Les expansions coloniales occidentales du XVIe siècle et des siècles suivants et le développement subséquent des agro-industries tropicales ont provoqué de nombreux déplacements de populations subalternes. Esclaves africains, malgaches et asiatiques, engagés européens et asiatiques ont traversé les mers dans le désespoir et l’épouvante. Ces périples marqués du sceau du malheur ont alimenté l’écriture romanesque contemporaine, de Le Clézio (La Quarantaine, 1995) à Amitav Gosh (Un Océan de pavots, 2010). Cette contribution étudie trois romans « créoles » où le déplacement vers les îles tropicales des Mascareignes ou des Antilles constitue un épisode crucial, voire un aboutissement.
Deux univers de voyage sont évoqués dans les romans de De Souza, Appanah et Confiant : la traversée de l’Océan Indien vers Maarech (Maurice) dans le cadre du coolie trade – ce grand mouvement de migration économique qui, entre 1835 et 1920, transporte plus d’un million d’Indiens depuis les ports de l’Inde, Bombay (l’actuel Mumbai), Calcutta (aujourd’hui Kolkata) et Madras (dorénavant Chennai), vers le monde entier – et un déplacement de « clandestins » chinois, au vingtième siècle, qui n’est pas sans rappeler le coolie trade chinois du XIXe. De Souza, l’auteur de Ceux que l’on jette à la mer, évoque indirectement les « boat people », mais ces clandestins n’appartiennent pas aux mouvements des années 80 du siècle dernier, même si aucune date n’est fournie dans le roman.
Dans ce qui suit, je rappellerai tout d’abord, la « créolité » des auteurs, les liens entre les univers romanesques décrits et les postures d’écriture de ces auteurs. Après avoir étudié l’errance que met en scène De Souza dans Ceux que l’on jette à la mer, j’essaierai de caractériser la façon contrastée dont Confiant et Appanah affrontent la traversée de kala pani (les eaux noires) par les coolies indiens du dix-neuvième siècle. Je souhaite analyser la mise en fiction des déplacements maritimes dans ces romans, à travers une étude des thématiques déployées et des énonciations adoptées.
Nathacha Appanah (née en 1973 à Maurice), Raphaël Confiant (né en 1951 à la Martinique) et Carl de Souza (né en 1949 à Maurice) peuvent être qualifiés d’écrivains « créoles ». La créolité de Confiant est fortement affirmée dans son Éloge de la créolité (Bernabé, Confiant, Chamoiseau, 1985). La « créolité » de ces auteurs se manifeste d’abord dans leur biographie. Ce sont des écrivains nés dans des îles, façonnées par l’esclavage et l’engagisme des coolies indiens et chinois (coolie trade). Ils sont directement issus de ces métissages, du multilinguisme et des confrontations interculturelles qui en procèdent. Ils ont vécu et vivent des récits et des pratiques culturelles et religieuses, produits de ces déplacements de population.
Les romans de ces écrivains s’inscrivent dans la créolisation, en tant que processus de genèse, de métissage et de changement, fondateurs des territoires créoles. Écrivains issus d’ancêtres qui ont effectué eux-mêmes ces traversées, Appanah, Confiant et De Souza, traitent de thématiques et de récits sans doute maintes fois évoqués autour d’eux. Le voyage en cale des esclaves, les traversées du coolie trade et les déplacements des clandestins se superposent et s’interpénètrent. La réminiscence du middle passage – « les cales du bateau négrier » – le déplacement princeps dans l’imaginaire insulaire créole – irrigue ces écrits. L’intérêt pour le passage les ancre fortement dans la créolité. Les clandestins chinois de De Souza voguent de la Mer de Chine vers Haïti, avec escale à Maurice, non désigné nominalement – car la destination est inconnue d’eux – où leur traversée et le roman s’achèvent. Les coolies de La Panse du chacal, embarqués sur le White Adder, font également escale à Maurice, dans leur déplacement vers les Antilles.
Toute traversée comprend au moins trois moments, susceptibles d’être thématisés dans la construction romanesque. Tout d’abord, il y a la pré-traversée, l’avant et son cortège d’intrigues. Un passé se dessine que la traversée se charge d’abolir mais également de magnifier. Cet avant mène, non sans péripéties, vers l’embarquement. Puis, vient la traversée, le périple ; dans les romans retenus, ce séjour sur le navire et son univers – du pont à la cale – est objet d’un travail fictionnel tout autant que les péripéties humaines du voyage et les dangers des océans. L’aboutissement de la traversée, c’est évidemment le port, nouvel objet narratif potentiel.
Les récits étudiés s’attardent tantôt sur « ceux du large » (Ananda Devi, 2017) aux prises avec la violence des éléments qui les broient, tantôt sur le navire et sa géographie labyrinthique, tantôt, enfin, sur les embarqués et leurs devenirs, ou sur ces trois thèmes à la fois. Chacun des textes retenus met en lumière des moments différents. Dans Ceux qu’on jette à la mer, De Souza aborde les destins individuels des migrants clandestins chinois, pris dans le huis clos du navire. Le voyage de Tian Sen et de ces compagnons est à la fois extraordinaire et banal. Il est décrit par De Souza à hauteur de conflits d’hommes. Ceux qu’on jette à la mer raconte de façon clinique l’affrontement qui se noue et se dénoue entre le narrateur Tian Sen et Yap, le chef de bord. Cette confrontation se déroule sur fond d’incidents extérieurs et intérieurs au navire, tout particulièrement d’une révolte-mutinerie. Appanah et Confiant traitent, eux, d’une migration collective d’où surgissent les personnages principaux de leur narration. La traversée de kala pani est un moment sacrilège. C’est également le moment fondateur de la geste des migrants indiens en route vers les colonies françaises et anglaises.
La citation suivante d’Ananda Devi dans Le Voile de Draupadi éclaire l’enjeu de cette traversée des eaux noires.
Ils avaient tous traversé le « kala pâni », l’eau noire de l’océan, et ils savaient qu’ils étaient déjà morts pour ceux de leur caste qui étaient demeurés en Inde, que le rituel des morts avait été célébré en leur nom. Leur seul recours était la prière. Mon grand-père récitait des versets de la Gita, et ils l’écoutaient, les yeux emplis d’un tumulte qui ne pouvait s’exprimer en paroles. S’appuyant les uns contre les autres, se forgeant des liens plus solides encore que ceux qui les avaient jadis liés à leurs familles et amis.
Au bout du voyage, bien qu’une dizaine de coolies fussent morts en route, et qu’ils fussent tous moralement et physiquement épuisés par la dysenterie et la malnutrition, ils se sentirent assez forts pour exiger d’être envoyés sur la même propriété. […] La peur d’une révolte incita les administrateurs à leur céder, et le « jahaji bhai » (les frères du bateau) furent casés sur la même propriété, celle de Constance-la-gaieté… […]. Ils traversèrent ensemble de nombreuses épreuves et des rites de passage. […]. Ils se réunissaient le soir et revivaient ce qui était devenu pour eux une véritable obsession : le voyage. Ils entendaient de nouveau la houle inquiète, le clapotis des vagues contre la coque, ils sentaient le balancement du navire et leur mal de mer, l’odeur de fiel et d’urine dans la cale, le paradis bleu du pont lors de leur sortie quotidienne pour quelques bouffées d’air1.
Appanah et Confiant adoptent des postures narratives différentes pour évoquer le passage de kala pani. Nathacha Appanah a recours à une feinte, en confiant au journal du médecin de bord anglais la chronique de la traversée maritime des coolies. Confiant, lui, dresse un mémorial à ces mêmes coolies et narre la geste des Indiens, dans ses dimensions épiques, voire mystiques.
Par rapport aux temps du voyage, Appanah et Confiant évoquent l’un et l’autre les destins de leurs personnages dans l’avant-traversée, mais chez Confiant, la fuite du personnage principal pour éviter de finir dans la panse du chacal est aussi déterminante que la traversée elle-même. L’arrivée au port et le tri des engagés ne sont pas évoqués dans La Panse du chacal. Dans Les Rochers de Poudre d’Or, l’arrivée des engagés à Maurice et son cortège de formalités assurent la transition entre la première et la seconde partie du roman.
Ceux qu’on jette à la mer raconte l’itinéraire de Tian Sen dit Ho Chan Hoy et de certains de ses compagnons de voyage dont Chin Kwet Pao et Mok Sen Hong, qui vont disparaître tragiquement au cours du périple, à bord du Ming Sing 23. Le récit se construit par imbrication de deux niveaux événementiels : les aléas et les aventures d’un voyage alimenté par les conflits avec le chef du bateau, Yap, avec les pirates How tao et les autorités consulaires chinoises lors d’une escale du bateau à Maurice, et le récit de l’errance intérieure de Tian Sen. Aventure maritime et itinéraire individuel sont intimement liés.
Tian Sen se déplace de la cale au pont, où la présence des clandestins est indésirable dans les premiers temps du voyage. Dès l’incipit (p. 7-8), le conflit se noue entre le chef de bord et les passagers, et s’inscrit dans la violence des coups.
Ils causent tous à la fois. Ça fait un vacarme épouvantable, si bien que le type trapu, aux cheveux gris coupés très court, celui qu’on appelle le chef, est descendu leur dire qu’il ne faut pas, de se tenir tranquilles, d’attendre au moins qu’on soit en plein mer. S’énerve et gueule très fort après nous, eux continuant de jaser, lui hurlant qu’on n’est qu’une bande de moins que rien qui n’ont d’autre choix que de la boucler. […] Finalement, quand il en a eu marre, le chef en a pris un au hasard par le col pour le gifler à toute volée. Il a dit, les mâchoires serrées, sans avoir besoin de crier et on savait que ça valait pour nous tous, il a dit sans même regarder celui qu’il tenait, il a dit qu’il le jetterait à l’eau, qu’il ne savait pas ce qui le retenait. […]2.
De cet ensemble indéterminé de clandestins, Tian Sen se détache :
Mais moi ça m’embête, je ne veux pas avoir à choisir entre les pattes dures et les gueules molles, je veux simplement me laisser mener à destination, sans encombre.
Vite arriver à Haïti, éviter les ennuis, ne parler à personne3.
Les conditions du voyage en cale, narrés par Tian Sen, sont sordides et indignes.
L’agitation est ininterrompue, les ronflements sont entrecoupés de plaintes. […] jamais la présence des autres n’était aussi oppressante, la crainte d’imposer la mienne aussi forte. La peur de me faire remarquer me ronge. D’être là : je dois continuellement repousser du genou ce voisin que je ne connais pas et qui assaille ma couche. Ils m’entendent marmonner, moi aussi, et du dedans de moi, à mon insu, doivent leur parvenir des gargouillis. Sous ma couverture, je contiens, malgré la chaleur, mon odeur pour qu’elle ne se balade pas trop. […] Je voudrais être parti seul4.
Dans son récit, De Souza oppose la masse informe qui gît dans la cale et les propos du narrateur, Tian Sen.
Le désordre et la crasse ont repris possession de la cale, on n’y peut rien. Le linge trempé pend aux cordes, on avance en se courbant sous des caresses dégoulinantes. […] Ça tangue si dur que les gens allant aux latrines sont emportés par leur élan et piétinent les autres affalés. Il y en a un en particulier qui est tombé malade aussitôt après le départ, et à qui, chacun à tour de rôle, doit porter à bouffer. Le type malade gémit dans ses accès de fièvre. Puis il se calme, et à demi assis, appuyé sur les coudes, nous dévisage, nous rendant responsable de son état5.
L’homodiégèse de Tian Sen constitue un élément énonciatif fondamental du discours narratif du texte :
J’ai honte de ce voyage, honte d’en faire partie, d’avoir quitté la ville pour crever ici, loin de vous avec des gens que je ne connais pas. La seule idée de me trouver ici m’écœure. Je ressasse ce voyage de misère en attendant la vague salutaire6.
La vie en cale produit les premiers malheurs – la disparition de Pao et de Mok Men Yin – ce qui conduit inéluctablement à la révolte et à l’affrontement entre Yap et Tian Sen, qui prend la parole.
Je hurlai sans retenue : Mok Men Yin ! Mok Men Yin ! en direction des petits points noirs. Vous l’avez jeté à l’eau, Mok men Yin ! Les autres rassemblés autour de la passerelle me regardaient gueuler dans le petit matin.
Je n’ai pas vu venir le coup. Yap me l’a porté avec autant l’intention de me faire taire et rentrer dans les rangs que celle de me défoncer la figure. Hors de lui, il s’est rué sur moi, il a dû me frapper encore, mais je n’ai rien senti tant je voulais lui faire mal moi aussi en criant le nom du type malade.
Je sais que des marins m’ont traîné jusqu’à la salle des machines où il y avait deux hommes qui travaillent tranquillement. Ils m’ont attaché à la tuyauterie, me brûlant les poignets et les chevilles. M’ont frappé encore, systématiquement, complétant l’œuvre de Yap pour bien sceller leur accord7.
À ce conflit entre Tian Sen et Yap, s’ajoute bientôt une mutinerie qui conduit les clandestins à la révolte. Le cuisinier Li Chun et le capitaine du navire, le capitaine Liu, sont tués. À l’escale de Maurice, au terme d’un affrontement entre Yap et Tian Sen (p. 203-205), le roman se clôt, sans issue :
Les démons de la mer de Chine ont fait irruption dans cette enclave d’eaux paisibles. La délégation de l’ambassade repartie, les gars n’ont pas quitté leur place dans la ligne attendant sans doute quelque nouvelle directive. Yap est là mais n’en donne pas, j’ai rompu les rangs pour aller vers lui et les autres me regardent d’où ils sont comme ils ne regardent pas depuis longtemps Celui-qui-parle-aux étoiles. Yap m’écoute gueuler à mon tour, hébété, sans m’interrompre. Moi aussi, j’écoute ma voix qui a remplacé celle des fonctionnaires, elle me plaît, alors, je crie de plus belle. […] Je veux partir, foutre le camp. Je le sens dans l’air chaud, dans les sirènes des navires. Je ne suis pas Hoy qui fait semblant de chercher du boulot, je ne ferai pas comme Fang Yang et Shu Mei. Je veux partir pour moi. Je crie, ne m’arrête plus de crier. […]
Je réclame notre liberté, Pao et Mok Men Yin plaident avec moi. Nous sommes d’irrémédiables déracinés, d’éternels réfugiés, la mer nous refoule, la terre ne sait pas nous retenir, nous sommes pris dans un ressac incessant, violent et silencieux, qui n’en finit pas de voler nos rêves. Notre chair est faite de nos espoirs et de nos craintes, mieux que notre bouche, elle dit qui nous sommes8.
Dans Ceux qu’on jette à la mer, nulle référence temporelle n’est fournie : pas de date, seulement une indication calendaire, l’année du cheval (1978 ou 1990, donc) – quelques références à la presse et aux boat people – les passagers du Ming 23 sont chinois et viennent de la Chine continentale. Ils ne ressemblent pas aux Vietnamiens, Laotiens et Cambodgiens des années 70 mais davantage à des migrants économiques qui se déplacent vers une destination insulaire, Haïti, elle-même point de départ de boat people.
Dans ce texte consacré aux péripéties maritimes de clandestins chinois, structuré par l’homodiégèse de Tian Sen, De Souza marque sa fiction de quelques références linguistiques (les vœux du Nouvel An chinois kung chi fat choy – puissiez-vous être riches – par exemple) et cite des patronymes chinois, notés sans recours à la graphie latine du pinyin (Ho Chan Hoy, Chin Kwet Pao, Mok Sen Hong, etc.). Les références à la Chine et au mode de vie chinois sont peu nombreuses.
La Panse du chacal de Raphaël Confiant est une fiction sur l’arrivée et l’inscription des coolies dans l’espace créole martiniquais. Dans ce déplacement, l’Inde, la traversée des Océans, et le voyage imaginaire de Vinesh, le héros du roman, vers l’Inde chaque soir, occupent une part importante, sinon centrale. Plusieurs chapitres du roman évoquent l’avant, le déplacement sur le territoire indien même. Un premier chapitre, « La marche des éléphants », présente la famille Dorassamy. Le fils de la famille, Adhiyâman, sera à l’origine d’une famille indo-martiniquaise, celle de Vinesh et Ganadin, héros du roman. Ce premier chapitre narre la ruine de la famille Dorassamy, des vaish (de caste intermédiaire, donc), et la disparition des parents Dorassamy dévorés par les chacals. Dans ce même chapitre, apparaît également la famille d’Anandam Vellayoudon, des shudras (de la caste des serviteurs, donc), dont la fille Devi est unie à Adhiyâman à l’occasion de la traversée.
Raphaël Confiant a recours à un récit de type légendaire pour raconter l’avant d’Adhiyamân en Inde, notamment sa fuite devant les chacals et le malheur.
Pour trouver son chemin, il se mit à suivre sans savoir pourquoi un troupeau d’éléphants qui avançait avec détermination, sans jamais s’octroyer la moindre halte, conduit par un mâle au pelage blanc qui resplendissait. Sur leur passage, les gens s’écartaient avec respect, certains affirmant que la horde se dirigeait sur la ville de Madras où elle piétinerait l’occupant anglais. On leur lançait des bouquets de lilas et des bougainvillées. On les aspergeait d’eau de mandja. Prenant Adhiyamân pour un saint homme, on joignait les mains à hauteur des yeux et on sollicitait sa grâce. […] À l’approche de Pondichéry, les éléphants se couchèrent au bord d’une rivière et ne se relevèrent plus. Ils dormirent ainsi plusieurs jours sans que le jeune homme eût le courage de les approcher. Puis un matin, l’éléphant blanc barrit une ultime fois et rendit l’âme. Adhiyamân comprit qu’il y avait beau temps que tous les autres s’étaient réincarnés. Il arriva aux portes de la ville dont l’air était chargé d’embruns9.
Confiant évoque les conflits de caste en Inde, pays de départ des engagés indiens, et l’érosion des distinctions de caste dans le processus de créolisation (Claveyrolas, 2015) et la recherche des alliances dans la migration.
Adhiyamân médita jusqu’au milieu de la nuit, puis, s’approchant avec précaution du grabat sur lequel Anandam ne dormait que d’un œil, lui donna son accord. Celui-ci réveilla toute la famille, fit quérir un prêtre auquel il versa ses maigres économies. Le saint homme déchiffra l’horoscope des nouveaux mariés et n’y vit que promesses de félicité. Puis les voisins se délectèrent des galettes de millet et des gourdes d’arak qu’Anandam avait réservés de longue date, pour la cérémonie. Après lui avoir passé le tali autour du cou, cordelette symbole d’alliance, Adhiyamân s’allongea aux côtés de Devi jusqu’au matin sans oser la toucher. Elle se blottit contre lui et son souffle chaud l’enchanta au point qu’il ne trouva pas le sommeil. Il songea à ses parents qui, à n’en point douter, se seraient récriés, tout plein de bonté qu’ils fussent, devant une union aussi contre nature. Qui eût dit que lui Adhiyamân Dorassamy, fils d’un des plus riches manufacturiers de la ville de Madurai, aurait ainsi bravé les interdits ancestraux ?10
Deux autres chapitres abordent le périple maritime, « la traversée de la Mer de feu » et « la traversée de la Mer des Ténèbres » ; les titres des chapitres confèrent un caractère épique au déplacement des migrants. « La traversée de la Mer de feu », évoque la vie en cale et sur le pont, les tempêtes et les querelles de caste. Le père de Devi, à l’instar d’autres passagers, meurt pendant le voyage, sa veuve descend à Maurice et, au paroxysme de la tempête, Devi et Adhiyâman, les jeunes mariés, font l’amour pour la première fois. « La traversée de la Mer des Ténèbres » déploie l’indianité des migrants et permet à Adhiyâman de s’installer en tant qu’intercesseur (pujari ou poussari) entre les divinités et les voyageurs.
Devi sortant de son état de prostration, dit à son mari :
Ce que t’a donné mon père, il est temps de t’en servir… » […] Adhiyamân chercha dans son maigre paquetage l’ultime cadeau de son beau-père. Quelle ne fut sa surprise de découvrir qu’il ne contenait que de la terre ! Entre ses doigts fébriles qui cherchaient à le détacher, il sentit craquer ce qui devait être de la paille, à moins que ce ne fût du papier journal froissé. Son incrédulité fut à son comble lorsqu’il y découvrit une petite branche de manguier, une toute petite branche surmontée de trois feuilles qui étaient devenues sèches et cassantes. Le manguier, l’arbre sacrificiel, l’arbre sacré de kali et de Mahabil ! Celui qui, lorsqu’on le brûle, embaume les divinités jusqu’à les enivrer tant est subtil le parfum qu’il dégage, tant est légère la fumée qui en émane !
Adhiyamân, passant outre cette fois-ci à l’opposition du quartier-maître Henderson s’improvisa poussari, intercesseur entre les hommes et les immortels. Il posa la branche de manguier au centre de l’entrepont et l’alluma à l’aide d’un peu d’amadou après avoir longuement prié la déesse Mariémen, l’implorant de mettre fin à l’épidémie11.
Dans la construction romanesque de Confiant, il faut retenir tout d’abord une volonté quasi-ethnographique de restituer avec force détails l’univers des coolies : les croyances musulmanes et hindoues, la religiosité, et les conflits des castes provoqués par l’émigration. Il marque aussi sa volonté de décrire la souffrance, la maladie, la dureté et l’effroi de la traversée, amplifiée par la mise en scène de la tempête en mer. Davantage que chez De Souza, le recours à des éléments linguistiques (des citations en tamoul) et aux noms propres (Dorassamy, Vellayoudon etc.) témoigne d’une volonté de fidélité aux engagés indiens, à la richesse et à la diversité de leur culture.
Dans Les Rochers de Poudre d’Or, Nathacha Appanah commence son récit en Inde. Un narrateur extérieur raconte les mésaventures qui conduisent les quatre personnages du récit, dont l’un mourra durant la traversée, vers la mestry Roopaye, celle qui organise le placement des candidats à l’immigration sur les bateaux.
Par la suite, Nathacha Appanah décrit le périple, ses souffrances et ses morts à partir d’extraits du journal de bord du médecin anglais du navire, personnage alcoolique et raciste qui joue un rôle clé dans cette partie du roman. Il s’agit d’une forme particulière d’homodiégèse, liée à la tenue d’un journal de bord. Les feuillets du journal sont datés ; ce qui situe le déplacement vers Maurice au plus fort du coolie trade vers cette île. Cette feinte narrative permet d’évoquer les souffrances, les violences, les morts de la traversée d’un point de vue externe à l’écrivain. Ce dispositif narratif attribue au seul Grant, le médecin de bord (dont le nom n’apparaît que très tardivement contrairement aux autres protagonistes blancs : Devon, l’assistant, William, le capitaine, etc.), le racisme et la violence exercés à l’égard des Indiens. C’est lui, également, qui tente de violer Ganga, l’héroïne du roman, avant de se suicider.
23 avril 1892, Atlas, port de Calcutta
Me voici encore sur un maudit bateau chanci pour deux mois de mer. J’ai pris mes quartiers tôt ce matin, avant que la chaleur de Calcutta et l’odeur de cette ville, où les morts sont plus nombreux que les vivants, réveillent les mouches. […] Je n’ai apporté qu’un seul livre, le même à chacun de mes voyages : La Tempête de Shakespeare. Sur un bateau, en direction des îles, en compagnie de fous, il n’y a rien de plus, comment dire, approprié 12.
25 avril
L’Atlas vogue vers le port de Madras et la mer est plate comme une feuille de papier. Jusqu’à l’horizon, c’est un bleu sombre et calme qui nous aspire et les derniers goélands nous ont quittés pas plus tard que ce matin. Si seulement tout le monde pouvait se réjouir de ces conditions idéales ! Ce serait trop demander à ces incultes qui ont peur de l’eau comme de l’enfer ! Le kala pani, ils l’appellent ! Le capitaine m’a dit que, pour les Indiens, traverser l’océan équivalait à perdre sa caste et à renaître sous forme d’insectes. Selon lui, des histoires circulent sur les Indiens engloutis par l’océan, brûlés ou enlevés par des âmes maléfiques qui croupissent sous l’eau !13.
Cette pseudo-diégèse permet d’alterner entre le « je » du scripteur du journal et le « nous » de l’équipage.
Le vieux est mort dans la nuit. Nous avons balancé son corps tôt ce matin, tandis que nous étions battus par les vagues et que le bateau bondissait et claquait sur la mer. William nous a offert un whisky que nous avons avalé cul sec. Le ciel semble s’être ouvert sur nous, déversant des murs de pluie et excitant les vagues. Durant mes quatre voyages, j’ai vu balancer des dizaines de corps par-dessus bord, des enfants, des femmes, des nouveau-nés… mais jamais je n’oublierai ce que j’ai vu cette nuit. […]
J’ai pris la lampe à pétrole de Devon et j’ai descendu les marches glissantes. J’ai posé le pied sur quelque chose qui s’est dérobé en couinant. J’ai pensé aux rats et mon cœur s’est emballé. Je ne pouvais avancer, mes pieds butaient contre d’autres choses molles qui reculaient. Des corps, je crois.
Je percevais des murmures parfois, mais la plupart du temps, c’était la mer qui battait les côtés du bateau. […] Ce que j’ai vu en premier, ce sont les yeux. On m’a souvent dit que les yeux de chauve-souris étaient les plus terrifiants au monde. Non. Je peux vous dire que les plus terribles au monde, ce sont ces regards-là. […]
Les Indiens n’étaient pas entassés. Ils étaient les uns sur les autres en grappes. La cale sentait le corps rance, la pisse, la crasse. J’ai pensé que si la misère devait avoir une odeur, ce serait celle-là. […] J’ai éclairé devant moi et je l’ai vu, là, dans un coin. Il suppurait. Comme un corps en décomposition. Son dhoti était collé à sa peau et sa bouche était déjà grande ouverte. A côté de lui se tenaient deux hommes. J’ai reconnu Sainam et celui qui avait pleuré à Calcutta, Lall je crois. Sainam a dit, en anglais : « Not dead ». […]
La pluie dévalait l’escalier de la cale mais je tenais à ce qu’on garde la porte ouverte. L’odeur me rentrait par les pores, je sentais les yeux me rentrer dans le dos et là, devant moi, se tenait cette chose. La plainte des deux Indiens fut entonnée par le reste des indigènes ; Ram Nam Satya Hai. Ram Nam Satya hai. Ram Nam Satya Hai.
J’avais déjà entendu cette incantation funèbre à Bénarès l’année dernière au cours d’une visite au Gange. Les hommes chantent ça avant de hisser les corps sur le bûcher14.
Dans l’univers fictionnel d’Appanah, les mêmes éléments sont mis en récit que chez De Souza et Confiant : la dureté et la cruauté de la traversée ; les souffrances et la mort. Chez Appanah, la fiction du « journal de bord » cité permet d’attribuer à un tiers, sorte de héros négatif, l’essentiel des jugements dépréciatifs sur les coolies embarqués.
Comme chez Confiant, on notera le recours à des éléments linguistiques (des citations en hindi, une invocation du nom de Rama qui accompagne les cortèges funéraires Ram Nam Satya Hai – le nom du Seigneur Rama est la vérité), à la phonie et à la sémantique des noms propres (Ganga, Badri, etc.). Pourtant, le récit d’Appanah, contrairement à celui de Confiant, ne cherche pas à restituer l’univers des engagés. Le souci ethnographique de Confiant semble lui être propre, y compris si l’on compare son roman à ceux d’Amitav Gosh (2010) et d’Unnuth (2001).
Un engagé indien du XIXe et un clandestin chinois du XXe siècle entreprennent des voyages centrifuges différents lorsqu’ils se lancent dans leur aventure. La traversée de kala pani n’est pas le passage de la Mer de Chine vers l’Océan Indien. Dans les romans étudiés, on pourra opposer la transgression collective de la traversée des eaux noires à l’errance individuelle du clandestin chinois au sein d’un collectif, où il est plus ou moins toléré. Pourtant, ces textes abordent ces périples maritimes de façon proche. La mer est là, toujours menaçante. L’espace confiné des navires exacerbe la violence des hommes, violence qui se retourne contre les subalternes. De Souza, Appanah et Confiant insistent sur le cortège de malades et de morts qui accompagne ces déplacements. En dépit de différences dans les stratégies narratives déployées, et dans les épisodes narrés, ces voyages sont unis par un même sentiment de fatalité et d’impuissance du voyageur devant le sort qui lui est réservé, même quand il se révolte.
De Souza, Appanah et Confiant développent une écriture polyphonique où homodiégèse et narration extradiégétique se répondent. Pour rendre compte de l’altérité des populations d’engagés et de clandestins, ils convoquent les langues, les noms, et les rites religieux de ces groupes humains. Ils construisent un univers référentiel marqué par la créolisation en cours, à base de citations linguistiques et de noms propres. Tout cela est fort bien illustré par l’épisode de l’escapade des clandestins du Ming 23 à Port-Louis, Maurice, dans le roman de De Souza. Des sinophones descendus à terre se font interpeller en créole en tant que « trente-deux », terme de l’argot créole mauricien pour désigner les Chinois, par un Cantonais installé dans l’île depuis quelques temps déjà, et ne comprennent pas les propos qui leur sont adressés.
En dépit d’identités thématiques, les dispositifs d’écriture des romans divergent. Alors que Ceux qu’on jette à la mer s’inscrit principalement dans une perspective homo-diégétique – Tian Sen étant acteur et témoin –, les romans de Confiant et d’Appanah font des choix de narration plus complexes, même si le projet de l’un et de l’autre est une forme de magnification des coolies. Confiant recrée une Inde en miniature sur le bateau, traversée par des conflits de croyance et de caste. Le passage de la cale au pont du bateau constitue un espace de rédemption pour les engagés indiens, assistés de leurs divinités hindoues et musulmanes. Appanah attribue la charge de la narration au médecin de bord anglais, alcoolique et hystérique, ce qui permet d’attribuer à un tiers européen les propos haineux tenus contre les coolies.
Les écrivains « créoles » ancrent nettement les traversées qu’ils racontent dans la dynamique des territoires créoles. Ils montrent la singularité de ces mouvements de population dans l’histoire des îles à sucre. Ces voyages centrifuges douloureux sont aussi promesses de créolisation. Alors que Chamoiseau (2017) affirme que « les migrances sont une des forces de la Relation. Elles ne sauraient manquer à la santé relationnelle du monde », les trois romans étudiés montrent la somme de souffrances que représentent les migrations, même si la créolisation, dans sa dimension relationnelle, conduit à un certain apaisement.
[1] Ananda DEVI, Le voile de Draupadi, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 47.
[2] Carl DE SOUZA, Ceux qu’on jette à la mer, Paris, Éditions de l’Olivier, 2001, p. 7-8.
[3] Loc. cit.
[4] C. DE SOUZA, Ceux qu’on jette à la mer, p. 11.
[5] Ibid., p. 46.
[6] Ibid., p. 46.
[7] Ibid., p. 62-63.
[8] Ibid., p. 203-205.
[9] Raphaël CONFIANT, La Panse du chacal, Paris, Mercure de France, 2004, p. 50.
[10] Ibid., p. 60.
[11] Ibid., p. 186.
[12] Nathacha APPANAH, Les Rochers de Poudre d’Or, Paris, Gallimard, 2003, p. 77.
[13] Ibid., p. 81.
[14] Ibid., p. 105-107.
Résumé
Cette contribution étudie le mode de narration retenu par trois écrivains créoles pour évoquer la traversée des océans par des engagés indiens et des clandestins chinois en direction des îles créoles de l’océan Indien et des Caraïbes. On tente de montrer le lien entre la créolité des écrivains et la façon dont leurs textes abordent la narration de ces périples douloureux. On s’intéresse essentiellement aux thématiques et aux énonciations qui organisent les textes. Les parcours romanesques sont à lire à la lumière de la créolisation comme procès de transformation.
Abstract
This contribution examines the narrative mode used by three Creole writers to evoke the crossing of the oceans by Indian indentured labour and Chinese illegal immigrants on their way to the Creole islands of the Indian Ocean and the Caribbean. An attempt is made to show the link between the creoleness of the writers and the way in which their texts approach these painful journeys. The themes and enunciations that organize the texts are analyzed. The journeys narrated must be appraised in light of creolization as a process of change.
Des écrivains « créoles » et la traversée des mers
L’errance des « boat people » (De Souza)
Vers la révolte et la mutinerie
La traversée de kala pani : la geste des coolies (Confiant)
Un regard blanc sur les coolies (Appanah)
Raconter le coolie trade et les boat people en contexte de créolisation
Georges Daniel VÉRONIQUE
Aix-Marseille Université, Laboratoire Langage et Parole
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