Le prosimètre est une forme d’expression hybride qui joue sur la polarité de la prose et de la poésie, mêle prose et poésie, mélange donc deux types d’énonciation. Il connaît un regain de vigueur dans la littérature comique et satirique à la fin du XVIe siècle. Or le jésuite François Garasse, pamphlétaire redoutable au début du XVIIe siècle, met cette forme d’écriture satirique au service de la Compagnie de Jésus en guerre contre les protestants, les gallicans et les libertins, bref contre tous ceux qui remettent en question l’orthodoxie catholique.
Garasse écrit à une époque qui est marquée par une vogue sans précédent de la littérature satirique sous toutes ses formes. La violence des guerres civiles a durablement laissé son empreinte dans les esprits et les comportements. Mathurin Régnier connaît un grand succès avec ses grandes satires sur le modèle horatien tandis que Sigogne, Pierre Motin et Berthelot lâchent la bride à leur inspiration comique dans de nombreux recueils de poésies libres et obscènes comme Le Cabinet satyrique. Le roman comique connaît aussi un âge d’or.
Cette verve, sous le signe de l’agressivité burlesque, touche la prédication et la controverse religieuses. Certains hommes d’Église font preuve dans leurs sermons d’un goût pour le sarcasme et la gausserie qui ne le cède en rien à celui des poètes satiriques. Quant aux polémistes mandatés par leur congrégation, ils utilisent, ad majorem gloriam Dei, les armes de la polémique profane qui ont montré leur efficacité. C’est le cas par exemple de Louis Richeome, jésuite à la plume acérée, qui mélange les rappels de la dogmatique chrétienne avec des passages de pure satire1. Le Père Garasse ne se contente pas dans ses pamphlets de donner à sa prose des inflexions comiques ou réalistes, il met à contribution la forme versifiée pour donner à ses attaques une plus grande efficacité. Le décrochement en vers inséré dans la prose n’est pas seulement ornemental, il participe pleinement à l’effet oratoire. L’ensemble constitue un « objet hybride », une « forme mixte »2, qui illustre, sur un mode comique et satirique, le genre du prosimètre.
Après avoir dans un premier temps posé les bases de ce qu’on pourrait appeler une poétique du pamphlet prosimétrique chez Garasse, nous examinerons sa pratique burlesque de cette forme d’expression avant de mettre en évidence ses caractéristiques principales : mimétisme, hybridation, transgression.
Le père François Garasse est, au début du XVIIe siècle, l’un des pamphlétaires les plus actifs au service de la Compagnie de Jésus. C’est un combattant, un gladiateur : la métaphore guerrière est omniprésente dans son œuvre. Il attaqua d’abord le magistrat gallican Louis Servin3, puis le pasteur Pierre Du Moulin4, l’un des plus éminents théologiens réformés. Il connut une certaine notoriété, dans les années 1620, lorsqu’il dénigra férocement l’historien gallican Étienne Pasquier, puis le poète libertin Théophile de Viau. Les Recherches des Recherches5 et La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, ou prétendus tels6 sont deux pamphlets énormes qui amalgament sans discernement des argumentations douteuses, des invectives calomnieuses et des fantasmes personnels. D’un tempérament violent, au service d’une foi intransigeante, il hérite du zèle frénétique des partisans de la Ligue en sorte qu’on n’est pas étonné de trouver, sur la page de titre de La Doctrine curieuse, une gravure représentant Judith tenant la tête tranchée d’Holopherne.
Son combat, il le mène principalement grâce à la bouffonnerie et à l’ironie. Il exhibe en effet un réel talent comique, une faconde étourdissante et une verve comique intarissable. Cet exalté, ce « sycophante en soutane »7, ce « suppôt de mardi gras »8, nourrit sa verve naturelle avec des auteurs comiques qu’il ne se prive pas néanmoins de condamner : principalement Lucien, Rabelais et Régnier. En cela, il se montre un jésuite ancré dans le siècle et sachant mettre habilement les techniques d’expression mondaines au service de la cause chrétienne.
Mathurin Régnier est le poète satirique le plus célèbre au temps d’Henri IV et de Marie de Médicis. Garasse lui voue une grande admiration : « En vers Satyriques qui s’approchent de l’Epique, nous avons recogneu par l’essay du Sieur Raynier, que non seulement nostre langue estoit capable d’egaler les Latins […] mais de les surmonter et de leur faire honte »9. Dès 1617, dans Le Banquet des Sages, Garasse explique le plaisir que lui causent les « plaisantes boutades de Renier » : « Les inventions en sont fort naifves, la locution nette, les conceptions aigues »10.
Ce qui plaît à Garasse dans les Satyres, c’est leur caractère naïf et mordant11. La naïveté est la qualité principale que les lecteurs du XVIIe siècle reconnaîtront aux œuvres du poète chartrain. Est naïf ce qui est naturel, sincère, ressemblant, ce « qui représente bien la chose telle qu’elle est »12, ce qui décrit le réel d’une façon si vivante et si pittoresque qu’on a l’impression d’assister soi-même aux scènes représentées13. Cette imitation vivante du réel fait de la satire un miroir des mœurs. Quant au caractère mordant, il ressortit à l’essence même du genre satirique tel que l’appréhendent les grands modèles romains14, mais aussi tel que le définissent les critiques du XVIe et du XVIIe siècle15. Par « mordant », Garasse entend la concision acérée du bon mot satirique, accentuée par l’armature de l’alexandrin, mais aussi la vigueur de l’expression savoureuse et imagée qui fait mouche. Pour les humanistes, l’une des vertus de l’écriture en vers est de concentrer l’effet littéraire, de rendre la parole plus efficace et ainsi de mieux se fixer dans la mémoire : « comme disoit Cleantes, écrit Montaigne, tout ainsi que la voix, contrainte dans l’étroit canal d’une trompette, sort plus aiguë et plus forte, ainsi me semble il que la sentence, pressée aux pieds nombreux de la poësie, s’eslance bien plus brusquement et me fiert d’une plus vive secousse »16. Cette mordacité des vers de Régnier, que Garasse fait sienne, doit contribuer à l’écrasement de l’adversaire. Les grands satiriques en effet « n’assennent coup qui ne porte : toutes leurs paroles sont autant de massues pour assomer le vice »17. Garasse cherche avant tout à donner à ses invectives une puissance expressive et perlocutoire qui terrasse l’adversaire.
Le prosimètre est une forme d’écriture fréquente au tournant des XVIe et XVIIe siècles dans les libelles. Le genre de la satire ménippée, avatar de la satura au sens large, connaît alors un regain de faveur18. Un groupe d’humanistes donne carrément le titre de Satyre ménippée à un pamphlet anti-ligueur qui défend le programme d’apaisement et de modération du parti des Politiques qui soutient la prise de pouvoir par Henri IV. Les auteurs décrivent ainsi leur conception de la satire : « le mot satyre ne signifie pas seulement un poëme de mesdisance pour reprendre les vices publics ou particuliers de quelqu’un, comme celles de Lucilius, Horace, Juvénal et Perse, mais aussy toute sorte d’escrits remplis de diverses choses et de divers arguments, meslez de prose et de vers entrelardez comme entremets de langues de bœuf salées »19. C’est ainsi que Garasse conçoit le prosimètre satirique.
Il est lui-même l’auteur de trois pamphlets prosimétriques contre ceux qui accusaient les jésuites d’avoir commandité l’assassinat d’Henri IV : les vers qui alternent avec les passages en prose sont du cru de l’auteur20. Même si la prose domine dans ses œuvres ultérieures, la poésie intervient souvent en renfort de ses argumentations et de ses invectives.
La présence de vers dans un texte polémique apparaît comme un agrément d’humaniste et comme un moyen de rendre la critique plus acérée. Garasse, qui a pleinement conscience de ces effets, sollicite ainsi de manière très diverse les Satyres de Régnier en fonction de son intention critique.
Elles peuvent d’abord lui fournir des exemples qui lui permettent de rendre sa démonstration plus énergique et plus plaisante. Des protestations de foi catholique, accompagnées d’une nostalgie ostentatoire du passé, lui semblent ainsi l’une des tactiques préférées de Théophile de Viau et des libertins : cette tactique permet d’échapper aux foudres de l’Église, tout en procurant un alibi pour mieux critiquer le temps présent. Garasse expose sa critique, puis, afin de la rendre encore plus percutante, il cite un passage de la Satyre IX de Régnier pour illustrer ce libertinage qui ne veut pas dire son nom :
Et pour se purger du soupçon d’hérésie, [le libertin] adjoutera, avec un geste et une voix asseurée, Je dis cecy, non que je sente l’Huguenot, car je suis plus Catholique que le Pape, mais je suis bon Francois.
Pour moy les Huguenots pourront faire miracles
Ressusciter les morts, rendre de vrays oracles
Que je ne pourrois pas croire à leur autorité
En toute opinion je fuis la nouveauté
Aussi doit-on plutost imiter nos vieux peres
Que suivre des nouveaux les nouvelles chimeres.
Mais je me souviens (dira-t-il) que du temps de mon enfance, nos peres estoient bien meilleurs que nous, qu’il y avoit plus de pieté, plus de franchise, plus de naïfveté Gauloise, aussi n’avoit-on pas veu encores tant de Capucins, tant de Moynes, ny tant de Jesuites. Voyla les discours ordinaires d’un Libertin21.
Garasse, lui-même poète, va même, emporté par la véhémence de la polémique et les outrances de la mauvaise foi, jusqu’à déformer les vers de Régnier en fonction des besoins de sa démonstration. Il aime parler de poésie au point de prendre la défense de Ronsard contre certains libertins qui critiquent sa prolixité :
[…] et pour les reprehensions de nos grises mines, je leur responds ce que le sieur Regnier respondit aux mespriseurs de Desportes son oncle.
Or Rapin quant à moy je n’ay point tant d’esprit
Je vay le grand chemin que mon oncle m’apprit,
Laissant là ces Docteurs, que les pintes instruisent
Dedans les cabarets…22.
Régnier avait écrit : « Laissant là ces docteurs que les Muses instruisent/ En des arts tout nouveaux »23. Garasse s’efforce constamment dans son pamphlet contre les libertins de les faire passer pour des ivrognes et des piliers de cabaret.
Le pamphlétaire sait exploiter la force concentrée des alexandrins pour conclure une période par un trait mordant :
Il est vray que nos beaux esprits pretendus ont souvent en bouche ce beau mot de Destin, de Destinée, de Fatalité, de bonne Fortune, de leur Sort, de leur bon ou mauvais Genie, mais qui les voudroit mettre à la gesne pour les faire confesser ce qu’ils entendent par ces paroles, je m’asseure qu’on tireroit plustost de la cervelle d’une enclume : et partant sans m’amuser à leurs resveries, ou bien :
A vouloir mettre enchere aux sottises du monde,
Ou gloser les humeurs de Dame Fredegonde,
Je diray librement mon advis en deux mots
C’est qu’entre eux la plus part sont habillés en sots24.
Les vers de celui qu’il appelle amicalement « notre Satyrique » permettent de reprendre la même idée sous une forme plus frappante et imagée, de donner à l’indignation la forme brillante d’une pointe :
Or pour toute réponse je diray à nos Atheistes, que s’ils font difficulté de croire ce qui est raconté de la vie et des corps de nos ancestres, je fais encore plus de difficulté à croire ce qu’ils racontent de la beauté de leur esprit, car ils nous voudroient persuader qu’ils ont la fleur de l’esprit, ou bien pour dire avec notre Satyrique :
Qu’entre les beaux esprits le leur est le zenit
Et qu’ils ont icy bas trouvé la pie au nit25.
Outre cet usage purement polémique, les œuvres de Régnier satisfont le goût de Garasse pour la bouffonnerie la plus débridée, pour la truculence du mot de gueule qui convertit à peu de frais l’adversaire en pantin de foire. Il a même une prédilection pour les Satyres les plus nettement narratives et théâtrales, la VIII, la XI, la XII et la XIII, celles qui devaient choquer le plus les oreilles « du chaste lecteur » au temps de Boileau26, puis de Claude Brossette27.
La poésie de Régnier donne à Garasse l’occasion de s’abandonner par procuration à des excès de fantaisie et de langage. Quand il entreprend de montrer que les « nouveaux Epicuriens sont vrais hypocondriaques », il utilise avec une jubilation ludique les alexandrins bernesques du satirique pour étayer un argument grotesque :
Et la raison pour laquelle je dis que la gourmandise et yvrongnerie rendent un esprit hypocondriaque, c’est à cause que le vin et le marc des viandes envoient en la cervelle de nos yvrongnes des fumees et des nuages pleins d’obscurité, qui leur rendent la tête comme une lanterne vive,
Dont quelque paticier amuse les enfans
Où les oysons bridez, guenuches, elephans,
Chiens, chats, lievres, renards et mainte estrange beste,
Courent l’un apres l’autre, et font une grande feste28.
Le jésuite s’amuse aussi à des jeux littéraires, où le texte de Régnier intervient comme un ornement savoureux, une vignette qui vise seulement à accentuer l’ivresse du dénigrement satirique :
Que s’il est question de faire un parallèle de Plutarque entre ce personnage enluminé, fondateur de la fraternité des Roses29, et le principal arcboutant des beaux esprits pretendus, j’y vois deux belles convenances. Le fondateur de la Croix de Roses estoit de bas lieu, et celuy-ci d’un tavernier de village, celuy-là estoit enluminé de vin, et celuy-cy est un vrai moucheron de cabaret […], et si Dieu ne luy retranche le cours de sa vie, il est pour avoir le visage du tout semblable à celuy du Pedant de Regnier,
Où maints rubiz balez tous rougissants de vin
Monstroient un hac itur à la Pomme de pin,
Et preschant la vendange asseuroient en leur trongne
Qu’un jeune medecin vit moins qu’un vieux yvrongne30.
Étienne Pasquier eut le malheur de vouloir étudier certaines onomatopées31. Garasse étouffe d’indignation et de verve railleuse :
Vos droleries sont de rechercher d’où viennent les mots de Tintin, dindan, fricasser, et autres semblables parolles faites par l’imitation des sons que certaines choses naturelles font lorsqu’on les touche : j’approuve votre gentil dessein, et pour le traicter dignement, c’est à dire naturellement, vous deviez dire comme le sieur Raynier lors qu’il veut deduire la genealogie de son Pedant,
Laisse moy là Phœbus chercher son adventure,
Laisse moy son B Mol, prends la clef de Nature,
Et viens simple sans fard, nüe et sans ornement
Pour accorder la fleuste avec mon instrument32.
Les investigations juridiques du célèbre érudit ne sont pas mieux traitées, comme en témoigne ce plaisant vagabondage de mauvaise foi autour de la « ceinture » et d’une vieille coutume d’amende honorable :
Et quant à la ceinture, c’est là que Maistre Pasquier faict des merveilles ; et dit en somme que nos vieux Gaulois portoient à leur ceinture les clefs de leur maison, leur espée, leur escritoire, leurs cousteaux, leurs lunettes : et semble par son discours nous decrire cet honorable personnage,
Dont la ceinture estoit ainsi que ses jartieres
Du plus fin drap du seau, mais j’entends de lizieres
Qui sur maint cousturier jouerent maint rollet,
Mais pour l’heure presente ils sangloient le mulet.
Un mouchoir et des gands, avecq’ ignominie
Ainsi que des larrons pendus en compagnie
Luy pendoient au costé, qui sembloient en lambeaux
Crier en se mocquant : Vieux linge et vieux drapeaux !
De l’autre brimballoit une clef fort honneste
Qui tire à sa cordelle une noix d’arbaleste33.
Garasse recourt surtout aux personnages ridicules et aux situations burlesques des Satyres pour donner à ses ennemis un air de familiarité, pour les réduire à des types littéraires facilement reconnaissables, pour les intégrer à des scènes comiques traditionnelles. La poésie comique accentue le processus de réduction et de simplification propre à la caricature. Afin de prouver que Pasquier est « le pedant pedantissime de l’Univers »34, il use de la Satyre XI comme d’un « miroir » censé mettre au jour la vérité du personnage35 :
Et affin que Maistre Pasquier ne pense pas que ce soit par hayne que je lui impute la Pedanterie, je luy veux porter l’entiere description d’ung Pedant, sur laquelle se mesurant il pourra cognoistre la vérité de mes paroles, en ses propres humeurs : Le sieur Raynier en sa Satyre dixiesme descrit un Pedant par toutes ses conditions, circonstances, et qualitez, qui serviront de miroir en cette affaire, pour voir lequel des deux est atteint du vice de pedantification, sçavoir ou Mons. le Cardinal du Perron, ou bien Maistre Pasquier : car apres avoir mesuré avec les yeux un vieux Grammairien depuis les pieds jusques à le teste, il dit,
Je jugeay ce lourdaut a son nez authentique,
Que c’estoit un PEDANT animal domestique...36
Garasse cite alors longuement et avec délectation le texte de la Satyre XI37.
Macette, l’héroïne de la Satyre XIII, est une maquerelle qui se donne des airs de chrétienne confite en dévotions pour couvrir son activité. Elle sert aussi de miroir pour stigmatiser ce que le Révérend Père estime être chez les libertins de la délicatesse morale affectée : « A quoy je responds que c’est une abomination, quand la Macette fait la dévote, Martin Luther crie contre les excès de la bouche, Beze se formalise des œillades impudiques, & du Moulin ne peut supporter qu’on die le mot »38. De même, la description du fâcheux de la Satyre XI, complétée par celle du mauvais poète de la Satyre IX, sert à décrire de manière vivante « l’impertinence » de Pasquier, tout en donnant à la caricature le dernier coup de crayon :
Je dis donques qu’un Impertinent pour le descrire en peu de mots,
Selon le temps il met ses propos en avant,
Alors que le Roy passe, il gagne le devant
Et dans la gallerie, encor que tu luy parles
Il te laisse au Roy Jean, et s’en court au Roy Charles […].
Car un Impertinent, s’il escrit d’une matière de conséquence, n’en dira que des pures ravauderies, s’il est en compagnie d’habiles hommes, quand ce vient à son tour, pour tout discours, il fait quelque extravagance,
Et par un grand defaut d’esprit et de courage
Vous laisse sur le verd le noble de l’ouvrage39.
Les situations comiques des Satyres fournissent au pamphlétaire des armes commodes pour rabaisser les ambitions de ses adversaires par des évocations réalistes et sordides. Pasquier s’interroge-t-il sur l’étymologie du mot « sergent »40, aussitôt le Père jésuite imagine une saynète où l’intention savante de l’érudit est tournée en ridicule par une supposition aussi bouffonne que gratuite :
Le sieur Raynier confesse qu’il avoit une estroite alliance avec les Sergens, depuis un bon office qu’il receut d’un de leur trouppe, et à voir les observations de vos Recherches, et les loüanges que vous donnez en plusieurs endroits aux Sergents et bedeaux, on pourra conjecturer que vous aviez quelque obligation aux Sergens, dont vous avez desiré vous descharger en la loüange de leur ordre, et pouvez dire comme Raynier.
J’esquive doucement et m’en vais à grand pas,
La queue en loup qui fuit et les yeux contre bas,
Le cœur sautant de joye et triste d’aparance;
Depuis aux bons SERGENS j’ay porté reverance,
Comme à des gens d’honneur par qui le Ciel voulut
Que je receusse un jour le bien de mon salut41.
Le point culminant de cette mise en scène bouffonne et dénigrante de l’adversaire est atteint lorsque le redoutable jésuite se jette à l’assaut de la « Doctrine » des « épicuriens » et des « atheistes ». Il n’hésite pas alors à représenter un bouge interlope et à suggérer une situation on ne peut plus scabreuse :
Si je leur ozois dire mon sentiment, je dirois qu’ils sont sçavans d’une nouvelle façon : leur eschole c’est la taverne, leur chaire c’est la table, leurs maistres et Docteurs sont les bons cuisiniers, leurs actes publiques sont les banquets à deux pistoles pour teste, leur doctrine est l’Atheisme, leurs degrez sont ceux qui ont été descrits par le sieur Raynier en sa satyre lors qu’il dit,
Tout bransloit dessous nous jusqu’au dernier estage,
D’eschelle en eschelon comme un linot en cage,
Il falloit sauteler et des pieds s’approcher
Ainsi comme une chevre en grimpant un rocher.
Les Cabalistes et Libertins sçavent quel lieu c’est qu’il descrit en cet endroict : car c’est là qu’ils prennent leurs degrez, et s’il faut ainsi parler, leur doctorat de malice42.
Cette verve et cette gouaille ne sont pas sans rappeler celles des recueils de poésies libres, qui prolifèrent pendant les deux premières décennies du XVIIe siècle. S’il ne cite pas Régnier, Garasse le pastiche pour écraser ses adversaires. Le magistrat gallican Louis Servin fait ainsi l’objet d’un portrait burlesque, sur le patron du Pédant de la Satyre XI de Régnier, qui a pour but de faire culminer en vers le long discrédit dont il vient d’accabler ses harangues :
[…] la raison veut qu’on se garde beaucoup plus des heresies descouvertes et apparentes, telles que sont celles dont les plaidoyers de Servin fourmillent à chaque page ? Car pour la plupart de ses harangues :
[…]
Son pilote est Caluin et charanton son nort
Ses discours mal cousus sont ses ronflantes voiles
Geneue Montpellier, & Sedan ses estoilles
Son œil, son bras, sa main sont ses grands auirons
Et ses gestes morguants qu’il porte aux environs
De son corps esbranlé comme vne grand carene
Qui fuit au gré du vent ou l’escume la mene43.
Le mélange de la prose et des vers peut aussi prendre la forme d’une réécriture en prose d’un modèle en vers. Dans la Satyre XI, Régnier décrit un repas où des pédants se montrent très déçus de ne pas avoir grand-chose à manger :
Or entre tous ceux là qui se mirent à table […]
La viande pourtant ne prioit point les gens.
Mon docteur de menestre, en sa mine altéree,
Avoit deux fois autant de mains que Briaree ;
Et n’estoit, quel qu’il fust, morceau dedans le plat
Qui des yeux et des mains n’eust un escheq et mat. […]
Devant moy justement on plante un grand potage […]
Le brouet estoit maigre, et n’est Nostradamus
Qui, l’astrolabe en main ne demeurast camus,
Si par galanterie ou par sottise expresse
Il y pensoit trouver une estoille de gresse. […]
Or durant ce festin damoyselle Famine,
Avec son nez étique et sa mourante mine, […]
Faisoit un beau discours dessus la Lezina,
Et nous torchant le bec aleguoit Symonide
Qui dict pour estre sain qu’il faut mascher à vuide. […]
Esmiant quant à moy, du pain entre mes doigts,
À tout ce qu’on disoit doucet, je m’accordois…44
Garasse, dont la tête est remplie de ces vers de Régnier, les utilise pour décrire une invitation à un repas qui tourne en dérision la gourmandise d’un groupe de prêcheurs protestants :
[Une] femme allemande, laquelle ayant ouy souvent son ministre prescher sur la vertu infaillible des destins, et qu’il est impossible de les faire mentir, quand ils ont resolu quelque chose, s’advisa, fust par simplicité ou par malice, d’inviter tous les ministres et plusieurs de ses amis à disner en intention de leur faire bonne chere, les ministres qui vindrent avec autant de mains que Briarée, et avec autant de gueule qu’un four, les dents aiguisées, et tranchantes plus que le rasoir d’un barbier, se trouverent bien trompez et logez comme à la malassise ; car elle n’avoit faict aucun apprest, sinon de nappe et de serviettes, et encores à mon advis en fit elle trop. Comme ils furent en table se regardans l’un l’autre, comme Mercure et Sosia dans Plaute, ils tenoient quasi la mesme contenance que Regnier tenoit jadis au banquet des pedans, sinon qu’à faute de pain, ils ne le pouvoient pas esmier entre les doigts, ny remarquer les estoilles de gresse dans le potage ; car il n’y avoit pour tout rien sur la table. Les invitez gardoient parfaictement le precepte de Simonide, qui disoit que pour estre sain il falloit mascher à vuide : jamais on ne vid ministres garder si piteuse et devote posture […]. Les ministres qui n’avoient non plus coustume de jeusner que d’entendre prescher des femmes, sortirent de là plus viste que Du Moulin ne sort des conferances ou disputes, avec vœu expres de ne parler jamais du destin en presence de femme devotieuse, de peur que leurs sermons ne leur causassent la famine…45.
La pratique du prosimètre contamine la prose qui finit par adopter une respiration poétique. Garasse est tellement imprégné de poésie comique que sa prose en adopte la scansion. Souvent une idée est exposée prosaïquement, puis elle est reprise sur un rythme plus lyrique, scandé par des anaphores et des vers blancs – octosyllabes, décasyllabes ou alexandrins –, comme s’il s’agissait d’une prose versifiée :
Philon le Juif, en ses Secondes allegories, comparoit sagement les hommes voluptueux, aux limaçons qui bavent continuellement, et sont ensevelys dans l’escume de leurs ordures : nos libertins sont de vrays limaçons (10), qui ne marchent que sur leur ventre (8), qui ne se traisnent qu’aux objects de leurs vilainies (13), qui ne songent qu’à la bave de leurs ordures (12), et neantmoins (4) ils veulent voler comme s’ils avoient des aisles (12)46.
Plus loin dans le texte, l’imagination comique du jésuite continue à se polariser sur le terme limaçon jusqu’à produire un poème vraisemblablement de son cru :
[…] és maximes de nos atheistes et de nos limaçons de taverne, il y a autant de contradictions que de parolles.
Dans un bateau fait d’un feuillard de lierre
J’ai vu passer cinq cents loups d’Angleterre,
Pour batailler contre un seul limaçon :
Le limaçon les surprit en leur erre,
Et les brûla de l’ardeur d’un glaçon
Dans un bateau.
Etant sorti vainqueur de cette guerre,
Il fit sonner un grand tambour de verre,
Qui fut ouï jusques au Pontorson ;
Puis prit son vol comme un petit poisson,
Et s’envola jusqu’au Brésil par terre,
Dans un bateau47.
La pratique du prosimètre, dans l’optique satirique du dénigrement de l’adversaire, apparaît ainsi très souple et métamorphique.
Le recours au prosimètre chez Garasse relève avant tout du prosélytisme jésuite, selon une « methode conforme aux humeurs de beaucoup de personnes du siecle present »48. Il répond à une conception de la littérature « avant tout pragmatique »49. À cette époque, la Compagnie de Jésus fait d’immenses efforts de conversion des genres littéraires en vogue, afin de les instrumentaliser et de les mettre au service de la religion50. Cherchant à accroître leur influence, elle cultive une relation de mimétisme avec les auteurs vulgaires qui font la joie du public51. La verve satyrique, proliférante au début du XVIIe siècle, subversive par essence et hostile à l’ordre, est maîtrisée par Garasse, puis retournée, en sorte qu’elle se met au service de l’ordre, d’une restauration de l’ordre de façon homéopathique.
La langue pamphlétaire de Garasse est pour ainsi dire contaminée par son objet. Il subit la contagion, pour ne pas dire la fascination, d’une bouffonnerie dont il cherche à faire une arme apologétique. Le mimétisme comique de son écriture et le mélange constant de la prose et des vers visent à donner une impression dévalorisante de mélange, d’incongruité, d’hybridation, de bâtardise. Les Muses de la poésie satirique à l’époque sont d’ailleurs volontiers appelées les Muses bastardes. La forme du prosimètre, elle-même hybride et impure, vise à fabriquer des monstres comme celui que décrit Horace au début de son Art poétique, qui mélange, en un assemblage grotesque, des formes humaines et des formes animales52. Les cibles de Garasse, toutes sous le signe de la souillure et de l’impureté, se caractérisent par leur bigarrure et ce qu’il appelle l’« amphibie d’esprit »53. Le prosimètre ne fait que leur tendre le miroir de cette apparence composite, un miroir brisé en habit d’Arlequin sous le signe de Satan54.
Le prosimètre illustre en l’occurrence la technique de l’amalgame qui est à la base de toute écriture pamphlétaire et qui consiste à rassembler sous une forme synthétique un mélange d’éléments perçus « d’abord comme de natures différentes »55.
Le prosimètre fonctionne d’abord comme une caisse de résonance qui met en jeu la parodie. Au premier degré, la parodie fait se télescoper deux registres d’énonciation et de réalité. Les adversaires de Garasse sont présentés d’emblée comme des créatures parodiques et ridicules qui dévoient la pureté de la vie chrétienne. Mais l’usage du prosimètre introduit un second degré de parodie, une parodie de la parodie dans la mesure où leur ridicule et leur anormalité sont redoublés par la fiction poétique. Le prosimètre brise l’unité organique de la personne à la fois au plan idéologique, moral, physique et esthétique. Il s’agit de transformer les individus qui sortent de l’orthodoxie chrétienne en monstres, en paradoxes de la nature, chimériques et anorganiques.
Le prosimètre chez Garasse s’inscrit plus largement dans une esthétique du mixte, de l’hybridation et de la « difformité »56. Frédéric Gabriel a montré comment le processus de la désignation rabaissante qui nomme l’adversaire au moyen d’une formule mêlant plusieurs registres était un moyen de le transformer en un « mixte monstrueux »57. C’est ainsi que les calvinistes français qui regardent du côté de l’Angleterre anglicane sont traités d’« Anglicogallicanos ». Dans cette optique, le prosimètre amplifie les effets comiques qui sont liés au bestiaire, au rabaissement de l’humain au niveau animal. L’hétérogénéité des vers et de la prose renforce la bestialisation de l’adversaire, fait éclater l’homogénéité de sa personne, lui inflige une disqualification ontologique58. Le lecteur est quant à lui censé incarner une forme de positivité et de normalité permettant de mesurer le degré d’extravagance et de négativité des cibles qui sont disqualifiées par la satire. Un protestant, un gallican ou un libertin ne méritent pas qu’on s’exprime à leur sujet par un discours continu, en vers ou en prose. Ils relèvent d’emblée de la négativité, autrement dit du mélange et de la bâtardise.
Garasse se trompe néanmoins sur la communauté de chrétiens qui est censée constituer l’horizon d’attente de son prosimètre satirique. Dans les années 1620, sa manière d’écrire apparaît de plus en plus malséante et hétérodoxe, voire transgressive sur le plan esthétique, moral et religieux. Le prosimètre satirique à vocation diffamatoire, tel que le pratique le jésuite, finit par être ressenti, à l’occasion du procès de Théophile de Viau qui commence en 1623, comme une offense au bon goût, une bouffonnerie contraire au bon sens et une atteinte à la charité chrétienne. Les progrès de la civilité, de l’esthétique classique et de la Contre-Réforme ne pouvaient se satisfaire d’un prédicateur enragé qui s’adonne sans retenue à la caricature. Aux yeux même de ses supérieurs, Garasse se comporte en zélateur qui disqualifie la cause qu’il prétend servir.
Et de fait son usage de l’ironie bouffonne ne va pas sans de graves ambiguïtés. Elle se révèle à double tranchant. Adoptant complaisamment le point de vue bouffon des libertins, avec l’espoir qu’un tel discours se disqualifiera de lui-même, il lui confère involontairement une autorité ou du moins suscite un questionnement. Il pense qu’il suffit d’exposer publiquement leurs idées, pour qu’elles s’autodétruisent dans le rire : « je suis d’advis de les tirer en plein jour pour faire voir leur difformité, et les exposer à la rizée de tout le Monde »59. Les libertins assimilent beaucoup de dogmes chrétiens à de la superstition et mettent volontiers leurs humeurs en avant. Garasse se moque d’eux en adoptant par antiphrase leur style et leur vision du monde, le prosimètre amplifiant leur attitude sceptique et leur goût des plaisirs. Mais il ne se rend pas compte qu’il finit par accréditer leur épicurisme et leur nonchaloir, par les promouvoir et les rendre attirants :
[…] ils vous diront, que pour eux ils sont contens, d’autant qu’ils sont affranchys du pesant joug de superstition, qu’ils n’ont aucun scrupule, qu’ils ne sentent aucun remors de conscience, mais qu’on ne sçauroit faire autrement, le temps est ainsi fait, l’air pluvieux, la saison morne. Tout leur vient à contre-poil : je ne sçay que c’est, diront-ils, que j’ay aujourd’huy, je pense que j’ay veu le croissant à gauche, je suis sec et aride comme mesche, voyre au milieu des verres, glacé comme janvier, voyre auprés d’un bon feu, hargneux comme un vieux syndic, voyre en bonne compagnie :
On apporte la nappe et met-on le couvert
Mais néanmoins je suis comme un homme sans vert,
Qui fait en rechignant aussi maigre visage
Qu’un renard que Martin porte au Louvre en sa cage60.
Le prosimètre finit ainsi, à l’opposé de la volonté du jésuite, par vulgariser la vision critique des huguenots et des gallicans ainsi que l’hédonisme et le scepticisme des libertins. Il se révèle particulièrement contre-productif.
La recherche de l’unité organique de l’œuvre d’art qui est à la base de l’esthétique classique se définit négativement par opposition avec les excès dans tous les domaines à l’époque d’Henri IV et de Marie de Médicis. L’orthodoxie chrétienne ne pouvait en outre s’accommoder de l’hystérie fanatique de Garasse. Les parlementaires, au moment du procès de Théophile, furent choqués par les mensonges, les amalgames et les outrances de ses accusations contre le poète.
D’accusateur, Garasse devient accusé. Il se défend. On lui rappelle que la bouffonnerie est incompatible avec la gravité chrétienne. Garasse invoque pour se justifier la vertu d’eutrapélie, qui consiste à réveiller l’attention du lecteur par l’usage d’un langage attrayant61. Cette vertu, prétend-il, est recommandée par de vénérables autorités comme saint Jérôme pour combattre les impies dont les idées ne méritent pas une réfutation en règle62. Mais rien n’y fait et c’est le prieur François Ogier, défenseur de l’orthodoxie chrétienne et l’un des premiers théoriciens importants de l’esthétique classique63 qui porte le coup de grâce avec un livre intitulé Jugement et censure du livre de la Doctrine curieuse de François Garasse64. Ogier s’élève contre le mélange des genres qui conduit à donner un ton burlesque à la prédication chrétienne avec des vers extraits des Satyres de Régnier, comme si Garasse avait manqué sa vocation. Le jésuite, écrit Ogier, était « mieux pourveu […] des conditions necessaires à un Poëte Satyrique et à un farceur, que non pas des qualitez convenables à un Docteur Catholique »65. Il dénonce la collusion qui s’instaure entre lui et Régnier, sa passion pour les « mots de gueule et de bordel », bref pour « les livres de poësies deshonnestes »66. Avatar de l’« Antéchrist », Régnier n’est d’ailleurs aux yeux du critique qu’un « frippon […] grand renieur de Dieu, grand jureur et blasphémateur », l’« un des plus infames Poëtes de ce temps ». Or il est « le mignon de Garasse, son plus familier amy », son « favori », son « espée de chevet », son « manuel de dévotion »67. Ogier apprécie la poésie parce qu’elle « est une peinture parlante »68 qui émeut la sensibilité et il ne manque pas de reconnaître le talent de Régnier. Mais les Muses doivent être « filles de bon discours et de douce conversation et non infames et impudiques » comme chez « les autheurs des parnasses et des cabinets satyriques, entre lesquels Renier tient le souverain degré »69. Le prosimètre garassien devient ainsi un succédané de la poésie libre et obscène qui fait alors florès. Ogier sous-entend même que ce n’est pas la poésie qui sert la prose, mais plutôt la prose qui sert la poésie tellement Garasse « chérit les œuvres » de Régnier, en fait « ses délices »70. En lecteur attentif, Ogier analyse bien le parti que Garasse tire du prosimètre dont il donne une belle définition :
Il est vray que c’est un gentil ornement de discours qu’un trait d’un excellent Poëte jetté à propos et bien mis en son lieu. […] Car tout de même que la voix, resserree dans les plis tortueux d’une trompette, vient à frapper l’oreille d’un son plus aigu et penetrant. Ainsi les paroles et les sentences, contraintes et agencees dans la mesure et l’obligation des vers, frappent bien plus vivement l’esprit que quand elles sont espandues dans l’air vague d’une prose71.
Ogier montre ainsi que Garasse pervertit la pastorale chrétienne. Il n’est pas un prédicateur qui utilise la poésie pour répandre la foi chrétienne, mais un poète bouffon qui utilise le masque de la piété pour s’adonner à sa passion. Il est donc indigne de traiter des matières sérieuses de la religion. Il a d’abord un style bouffon et son usage du prosimètre l’apparente aux peintres de grotesques. Il y a en effet « certains peintres qui ne s’entendent qu’à peindre des Grotesques monstrueux et fantasques, dont le seul aspect faict rire les spectateurs, et non pas à tirer naïvement le profil d’un beau visage pour attirer les yeux en admiration »72. En résulte ce qu’Ogier appelle un « stile […] bastard, bizarre et deschiqueté »73. « La façon de parler, souligne encore le prieur, et le stile duquel nous nous servons pour exprimer nos conceptions, est le visage de nostre ame » ; et donc « la façon d’escrire et de parler de Garasse nous le fait recognoistre tel qu’il est : bouffon, raillart, mocqueur s’il y en eust jamais »74. L’abbé de Saint-Cyran considère quant à lui que les textes de Garasse relèvent d’une entreprise poétique plus que théologique. L’usage constant de la poésie dans la prose révèle une conception hérétique de la prédication où l’ornementation poétique équivaut à une falsification : « Vous faites le Prophète sans avoir commission […] vous fabriquez des Paroles Poëtiques au lieu de Prophétiques »75.
Ces jugements sur Garasse et sur Régnier confirment l’évolution du goût, des mœurs et des « normes langagières »76 vers le purisme classique parallèlement aux progrès de la Contre-Réforme. Les excès de Garasse finirent par causer sa perte. Dénoncé par des chrétiens soucieux de bienséance et de mesure comme Ogier, finalement désavoué par sa hiérarchie au sein de la Compagnie de Jésus77, objet de risée auprès des robins et des bourgeois pragmatiques, Garasse perdit tout crédit. Il dut se retirer en province et mourut dans l’oubli en 1631. Sa capacité de nuisance et de diffamation fut cependant extrême dans les années 1620, comme en témoigne la mort prématurée de Théophile.
[1] Voir notamment Louis RICHEOME, L’Adieu de l’ame dévote laissant le corps, Tournon, Guillaume Linocier, 1590, p. 174-190.
[2] Frank LESTRINGANT, Le Prosimètre à la Renaissance, Paris, Éditions Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2005, p. 7.
[3] François GARASSE, Le Banquet des sages dressé au logis et aux despens de Me. Louys Servin, s. l., 1617.
[4] François GARASSE, Le Rabelais réformé par les Ministres, et nommément par Pierre du Moulin ministre de Charenton, pour response aux bouffonneries insérées en son livre de la vocation des Pasteurs, Bruxelles, Christophe Girard, 1619.
[5] François GARASSE, Les Recherches des recherches, Paris, Sébastien Chappelet, 1622. Les Recherches de la France d’Estienne Pasquier, publiées pour la première fois en 1560, devaient s’enrichir continuellement d’édition en édition jusqu’en 1621.
[6] François GARASSE, La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, ou prétendus tels, Paris, Sébastien Chappelet, 1624.
[7] Marc FUMAROLI, L’Âge de l’éloquence, Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, 1980, p. 328.
[8] Charles NISARD, Les Gladiateurs de la république des lettres aux XVe, XVIe et XVIIe siècles, Paris, Michel Lévy frères, 1860, t. II, p. 305.
[9] F. GARASSE, Les Recherches des Recherches, p. 525.
[10] F. GARASSE, Le Banquet des sages, p. 22.
[11] F. GARASSE, Les Recherches des Recherches, p. 525-527.
[12] FURETIÈRE, Dictionnaire universel, s. v. « naïf ».
[13] Cf. François GARASSE, L’Apologie du père François Garassus, Paris, Sebastien Chappelet, 1624, p. 119, où est encore soulignée la « naïveté merveilleuse » des Satyres.
[14] Voir HORACE, Sermones, I, IV, v. 93 ; PERSE, Saturae, I, v. 107 ; JUVÉNAL, Saturae, II, v. 35.
[15] Voir notamment Daniel HEINSIUS, De Satyra Horatiana liber, Leyde, Elzévir, 1612, p. 103 ; Nicolas BOILEAU, Satire VII, in Œuvres complètes, Françoise ESCAL (éd.), Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1966, p. 39 ; Art poétique, ibid., Chant II, p. 166.
[16] MONTAIGNE, Les Essais, I, 26, Pierre VILLEY (éd.), Paris, PUF, 1988, p. 146.
[17] F. GARASSE, Les Recherches des Recherches, p. 525. Sur l’écriture à coup de massue, voir L’Apologie du père François Garassus, p. 46 : « Les bonnes preuves et raisons massives contre nos esgarez, sont comme un coup de masse contre une balaine ».
[18] Sur cette vogue, voir John Hersey McMILLAN SALMON, « French Satire in the late sixteenth Century », Sixteenth Century Journal, VI, 2, 1975, p. 57-88 ; Marie-Dominique LEGRAND et Daniel MÉNAGER, « Vers et prose », Études sur la Satyre Ménippée, Genève, Droz, 1987, p. 85-87.
[19] Satyre Ménippée de la Vertu du Catholicon d’Espagne et de la tenue des Estats de Paris, Martial MARTIN (éd.), Paris, Honoré Champion, 2007, p. 160.
[20] Voir Julie MÉNAND, Le Père jésuite François Garasse (1585-1631). Un écrivain engagé du premier dix-septième siècle, Université Lumière Lyon 2, Thèse, 2016, p. 54-73.
[21] F. GARASSE, Les Recherches des Recherches, p. 687-688 ; Mathurin Régnier, Satyre IX, v. 241-246, in Œuvres complètes, éd. G. Raibaud revue par P. Debailly, Paris, STFM, 1995, p. 106.
[22] F. GARASSE, La Doctrine curieuse, p. 123-124. Voir M. RÉGNIER, Satyre IX, v. 95-98, éd. cit. p. 98.
[23] Sur la déformation de ces vers par Garasse, voir Louise GODARD DE DONVILLE, Le Libertin des origines à 1665 : un produit des Apologètes, Paris-Seattle-Tübingen, G. Narr, « Papers on French Seventeenth Century Literature. Biblio 17 », 1989, p. 273-275.
[24] F. GARASSE, La Doctrine curieuse, p. 351. Voir M. RÉGNIER, Satyre IV, v. 169-172, p. 46. Une fois encore Garasse déforme les vers de Régnier pour les besoins de sa cause. Voici l’original des vers 171-172 : « Je diray librement pour finir en deux mots/ Que la plus part des gens sont habillez en sots ».
[25] F. GARASSE, La Doctrine curieuse, p. 446. M. RÉGNIER, Satyre XI, v. 47-48, p. 94-95.
[26] N. BOILEAU, L’Art poétique, chant II, p. 167.
[27] Claude BROSSETTE (éd.), Les Espistres et autres œuvres de Regnier avec des remarques, Londres, Lyon et Woodman, 1730, p. vij.
[28] F. GARASSE, La Doctrine curieuse, p. 49. Voir M. RÉGNIER, Satyre XII, v. 43-46, p. 154. Régnier a écrit au vers 46 : « ainsi dedans sa teste ».
[29] Christian Rosenkreutz ou Rose-Croix (1378-1484).
[30] F. GARASSE, La Doctrine curieuse, p. 61. Voir M. RÉGNIER, Satyre XI, v. 157-160, p. 137.
[31] Étienne PASQUIER, Les Recherches de la France, liv. VIII, ch. VI, Paris, L. Sonnius, 1621, p. 693-694.
[32] F. GARASSE, Les Recherches des Recherches, p. 401. Voir M. RÉGNIER, Satyre XI, v. 135-138, p. 136.
[33] F. GARASSE, Les Recherches des Recherches, p. 570-571. Voir M. RÉGNIER, Satyre XI, v. 207-216, p. 140.
[34] F. GARASSE, Les Recherches des recherches, p. 116.
[35] L’image du miroir est souvent utilisée par les théoriciens et par les poètes eux-mêmes pour définir la satire classique en vers. Voir par exemple M. RÉGNIER, Satyre X, v. 120, p. 113.
[36] F. GARASSE, Les Recherches des Recherches, p. 111-112. Voir M. RÉGNIER, Satyre XI, v. 115-116, éd. cit., p. 135.
[37] M. RÉGNIER, Satyre XI, v. 217-242, p. 140-141. Boileau fera un usage similaire de cette description du pédant dans la cinquième de ses Réflexions critiques sur quelques passages du rhéteur Longin, op. cit., p. 516.
[38] F. GARASSE, La Doctrine curieuse, p. 601. « La Macette de Regnier » apparaît encore p. 488.
[39] F. GARASSE, Les Recherches des Recherches, p. 177-178. Voir M. RÉGNIER, Satyre XI, v. 57-60, p. 132 et Satyre IX, v. 61-62, p. 96.
[40] É. PASQUIER, Les Recherches de la France, liv. VIII, ch. XIX, p. 713-714.
[41] F. GARASSE, Les Recherches des Recherches, p. 259-260. Voir M. RÉGNIER, Satyre VIII, v. 219-224, p. 89-90.
[42] F. GARASSE, La Doctrine curieuse, p. 36. Voir M. RÉGNIER, Satyre XII, v. 125-128, p. 157-158.
[43] F. GARASSE, Le Banquet des Sages, p. 55-56. Cf. M. RÉGNIER, Satyre XI, v. 139-242, p. 136-141.
[44] M. RÉGNIER, Satyre XI, v. 279, 290-294, 299, 301-304, 335-336, 338-340, 345-346, p. 143-147.
[45] F. GARASSE, La Doctrine curieuse, p. 428-429.
[46] Ibid., p. 955.
[47] Ibid., p. 956.
[48] Ibid., « L’Autheur au Lecteur », n. p.
[49] J. MÉNAND, op. cit., p. 379.
[50] Voir L. GODARD DE DONVILLE, op. cit., p. 189-190.
[51] M. FUMAROLI, op. cit., p. 676.
[52] HORACE, De Arte poetica, v. 1-12, François VILLENEUVE (éd.), in Épîtres, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 202-203.
[53] F. GARASSE, Les Recherches des Recherches, p. 700.
[54] Voir J. MÉNAND, op. cit., p. 465-466.
[55] Marc ANGENOT, La Parole pamphlétaire, Paris, Payot, 1982, p 126.
[56] F. GARASSE, La Doctrine curieuse, p. 198, 420, 778, 835, 836, 840, 841.
[57] Frédéric GABRIEL, « Scène, altérité et controverse radicalisée : topiques et brouillages chez François Garasse », in Chrystel BERNAT et Hubert BOST (dir.), Énoncer/ dénoncer l’autre, Discours et représentation du différend confessionnel à l’époque moderne, Turnhout, Brepols, 2012, p. 361.
[58] Ibid., p. 372.
[59] F. GARASSE, La Doctrine curieuse, p. 198 ; voir aussi p. 64 : les libertins « sement en cachettes leurs pernicieuses maximes, de peur que s'ils les publioient en presence de personnes capables & iudicieuses, ils ne s'exposassent à leur risée ».
[60] Ibid., p. 970-971. Voir M. RÉGNIER, Satyre XI, v. 105-109, p 134-135.
[61] F. GARASSE, L’Apologie du père François Garassus, Paris, Sebastien Chappelet, 1624, p. 41.
[62] Ibid., p. 63.
[63] M. FUMAROLI, op. cit., p. 332.
[64] François OGIER, Jugement et censure du livre de la Doctrine curieuse de François Garasse Paris, s. n., 1623. Le livre est non paginé. C’est nous qui le paginons à partir de la version PDF.
[65] Ibid., p. 7.
[66] Ibid., p. 25, 29 et 36.
[67] Ibid., p. 41, 44, 60, 143.
[68] Ibid., p. 41.
[69] Loc. cit.
[70] Ibid., p. 43.
[71] Loc. cit.
[72] Ibid., p. 153.
[73] Ibid., p. 24.
[74] Ibid., ch. IV, p. 51.
[75] Jean DUVERGIER DE HAURANNE, abbé de SAINT-CYRAN, La Somme des fautes et faussetez capitales contenues en la Somme theologique du Pere François Garasse de la Compagnie de Jesus, Paris, Joseph Bouillerot, 1626, t. I, p. 72 ; voir aussi p. 28. Voir J. MÉNAND, op. cit., p. 445.
[76] Jean-Christophe ABRAMOVICI, Le Livre interdit, Paris, Payot, 1996, p. 27.
[77] Voir M. FUMAROLI, op. cit., p. 326-327 ; L. GODARD DE DONVILLE, op. cit., p. 41.
Résumé
Le prosimètre, très à la mode au début du XVIIe siècle, dans la littérature facétieuse, est de façon étonnante utilisé par les pamphlétaires chrétiens. C’est ainsi que le jésuite François Garasse en fait l’une de ses armes de prédilection pour combattre les ennemis du catholicisme. Après avoir posé les bases de ce qu’on pourrait appeler une poétique du pamphlet prosimétrique chez Garasse, l’article examine sa pratique burlesque de cette forme d’expression, puis il met en évidence ses caractéristiques principales : mimétisme, hybridation, transgression.
Abstract
A very popular form of early 17th century French littérature facétieuse, the prosimetrum was, more surprisingly, also used by Christian pamphleteers. Indeed, it became one of Jesuit polemicist François Garasse’s favourite weapons against the enemies of Catholicism. After establishing the basis of what could be a called a poetics of the prosimetric pamphlet in Garasse, this article examines his burlesque practice of the art form, before bringing to light its main characteristics: mimetism, hybridization, and transgression.
Pascal DEBAILLY
Université Paris Diderot-Paris 7, CERILAC (EA 4410)
Sources
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Critique
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