Écrivains voyageurs, écrivains du voyage, Le Clézio et Amin Maalouf le sont bien tout à la fois l’un et l’autre. Dans leurs œuvres, qu’elles soient de fiction ou autobiographiques, il est toujours question de déplacement, de mouvement et de départ forcé ou volontaire. Pour les deux, c’est l’Histoire qui en est déterminante. En se fixant pour destination Rodrigues, Le Clézio veut faire un pèlerinage vers la terre où son ancêtre a passé plus d’un quart de siècle à la recherche d’un trésor enfoui par un corsaire sur l’île. Pour le personnage maaloufien, héros des Désorientés1, il s’agit de faire un pèlerinage également mais vers sa terre natale qu’il a dû quitter lors de la guerre civile qui a ravagé le Liban. Dans les deux œuvres, une quête des origines se double d’une enquête des lieux, des traces, des êtres familiers et proches que les narrateurs prennent soin de consigner scrupuleusement, faisant ainsi de leur écriture une entreprise inhérente à leur déplacement.
Après le nomadisme qui a caractérisé ses premiers textes et à partir de Désert, l’œuvre de Le Clézio peut être placée sous le sceau de l’exploration. Le Chercheur d’or, « le seul récit autobiographique qu’[il] ai[t] jamais eu envie d’écrire »2, se veut une remontée vers les origines, une investigation sur les traces des ancêtres. Publié en sa marge, Voyage à Rodrigues3 fait état des pérégrinations du descendant d’un aventurier qui a tout abandonné pour courir derrière un supposé trésor caché par un corsaire dans une île perdue dans l’Océan indien. Rodrigues est la plus petite île des Mascareignes, archipel formé essentiellement par l’île de France et l’île Bourbon, aujourd’hui île Maurice et île de la Réunion. Le narrateur rapporte, sous la forme d’un documentaire, des descriptions des paysages traversés qui peuvent parfois avoir un caractère factuel et, l’œuvre se présentant sous la forme d’un document bien plus qu’un roman, constituer un récit d’aventures alimenté de réflexions et même de confidences.
La référence aux cartes, aux feuillets et au journal tenu par l’ancêtre permet une identification graphique de l’espace insulaire visité par le narrateur. L’itinéraire pris entre l’île Maurice et les îles satellites suit le traçage fait sur les cartes. Les indications géographiques ne semblent pas laisser de place à un quelconque exotisme poétique :
J’avance le long de la vallée de la rivière Roseaux, les montagnes sont toutes proches maintenant, les flancs des collines se resserrent. […] Je cherche des yeux le Comble du Commandeur, je crois le reconnaître là-bas, au fond de l’égorgement de la vallée. Mais où est le ravin en cul-de-sac, et la source tarie ? Carte à la main, à l’ombre d’un badamier, je cherche à comprendre où je suis (VR, p. 9).
Devant moi, tout à coup, de l’autre côté du vallon asséché, je vois la pierre d’où l’on aperçoit la Vigie telle que mon grand-père l’a dessinée en 1910 […] (VR, p. 11).
De pierre en pierre, l’arpenteur suit les signes de l’organeau. Il relève le traçage des lignes sur les cartes, les marques taillées au ciseau sur la pierre par le grand-père. En allant sur les traces de ce dernier, il cherche à reconstruire son parcours et à ressusciter les souvenirs de la « patrie perdue » de sa famille, l’Eurêka, la demeure familiale qu’il voulait récupérer en trouvant le trésor. Ses repères sont les empreintes laissées par lui : « je marche sur ses traces, je vois ce qu’il a vu » (VR, p. 17). La carte quadrille chaque parcelle de l’île et ne laisse guère de place à la découverte :
Sans ces tracés de lignes, mesures d’angles, repérages, axes est-ouest, calculs méticuleux des points, est-ce que cette terre aurait existé, est-ce qu’elle aurait eu une signification, est-ce qu’elle aurait pris forme sous ses yeux […] ? » (VR, p. 17)
Cartes et carnets à l’appui, Le Clézio nous fait découvrir l’île arpent après arpent. Il parcourt le haut de la pointe Vénus où se trouvent l’observatoire et le « le fond de la vallée avec les plans à la main » (VR, p. 30), tout en s’aidant de ses lectures pour reconnaître les lieux. D’en haut, il regarde la mer, l’horizon, mais surtout « la vallée de la rivière Roseaux » (VR, p. 33) et exactement à son opposé « l’ouverture sombre du ravin » (Ibid.) où son grand-père a fait ses fouilles et où il voit encore les marques des sondages. Le sol conserve encore les traces laissées par le grand-père et qui semblent avoir échappé au temps : « Je vois les traces de coups laissées par mon grand-père. Deux plaies au fond du ravin, que le temps n’a pas encore effacées » (VR, p. 12). L’île est ainsi sillonnée par le promeneur. Ses rochers, ses sentiers, ses grottes… sont scrutés en vue de trouver une quelconque trace de l’ascendant. Mais certains traçages, certaines marques ont été effacés par le temps. Le narrateur doit alors faire appel à son intuition.
Maurice évoque pour lui le paradis de l’enfance alors que Rodrigues renvoie à l’aventure. La première est bien le cadre édénique de Paul et Virginie tandis que la deuxième est le cadre où se passe Le Chercheur d’or et qui suscite la nostalgie de l’écrivain pour une « patrie perdue », où une harmonie entre la terre et les hommes était possible. Il s’agit également d’une nostalgie pour des temps primordiaux si chers à l’écrivain qu’aiguisent ces îles volcaniques surgies du fond des eaux de l’océan indien, à l’image des souvenirs qui remontent à des temps lointains.
Dans Les Désorientés, comme dans l’ensemble de l’œuvre de Maalouf, tout est mouvement, tout est progression avec de constants changements de lieux et de voyages contraints ou voulus. Adam revient à la terre natale après plus d’un quart de siècle, des années pendant lesquelles le Liban a été mis à feu et à sang. Il y retourne parce qu’il a été convoqué par un ancien ami mourant. La mort de ce dernier va constituer une occasion pour rassembler les amis d’hier dispersés dans les divers continents de la terre « sous l’effet de la diaspora levantine »4. Pour les réunir et pour ressusciter des moments heureux, Adam, installé dans l’auberge tenue par Sémiramis, un amour de jeunesse, écrit aux uns, exilés en Amérique, et va à la rencontre des autres restés au Liban. Il quitte ainsi Beyrouth et ses embouteillages pour Bertayel, le village où se trouve l’auberge. Il peut ainsi profiter des paysages qu’offre la montagne et de son silence pour s’abandonner au délassement et à la méditation.
L’envie de retrouver le temps perdu le poussera à aller trouver ses amis d’hier. Il va se rendre à la maison de Tania, la veuve de l’ami défunt, puis à une vieille maison ottomane convertie en restaurant appartenant à son ami Ramez, ingénieur devenu propriétaire d’une grande société de travaux publics qui l’emmènera après à sa maison à Amman en jet. Il ira ensuite voir Ramzi, l’ancien associé et ami de Ramez qui s’est retiré dans un monastère situé dans le village d’El-Maghawer, Les Grottes (D, p. 317).
Quant aux exilés, leur premier vœu est de retrouver leur espace familier, le réceptacle de leurs souvenirs. Revenus après le désastre qui a secoué leur pays, ils cherchent le gîte qui a abrité leur enfance, leur jeunesse et leurs rêves, ils n’ont de nostalgie que pour le cocon qui constituerait ce cordon ombilical qui les attache toujours à leur patrie. Naim, le juif libanais émigré au Brésil, veut faire un pèlerinage à la maison d’été que sa famille louait dans un village à la sortie de la capitale. Adam, toujours discret, se trouvera à son tour acculé par ses amis à leur montrer sa maison à lui (Idem, p. 439-440). Acquise par ses parents après l’achat de la part des nombreux cousins, celle-ci est devenue pour eux un « royaume ». Le retour à la terre natale comme à la maison natale que les ravages de la guerre ont rendues méconnaissables est douloureux pour lui.
Dans le macrocosme de la patrie, il y a donc ce microcosme de la maison qui appelle l’exilé. En effet, tout comme pour l’ancêtre de Le Clézio, au milieu du mouvement, celle-ci demeure un foyer qui exerce une grande attraction sur le sujet mobile. C’est vers elle que tend son mouvement. Elle ne quitte jamais son imaginaire. Elle symbolise la coquille, le repos, le refuge et l’origine, pour ne pas dire enracinement, un mot qui dérange Maalouf. La maison du souvenir hante le personnage maaloufien. Elle a été le lieu où il a appris l’intimité et surtout elle a abrité son bonheur au milieu de parents aimants et heureux. La certitude de l’avoir perdue après leur mort et de ne plus l’habiter a fait d’elle un souvenir, une maison de rêve, une maison onirique, comme dirait Bachelard5.
La maison du souvenir, la maison natale est construite sur la crypte de la maison onirique. Dans la crypte est la racine, l’attachement, la profondeur, la plongée des rêves6.
Tout comme pour Le Clézio, la maison est pour le narrateur maaloufien le lieu d’une origine non corrompue. La retrouver c’est trouver le chemin vers l’originel absolu. Dans la quête de soi qu’entreprennent les deux écrivains, elle constitue une étape décisive. L’exil leur permet de comprendre son importance. Dans ce retour, il y a une conception de l’avenir bien particulière chez Le Clézio qui « serait un retour vers une origine »7. En perdant cette origine, on perd ses attaches, on devient errant, sans terre, à l’image de sa famille pour qui la perte de la demeure familiale a été le commencement de l’instabilité et de l’éparpillement. Le Clézio avoue avoir souffert lui-même de cette perte et du fait d’avoir « grandi séparé de [ses] racines, dans ce sentiment d’étrangeté, d’inappartenance » (VR, p. 122).
Ainsi, la perte de cet espace intime est à l’origine de l’errance de nos deux narrateurs et de leur confrontation avec l’expérience de l’exil mais également de leur conscience de soi.
Pour les deux écrivains, le voyage avec ses aléas et ses surprises constitue une tentative de se connaître, d’entrer en communion avec sa propre conscience. Chez Le Clézio, les pérégrinations de la mémoire sont favorisées par les pérégrinations dans le cadre insulaire de Rodrigues où le temps est comme immobilisé depuis le passage du grand-père. D’ailleurs, le petit-fils a l’impression de le voir sous ses yeux en train de se promener ou de contempler le paysage ; d’où l’emploi du présent de l’indicatif en l’évoquant. La proximité temporelle entraîne une proximité spatiale et, par la suite, une sorte de communauté d’âme qui transgresse le temps et l’espace. L’écrivain éprouve le même émerveillement qu’il devine avoir été éprouvé par son ascendant. Tout l’enchante dans ce cadre qui défie le temps : le vent, le bleu de la mer, l’éclat du soleil, les « sombres courants qui viennent à travers la passe, les plateaux noirs du corail, et les montagnes fauves, les feuilles de vacoas, les aloès, le cactus » (VR, p. 37). Mais ce qui l’enchantait le plus, ce qui le grisait de bonheur c’était le silence, ce « quelque chose qu’[il] ne comprenai[t] pas bien et qui [l’]électrisait, emplissait [son] corps et [son] esprit, une lumière qui [le] gonflait, [le] nourrissait »(VR, p. 37). Ce silence permet, selon lui, de retrouver ce temps originel pendant lequel l’être fusionnait avec le cosmos.
Pour lui, Rodrigues est l’aboutissement de tous ses voyages, la destination qui le dispense de toutes les autres. Le dénuement de son paysage, mais aussi la lumière de ses jours et la douceur de ses nuits l’emplissent de magie et lui font sentir intensément les moments qui s’y écoulent. Cette lumière est bien plus précieuse que toute forme de richesse, que tout trésor. En marchant sur Rodrigues, il se sent uni à elle, aux rochers noirs, au ciel, à la mer. Il se sent également, par-delà le temps, uni à son grand-père. En fusionnant avec l’Existant, il surmonte le temps parcellaire et atteint l’éternité. La vie hors de ce cadre est pour lui un exil, un arrachement à la terre du commencement.
Le Levant est pour Maalouf la terre des origines, de toutes les origines, du commencement, de l’éveil à la civilisation. Certes, il connaît un présent tragique, mais il demeure cette terre pour laquelle il ne peut s’empêcher d’éprouver de la nostalgie. Le retour au pays est un retour au berceau de l’enfance et à la naissance de toutes les choses. En y revenant, Adam se sent renaître. Il y retrouve le temps de l’enfance, du balbutiement, du début de tout apprentissage, d’abord celui de la langue. La conscience d’être sur son sol amène le personnage à se répéter, comme un enfant qui apprend ses premiers mots, cet attachement instinctif et indélébile :
J’écris ces derniers mots comme si j’avais besoin de les réapprendre. Ma terre natale. Mon pays. Ma patrie. Je n’ignore rien de ses travers, mais en ces journées de retrouvailles, je n’ai pas envie de me rappeler sans arrêt que j’y suis seulement de passage, et que j’ai dans la poche mon billet d’avion pour le retour (D, p. 52).
La patrie, c’est la mère, la donneuse de vie, la nourricière. Le texte est d’ailleurs nimbé d’une isotopie de la maternité. Nous lisons par exemple : « Ce dimanche matin j’ai compris, en une bouffée d’air, combien j’ai été sevré de ma montagne, toutes ces années, et combien j’ai envie de m’y laisser materner. » (D, p. 43). Terre des origines dont la montagne a été chantée dans la Bible, le Liban a une histoire qui remonte aux temps les plus reculés. Jadis, terre de la cohabitation pacifique de toutes les communautés religieuses de l’Orient, il respirait la beauté et l’harmonie. La guerre civile a balayé tout cela en installant les factions, le désordre, le passe-droit, le népotisme et la corruption. Mais il est resté ce pays « de la douceur de vivre, de la chaleur humaine, de la générosité » pour lequel le narrateur ne peut s’empêcher d’éprouver de la nostalgie. Il a d’ailleurs une autre qualité : « c’est qu’on peut s’y ménager une oasis d’insouciance » (D, p. 64).
Cependant, pour Adam, ce pèlerinage vers le passé, vers le temps des amis, le temps de l’insouciance et des illusions sera inutile. Le retour, le rétablissement de ses liens avec Sémiramis et la décision de réunir les amis d’hier témoignent de sa volonté de renouer avec un temps qui n’est plus, de remonter l’horloge du temps pour retrouver l’époque de la concorde et des rêves qu’il a connue dans sa jeunesse. Mais dès qu’il a vu que le sol natal était en train de « se dérober », il a choisi la migration vers la France pour se créer un destin. L’exil volontaire que son personnage et lui-même ont choisi n’est pas senti par Maalouf comme un « dépaysement déchirant », mais comme une occasion pour une rencontre heureuse avec d’autres cultures. Le départ n’est à la fin « qu’une option existentielle face à la condition humaine »8. Aussi refuse-t-il de parler d’exil. Ce monde est à tous les hommes. La terre est leur patrie. La migration a de tout temps été un phénomène inhérent au destin de l’humanité.
Aucune amertume. Quitter son pays est dans l’ordre des choses ; quelquefois, les événements l’imposent ; sinon, il faut s’inventer un prétexte. Je suis né dans tel pays. Si, bien sûr, je suis né dans un pays, dans une communauté, dans une famille, dans une maternité, dans un lit… Mais la seule chose importante, pour moi comme pour les humains, c’est d’être venu au monde. Au monde ! Naître, c’est venir au monde, pas dans tel ou tel pays, pas dans telle ou telle maison (D, p. 30).
Maalouf part du principe qui veut que l’homme soit, par nature, capable de partir. Aussi préfère-t-il la notion d’origines à celle de racines qui renvoie plutôt aux végétaux. Pour lui, la question de l’identité relève d’un processus en perpétuelle évolution et ne saurait être figée dans la terre comme les racines :
Je n’aime pas beaucoup la notion d’exil car elle suppose qu’il y a un pays auquel on est tenu d’appartenir et qu’on est nécessairement déraciné quand on est ailleurs. Non, l’homme a ses racines dans le ciel9.
Tout comme son personnage dans Léon l’Africain, Maalouf est « un voyageur entre les mondes, un nomade entre les cultures »10. Ses personnages sont toujours habités de l’idée d’un partir perpétuel et d’une nostalgie d’un ailleurs. Le détachement par rapport à une patrie déterminée implique une volonté d’indépendance, de liberté, y compris dans le choix de la langue d’écriture.
En revanche l’appartenance ou l’assignation d’une appartenance à un pays limite, selon lui, les possibilités qu’a l’individu de partir. Le partir qu’il conçoit est délesté de la tension qui existe entre patrie et exil : le départ et l’installation dans une autre terre constituent pour lui une expérience non pas douloureuse mais enrichissante car elle permet de découvrir « une culture supplémentaire » et de lui faire acquérir une « appartenance supplémentaire ». Il reconsidère la notion de centre, car l’exil implique une structure circulaire selon laquelle l’exilé est supposé être attaché à une terre d’origine à laquelle il est tenu de revenir.
Maalouf plaide pour une ouverture du déplacement choisi et de la déterritorialité vers de nouvelles découvertes et de nouvelles relations invalidant ainsi la notion d’exil. La vie, issue du mouvement, est représentée comme une structure de mouvement ouverte et n’ayant pas comme aboutissement un retour à une terre natale. Ce qui ne signifie nullement pour lui un renoncement au concept d’identité. Celui-ci doit être positif et rassembler les différences plutôt que les exclure. Maalouf refuse la notion de patrie territorialisée et plaide en faveur d’une hétérotopie ; sa généalogie explique en grande partie cette conception. En effet, ses ancêtres, venus du sud de l’Arabie, se sont installés il y a des siècles au Liban. Puis, et depuis les deux derniers siècles, les vagues de migration se sont succédé dans la famille.
La généalogie des deux écrivains ainsi que leur perpétuel déplacement font que le voyage et l’exil constituent la matière narrative de leurs écrits. Ils en sont les principes générateurs.
Voyage et écriture entretiennent chez les deux écrivains des rapports consubstantiels. Ils vont de pair, à tel point que l’on sent que l’un ne saurait exister sans l’autre. Pour se rendre à Rodrigues, Le Clézio est revenu aux carnets et au journal tenu par son grand-père. Ses pas se trouvent guidés par cet écrit, son regard est également dirigé vers les points tracés par l’ancêtre sur les feuilles de son carnet :
Aurais-je fait ce long voyage jusqu’à cette vallée aride devant la mer, ce lieu sans passé ni avenir, si je n’y avais pas été attiré comme malgré moi par les jalons laissés par mon grand-père ? (VR, p. 142)
Cette quête des traces et ce retour au legs laissé par l’ancêtre ont comme obligé le narrateur à recourir au journal intime pour écrire cette aventure et mettre ses « mots là où il a mis ses pas » (Ibid.). Le journal prouve qu’il s’est acquitté de la charge qu’il a senti que son aïeul lui avait léguée, et qu’il n’a fait qu’exaucer sa volonté. Le recours à ce genre littéraire est dicté par le choix d’une écriture qui se veut l’expression d’une expérience immanente, une écriture qui imite l’art brut dans sa volonté de mettre le lecteur en présence de la chose même et en laissant l’interprétation ouverte. Aussi l’œuvre ne se soucie-t-elle ni d’ordre ni d’organisation. L’auteur laisse courir sa plume au gré de ses déplacements et du flux des souvenirs de ses lectures.
Dans sa volonté de tout dire, l’écrivain reproduit ainsi les documents de son grand-père, évoque ses impressions face au paysage et formule comme une « invitation universelle du rêve » (VR, p. 126). Son œuvre est à mi-chemin entre le document et la fiction. Elle est alimentée de souvenirs personnels et de souvenirs romanesques. En effet, grand amateur de romans d’aventures dans sa jeunesse, Le Clézio conserve les réminiscences des récits des aventuriers de la mer, des pirates, des trésors enfouis par des corsaires dans des îles désertes et excitant l’imaginaire. Ces lectures émaillent le texte truffé de souvenirs de romans d’aventures et de réflexions littéraires.
L’intention première de l’écrivain n’est pas de raconter, car c’est une entreprise fausse et dérisoire devant un cadre aussi fascinant. Malgré la présence des ingrédients nécessaires pour la construction d’un récit – journal, notes, histoire… –, l’auteur ne manifeste aucun désir de raconter ou de composer une fresque historique. L’œuvre est constituée de chapitres composés de paragraphes espacés et parachevés de dessins, de signes, de symboles, de chiffres, de traçages, d’indications et d’autres éléments exogènes qui rompent la continuité et l’unité, principes de tout récit. Il s’agirait en fait du compte rendu d’une enquête qui a conduit le narrateur « à travers les archives, à Paris, à Saint-Denis de la Réunion, à Port Louis, et jusqu’au fond de l’Anse aux Anglais » (VR, p. 144). On ne sent pas vraiment de volonté de raconter chez l’écrivain qui s’abandonne tout entier au plaisir de poser les pieds là où son ancêtre a dû se trouver. Le temps est celui de la contemplation, le cadre, celui de l’enchantement et le narrateur ne veut surtout pas en être arraché. De ses descriptions se dégagent une poésie, une musicalité qui résonne comme un hymne à la nature immense, hostile mais surtout imposante et éternelle.
Les Désorientés est également une œuvre dépourvue d’intrigue. C’est une sorte de journal où le personnage principal consigne les échanges, les souvenirs, les regrets et les amertumes que ses retrouvailles avec les amis d’hier ont suscités. Il s’agit de notations faites au jour le jour qui commencent d’ailleurs dès le vol en avion où le premier réflexe d’Adam a été de prendre un carnet de notes et d’inscrire les impressions ainsi que les appréhensions que suscite en lui ce voyage. Pour lui, c’est une nouvelle expérience avec la page blanche. Au cours du trajet, il navigue à travers la mémoire. Dans l’auberge de Sémiramis, se sentant « hors de ce monde » (D, p. 314), il partage son existence entre les rencontres avec les amis restés au pays et les échanges par courriels avec ceux qui ont migré. Il essaie d’établir un pont entre un passé lointain – conservé dans des lettres jaunies qu’il a reçues de ses amis et de vieilles photos et coupures de presse contenues dans un vieux dossier qu’il avait avec lui – et un présent d’écriture quand il transcrit dans son carnet des souvenirs et des réflexions. Cette alternance donne un récit polyphonique où dialoguent diverses voix narratives, celle d’un narrateur extradiégétique omniscient qui semble disposer des carnets d’Adam après l’accident qui l’a plongé dans le coma et celle d’Adam, narrateur autodiégétique dont les écrits sont en italiques. Sans oublier les voix des auteurs des lettres et des courriels qui jouent le rôle de narrateurs.
L’événementiel est chassé de nos deux textes qui foisonnent en revanche de réflexions historiques, géopolitiques, sociologiques, scientifiques, écologiques… Ceux-ci sont émaillés de micro-récits, de formes brèves qui constituent une sorte de déchirure du tissu narratif. Par ailleurs, le déplacement des narrateurs fait que les descriptions consistent en des prises de vue sous forme de travelling ou d’arrêts sur image. Des sortes de scènes, de photographies sont reproduites et font que le récit cède la place à des sortes de photographies formant un album de souvenirs.
Ainsi, et à une époque où des voix s’élèvent pour la fermeture des frontières et la conservation du territoire, celles de Le Clézio et de Maalouf plaident en faveur d’une déterritorialisation et d’une ouverture sur toute la planète, sur tous les peuples et leurs cultures. Le voyage et la rencontre avec l’autre favorisent une telle attitude qui tente de réprimer la folie de la supposée protection du territoire. Le déplacement est le principe générateur des œuvres des deux écrivains. À l’image de l’exil, leur écriture dit la fuite et la rupture. Elle constitue cependant un exercice favorisant la révélation de soi et la mise à l’épreuve de ses vérités ainsi que le cheminement conscient vers l’Autre. « Le sujet voyageur essaie de se défaire des huis clos identitaires, de se délester de ce qui relève de l’identité meurtrière, de ce qui institue une culture donnée comme supérieure aux autres cultures »11.
[1] Amin MAALOUF, Les Désorientés, Paris, Grasset, 2012.
[2] Jean-Marie Gustave LE CLÉZIO, Voyage à Rodrigues, Paris, Gallimard, 1997, p. 142.
[3] Nous proposons de désigner les œuvres de notre corpus par les initiales (VR) pour Voyage à Rodrigues et (D) pour Les Désorientés.
[4] Mohammed HICH-CHOU, « Les Désorientés d’Amin Maalouf entre exil et pays natal ou la fécondité des confluences », in Mohamed SEMLALI, Mohamed EL BOUAZZAOUI, Mohamed HICH-CHOU (dir.), Voyage, errance & exil, Parcours existentiels, Publications de l’université Sidi Mohamed Benabdellah de Fès, « Parcours existentiels », 2016, p. 55-66.
[5] Gaston BACHELARD, La Terre et la rêverie du repos, Paris, José Corti, 1941, p. 88.
[6] Ibid., p. 91.
[7] J.-M.G. LE CLÉZIO, Ailleurs, Paris, éd. Arléa, 1995, p. 94.
[8] M. HICH-CHOU, op. cit., p. 55.
[9] Antoine SASSINE, « Entretien avec Amin Maalouf. L’homme a ses racines dans le ciel », in Études francophones, Université de Louisiane, Lafayette, t. 14, vol. 2, 1999, p. 25-36.
[10] Ibid.
[11] Mohamed EL BOUAZZAOUI, « Modalités de la fuite et de l’errance dans quelques textes de Jean-Marie Gustave Le Clézio », in Mohamed SEMLALI, Mohamed EL BOUAZZAOUI, Mohamed HICH-CHOU (dir.), Voyage, errance & exil. Parcours existentiels, Publications de l’université Sidi Mohamed Benabdellah de Fès, « Parcours existentiels », 2016, p. 43-54.
Résumé
Voyage à Rodrigues et Les Désorientés sont deux sortes de chroniques du retour à la terre des origines. Dans le premier, Le Clézio part sur les traces de son aïeul qui a passé sa vie à chercher un trésor enfoui par un corsaire dans une île perdue dans l’Océan indien. Dans le deuxième, le narrateur d’Amine Maalouf revient à sa terre natale, convoqué au chevet d’un ami de jeunesse agonisant. Les deux œuvres sont des sortes de journaux où les narrateurs consignent leurs souvenirs, leurs regrets et leur amertume. L’exil en est ainsi le principe générateur et l’écriture dit la fuite et la rupture ; mais dans les deux cas, le retour prouve surtout aux voyageurs que leur place est désormais partout dans le monde.
Résumé autre langue
Voyage à Rodrigues and Les Désorientés are two types of books dealing with the return to the land of origin. In the first, Le Clézio follows in his grandfather's footsteps who spent his life looking for a treasure, buried by a corsair, in a lost islandin the Indian Ocean. While in the second book, Amine Maalouf's narrator goes back to his native land, summoned by his dying youth friend. The two books are kind of diaries where the narrators record their memories, regrets and bitterness. Thus, exile is the generative principle and writing is considered as a means of escapism and rupture; but in both cases, the return proves above all to the travellers that they belong from now on to anywhere in the world.
Thouraya BEN SALAH
Faculté des lettres de Sousse
BACHELARD, Gaston, La Terre et la rêverie du repos, Paris, José Corti, 1941.
EL BOUAZZAOUI, Mohamed, « Modalités de la fuite et de l’errance dans quelques textes de Jean-Marie Gustave Le Clézio », in Mohamed SEMLALI, Mohamed EL BOUAZZAOUI, Mohamed HICH-CHOU (dir.), Voyage, errance & exil. Parcours existentiels, Publications de l’université Sidi Mohamed Benabdellah de Fès, « Parcours existentiels », 2016, p. 43-54.
HICH-CHOU, Mohammed, « Les Désorientés d’Amin Maalouf entre exil et pays natal ou la fécondité des confluences », in Mohamed SEMLALI, Mohamed EL BOUAZZAOUI, Mohamed HICH-CHOU (dir.), Voyage, errance & exil, Parcours existentiels, Publications de l’université Sidi Mohamed Benabdellah de Fès, « Parcours existentiels », 2016, p. 55-66.
LE CLÉZIO, Jean-Marie Gustave, Voyage à Rodrigues, Paris, Gallimard, 1997.
—, Ailleurs, Paris, éd. Arléa, 1995.
MAALOUF, Amin, Les Désorientés, Paris, Grasset, 2012.
SASSINE, Antoine, « Entretien avec Amin Maalouf. L’homme a ses racines dans le ciel », Études francophones, Université de Louisiane, Lafayette, t. 14, vol. 2, 1999, p. 25-36.