Dans un article écrit en 19491, Adorno aborde la question de la poésie après Auschwitz. Neutralisée et refaçonnée, donc dépouillée du sel de la vérité, la culture est devenue, dit-il, une camelote inutile, superflue. Pire, selon lui, écrire un poème après Auschwitz est barbare : il explique ainsi pour quelles raisons il est devenu impossible d’écrire des poèmes.
Et aujourd’hui ? À quoi sert d’écrire dans ce monde qui brûle par suite du réchauffement climatique, du déchaînement de l’exploitation, de la marchandisation de tout ce qui est vivant, par la généralisation du militarisme, par la capacité de destruction et de contrôle des nouvelles technologies, utilisées sans pitié, tous les jours, toutes les minutes ? Parler de quoi ? De la mobilité constante, qui est devenue le seul moyen de survie pour la moitié de la planète ? Parler à qui ? À des populations qui se déplacent ? Qui fuient ? Qui se déchirent ? Et pourquoi la sociologie des mobilités ? Si l’esprit critique n’est pas en mesure de tenir tête à la réification absolue, tant qu’il s’enferme dans une contemplation qui se suffit à elle-même, pourquoi expliquer ou écrire la déchirure ? Maintenant, y a-t-il un sens à réfléchir à la façon dont on décrit l’horreur ?
Ces questions prennent plus de sens quand vous vous trouvez soudain dans l’horreur, quand on vous a coupé brusquement de votre espace et quand vous saignez de la déchirure. Au sens de l’écriture s’ajoute la possibilité de le faire. Comment continuer à écrire quand la valise devient de plus en plus lourde ? Comment parvient-on à continuer à se concentrer, à écrire, quand on est en exil ? D’autant plus quand tu es poursuivie ? Menacée sans cesse de mort ? Quand ta famille est menacée aussi ? En exil, tu n’emportes pas que tes savoirs, mais aussi ton traumatisme et tes soucis. Les séquelles des tortures, des menaces. Moi j’ai emporté les images de 38 amis morts devant moi en prison, les séquelles de la grève de la faim que j’ai poursuivie pendant 28 jours. Ces séquelles s’ouvrent en exil et saignent.
Mais est-il impossible d’arrêter cette terrible douleur ? Quand on t’a montré l’horreur, ne peux-tu plus continuer ?
Quand j’ai dû quitter soudain Istanbul, j’ai bien appris que le déplacement de ses habitants fait voyager également l’espace qui se reconfigure dans la mobilité, et que le déplacement sans préparation provoque une déchirure. Dans le chemin de l’exil, Istanbul m’a suivie. Mais pas comme une valise : elle saignait en moi. La déchirure était violente.
À cette période-là, j’ai entendu à la radio les correspondances d’écrivains allemands exilés dans les années 1940. Surtout celles entre Stefan Zweig et d’autres. Ils disaient qu’après tout ce qui s’était passé, l’écriture avait perdu son sens... Ils se sont suicidés. Je me souviens… J’ai tout arrêté, je suis restée, un bon moment, assise par terre… avec tout mon respect pour eux, j’ai répété la fameuse phrase d’Antonio Gramsci : « Il faut allier le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté »2. J’ai pris en main ma volonté et je me suis dit : « ils n’arriveront pas à te voler ni ton sourire ni tes capacités ». Avant de me tourner vers les nouveaux espaces, j’ai touché à ce qui souffrait. J’ai soigné la déchirure par l’écriture, je l’ai reconstruite à travers La Maison du Bosphore3. Après sa publication, dans les critiques, j’ai lu plusieurs fois cette phrase : « Istanbul est un des principaux personnages de La Maison du Bosphore ». Oui, car avec ce roman j’avais fait exprimer l’espace qui était en moi : ma partie dont je n’entendais plus la voix. En écrivant j’ai réappris à l’écouter. C’est ainsi qu’à l’autre bout du monde, j’ai trouvé mon Istanbul, je l’ai vu, entendu ; j’ai même cultivé une utopie dans ses rues. Écrire un roman qui se passe à Istanbul et sa publication dans cet espace d’où j’ai été chassée, m’a transformée en pluie qui traverse les nuages pour tomber sur le vieux cimetière et nourrir ceux et celles qui y sont toujours vivants. Avec mes mots je me suis mise à arroser les petites graines qui attendent.
Et après ? L’autre partie qui est restée loin et qui ne peut pas se transformer en pluie ? Elle coule sur d’autres espaces. Oui, elle trouve son chemin. Mais avec un vertige.
Lorsque l’étranger débarque dans un nouveau monde, il faut qu’il soit accepté ou toléré par le nouveau groupe. Le modèle culturel du nouveau groupe n’est pas un refuge mais un pays aventureux, non quelque chose d’entendu mais un sujet d’investigation à questionner non un outil pour débrouiller les situations problématiques et difficile à dominer. […] [A]u cours de sa phase de transition, l’étranger ne considère pas du tout ce modèle comme un asile protecteur mais bien plutôt comme un labyrinthe dans lequel il a perdu tout sens de l’orientation4.
C’est ce qu’avait dit Alfred Schütz, à partir de son expérience d’exil.
Comment peut-on écrire dans ce labyrinthe ?
J’ai compris en arrivant en France que la maîtrise de la langue ne suffit pas, n’apporte pas la connaissance des repères qui se construisent par les relations, la maîtrise de l’espace et du contexte. Je parle d’une maîtrise pratique, vivante, qui passe par le corps. On apprend en faisant. J’essaie d’apprendre à couler en coulant. Je ne saisis toujours pas les directions de tous les vents. Je ne me suis pas habituée encore à ma nouvelle voile pour gagner mon cap. Je tiens le gouvernail… mais ce n’est pas facile. Car quand l’expérience rend obsolètes les théories et les métaphores, votre langue est nouée. Pour continuer à parler, vous lisez, vous lisez, pour apprendre, pour comprendre ce qui se passe. Comment les écrivains ou les scientifiques ont-ils décrit cette situation ? Qu’ont-ils ou qu’ont-elles proposé ?
Je suis à l’Université poussée par cette curiosité. Pour comprendre les multiples formes de déplacement et de déchirure, pour produire des savoirs sur les configurations de rapports de pouvoir mis en jeu par la mobilité. Car cette expérience n’a pas modifié seulement mon écriture, mes expressions littéraires et sociologiques mais elle a aussi transformé mon regard, ma lecture, mes analyses, mes sources d’influence théoriques et artistiques. Je me suis dit que la sociologie, chasseur de mythes d’après Norbert Elias5, est la fin des grands récits, la fin des impasses. Et la curiosité se transforme en énergie vitale.
D’ailleurs, n’était-ce pas aussi Adorno qui disait, dans ses articles plus nuancés dans les années 60, que le manque de culture et de réflexion montre la victoire de la barbarie ?6
C’est sûr, rien ne sera comme avant. Oui, mais c’est bien de changer !
[1] Theodor W. ADORNO, « Critique de la culture et société » (1949), Geneviève Rochlitz, Rainer Rochlitz (trad.), repris dans le recueil Prismes, Paris, Payot, 2003, p. 7-23.
[2] Antonio GRAMSCI, Lettre à son frère Carlo écrite en prison, 19 décembre 1929.
[3] Pinar SELEK, La Maison du Bosphore, Paris, Liana Levi, 2014.
[4] Alfred SCHÜTZ, L’Étranger, Bruce BÉGOUT (trad.), Paris, Allia, 2003, p. 35-38.
[5] Norbert ELIAS, Qu’est-ce que la sociologie ?, Paris, Éditions de l’aube, 1991.
[6] Correspondance Adorno-Benjamin, 1928-1940, Philippe IVERNEL (trad.), Paris, éd. La fabrique, 2002.
Résumé
Le discours scientifique décrit l’exil de façon théorique ; mais l’expérience personnelle modifie cette perception et l’écriture qui s’en fait l’écho.
Abstract
Scientific discourse describes exile in a theoretical way; but personal experience modifies this perception and the writing that is the result of it.
Pinar SELEK
Université Côte d’Azur, URMIS
ADORNO, Theodor W., BENJAMIN, Walter, Correspondance Adorno-Benjamin, 1928-1940, Philippe IVERNEL (trad.), Paris, Édition La fabrique, 2002.
ADORNO, Theodor W., « Critique de la culture et société » (1949), Geneviève et Rainer Rochlitz (trad.), in Prismes, Paris, Payot, 2003, p. 7-23.
ELIAS, Norbert, Qu’est-ce que la sociologie ?, Paris, Éditions de l’aube, 1991.
SCHÜTZ, Alfred, L’Étranger, Bruce BÉGOUT (trad.), Paris, Allia, 2003.