ceux de la deuxième et la troisième génération.
Le voyage du retour en Corée est en effet un motif récurrent dans la littérature dite zainichi, il est abordé essentiellement sous la forme de fictions jusqu’aux années 1970 car l’accès à la Corée restait relativement restreint, même et surtout pour ces Coréens du Japon. La place que ce motif occupe et son traitement littéraire évoluent en fonction du rapport que ces auteurs entretiennent avec leur pays.
Si l’expérience de migrer d’un pays à un autre ou de s’exiler dans un pays relève d’un mouvement centrifuge, dans le sens où il met une distance entre l’individu et son pays d’attachement culturel, émotionnel et national, le retour dans son pays d’origine impliquerait-il un voyage centripète ? La fiction du retour rendrait-elle ainsi compte de retrouvailles heureuses avec ses origines ? Or, les enfants d’immigrés, mais aussi ceux qui se sont installés dans un pays et y ont passé de nombreuses années éprouvent très souvent le sentiment d’être étrangers dans leur propre pays à leur retour. La plupart du temps (mais pas toujours), ce voyage du retour implique une expérience de déchirement de soi, déchirement d’avec ce qu’on croyait être ses racines1. Comment les œuvres fictionnelles portant sur le voyage du retour rendent-elles compte de ce parcours ?
Cet article propose de suivre l’évolution de ces fictions du retour écrites par des écrivains coréens du Japon depuis les années 1940 jusqu’aux années 19802. Nous interrogerons ensuite plus longuement le roman Koku [Temps] écrit en 1989 par l’écrivaine Yi Yang-ji en s’intéressant en particulier au fait que le récit rapporte l’état de désorientation linguistique et identitaire de la protagoniste. Il convient de préciser qu’il est principalement question ici du retour en Corée du Sud, car d’une part, 90 pour cent des Coréens du Japon sont originaires de la partie sud de la péninsule coréenne3 et d’autre part, si un rapatriement vers la Corée du Nord a été organisé de manière officielle à partir de l’année 1959 et a permis à quelque 90 000 Coréens du Japon de regagner leur terre natale ou terre de leurs ancêtres, il s’agissait ici d’un retour définitif. Peu de témoignages sont en conséquence disponibles en langue japonaise. Les fictions du retour écrites par les écrivains coréens du Japon ont donc essentiellement traité du retour vers le Sud4.
Nous assistons à la publication de fictions traitant de l’expérience du retour au pays dès l’émergence des écrivains zainichi, mais ce thème vient au cœur de l’intérêt de ces écrivains durant les années 1980 où l’accès à la Corée du Sud devient plus facile. En voie de démocratisation, la Corée du Sud allège le contrôle de l’entrée des Coréens d’outremer au regard des décennies précédentes sous la dictature. Plusieurs écrivains, ou plutôt, futurs écrivains alors étudiants nés au Japon, partent en Corée du Sud pour y séjourner durant un an, voire plus, afin d’en apprendre la langue et la culture ; de ces expériences naissent des œuvres littéraires.
La communauté coréenne du Japon se forme durant la période de la colonisation de la Corée par le Japon impérial entre 1910 et 1945. Quelque deux millions de Coréens viennent s’installer au Japon – volontairement ou sous la contrainte – principalement employés comme main-d’œuvre. Après la libération de la Corée en 1945, les trois quarts d’entre eux regagnent leur pays mais un quart – quelque 600 000 Coréens – décident de rester au Japon pour des raisons diverses et forment la base de la diaspora coréenne d’aujourd’hui5. S’y ajoutent également ceux qui reviennent clandestinement durant la Guerre de Corée6. Ainsi la littérature née de cette population met en œuvre l’expérience de la perte ou du manque de lieu d’attachement, qui peut se traduire par les thématiques de la déambulation, de l’errance ou de la recherche frénétique d’un lieu d’appartenance. Dans ce contexte, nous pouvons supposer que le voyage du retour peut être décrit comme un mouvement centripète qui amène la réintégration du sujet dans une identité unie. Mais la lecture des romans portant effectivement sur l’expérience du retour nous montre que sa description est plus complexe.
L’écrivain Kim Tal-su (1919-1997) est arrivé à l’âge de 10 ans au Japon. Il décrit dans son premier roman Kōei no machi [La cité des descendants] (1946-1947) un personnage dont le parcours renvoie à celui de son auteur. Le protagoniste nommé Ko, un jeune journaliste qui a suivi toute sa scolarité au Japon, revient en Corée vers la fin de la période coloniale où toutes les formes d’expressions en langue coréenne sont réprimées et toutes les manifestations d’indépendantisme interdites. Il trouve un poste dans un journal basé à Seoul et redécouvre la Corée à travers cette nouvelle existence.
Tout ce qu’il avait jusqu’alors imaginé comme étant son pays natal n’avait été qu’abstrait, minuscule et sans intérêt. Il était là, avec son propre centre. Ce n’était nullement une chose accrochée à la périphérie de la pensée de Ko. Avec ses propres villes, sa culture, ses coutumes et sa langue. Ses villages, ses trains, ses voitures en mouvement et ses innombrables gens en train de marcher […] Il avait découvert sa patrie, son pays natal. Il avait vu un peuple auquel il appartenait7.
Si ce retour permet au protagoniste de se rendre compte que la Corée existe en tant que pays et qu’elle peut se substituer au Japon comme son centre identitaire, il lui montre également un pays sous domination coloniale. Le lecteur découvre avec ce jeune Coréen qui a grandi au Japon la réalité coloniale. Ce point de vue d’entre-deux et l’effet de découvertes successives de la réalité coloniale sont sans doute voulus par l’auteur qui a publié ce roman au Japon juste après la décolonisation pour sensibiliser le public japonais. Mais ce personnage est avant tout le prototype du Coréen du Japon qui, ayant grandi ou étant né au Japon, vit son retour en Corée d’une manière problématique. En effet, le protagoniste fait face dans le roman à des difficultés d’adaptation sociale et linguistique. Si l’usage de la langue coréenne est interdit officiellement, le coréen est toujours utilisé dans le cadre familial et amical ; il est notamment une référence pour les mouvements indépendantistes. L’échec de son intégration est symbolisé par sa mise à l’écart des mouvements indépendantistes auxquels participent ses amis coréens de Corée. Vers la fin du roman, alors qu’il décide de se joindre à ses amis partant vers la Chine pour préparer l’indépendance, ces derniers s’en vont sans rien lui dire.
L’expérience du retour fait donc l’objet de descriptions dès les années 1940, période de constitution de la diaspora coréenne du Japon. Elle est évoquée la plupart du temps comme une expérience se situant durant la période coloniale vécue par un personnage qui revient de la métropole pour se réaffirmer en tant que Coréen mais qui éprouve des difficultés à se réintégrer parmi les siens. Malgré ces difficultés, la dynamique coloniale finira par le rapprocher des Coréens de Corée. Le personnage du roman Cité des descendants sera incarcéré à la fin du roman comme étant complice des mouvements d’indépendance. Ironiquement, car il est accusé à tort, il rejoint ainsi ses camarades et le roman se termine par sa conviction de contribuer à l’accomplissement de leur action à sa façon, en ne livrant rien à la police (en réalité, il ne sait rien).
L’inaccessibilité du pays participe, par ailleurs, au développement d’une vision diasporique d’un futur retour. La décolonisation réinstaure les frontières entre les Corées et le Japon. L’instabilité politique de la Corée qui se trouve alors divisée en deux et l’absence de relations diplomatiques entre les Corées et le Japon rendent quasi impossible le retour des Coréens du Japon en Corée jusqu’aux années 1960. Le statut juridique indéfini des Coréens du Japon – ils sont apatrides – leur interdit les déplacements. S’ils ont été destitués de la nationalité japonaise, l’affiliation à l’une des deux Corées reste floue car elle est laissée au libre choix de chacun. Malgré cette situation ou plutôt à cause de cette incertitude dans l’avenir, se développe au sein de la communauté un discours selon lequel l’installation au Japon est temporaire et que l’ensemble des Coréens du Japon retournera en Corée une fois la réunification faite8. Ainsi bercés par cet imaginaire collectif, les écrivains coréens de la deuxième génération développent des fictions mettant en scène des protagonistes qui retournent en Corée.
Durant les années 1970 qui correspondent aux années du véritable essor de la littérature des Coréens du Japon, marquées par l’augmentation du nombre de publications, on assiste à la consécration de ces auteurs par des prix littéraires et la revendication d’une identité littéraire zainichi. Le retour en Corée continue d’être l’objet de représentations mais la manière dont il est décrit évolue.
Kim Sŏk-pŏm décrit par exemple, dans un roman intitulé Yi hunjang [Monsieur Yi], un homme de soixante ans qui retourne en Corée. Le but de son retour est de se recueillir sur la tombe de ses parents, devoir important selon les pratiques confucéennes. Ce motif de voyages est d’ailleurs très fréquent dans les années 1960 et 1970, la période durant laquelle les retours en Corée du Sud deviennent possibles, en partie grâce à la normalisation des rapports diplomatiques entre la Corée du Sud et le Japon.
Au soir même de son arrivée, un banquet de bienvenue, ou plutôt un banquet auquel le vieux Yi a invité tous les habitants du village, a été préparé. La forme est quelque peu étrange car c’est lui qui a déboursé pour fêter son retour, mais c’est peut-être là le devoir de ceux qui ont réussi. Personne ne pense revenir du Japon, pays riche, si ce n’est des gens qui ont réussi dans leur vie. Personne ne peut en effet y revenir. Au-delà du fait que le pays est maintenant divisé en deux, c’est parce que ce lieu est devenu celui où les habitants crèvent pour vivre, que personne d’autre ne peut y pénétrer sans faire parler son argent […]9.
Si le roman décrit bien les retrouvailles du personnage avec l’environnement familial de son enfance, il montre aussi le décalage qu’il y a entre la perception du protagoniste qui croit revenir chez lui et la vision que projettent les Coréens de Corée sur les Coréens du Japon.
Cette distance qui se creuse entre les Coréens du Japon et leurs compatriotes de Corée est aussi décrite à travers l’épisode de l’arrestation du protagoniste dans le roman de Yi Hoe-sŏng, intitulé Mihatenu yume [Rêve inassouvissable] (1976-1979). Le personnage principal, un étudiant coréen né au Japon, a déjà passé un an en Corée du Sud dans le cadre d’un stage linguistique destiné aux jeunes Coréens d’outremer. Il y revient pour entamer ses études dans une des universités de Séoul. Or, il est arrêté à l’aéroport par la police qui le soupçonne d’organiser un complot dans l’université et sera incarcéré10. L’accès en Corée du Sud des Coréens du Japon devient possible à partir des années 1960, mais les autorités coréennes les considèrent comme potentiellement dangereux car sous influence du Nord, ils peuvent être porteurs d’idées communistes et pouvant influencer les mouvements d’opposition. Le roman montre par cet épisode de l’incarcération la force d’exclusion que rencontrent les Coréens du Japon en Corée, y compris pour ceux qui ne sont pas impliqués en politique. Le personnage répond en partie au stéréotype présentant les Coréens zainichi comme des agitateurs car il participe en effet aux mouvements pour la démocratisation, mais ce faisant il s’intègre dans une lutte collective portée par les Coréens de Corée et dépasse son sentiment d’isolement.
Le motif du retour tel qu’il est écrit avant les années 1980 est donc marqué par cette vision positive selon laquelle les personnages peuvent surmonter la distance qui les sépare des Coréens de Corée. Ils se retrouvent tout simplement au sein de leurs familles (le cas de Monsieur Yi) ou s’intègrent dans des actions fédératrices telles que les mouvements pour la démocratisation de la Corée du Sud (dans le cas de Rêve inassouvissable). Leur volonté de s’affirmer en tant que Coréen malgré la différence se fond dans le mouvement centripète qui constitue l’unité nationale au-delà de la différence de lieu d’habitation de ses constituants.
Les années 1980 marquent un changement décisif, tant du point de vue de la représentation du retour en Corée, que de l’enjeu interne de la littérature des Coréens du Japon. Celle-ci rencontre la nécessité de se redéfinir avec l’apparition de jeunes écrivains qui, éloignés de plus en plus de la culture coréenne, remettent en cause leur assise identitaire.
Le thème du retour devient en effet central en cette période, notamment, avec l’écrivaine Yi Yang-ji (1955-1992), lauréate en 1989 du prix littéraire Akutagawa11 et figure majeure de la littérature des Coréens du Japon des années 1980. La caractéristique de la fiction du retour des années 1980 réside dans le fait qu’elle place au centre de l’histoire l’expérience personnelle du protagoniste qui se trouve en situation d’étranger dans le pays de ses parents. Cela s’accompagne aussi de l’expérience de la découverte de l’altérité. Or, le récit du retour ne permet justement pas au protagoniste l’usage du postulat de « découvreur » car il part avec la projection d’une nostalgie : l’idée de retrouver une familiarité plutôt que l’inconnu. Les romans des années 1980 tiennent particulièrement à décrire cette expérience paradoxale, et remettent en cause l’idée selon laquelle le voyage au pays des parents ou des grands-parents permet au voyageur de retrouver ses origines et de se trouver en symbiose avec elles.
Les citations ci-dessous montrent comment cette rencontre avec l’altérité est décrite notamment au moyen de jeux de familiarité et d’étrangeté :
Les immeubles modernes se dressaient les uns après les autres le long du boulevard principal dans lequel se déversait un flot de voitures. À part les vêtements coréens que portaient des gens par-ci par-là et les panneaux en coréen, Tokyo et Séoul étaient identiques. Cependant, quelque chose était différent. Cette différence n’était pas celle entre Tokyo et d’autres villes du Japon. C’était l’atmosphère des deux villes qui paraissait complètement différente alors même que l’apparence extérieure des hommes et des bâtiments était quasiment identique. […]
Une montagne apparut à sa gauche. Elle parvenait tout près de la route. Des maisons basses en pierres et des immeubles de 5 ou 6 étages couvraient entièrement son versant escarpé jusqu’au sommet. Il fut saisi d’une inquiétude soudaine comme si ces bâtiments aller s’effondrer sur lui. Il n’y avait pas un seul arbre. C’était un paysage tel qu’il n’en avait jamais vu. Yi était complètement désarçonné. Pris par une inquiétude suffocante, il avait peur. Tous les bâtiments autour de lui apparaissaient étranges, même les gens qu’il voyait lui paraissaient déshumanisés et incompréhensibles 12.
Plus le personnage pénètre dans le pays, vers son centre, plus il le découvre étrange et s’éloigne de lui. Cette façon de procéder à la description d’un nouveau pays est conforme à celle du récit de voyage en général qui est « contenu dans [l]e jeu entre le connu et l’inconnu, le familier et l’étrange, le ressemblant et le différent »13. Mais ce qui varie ici c’est la distance avec l’objet de la rencontre que le protagoniste définit au préalable. À la différence du cadre du voyage où le voyageur appréhende dès le début cette distance avec un nouvel environnement, ici l’effet de défamiliarisation devient plus saillant car le voyageur a projeté sur le pays qu’il est en train de découvrir une image familière. Contrairement au personnage du roman Monsieur Yi que nous avons évoqué plus haut qui retrouve après tout sa place parmi sa famille, le protagoniste ne retrouvera jamais l’assurance d’être chez lui.
L’écrivaine Yi Yang-ji propose ce que l’on pourrait appeler le récit d’un(e) étudiant(e) étranger(ère) en plaçant le protagoniste dans le cadre d’un séjour prolongé. Elle est dans une temporalité répétitive (et sédentaire), routinière du quotidien, plutôt que dans la temporalité du voyage, dynamique et inconstante. L’histoire de Koku [Temps] (1989) est caractérisée par une indétermination dans ses perspectives. Le mouvement de déplacement qui marque l’arrivée et le départ de la protagoniste, éléments caractéristiques d’un récit de voyage14, en sont absents. Ce cadre installe la protagoniste dans un présent en suspens, ce qui permet de rendre compte non seulement de la difficulté d’intégration qu’un jeune Coréen du Japon pourrait éprouver en Corée dans la durée mais aussi de l’éclatement identitaire que cette expérience peut lui infliger.
Yi Yang-ji dépeint cet état de désorientation à travers le dédoublement du personnage et le trouble linguistique. Le roman décrit les vingt-quatre heures de la vie d’une jeune étudiante à Seoul racontées à la première personne.
Dès l’ouverture du récit, le lecteur assiste au dédoublement du « je » dans un dispositif de jeu de miroir.
J’ai fini de me maquiller.
J’éloigne ma figure du miroir, je m’observe, moi qui me suis maquillée et moi qui me suis fait maquiller15.
Dans tout le récit persiste cette tension entre le « je » qui regarde et le « je » regardé, entre le « je » qui narre et le « je » narré et observé.
« Jusqu’à quand voudrais-je vivre... »
Me suis-je entendu murmurer. Derrière cette voix, je me moquais de moi-même16.
Reportez la date, au moins reportez-la… Ainsi récitant le passage d’un poème, je ricane de ma voix et je grince des dents17.
À l’origine de ce dédoublement du « je », nous pouvons observer l’attention particulièrement forte que la protagoniste porte sur sa manière de parler (son élocution) et sa manière d’être. Nous pouvons y lire, autrement dit, le malaise qu’on peut éprouver lorsqu’on se sent jugé en parlant une langue étrangère18.
Mais au-delà du fait que ce roman décrit le phénomène assez général du trouble ressenti lors de l’immersion linguistique et culturelle à l’étranger, il dessine en filigrane la résistance que la protagoniste mène contre l’idée selon laquelle les Coréens du Japon revenus au pays (pour apprendre la langue), doivent faire partie de l’unité nationale ; l’idée exprimée dans des expressions telles que urinara (notre pays ) et urimaru (notre langue), expressions normalisées en coréen pour désigner la Corée et la langue coréenne19.
Ma propre voix murmurant « urinara, urinara (notre pays, notre pays) » s’élève doucement. […]
Ma voix semble avoir eu peur de mon regard perçant. […] urinara, urinara…la diction est moins claire. La voix s’efface enfin20.
Le « je » tente de relativiser la gêne qu’occasionne chez elle l’usage du terme urinara (notre pays) et l’idée de l’inclusion qu’il incarne, mais en vain. Car utiliser ce terme urinara implique chez elle non seulement son inclusion dans ce « nous » collectif mais surtout l’exclusion de tous ceux qui n’entrent pas dans cette catégorie, telle que la partie « japonaise » de son identité.
L’écrivaine Yi Yang-ji a elle-même vécu près de 10 ans en Corée du Sud avant de revenir au Japon pour des raisons familiales. Si elle a pratiqué d’autres formes d’art en Corée du Sud tel que la danse, elle a toujours écrit, en dehors de ses mémoires universitaires, en japonais. La résistance à la langue coréenne que l’on voit dans son roman reflète sans doute l’attachement que l’écrivaine a pour sa langue maternelle, le japonais, en tant que langue d’expression artistique21. Continuer à exercer une activité littéraire – avoir une conscience linguistique poussée – dans une autre langue que la langue du pays auquel la personne doit s’intégrer empêcherait sûrement l’immersion complète du sujet dans un nouvel environnement linguistique. Cette situation contribue à représenter l’expérience du retour en terme d’éclatement.
D’autre part, la désorientation langagière et l’incapacité à maîtriser ses propres paroles dans ce roman montre le parcours qui amène la protagoniste vers la prise de conscience de la futilité de la pratique langagière. Le passage suivant rend compte non seulement de la méfiance de la protagoniste envers ses propres paroles mais envers la pratique de parole en général car celle-ci ne véhicule que des idées reçues.
À chaque gorgée d’alcool, je sens mon corps s’alourdir.
J’ai retiré ma montre et l’ai rangée dans ma sacoche. Je n’arrive pas à me débarrasser de la pesanteur que je sens sur mon poignet... cela me rassure de discuter avec toi en japonais… La voix de Cing-ja me revient. Des… choses… usées… Ma voix revient aussi. Enfouis dans des choses… une montre et une tirelire, tic, tac, tic, tac, tic, tac, tic, tac, tic… Quiquandquoioùpourquoicommentquiquandquoioùpourquoicomment… ici, maintenant, moi, une femme couverte de sang boit de l’alcool Jinro. Son corps s’amplifie et il est moche. Les voix qu’on n’arrive pas à cracher jusqu’au bout, les liquides qu’on n’arrive pas à dégager de son corps, l’odeur qu’on n’arrive pas à dégager complètement… jusqu’à quand continuer de suppurer… tic, tac, tic, tac, tic, tac...
J’ai avalé de travers et je tousse.
De la cendre de ma cigarette tombe sur ma robe et la brûle.
« Je suis vraiment étonné qu’une compatriote du Japon puisse parler aussi bien notre langue. »
J’entends parler le garçon d’à côté. J’ai discuté avec lui. L’ampoule semble s’éclaircir d’un coup.
« Ma sœur, vous deviez discuter en famille dans notre langue depuis que vous étiez toute petite ».
Je vois flou le visage du garçon.
« Pas du tout. Je vivais complètement comme les Japonais ».
Je parle. C’est certain.
« L’état de discrimination de nos compatriotes au Japon est alarmant. Les Coréens ne peuvent pas vivre dans la société japonaise s’ils ne s’assimilent pas bien aux Japonais... »
Ma bouche continue à parler. Je la fais parler. Je m’entends cracher le mot « ridicule » au fond de mon cœur. C’est une répétition. Les mots que je prononce ne sont que la réplique des mots des autres. En parlant, je fais moduler ma parole, par moi, par cette personne. Pour ne pas me lasser de la répétition, [j]’embellis les mots22.
Le roman rend compte d’une manière saillante du fait que les paroles trahissent la protagoniste et qu’elles ne lui permettent pas de traduire le soi ni pour les autres ni pour elle. Il décrit le renoncement de la narratrice à établir de vrais dialogues avec les Coréens de Corée dans cette situation du retour.
Dans ce roman où il est question de l’état de désorientation linguistique et identitaire d’une jeune Coréenne du Japon, l’écrivaine s’est en même temps livrée à un exercice de style en exploitant la possibilité de narration du « je », ce qui a été particulièrement remarqué par les critiques23. Parlant de la forme de ce récit qui s’avance au pas du mouvement de la protagoniste-narratrice et qui est décrit exclusivement de son point de vue, un des critiques a désigné ce roman comme « roman qui déambule »24. Un autre l’a aussi décrit comme « récit d’une errance »25. Errance dans le sens où le récit n’a pas de point de départ ni de chute, le but étant de narrer de manière subjective ce qui arrive à soi durant vingt-quatre heures. Cette errance qui tourne en boucle peut être comparée à l’éternelle fuite en avant que se choisit le personnage zainichi dans un roman écrit par un autre écrivain un peu plus tôt, en 1985 :
« Je me suis enfui du Japon en pensant que sinon on me tuerait aussi. Mais, je ne me sens pas non plus capable de vivre en Corée du Sud. J’ai l’impression d’être un enfant perdu. … J’ai beau chercher, je ne trouve pas ma maison. Mais quand j’y pense, je n’ai jamais eu de chez moi. Donc c’est normal que je ne le trouve pas. Ce qui me reste, c’est…»
Il regarde de nouveau au loin. Au-delà des arbres, il y a de grands immeubles et un ciel d’automne plein de lumière.
« … ce serait, soit de m’incruster chez quelqu’un, soit de me bâtir en cachette une cabane de fortune, soit de continuer à errer jusqu’à la fin de ma vie »26.
Le retour dans le pays des origines (en l’occurrence dans le pays auquel le protagoniste appartient officiellement du point de vue de la nationalité – de nombreux Coréens du Japon gardent encore leur nationalité coréenne alors que la quatrième génération issue de l’immigration naît aujourd’hui) n’est ici en aucun cas le retour chez soi, mais une invitation à prendre la décision de vivre sans point d’ancrage, de continuer toujours à marcher vers l’inconnu.
Le motif du retour impose dans les écrits des auteurs zainichi un topos de confrontations, confrontations entre la Corée idéalisée et la Corée réelle ou entre les Coréens du Japon et les Coréens de Corée, suggérant une divergence de perception de chacun d’être Coréen. Néanmoins, jusqu’aux années 1970 ces confrontations ont alimenté le mouvement centripète du protagoniste qui cherche à s’intégrer dans une unité nationale. Aussi la rencontre avec la Corée et ses habitants permettait globalement aux protagonistes de mieux saisir leur moi et de s’affirmer dans leur appartenance à la Corée. Ce mouvement est remplacé à partir des années 1980 par un mouvement centrifuge. Le retour fait surgir davantage l’éclatement de soi. La possibilité d’aller en Corée du Sud plus librement et plus longtemps qu’avant change l’imaginaire du retour chez les Coréens du Japon. Ils se rendent compte, en Corée, de l’écart culturel, idéologique et social qui s’est creusé entre les deux pays (du moins dans les années 1980 et 1990) de sorte qu’il est difficile de trouver un point de convergence pour ces personnes vivant dans deux pays différents. Cette expérience est largement rapportée, donnant naissance à une figure littéraire de jeune zainichi déboussolé dans le pays de ses parents. Mais la focalisation sur le vécu sensible de dédoublement et de défamiliarisation avec soi-même s’inscrit également dans un contexte littéraire japonais où une pareille remise en cause de la subjectivité cohérente du protagoniste a eu lieu durant la période des années 1980.
Ces fictions du retour des années 1980 rendent compte majoritairement de l’échec du retour chez soi – d’une tentative de trouver un chez soi. Mais cela ne veut pas dire que dans la vie réelle, il n’y a que des échecs. Nous savons qu’il y a des cas où de jeunes Coréens du Japon trouvent leur place et s’installent durablement en Corée du Sud. Il serait donc de l’objet d’une autre étude de voir s’il y existe des récits d’intégrations réussies écrites en langue coréenne et de réfléchir à la raison de leur absence dans la littérature des Coréens du Japon.
[1] John Lie le montre dans son ouvrage citant différents écrits des Coréens du Japon qui découvrent généralement en Corée une « très grande distance entre leur pays natal idéalisé et leur existence diasporique ». John LIE, Zainichi (Koreans in Japan): Diasporic Nationalism and Postcolonial Identity, Berkeley, University of California Press, 2008, p. 61.
[2] Concernant les récits de voyages non fictionnels, voir l’étude de Toshio TAKEMOTO, « Constructing the Self in Megumu Sagisawa’s and Miri Yu’s Travelogues: A Case Study of Two Japan-based Female Writers of Korean Origin », Contemporary Japan, 27 (2), 2015, p. 169-188.
[3] Jae-eun KANG et Tong-hun KIM, Zainichi kankoku chōsen jin: rekishi to tenbō [Les Coréens du Japon : histoire et perspectives], Tokyo, Rōdō keizai sha, 1989, p. 117.
[4] Toutes les citations sont traduites par l’auteur sauf indication contraire.
[5] Sonia RYANG et John LIE (dir.), Diaspora Without Homeland: Being Korean in Japan, Berkeley, University of California Press, 2009, p. 4.
[6] Par ailleurs, leur voyage clandestin dans des embarcations pleines à craquer est un des motifs de la littérature des Coréens zainichi.
[7] Tal-su KIM, Kōei no machi [Kōei no machi] (1946-1947), Tokyo, Tōfūsha, 1966, p. 6-7.
[8] J. LIE, op. cit., p. 44‑48.
[9] Sŏk-pŏm KIM, « Yi hunjang » [Monsieur Yi], Bungakukai, 27 (6), 1973, p. 98.
[10] L’écrivain s’est inspiré d’un fait réel : l’arrestation d’un Coréen du Japon en Corée du Sud.
[11] Le prix littéraire le plus prestigieux au Japon.
[12] Sunu YANG, « Han nihonjin/Pan choppari » [Demi-Japonais] (1983), in « Zainichi » bungaku zenshū [Anthologie de la littérature ‘zainichi’], 16, Tokyo, Bensei shuppan, 2006, p. 142-143.
[13] Odile GANNIER, La Littérature de voyage, Paris, Ellipses, 2001, p. 72.
[14] Ibid., p. 6.
[15] Yang-ji YI, « Koku » [Temps], in Yi Yang-ji zenshū [Œuvres complètes de Yi Yang-ji], Tokyo, Kōdansha, 1993, p. 139.
[16] Ibid., p. 142.
[17] Ibid., p. 182.
[18] Jane ARNOLD, « Comment les facteurs affectifs influencent-ils l’apprentissage d’une langue étrangère ? », Ela. Études de linguistique appliquée, 144 (4), 2006, p. 412.
[19] Voir l’ouvrage de Stéphane COURALET, La personne collective en coréen : wuli, nous, Limoges, Lambert-Lucas, 2014. Ce pronom personnel coréen uri a pour fonction de marquer « l’inclusion du locuteur dans un groupe ainsi que dans un espace territorial » (p. 195). Lorsqu’il précède, comme déterminant possessif, un nom désignant différents espaces sociogéographiques (famille, pays, région, école, etc.), il crée une notion de personne collective qui « s’appuie sur un ancrage territorial stable et désigne une communauté fusionnelle d’individus, garant de la cohésion du groupe et de son identité vis-à-vis des Autres » (p. 199).
[20] Y. YI, op. cit., p. 140.
[21] Sur ce point, voir l’article de Ayame HOSOI, « La langue japonaise est-elle la “mère” des Zainichi ? », Transtext(e)s Transcultures. Journal of Global Cultural Studies [en ligne], 8, décembre 2013, URL : https://journals.openedition.org/transtexts/490 (consulté le 13 juin 2019).
[22] Y. YI, op. cit., p. 140., p. 218.
[23] Akimasa KANNO, Kazuo OKAMATSU et Wahei TATEMATSU, « Sōsaku gappyō (105) ‘Suijū’ Tomioka Taeko, ‘Koku’ Yi Yang-ji, ‘Kikagakugai no yokkame’ Hikari Agata » [Critique collective (105) : « Animal aquatique » de Tomioka Taeko, « Temps » de Yi Yang-ji et « Quatrième jour du quartier géométrique » de Hikari Agata], Gunzō, 39 (9), septembre 1984, p. 282.
[24] Ibid., p. 282.
[25] Ibid., p. 283.
[26] Ki-sŭng YI, « Zero han » [Zéro et demi] (1985), in « Zainichi » bungaku zenshū [Anthologie de la littérature ‘zainichi’], 10, Tokyo, Bensei shuppan, 2006, p. 43.
Résumé
Le retour au pays natal ou au pays des origines est un motif récurrent chez les écrivains coréens du Japon. Appartenant à une diaspora récente dont l’origine est à chercher dans le déplacement massif de la population pendant la colonisation et dans sa sédentarisation durant la Guerre de Corée, le mythe du retour travaille durablement les imaginaires de ces écrivains. Cet article propose d’examiner l’évolution qu’a connue ce motif littéraire durant quarante années. Le voyage du retour apparait tantôt comme mouvement centripète tantôt comme mouvement centrifuge.
Abstract
The return to the native land is a recurring motif among Korean writers, or authors of Korean descent, in Japan. As members of a recent diaspora, whose origin can be found in the displacement of the population during the colonization period and in their sedentarization during the Korean War, the myth of a return to the homeland sustainably underpins the imagination of these writers. This article examines the evolution of this literary motif over the past forty years. This return journey sometimes appears as a centripetal movement, sometimes as a centrifugal movement.
Motif du retour dans la littérature des Coréens du Japon
Années 1940 : impossibilité du retour
Années 1980 : Corée, cet Autre retrouvé à travers des expériences de vie quotidienne
Désorientation linguistique et identitaire dans le roman Koku [Temps]
Aki YOSHIDA
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