Dans un ouvrage publié en 20011, Hamid Naficy développait le concept de « cinéma accentué » pour désigner les traits stylistiques, les thèmes et les modes de production qui caractérisaient selon lui les films réalisés en situation d’exil ou de diaspora. À partir d’un large corpus contemporain, il montrait combien les images et les récits étaient traversés par la nécessité de trouver des formes spécifiques et appropriées, des « accents », pour rendre sensible l’expérience de la déterritorialisation. Il relevait notamment leur prédilection pour les narrations fragmentées, la multiplication des points de vue, ou encore la forme épistolaire.
Dans le prolongement des thèses de Naficy, cet article voudrait envisager dans quelle mesure le cinéma lié à une expérience de la migration, où le voyage recouvre par conséquent des enjeux tout à fait spécifiques, mobilise la notion de dépaysement et ce qu’elle y devient. J’ai choisi de mener l’analyse à partir d’un film qui la fait intervenir explicitement, Andalucia, sorti en 2007 et deuxième long-métrage du réalisateur franco-sénégalais Alain Gomis. Comme je chercherai à le souligner en examinant les logiques de spatialité qui y sont successivement adoptées, c’est toutefois un double dépaysement qui est à l’œuvre dans Andalucia, ce qui déplace quelque peu les perspectives du cinéma accentué.
Contrairement à ce que son titre suggère, seule la partie finale du film se déroule en Andalousie qui pour le reste se situe tout entier à Paris, ville familière au personnage principal. La modification qu’opère le voyage dans le récit ne se signale pas tant par le changement de décor que par la transformation significative du rapport entre la figure et le fond qui advient à l’image. Et qui retourne le propos. L’ailleurs, ici, n’est pas synonyme de désorientation. Bien plutôt, le personnage trouve là, enfin, un point d’ancrage. Il s’agira de considérer dans ces pages comment un tel retournement du motif du dépaysement permet de proposer un éclairage singulier sur un contexte mondialisé souvent réduit dans les discours à un simple processus d’uniformisation et de disparition du lieu mais dont le film d’Alain Gomis invite surtout, lui, à percevoir l’exaltante complexité.
Dès sa première séquence en extérieurs, séquence nocturne qui intervient plus d’une douzaine de minutes après le début du film, Andalucia insiste sur la mobilité généralisée qui marque le contexte dans lequel son récit s’inscrit. Le personnage principal, qui est interprété par Samir Guesmi et porte dans la fiction le prénom de Yacine, a été temporairement recruté pour distribuer la soupe municipale aux abords d’un square parisien. Après avoir rempli sa tâche, il s’attarde sur les lieux. Filmé en plan fixe, le personnage est bientôt rejoint à l’intérieur du cadre par un habitué, Vincent, qui échange quelques phrases avec lui puis place sur ses oreilles un casque audio, avant de s’éloigner d’un pas sautillant vers les petits groupes formés par ses commensaux, et la caméra avec lui.
Ce qui frappe en premier lieu est la multiplicité des langues qu’on entend. Dans une micro-séquence descriptive qui ne dure pas moins de quatre minutes, la caméra circule avec une mobilité extrême des uns aux autres et saisit des bribes de discussions, voix masculines ou féminines s’exprimant dans les langues les plus variées, parfois indistinctes, souvent se superposant les unes aux autres. Dans une confusion encore renforcée par le fait que le son est en partie disjoint par rapport aux images, s’entremêlent alors dans la bande-son en italien (prononcé avec un accent africain), chinois, espagnol, ou encore roumain.
Si, comme l’a bien souligné Hamid Naficy, le multilinguisme est un trait récurrent du cinéma accentué, il faut toutefois relever la diversité inouïe qu’Andalucia met en scène ici, introduisant à celle qui traversera ensuite le film tout entier. On y circulera constamment en effet entre les langues et les accents, en toute fluidité et sans que cela soit jamais prétexte à des difficultés dans les échanges mais uniquement, parfois, à une certaine cocasserie, comme dans la séquence où le personnage principal entraîne un car de touristes chinois qu’il guide à travers Paris dans l’interprétation en chœur d’une version quelque peu salace d’une chanson d’Édith Piaf. De même, à plusieurs reprises, quelques mots de tel ou tel idiome surgissent de façon inattendue dans les dialogues, comme les « hombre » émaillant les propos d’Amar, l’ami de jeunesse croisé dans la cité, ou encore le « kenavo » avec lequel salue à la soupe municipale celui qui se présente par ailleurs comme le descendant d’un tirailleur sénégalais.
Ill. 1
Pour revenir à cette séquence, il faut également souligner combien l’effet Babel que produit ce moment du film n’est pas simplement lié au fait qu’il donne à entendre une multitude de langues mais qu’il les donne à entendre comme se déployant au sein d’un espace dont il fait un lieu bien délimité. Pour commencer, les plans sur la distribution de la soupe, bien que filmés en extérieurs, offrent au regard bien peu d’ouverture sur le contexte urbain dans lequel s’inscrit la scène (ill. 1). Non seulement la nuit y resserre l’espace visuel, mais l’arrière-plan reste souvent flou. La ville est en quelque sorte mise à distance, alors même que sur le plan sonore la rumeur urbaine situe l’action dans un quartier du centre. Est ainsi isolé en son sein un espace autre, une hétérotopie pour reprendre le terme de Foucault2 : celle d’un square parisien qui se fait le lieu d’une certaine élaboration du Monde. Cette dimension se montre d’autant plus présente dans le film que cet ici, avant même d’être exploré par la caméra, est connecté avec un ailleurs par la musique. En effet, des sonorités venues de loin emplissent la bande-son, qui adopte le point d’écoute du personnage principal, casque audio sur la tête.
Ainsi, pour le spectateur, ce sont ces rythmes non occidentaux qui accompagnent le personnage de Vincent quand il enjambe pour y entrer, ou mieux pour y rentrer, la barrière qui, significativement, entoure le lieu. La caméra y virevolte ensuite des uns aux autres dans une grande proximité et avec une vive énergie, enveloppant de ses mouvements circulaires l’espace de la petite place avant de faire retour à son point de départ et au personnage de Yacine qui, rejoint de nouveau dans le cadre par Vincent, observe depuis les bords du square. La micro-séquence se referme ainsi sur elle-même, après avoir donné forme à un lieu où « le monde est venu sur place se reconfigurer »3 et que Jean-Christophe Bailly qualifierait certainement de « bariol ». Bailly insiste sur une caractéristique essentielle du type de lieu qu’il entend désigner par ce mot : là, « le fait d’être étranger (l’étrangeté) est la norme »4. On peut considérer que dans Andalucia cette séquence vise précisément à procéder d’entrée de jeu à un semblable retournement dans les termes, lequel détermine en grande partie la spécificité des modalités du dépaysement qui interviendront dans la suite du récit.
C’est une autre sorte d’étrangeté, à savoir le fait de se sentir étranger chez soi, que Gomis rend sensible quand il suit, dans la même ville, son personnage principal. Il faut le préciser, le film ne se détache jamais de ce dernier, qui est présent dans chacune de ses séquences. Le spectateur le voit de façon récurrente arpenter les rues de Paris, sans véritable ancrage. Le film insiste d’ailleurs explicitement sur le refus de toute fixité par le personnage lui-même, lui faisant répéter obstinément sa position sur la question dans des échanges non dépourvus d’aspects comiques, que ce soit auprès de l’employée de Pôle Emploi à qui il doit expliquer qu’il préfère passer d’une place à une autre parce qu’il n’a « pas envie de rester au même endroit tout le temps », auprès de sa mère qui s’offusque de le voir habiter une roulotte « comme un gitan », ou encore de son ami d’enfance qui le surnomme pour cette raison « le roi de l’espace ». Mais ce n’est pas tant ce que disent les dialogues sur ce point qu’il m’importe ici de relever. Je voudrais bien plutôt insister sur la façon dont le film met en évidence le rapport flottant qui est celui de son personnage à la ville où il vit sans pourtant y faire souche.
Ill. 2
La situation de décalage du protagoniste par rapport à son environnement n’est aucunement exprimée à travers des décadrages défamiliarisants tels qu’avait pu les pratiquer en particulier le cinéma moderne des années soixante5. De ce dernier, le film de Gomis est proche par bien des aspects, notamment par son dispositif narratif usant volontiers de la répétition de scènes similaires avec des variations et par la réflexivité dont il témoigne quand par exemple il intègre le tournage d’un film à son récit. Cependant, loin d’être décadrés, ses plans sont au contraire dans leur grande majorité bien centrés sur le personnage, adoptant en outre le plus souvent un cadrage frontal et jouant des effets de symétrie dans leur composition (ill. 2). Ce qui peut bien plutôt évoquer le registre burlesque.
Ce registre, ainsi, n’intervient pas seulement dans le film à travers le visage en point d’interrogation de l’acteur et son corps mis en scène comme assez maladroit, dégingandé, un peu encombrant. Il se fait présent, plus encore, par la façon dont est traité le rapport de ce dernier à l’espace, en particulier dans les différents plans qui, souvent fixes, le confrontent aux limites du cadre comme s’était plu à le faire le cinéma muet burlesque – et l’on pense ici notamment aux fameuses images du Cameraman (1928) montrant Buster Keaton occupé à se débattre dans l’exiguïté d’une cabine de piscine. On peut le relever par exemple dans ce plan d’Andalucia, d’autant plus déconcertant qu’il est inséré immédiatement après la séquence de nuit dans le square avec laquelle il contraste fortement, où l’on voit le corps du personnage, plongé dans la lumière blanchâtre et opaque d’un bain de vapeur, étrangement calé contre les bords du cadre (ill. 3).
Ill. 3
L’espace du film, constamment resserré autour de lui, enferme le personnage. Cela est particulièrement manifeste dans les plans qui, à deux reprises, le montrent tentant vainement de s’en échapper dans un mouvement de course panique (ill. 4 et 5). Là non plus, malgré la tonalité assez désespérée de la scène, le burlesque ne semble guère loin ; du moins à sa deuxième occurrence, quand le personnage se voit soudain rejoint par une horde d’adolescentes se précipitant derrière lui avec de grands cris joyeux. Qui a vu Fiancées en folie (Seven Chances, 1925) ne manque de se remémorer Buster Keaton poursuivi de façon assez similaire par une multitude féminine en délire.
Ill. 4 et 5
On peut s’étonner de la persistance de la veine comique qui traverse ainsi Andalucia. Le film de Gomis ne fait cependant rien d’autre ici que de renouer avec une fonction parmi les plus significatives du cinéma muet burlesque telle que Petr Kràl en a bien souligné la portée, à savoir la formation d’un regard capable de saisir « ce dépaysement » que favorisait, au début du XXe siècle, « la grande ville, avec son entassement et ses croisements de formes de vie très disparates »6. Un premier dépaysement est ainsi à l’œuvre dans la ville Monde d’Andalucia, avant même que le voyage vers la contrée étrangère n’intervienne dans le récit, à peine plus d’une douzaine de minutes avant la fin du film.
Ce n’est que dans la partie finale du film, et sans que l’on s’y réfère le moins du monde auparavant, qu’intervient l’Andalousie annoncée par son titre. Le récit bifurque de façon inattendue, et je porterai en premier lieu mon attention sur l’itinéraire qu’il nous fait suivre.
D’entrée de jeu, le voyage dont il s’agit est placé sous le signe de l’imprévu. Le personnage principal, déambulant dans Paris, comme à son habitude, est interpelé, en espagnol, par une passante qui insiste : « Allez à Tolède. Allez à Tolède ». Après une coupe franche et sans plus d’explications, la séquence suivante multiplie les plans fixes qui isolent tel ou tel détail d’une nouvelle scène : Yacine se trouve dans une gare. Nouvelle coupe franche, et nous voici dans le train avec lui, puis dans la gare de Tolède, avant de nous aventurer à sa suite dans la ville. Ma première remarque sera pour souligner combien l’on retrouve dans les images de cet itinéraire l’importance accordée dans le cinéma accentué, selon Naficy, aux espaces transitionnels. Et ce, notamment à travers l’insistance avec laquelle le motif du tunnel s’y signale, d’abord par l’obscurité totale qui envahit l’écran pendant plusieurs longues secondes au cours du trajet puis quand la caméra accompagne le personnage dans l’étroitesse des ruelles de Tolède. Dans le même sens, la gare où ce dernier arrive prend à l’image la forme d’un sas, le seuil étant fortement marqué, aussi bien à l’entrée qu’à la sortie, et les mouvements de caméra ainsi que la lumière produisant alors un puissant effet d’appel d’air7 (ill. 6).
Ill. 6
Qu’il s’agisse d’un moment de passage au sens fort est également appuyé par la tonalité étrange dans laquelle bascule le récit : les regards convergent curieusement vers le personnage et, semblant le reconnaître, toutes et tous lui indiquent spontanément la direction à suivre, vers une destination inconnue de lui. Le principe d’incertitude fantastique qui caractérise son arrivée à Tolède se confirme jusque dans le musée où il aboutit. Le spectateur assiste alors à de sidérants face-à-face en champs-contrechamps : devant les portraits des apôtres peints par Le Greco, le personnage fait l’expérience d’une familiarité soudaine et inattendue. Mieux, il se reconnaît. Il est donc question assez explicitement, ici, de l’identité du sujet (ill. 7 et 8). Si, dans l’économie d’ensemble du film, cela vient faire écho notamment à une scène placée bien avant où un personnage d’amnésique disait l’étrangeté ressentie face à son image dans le miroir, il importe surtout pour notre propos de relever combien cette séquence tolédane introduit ainsi à un dépaysement d’un autre ordre, qui ne renvoie pas à une situation de fait mais se présente comme un processus, et plus spécifiquement comme un processus d’individuation. Ce second dépaysement, le film va lui donner forme en changeant profondément les données du rapport entre la figure et le fond.
Ill. 7 et 8
La séquence de Tolède constitue un moment de bascule dans le film et le plan sur lequel s’ouvre celle qui suit vient aussitôt le confirmer. Sans plus de transition qu’un montage cut, nous y considérons le personnage de Yacine tandis qu’il marche, seul, sur un pont en pierre de facture ancienne (ill. 9). Jamais depuis le début du film, alors même que celui-ci s’achèvera à peine quelques minutes après, le personnage n’a été filmé au sein d’un plan si large. Pour la première fois aussi, le montage présente de façon suivie l’avancée du personnage dans une succession de plans, que ce soit avec un enchaînement de panoramiques comme ici ou à travers une série de travellings latéraux à travers le palais de l’Alhambra comme dans la scène suivante – où l’on retrouve par ailleurs, cela mérite d’être signalé, le motif de l’espace transitionnel et plus spécifiquement du tunnel par une utilisation répétée et insistante du contre-jour.
Ill. 9
Ces séquences d’exploration s’écartent fortement des errances parisiennes qu’avait proposées le film auparavant, où primaient la fragmentation et les effets de désorientation, le spectateur étant mis en présence de bribes d’espace découpées dans le tissu urbain sans toujours être articulées les unes aux autres. Si, comme a pu l’écrire Georges Perec, « vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner »8, la dislocation produite par le montage d’Andalucia amenait son personnage à se cogner, lui, sans cesse. Il en va tout autrement dans la séquence andalouse, où l’on peut le voir non seulement se déplacer avec fluidité d’un plan à l’autre mais aussi, pour la première fois depuis le début du film là encore, s’enfoncer dans la profondeur de champ (ill. 10).
Ill. 10
Désormais, le personnage est dans le paysage, dans la scène, et non plus plaqué devant, à la surface de l’écran, comme cela advenait dans les séquences parisiennes. Dans le même sens et plus largement, la caméra, dans le final andalou, se montre souvent plus distante par rapport à son personnage qu’auparavant. Pour le dire autrement, elle laisse un peu plus d’air entre elle et lui9. L’étau, en quelque sorte, se desserre. Y contribue le fait que les mouvements d’appareil sont alors utilisés pour ouvrir l’espace, et non l’inverse. La scène de la procession en fournit un bon exemple quand la caméra, après avoir accompagné du regard, à angle plat, le cheminement de Yacine à travers la foule, survole cette dernière dans toute son étendue avec un ample panoramique en légère plongée puis remonte sur la droite pour suivre le relief de la topographie, ménageant ainsi une sortie de scène pour le personnage, qui dans les plans suivants s’éloigne des festivités.
Il est significatif de confronter de telles images avec le montage auquel procède le film dans l’une de ses premières séquences à partir d’une vue large de Paris, organisée autour d’un repère monumental aussi emblématique que la Tour Eiffel (ill. 11 et 12). Cette vue intervient de façon surprenante dans la mesure où, lumineuse, elle succède directement à un gros plan nocturne sur le personnage et qu’elle constitue, plus de vingt-cinq minutes après le début du film, la première image présentant un espace visuel aussi ouvert. Elle est aussitôt suivie d’un raccord regard qui montre le visage de Yacine penché à une fenêtre du logement de ses parents, dans un plan non dépourvu de portée politique : le champ se voit étroitement et symétriquement resserré à la verticale par deux tours qui se font face et la figure humaine plaquée sur le bord gauche du cadre a peine à s’y inscrire ; le personnage est coincé dans l’exiguïté imposée par les lignes géométriques de l’architecture, exclu de l’espace qui s’offrait à son regard – et à celui du spectateur – dans le plan précédent mais lui est bien vite soustrait.
Ill. 11 et 12
Faire appel à la distinction opérée par Anne Cauquelin entre espace et lieu dans Le Site et le Paysage peut aider à saisir combien la dynamique qui organise ainsi le récit d’Andalucia sous l’angle du rapport entre figure et fond consiste à passer de l’un à l’autre, c’est-à-dire, selon elle, d’une logique de l’emboîtement à une logique de l’extension. La ville répond à la première, indique Cauquelin avant de poursuivre : « Qu’il soit uniformément quadrillé, avec des blocs rectangulaires, des rues parallèles se coupant à angle droit, ou que ces rues serpentent de manière plus fantaisiste, le plan révèle la découpe », une découpe « planifiée, rationnelle, un ordre urbain s’imposant dans la désignation des quartiers, secteurs et zones, dans leur assignation à résidence, avec leurs modes d’économie propres, bien réglés, participant au schéma d’organisation générale de la société »10. À cette forme de spatialité, la philosophe en oppose une autre, celle des lieux, « singuliers, faisant appel au temps, à la mémoire », qui participe d’une « logique d’extension » dans la mesure où le « lieu déborde le quadrillage de l’espace par la multiplicité des points de vue qui le construisent comme lieu »11 – et l’hétérotopie du square parisien revient ici à l’esprit. Il s’agit alors, précise-t-elle, d’une extension « non au sens d’une étendue étalée devant nos yeux, mais au sens d’une mémoire en profondeur », d’une « accumulation de strates »12. Je voudrais à présent examiner plus précisément le dépaysement tel qu’il est filmé dans la partie finale d’Andalucia sous cet aspect, celui donc du rapport à une sédimentation des temps que le lieu engage.
Revenons aux écrits de Naficy pour analyser le mouvement auquel procède le film de Gomis entre les deux pôles qu’y constituent Paris et l’Andalousie. L’un des traits du cinéma accentué, souligne Naficy, est d’osciller entre des « formes cinématographiques ‘ouvertes’ et ‘fermées’ »13. D’une part, explique-t-il, la représentation de la vie en exil ou en diaspora tend à produire, à l’image, une certaine claustrophobie : « la mise en scène choisit les intérieurs et des décors fermés », utilise un « plan d’éclairage sombre qui produit un sentiment d’enfermement » et « des personnages qui sont limités dans leurs mouvements et leur horizon par des obstacles spatiaux, corporels ou autres », ce qui se traduit à l’image par des « prises de vues resserrées, des plans statiques et des arrière-plans obstrués »14. D’autre part, dans les séquences se référant au pays natal, le caractère d’ouverture prédomine : la mise en scène privilégie « les extérieurs, les décors ouverts et les paysages, une lumière naturelle vive, ainsi que les personnages libres de leurs mouvements », ce qui est filmé dans des « prises de vue larges qui situent les personnages dans des environnements suffisamment vastes pour préserver leur intégrité spatio-temporelle »15.
Une polarité fort similaire est à l’œuvre dans Andalucia. Si ce n’est que la « forme ouverte » n’est pas, ici, reliée à un « chez soi » [homeplace] perdu et retrouvé, reconduite au « bled » pour reprendre une expression récurrente dans les dialogues du film, mais associée à une contrée tout à fait nouvelle pour le personnage et où pourtant il trouve un point d’ancrage, comme y insistent les gros plans sur ses pas qui interviennent à deux reprises. Ce qui, bien sûr, modifie les perspectives et déplace quelque peu le propos. Il ne s’agit pas ici d’un mouvement de retour dans la visée d’un éventuel « repaysement » mais d’un pas de côté dépaysant. Ce dernier n’en est pas moins affaire de temporalité autant que de spatialité.
Développant sa réflexion opposant espace et lieu, Anne Cauquelin en vient à considérer une troisième spatialité qui, faisant le pont entre les deux termes antinomiques qu’elle a posés, paraît particulièrement appropriée pour décrire l’environnement au sein duquel est placé le personnage dans les images de la dernière partie d’Andalucia, à savoir celle du site. « De l’espace », écrit-elle, le site « garde le positionnement, la situation, l’établissement ponctuel et repérable sur une carte du territoire » ; « du lieu, en revanche, [il] garde le trait principal qui est de mémorisation, d’enveloppement » : « ce site-là contient du temps, sous forme de mémoires accumulées, et il est contenu dans et par la temporalité, dont il donne une image expressive »16. On touche là aux propriétés du lieu, et du « site-lieu »17, telles que les met pleinement en jeu le film de Gomis. N’est-ce pas, précisément, ce qui produit le petit miracle final, où le personnage, avec une joyeuse stupéfaction, se voit quitter le sol pour quelques enjambées aériennes ? Si le voyage le dépayse, c’est qu’il l’enveloppe dans un temps long dont Tolède et l’Andalousie portent la mémoire, le libérant soudainement du poids d’une histoire au souffle plus court marquée par la relation postcoloniale entre la France et l’Afrique – dont le film souligne par ailleurs la prégnance dans les séquences parisiennes – et de l’assignation sociale qui lui est liée.
Le second dépaysement qu’Andalucia fait intervenir en dernier lieu éclaire ainsi, en retour, le premier dépaysement qui caractérisait la condition du personnage auparavant. Mieux, il semble l’annuler. Pour le dire autrement, le mouvement de ce double dé-paysement procède dans le film sur le principe du moins par moins égale plus, pour permettre au final, dans un ailleurs, une euphorie du lieu. Celle, plus précisément, du lieu d’élection « où notre imagination s’inscrit pour pouvoir mieux s’élancer » tel que, se référant à Walden, Jean-Marc Besse le décrit : « Un ancrage, certes, ou, comme le dit Thoreau, un siège ou un site, mais pas de racines »18.
« De nombreux experts » estiment que « la mondialisation provoquerait imparablement une homogénéisation et une indifférenciation croissantes des différentes parties du Monde », constate le géographe Michel Lussault19. Le film d’Alain Gomis invite, lui, à prendre une toute autre direction. Le double dépaysement que fait intervenir Andalucia témoigne en effet de cette « préoccupation du lieu » si présente selon Naficy dans le cinéma accentué20. Le film complexifie toutefois fortement la question du rapport entre un « ici » et un « là-bas » dans la mesure où, constamment et partout, il met en scène la multiplicité des trajectoires individuelles, provoque la rencontre des singularités culturelles et linguistiques, insiste sur le divers du monde. Il se montre très proche, en cela, de la poétique de la Relation proposée par Édouard Glissant pour appréhender les inextricables et les inattendus de ce qu’il a nommé le « Tout-Monde »21, auquel on peut considérer que Gomis donne en quelque sorte, ici, une forme cinématographique.
Sous cet angle, il faudrait revenir plus largement sur le film pour souligner combien il se place sous le signe de l’hétérogénéité, recherchant tout du long non pas tant les ruptures de tons que leur entrelacement, n’hésitant pas à faire appel à de multiples registres (documentaire notamment, ou encore fantastique), pratiquant volontiers les superpositions sonores les moins attendues (percussions et musique processionnelle, par exemple) ainsi que les combinaisons d’images de différente nature (par l’insertion d’archives vidéos, en particulier). Il faudrait également insister sur les bifurcations auxquelles se prête le récit ainsi que sur les condensations étonnantes qui s’y produisent, telles que Gomis les explore encore, à Kinshasa, dans son plus récent Félicité (2017) quand par exemple il donne à voir et à entendre de façon récurrente l’Orchestre Symphonique Kimbanguiste interprétant la musique d’Arvo Pärt.
On en conclura que la notion de dépaysement, loin de tomber en obsolescence dans la configuration actuelle du monde, s’avère au contraire fort utile pour exprimer les mises en contact surprenantes et les phénomènes de déterritorialisation que celle-ci génère. Mais peut-être aussi pour faire le partage, précisément, entre un cinéma globalisant et mondialisé qui tend à éluder la multiplicité des lieux et un cinéma de la mondialité qui, en revanche, lui fait la part belle et dont Alain Gomis, avec Andalucia, contribue à creuser le sillon.
[1] Hamid NAFICY, An Accented Cinema. Exilic and Diasporic Filmmaking, Princeton, Princeton University Press, 2001.
[2] Cf. Michel FOUCAULT, Dits et écrits : 1954-1988 (1re éd. 1984), Paris, Gallimard, t. IV (1980-1988), 1994, p. 752-762.
[3] Jean-Christophe BAILLY, Le Dépaysement. Voyages en France, Paris, Éditions du Seuil, 2011, p. 472.
[4] Ibid., p. 473.
[5] Je renvoie pour cet aspect à Pascal Bonitzer, Décadrages. Peinture et Cinéma, Paris, Cahiers du Cinéma – Éditions de l’Étoile, 1985.
[6] Petr KRÀL, Le Burlesque ou la morale de la tarte à la crème (1re éd. 1984), Paris, Ramsay, 2007, p. 91. On est surpris, en relisant l’ouvrage sous cet angle, de constater combien la notion de dépaysement, qui y intervient de façon récurrente, s’avère cruciale pour saisir la démarche burlesque.
[7] Sur la question du « volume d’air ressenti » et ses enjeux dans toute analyse spatiale de l’image de film, on se reportera utilement à Antoine GAUDIN, L’Espace cinématographique. Esthétique et dramaturgie, Paris, Armand Colin, 2015, en particulier p. 132-137.
[8] Georges PEREC, Espèces d’espaces (1ère éd. 1974), Paris, Éditions Galilée, 2000, p. 16.
[9] A. GAUDIN, op. cit., p. 96-110 pour ce qui concerne les ressources à cette fin du recours dans les films à différentes distances focales.
[10] Anne Cauquelin, Le Site et le Paysage, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 78.
[11] Loc. cit.
[12] Ibid., p. 79-80.
[13] H. NAFICY, op. cit., p. 153 (ma traduction).
[14] Loc. cit.
[15] Loc. cit.
[16] A. Cauquelin, op. cit., p. 85.
[17] Loc. cit.
[18] Jean-Marc BESSE, Habiter. Un monde à mon image, Paris, Flammarion, 2013, p. 191-192.
[19] Michel LUSSAULT, Hyper-lieux. Les nouvelles géographies de la mondialisation, Paris, Éditions du Seuil, 2017, p. 35.
[20] H. NAFICY, op. cit., p. 5.
[21] Je renvoie ici le lecteur en particulier à deux ouvrages d’Édouard Glissant : Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, et Philosophie de la Relation. Poésie en étendue, Paris, Gallimard, 2009.
Résumé
Hamid Naficy a développé en 2001 le concept de « cinéma accentué » pour désigner les traits caractéristiques des films contemporains liés à une expérience de la migration. Dans quelle mesure ce cinéma mobilise-t-il la notion de dépaysement et qu’y devient-elle ? Afin de l’envisager, cet article procède à l’analyse d’Andalucia (Alain Gomis, 2007) et des logiques de spatialité qui y sont successivement adoptées, manifestes en particulier dans le rapport changeant entre figure et fond. Comme on le soulignera, c’est toutefois un double dépaysement qui est à l’œuvre dans le film, ce qui déplace quelque peu les perspectives et invite plus précisément à considérer les formes possibles d’un « cinéma de la mondialité », faisant la part belle à la multiplicité des lieux dans un contexte de mobilité généralisée trop souvent réduit à la menace d’une uniformisation galopante.
Abstract
In 2001, Hamid Naficy developed the concept of “accented cinema” to name the key features of contemporary movies treating of migration. To what extent this cinema relies on the notion of disorientation and how does it make it change? To study this question, this paper analyses the use of different spaces in Alain Gomis’s movie, Andalucia, and particularly, the shifting relationship between figure and background. The movie enhances a twin conception of disorientation which modifies its definition. It leads to consider the possible patterns of “whole world cinema”, highlighting the number of locations in a context of generalised mobility which is too often reduced to the threat of growing standardisation.
Camille GENDRAULT
Univ. Bordeaux Montaigne, CLARE, EA 4593
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