si, à se constater au monde, il est possible de se dire perdu…1
Venant clore une prose poétique consacrée aux Sainte-Victoire de Cézanne, ces quelques mots d’André du Bouchet se situent très exactement au cœur de la tension qui traverse et travaille la poésie française des années 1950 et 60 : projetant de redécouvrir l’ici contre les séductions et mirages de l’Ailleurs romantique et ses prolongements surréalistes, les poètes nés à l’écriture dans le paysage de désolation de l’après-guerre, ces poètes qui entendent reprendre pied dans la « réalité rugueuse à étreindre », font face dans le même temps à ce que Philippe Jaccottet appellera des « paysages avec figures absentes »2. D’Yves Bonnefoy à Jacques Dupin, de Philippe Jaccottet à André du Bouchet, le retour à l’ici se présente comme une confrontation à l’élémentaire, au dépouillement d’espaces vacants qui, tout autant qu’ils aident la poésie à s’établir, à se « constater au monde », jettent le trouble, font vaciller l’assise– géographique, existentielle, ontologique – et génèrent une sensation de désorientation : « si, à se constater au monde, il est possible de se dire perdu… ». Cette redécouverte de l’ici ne se donne donc pas comme un retour à l’espace rassurant d’un paysage, structuré et organisé. Le paysage subit plutôt l’épreuve d’une défiguration3 : il se dé-payse. D’emblée deux valeurs du préfixe « dé » peuvent être distinguées, qui permettent de saisir le changement de paradigme décisif introduit par la poésie moderne à l’égard de son aîné surréaliste. Quand celui-ci visait tout à la fois l’expérience de l’inouï et l’abandon de l’immédiat— le préfixe prenant la valeur d’un éloignement, d’une distance à l’égard du « pays » —, la poésie de la seconde moitié du siècle revient sans doute à l’ici, redécouvre la banalité, mais en disloquant toute éventuelle unité du paysage – le préfixe « dé » marque cette fois non la distance mais le démembrement, la destruction. Le dépaysement se vivrait alors comme un face à face déstabilisant, comme l’épreuve d’une frontalité, que l’on se propose d’aborder ici à partir d’un parcours dans l’œuvre poétique d’André du Bouchet.
« Dépayser – la poésie »4 : en posant cette équation dépouillée dans ses Carnets en 1952, André du Bouchet (dont les premiers recueils, Air (1951) et Le Moteur blanc (1956) datent de ces mêmes années) jette à travers une hésitation sémantique les bases de sa poétique. Non seulement la poésie dépayse le lecteur (le tiret relie le prédicat et le sujet, et pose leur équivalence), mais il s’agit aussi de dépayser activement le genre poétique (« la poésie » devient complément d’objet du verbe). Resserrée autour de quelques réalités dépouillées (le mur, la pierre, la maison, le glacier), l’œuvre poétique d’André du Bouchet s’assigne en cela un projet, qui n’est pas sans faire résonner la conception du dépaysement qui traverse l’ouvrage consacré par Jean-Christophe Bailly aux paysages de France. Un tel rapprochement pourrait certes surprendre et sembler contestable. Signalons toutefois d’emblée le grand intérêt de l’écrivain géographe pour la poésie du XXe siècle (Jean-Christophe Bailly préface d’ailleurs l’anthologie poétique de Jacques Dupin, Le Corps clairvoyant)5. Or Bailly, explicitant le sens de son titre, distingue deux expériences du dépaysement, qui nous semblent recouper l’opposition entre les paradigmes romantique et surréaliste d’une part, « moderne » de l’autre :
soit parce que l’on se retrouve effectivement ailleurs, transporté très loin de ce que l’on connaît, soit au contraire parce que ce que l’on connaît ou croyait connaître s’est transporté de soi-même dans un ailleurs indiscernable mais présent. Quel est donc, se demande-t-on alors, quel est donc cet ailleurs qui est ici ?6
Cette sensation d’étrangeté née de la redécouverte de l’immédiateté – ce dépaysement de l’ici, cet « ailleurs » dans « l’ici » —pourrait aussi entrer en résonance avec un second titre de Jean-Christophe Bailly, L’Apostrophe muette. Essai sur les portraits du Fayoum7. Certes les espaces vacants des poèmes d’André Du Bouchet ne comprennent aucune figure humaine, mais ils pourraient bien rejoindre les portraits du Fayoum dans l’expérience qu’ils font naître chez le sujet. L’épreuve d’un saisissement les relie tous deux, saisissement résultant d’une rupture : chez du Bouchet, l’expérience du mur, du jour, du glacier s’arrache à l’habitude ; chez Bailly, les visages du Fayoum, tenus sur la frontière entre vie et mort, rompent avec « la continuité narrative » de la vie, et se livrent dans un face à face déstabilisant.
Un parcours dans les espaces dépouillés des poèmes d’André du Bouchet se propose alors à nous. La rencontre de l’immédiateté pourra d’abord être abordée sous un double angle, phénoménologie et poétique. Par une démarche archéologique, on tentera ensuite de mettre à nu une dimension enfouie du lieu, comme du sujet. Contre toute attente, les poétiques du retour à la réalité concrète de la seconde moitié du XXe siècle déploient ainsi une puissance de dépaysement aussi radicale que celle qu’avaient poursuivie les avant-gardes de la première moitié du siècle.
Le seuil d’un recueil d’André du Bouchet est toujours marqué par un phénomène d’ébranlement : ébranlement de ses composantes spatiales, réduites à l’épure ; ébranlement du sujet à l’origine de l’expérience ; ébranlement suscité par contamination chez le lecteur lui-même. L’entrée est donc vacillement, vacillement radical en ce qu’il touche à ce qui est à la fois le plus immédiat et le plus habituel. Ainsi Dans la chaleur vacante, publié en 1961, questionne-t-il dès ses premiers mots l’évidence du « jour » :
J’ai vu le jour ébranlé, sans que le mur bouge9.
Que suit un peu plus loin :
Je vais droit au jour turbulent10
puis :
Je ne me suis habitué au jour
qu’à la fin du jour11.
Le « jour », qui regagne ici une réalité physique et matérielle (on le voit, il est gagné par le mouvement) constitue l’exemple type de l’expérience phénoménologique à partir de laquelle l’œuvre poétique d’André du Bouchet prend son élan. C’est la réalité immédiate qui perd de fait son caractère d’évidence rassurante, pour se faire énigme, mystère qu’il y ait quelque chose plutôt que rien. La tentation est grande ici d’établir un rapprochement avec les lignes qu’Henri Maldiney, dans son étude d’André du Bouchet, consacre à l’espace des toiles de Cézanne, cet espace qui « nous déborde et nous aborde »12. Ce « débordement » est, chez Du Bouchet, le plus souvent vécu comme une redécouverte de ce qui n’était plus perçu dans sa présence vive. C’est ainsi du reste qu’Antoine Emaz, poète fortement influencé par l’œuvre de son aîné, appréhende l’œuvre de ce dernier :
Brusquement ce qui a été vu cent fois redevient neuf ; un détail minime, de par l’attention extrême du regard, prend du relief, surprend13.
De fait il s’agit toujours, dans les poèmes d’André du Bouchet, de retrouver la fraîcheur d’un commencement, là où l’habitude se dévoile agent de décoloration et d’usure des sens. Or pour Du Bouchet, cette usure est moins le fait de la sensation qui s’émousserait seule, que de l’emprise qu’exercent certaines expressions linguistiques figées ou certaines images stéréotypées – empêchant de voir, de sentir, de vivre l’immédiateté :
Poésie — dès que la réalité déserte ces images qu’elle a charriées en désordre et qu’à l’égard de ce qui est elle demeure seule14.
Une seconde difficulté surgit dans le même mouvement : car s’il s’agit de retrouver la sensation vive sous l’expression usée, le sujet fait aussi l’expérience d’un excès de la sensation sur la possibilité d’énoncer, de formuler ou même de représenter cette dernière. Claude Esteban, poète proche d’André du Bouchet par son appréhension de l’élémentaire, évoque à son sujet le « désarroi du réel qualifiable et appréhensible »15. Ce sont donc les capacités humaines d’appréhension qui se verraient ici troublées par le surcroît de l’expérience immédiate. L’intensité déborderait les possibilités même d’expression, et ce d’autant plus que l’œuvre se concentre sur l’expérience du plus infime et du plus ténu – ce que Cézanne appelait la « petite sensation » et que Du Bouchet nomme la « simplicité ». Les recueils et les carnets ne cesseront alors d’énoncer le caractère insurmontable de l’entreprise engagée. L’impuissance est régulièrement répétée :
mais jamais je n’arriverai à dire ce qui / me sépare de ce mur bleu / ce qui fait / que le mur qui est clair / reste16.
Ici, ce sont à la fois la distance spatiale, et l’écart entre les outils d’appréhension humaine et la réalité sensible qui se trouvent déplorés. Une langue des éléments, langue sauvage et irréductible, s’impose alors au sujet ébranlé, dépaysé :
voici le vent sauvage / dont tu ne comprends pas / la langue / plus forte que la tienne / l’air qui t’arrache des mots comme la langue même17.
Notons que le vent est l’élément significativement convoqué : le poème joue alors sur le double sens du verbe « comprendre » : à la difficulté de l’appréhension intellectuelle s’ajoute l’impossibilité même d’embrasser, d’étreindre physiquement, de « prendre avec » l’élément.
C’est sur ce socle phénoménologique d’un sujet littéralement assailli par une présence excédante, faisant l’expérience d’une redécouverte non du « pays » mais de l’espace pur et de ses composantes minimales (expérience, donc, du dé-paysement au sens étymologique) que l’œuvre jette les prémices de sa poétique. Le défi que le monde sensible lance au poète définit en effet un programme d’écriture. Sans doute est-il nécessaire de remonter en amont vers quelques données biographiques pour éclairer les soubassements de celui-ci. Le langage n’a jamais, pour André du Bouchet, présenté un caractère d’évidence : né en 1925 dans un milieu cosmopolite, le poète se montre dès son enfance, ainsi que l’énonce Michel Collot, « sensible à l’étrangeté des mots »18. Il connaît ensuite l’expérience de l’exil aux Etats-Unis entre 1941 et 1948 et commence à écrire à son retour en France, le français devenant dès lors une nouvelle langue étrangère pour celui qui a mené l’ensemble de ses études de lettres outre atlantique. Ce polyglottisme, qui fera d’André du Bouchet un éminent traducteur (de Joyce, Faulkner, Shakespeare, de Pasternak et Mandelstam, de Hölderlin et Celan), le conduit à se saisir de la langue française avec cette distance qui lui permettra précisément d’appréhender le sensible dans son essence même. Il s’agira même de pousser cette étrangeté linguistique jusqu’au seuil de l’illisibilité, il s’agira de « dépayser – la poésie » pour retrouver la puissance d’ébranlement de la sensation. Loin toutefois de choisir la voie qu’ont explorée les poétiques visant la recherche d’une autre langue (de Michaux à Ghérasim Luca, la néologie s’impose comme une expérience radicale du dépaysement), André du Bouchet convoque les mots du quotidien, de l’évidence, ces mots « décolorés »19 que l’on a désappris à considérer. Il s’agit donc de les recharger de sens :
peser de tout son poids sur le / mot / le plus faible / pour qu’il éclate / et livre son ciel20
Le sémantisme minimal de ces mots « faibles » se double d’un usage systématique de l’article défini et de l’absence presque totale de caractérisants :
La montagne
la terre bue par le jour, sans
que le mur bouge21
Si l’emploi de l’article défini introduit souvent une hésitation dans la langue française (extension maximale du concept dans sa valeur universelle, ou emploi caractérisant renvoyant au contexte ?), ici ce n’est pas le cas, tant le poème impose la présence de la montagne, du mur, de la terre. L’article défini reçoit donc aussitôt une valeur déictique : il fait littéralement advenir la montagne dans sa pleine présence rugueuse. La concrétude, en d’autres termes, est très paradoxalement rendue par ce qui s’apparente à une tension vers l’abstraction.
À cet usage atypique de l’article défini s’ajoute l’appariement inattendu des syntagmes : « la terre » regagne ici en étrangeté en étant associée au groupe participial « bue par le jour ». Autrement dit, l’assemblage dé-payse le sémantisme des mots communs, et ce parce qu’il introduit très souvent une relation antithétique, joignant des sensations incompatibles : ici la densité et la compacité de la terre, rendues fluides par le verbe « boire », devenu lui-même neuf par le sujet qui le régit, « le jour ». Dès lors, on comprend que la syntaxe minimale de la phrase de Du Bouchet ne reproduit en rien un hypothétique ordonnancement de la réalité, elle aide au contraire à faire émerger des éléments discrets, rendus à leur étonnante solitude. Le travail de l’image va dans le même sens :
La montagne
Comme une faille dans le souffle
Le corps du glacier22.
Ainsi que le souligne Michel Collot23, l’évidence immédiate de la montagne est ébranlée par la comparaison qui, loin de suggérer la compacité solide du massif, l’associe au contraire à une expérience du vide (« comme une faille dans le souffle »). L’appariement atypique jette en cela un halo d’inévidence sur chaque réalité convoquée, contribuant à rendre ce que Du Bouchet appelle « l’expression étrange de la simplicité »24.
Enfin, le rôle des blancs est sur ce point décisif. Ceux-ci, souvent commentés, sont l’agent essentiel du dépaysement dans l’œuvre poétique de Du Bouchet. Ils constituent l’armature de sa poétique – une armature certes paradoxale puisqu’elle serait de vide. Contre toute hypothèse inspirée des théories sur les calligrammes, les blancs des poèmes de Du Bouchet invitent à interroger le texte poétique non comme un ensemble de signifiants graphiques, non pas non plus comme un pur énoncé, mais dans sa puissance d’énonciation. Autrement dit, il s’agit de saisir le poème à la source même du dire, et le blanc est précisément ce qui permet le surgissement, l’avènement, l’effraction du monde sensible à même le poème. Henri Maldiney, en des analyses décisives, distingue sur ce point le « dit » du « dire » et propose :
Ses « blancs » sont les ressources de son dire. Leur blancheur est l’affleurement, dans le visible, du vide à faire entendre dans la parole, pour que cette parole soit non pas un dit, écrit noir sur blanc, mais un dire […]25.
L’approche phénoménologique dont se réclame Maldiney favorise, on l’aura compris, la prise en compte de cette dimension émergeante du poème. Le texte évoque ainsi souvent son propre surgissement, et indissociablement celui de la réalité qui s’énonce en lui :
…je dis air
pour qu’il y ait un
vide
par lequel il soufflera entre les mots26.
Ici le poème joue en outre, comme souvent, sur les possibilités ménagées par le retrait du mot dans la ligne. Le sens même de la lecture s’en trouve alors fragilisé, la linéarité du dire aussi. La circulation est donc tout à la fois celle de l’air à travers le poème, devenu perméable à la réalité sensible, et celle du regard à travers les îlots de mots. En conséquence, les blancs du texte de Du Bouchet suscitent bien une expérience de frontalité, de face à face ; c’est, en d’autres termes, le visage même du sensible qui se donne en bloc, dans l’évidence d’un « il y a », d’un « es gibt », donc d’une donation. Ainsi dans la suite intitulée « Le glacier » :
LE GLACIER
1.
Vent
grand visage
glacé
agité
la pierre
ou le faîte
le vent27
En introduisant une série de groupes nominaux en parataxe sous son titre, le poème tend à superposer et bientôt confondre le glacier, le vent, la pierre et le faîte, le tout se voyant caractérisé de « grand visage glacé / agité ». Le glacier agit donc bel et bien comme un miroir de concentration, où se trouvent réunies les réalités dispersées d’un espace dénudé rendu à son extrême simplicité.
Le poème de Du Bouchet, en définitive, n’offre pas une représentation mimétique du monde, il se présente comme un détour : détour d’un dire dépaysant, destiné à rendre l’expérience phénoménologique du dépaysement. Reste à saisir les implications de cette rencontre sur le sujet de l’expérience.
Citant le peintre Tal Coat : « C’est le monde qui vous appréhende et non pas vous qui l’appréhendez », Antoine Emaz poursuit : « Chez Du Bouchet, il y a bien aussi cette façon d’être happé par le dehors tout autant que d’y faire face »28. Happé ou apostrophé, appelé, le sujet se trouve débouté de sa centralité : il est moins source et siège de son expérience qu’il ne la reçoit, la subit, en est submergé. On pourrait de nouveau convoquer ici le titre de Jean-Christophe Bailly, L’Apostrophe muette, qui s’inspire indéniablement de l’expression employée par Jacques Dupin pour qualifier l’œuvre de Giacometti, « l’injonction silencieuse »29. Si tous les deux se rapprochent par l’oxymore, ils se superposent surtout par la conception du sujet qu’ils véhiculent et la direction que prend l’apostrophe : il ne s’agit plus d’un sujet origine de la parole, mais d’un sujet recevant une parole qui ne lui est pas forcément adressée, mais qu’il ressent comme impérieuse. Or ce vacillement du sujet, débouté de sa centralité par l’expérience vive du monde sensible, est poussé à son point limite chez Du Bouchet. Les textes de celui-ci introduisent en effet très souvent l’exigence d’un effacement du sujet, effacement qu’on peut sans doute interpréter comme une méfiance (récurrente chez les poètes de la seconde moitié du siècle) à l’égard d’une vision anthropomorphique du monde (« monde – se retirer vivement pour le voir exister sans moi »)30. Mais l’insistance est telle (ainsi dans les Carnets : « Je n’aurai jamais assez disparu »31 ; « il faudrait pour bien faire / que je ne sois pas là »)32 qu’il serait plus juste d’y voir là l’épreuve plus radicale d’une défiguration du sujet. Celle-ci semble d’ailleurs donner sens à l’évolution du recueil Dans la chaleur vacante : alors que les premiers poèmes laissent encore deviner la figure— certes discrète —d’un sujet percevant, s’impose ensuite une série de textes qui énoncent l’aspiration à la disparition : « Que l’étendue nous déserte, et nous avancerons, comme la nue, au fond de l’air »33 ; « J’écris aussi loin que possible de moi »34, puis dans « Accidents » : « Nous serons lavés de notre visage »35. L’adjectif « vacante » du titre peut alors être compris dans son sens plein et actif : la chaleur crée une vacance, qui se propage au fil des poèmes.
C’est précisément autour de cet effacement du sujet que l’expérience poétique du dépaysement peut être réévaluée. Car si l’épreuve d’une frontalité a d’abord été au cœur de notre approche, il est aussi possible d’avancer vers une archéologie du sujet enfoui ou effacé. Le dépaysement coïnciderait avec la mise à nu d’une dimension perdue, cachée, ou encore potentielle, dimension commune au lieu et au sujet de l’expérience, qui les relierait souterrainement.
Alors que le dépaysement, pour l’instant, était abordé dans l’expérience d’un surcroît de la sensation présente, il pourrait aussi être éclairé à partir d’un afflux, dans le présent et l’ici, de ce qui a été, ou de ce qui sera ; il pourrait être affaire de « résurgence(s) invisible(s) »36. Les poèmes et notations d’André du Bouchet ne négligent pas ces dimensions : celle de la potentialité (ainsi dans Carnet : « pour voir ce qu’il en est / dire / ce qui n’est pas encore et / que cela soit »37— où le dire remplit ici la fonction d’un fiat lux) ou celle, plus fréquente, de la remontée d’un fond, immémorial ou abyssal, dont le présent serait la résurgence. Ces dimensions étant récurrentes dans les textes que Du Bouchet consacre à la peinture, c’est par le détour de Cézanne que nous nous proposons d’aborder cette dernière forme de dépaysement. L’œuvre de Cézanne se situe du reste au croisement des démarches d’André du Bouchet (qui lui consacre un texte recueilli dans L’Incohérence) et, on le sait, des approches phénoménologiques, de Merleau-Ponty à Maldiney.
À l’ouverture de son chapitre sur Rimbaud, Bailly opère un distinguo entre deux rapports au lieu : d’un côté la « relation obstinée au même seuil du monde » (le rapport de Cézanne à la Sainte-Victoire), de l’autre le perpétuel départ rimbaldien. De la Sainte-Victoire, il ajoute qu’elle serait cette « preuve opaque qui se retire en elle-même et stagne dans toute l’étrangeté de sa pesanteur suspendue »38. Ce retrait de la montagne sur elle-même et « l’étrangeté » qui en résulte forment très précisément le point de départ de la méditation qu’André du Bouchet développe autour des Sainte-Victoire de Cézanne. Le texte (intitulé « Peinture » et recueilli dans un volume intitulé L’Incohérence, 1979)39 est entièrement happé par l’étrangeté, tout à la fois du lieu et de la toile, de sorte que Du Bouchet va projeter sur l’œuvre de Cézanne l’expérience du dépaysement à l’origine de ses propres poèmes. En cela le texte sur Cézanne s’offre comme un second degré du dépaysement, qui, par la médiation d’une œuvre picturale, va conduire Du Bouchet à mettre à nu une dimension restée jusqu’alors latente.
La prose poétique n’amène la méditation sur Cézanne qu’après un premier temps introductif, ici essentiel car il pose précisément les conditions de son approche des Sainte-Victoire. La « peinture » est d’emblée appréhendée comme une expérience – et non comme un domaine de l’esthétique (« La peinture. Ni couleur, ni image, ni peinture. »). Or l’essentiel se situe, pour le sujet, dans un phénomène de « reconnaissance », reconnaissance paradoxale car elle résulte d’un double « retrait ». D’une part la peinture elle-même « est rentrée », son « ton » est « enfoui » :
Je la reconnais, lorsque, rentrée [...] il n’y a plus couleur ni peinture.
D’autre part, la parole poétique, outil potentiel de l’approche, se rétracte en elle-même :
Non, peinture, parole, image, cela est à rentrer, et cela rentre aussitôt que j’arrive à rejoindre le ton enfoui que la nuit est seule à donner » […] « le vocable du poème, soustrait, aussi subitement qu’il s’y imprime, à son emploi langagier, apparaît engourdi, comme gourd – dans sa volubilité… bloqué même volubile...
C’est à partir de ce double retrait, ménageant l’espace d’une double épaisseur (celle de la couleur, celle du sujet), que les toiles de Cézanne sont alors envisagées. Il s’agira pour nous de saisir en quoi l’expérience du dépaysement, ici dédoublée (Cézanne face à la montagne de la sainte-Victoire, Du Bouchet face aux toiles de Cézanne) s’enrichit d’une nouvelle dimension :
C é z a n n e –
je l’imagine, à revoir en esprit un tableau de Cézanne rompu, aussi compact, bouclé, bouché quelquefois, qu’un caillou – bouclé-béant confondus – tout ce qui départage y étant découvert en suspens…
brisé et indivis
comme le caillou (caillou nommé Sainte-Victoire, ou dans l’air montagne non moins privée de nom qu’au sol le caillou), j’imagine qu’à le peindre, cohabitant comme une fois pour toutes soudé, Cézanne, occupant ce chemin, n’avait plus de jour en jour à fixer le motif inhabité. Placé là : en aveugle. Un coup d’œil lui permettant de s’en assurer : il était là, toujours. La peinture était toujours là. Mais de là, aussitôt, sans cesse comme sur place aller— condition de la soudure – dehors en aveugle. Non, plus d’image, pas de couleur, mais toute la masse envisagée sombrant… rentrée dans une face sans nom, fraîchissant, sombrant, par toutes ses voies d’air… hermétique ou ajourée… d’un tenant inhumée…peignant comme inhumant dans une profondeur d’incandescence ou de froid – indifférente en dernier ressort —où le caillou blanc et la montagne bleue abordés aveuglément ne se proposent pas plus à la considération que le visage qui le sertit à l’œil affairé…
Le texte donne congé à tout ce qui est susceptible de réintroduire des médiations, là où seule la masse brute de la Sainte-Victoire sera considérée. Ainsi du nom : la « Sainte Victoire » est reconduite à son être brut de « caillou » ; de manière analogue, le nom « Cézanne » disparaît progressivement, cédant sa place à une troisième personne désignant autant le caillou, le motif, que le peintre lui-même. Le texte introduit alors une fusion/confusion entre l’homme Cézanne et, non pas la toile, mais la montagne fixée (qui ne se dissocie du reste pas ici de la toile peinte). L’expérience de la Sainte-Victoire correspond en effet, dans un premier temps, à un aveuglement du sujet : « placé là : en aveugle », le « motif » conduit qui se porte vers lui à une cécité analogue (« comme sur place aller — condition de la soudure — dehors en aveugle »). En aveugle, le caillou rend aveugle. S’amorce alors un second mouvement du texte, que signalent la disparition des marques de la personne et la présence d’hypallages favorisant l’entrelacement de la matière minérale et du sujet : « Non, plus d’image, pas de couleur, mais toute la masse envisagée sombrant, rentrée dans une face sans nom, fraîchissant, sombrant, par toutes ses voies d’air… ». Le sujet et la Sainte-Victoire (ici « caillou ») sont l’un et l’autre, l’un dans l’autre, emportés dans une « profondeur d’incandescence et de froid. ». C’est alors, dans le dernier mouvement de ce texte, la face cachée du sujet aboli, comme de la sainte-Victoire peinte par Cézanne, qui se découvre peu à peu. Une tonalité funèbre envahit de fait le texte (« peignant comme inhumant »), tonalité évoquant le motif des crânes qui obsédait Cézanne dans les années de « Sainte-Victoire ». À considérer les « Trois crânes » de 1898-1900, il est impossible, en effet, de ne pas voir surgir les contours de la fascinante montagne. Ainsi les Sainte-Victoire sont-elles l’espace même où Cézanne inhume son moi, un moi plongeant dans une « profondeur d’incandescence et de froid ». On retrouve là, on le constate, les notions posées dans le temps introductif de ce texte sur la peinture : présence d’une dimension enfouie, logée dans l’épaisseur de la couleur, conduisant à une expérience du retrait. Qu’est-ce que la peinture – et celle de Cézanne en particulier – nous donnerait donc à approcher, sinon ce point invisible que chacun contient en soi, en aveugle ? Le dépaysement – si cette expérience cézanienne peut être nommée ainsi – serait en cela l’expérience du suprême ici, celle d’un sujet qui se découvre absent à lui-même, regardé d’outre-tombe, happé par le fond abyssal de sa condition d’être fini. Les Sainte-Victoire de Cézanne, finalement, ne reconduiraient-elles pas étrangement aux portraits du Fayoum ? :
avec eux nous traversons les ombres et les rêves – l’ombre où la mort se ramasse, le rêve que la vie condense – pour revenir au point de départ magiquement adressé : un regard qui n’est ni question ni réponse mais silence et arrêt, témoin muet de ce qui fut40.
Le mouvement de cette étude a en définitive suivi la courbe d’une spirale : revenant vers l’apostrophe muette lancée tant par les portraits du Fayoum que par les paysages dépouillés de Du Bouchet, cette enquête sur le dépaysement a, dans le même temps, opéré un mouvement de creusement et d’approfondissement : de l’expérience d’un sujet saisi et happé par le dehors, on a progressé vers une herméneutique des traces et du sujet, conduisant à la mise à nu d’un point aveugle, enfoui, celui de sa propre finitude.
Sans doute l’expérience même d’une finitude au monde s’avère-t-elle en cela suprêmement dépaysante, la poésie comme la peinture se faisant les agents silencieux et précieux de cette résurgence invisible : « si, à se constater au monde, il est possible de se dire perdu… ».
[1] André du BOUCHET, « Peintures », in L’Incohérence, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1979, non paginé.
[2] Philippe JACCOTTET, Paysages avec figures absentes, Paris, Poésie/Gallimard, 1998.
[3] Lire sur ce point Michel COLLOT, in Paysage et poésie du romantisme à nos jours, Paris, Corti, 2005, p. 117-138.
[4] André du BOUCHET, Carnet, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1994, p. 10.
[5] Jacques DUPIN, Le Corps clairvoyant (1963-1982), Paris, Poésie/Gallimard, 1999.
[6] Jean-Christophe BAILLY, Le Dépaysement. Voyages en France, Paris, Points, 2012, p. 477. Nous soulignons.
[7] Id., L’Apostrophe muette. Essai sur les portraits du Fayoum, Paris, Hazan, 1978 puis 2000.
[8] André du BOUCHET, Carnet, op. cit., p. 68.
[9] Id., Dans la chaleur vacante, Paris, Poésie/Gallimard, 1991, p. 13.
[10] Ibid.
[11] Ibid., p. 92.
[12] Henri MALDINEY, « Les « blancs » d’André du Bouchet », Art et existence, Paris, Klincksieck, 1985, p. 216.
[13] Antoine EMAZ, André du Bouchet, « debout sur le vent », Paris, Jean-Michel Place/poésie, 2003, p. 8.
[14] André du BOUCHET, Carnet, op. cit., p. 11.
[15] Claude ESTEBAN, Étranger devant la porte, II, Paris, Farrago-Éditions Léo Scheer, 2001, p. 45.
[16] André du BOUCHET, Carnet, cité par Antoine EMAZ, André du Bouchet, « debout sur le vent », op. cit., p. 102.
[17] Ibid., p. 52.
[18] Michel COLLOT, « André du Bouchet », Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, Paris, PUF, 2001, p. 85.
[19] « La toute puissance des mots décolorés », André du BOUCHET, Dans la chaleur vacante, op. cit., p. 113.
[20] Id., Air suivi de Défets, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1986, p. 29.
[21] Id., Dans la chaleur vacante, op. cit., p. 12.
[22] Ibid.
[23] « André du Bouchet », Dictionnaire de la poésie de Baudelaire à nos jours, op. cit., p. 87.
[24] « je veux dire les choses bizarres qui sortent de la bouche de la nature dures à entendre / et pourtant cohérentes, / l’expression étrange de la simplicité », André du BOUCHET, Carnet, op. cit., p. 19.
[25] Henri MALDINEY, « Les « blancs » d’André du Bouchet », op. cit., p. 219.
[26] André du BOUCHET, Air suivi de Défets, op. cit., p. 67.
[27] Id., Dans la chaleur vacante, op. cit., p. 22.
[28] Antoine EMAZ, André du Bouchet, « debout sur le vent », op. cit., p. 9.
[29] Jacques DUPIN, Alberto Giacometti, Paris, Maeght éditeur, 1962, p. 79.
[30] André du BOUCHET, Carnet, op. cit., p. 34.
[31] Ibid., p. 15.
[32] Ibid., p. 31.
[33] Id., Dans la chaleur vacante, op. cit., p. 28
[34] Ibid., p. 38
[35] Ibid., p. 42.
[36] « où remontent lentement, comme par le fait d’une résurgence invisible, les traces parfois très lointaines de sa formation. », Jean-Christophe BAILLY, Le Dépaysement, op. cit., p. 14.
[37] André du BOUCHET, Carnet, op. cit., p. 50.
[38] Jean-Christophe BAILLY, « Rimbaud parti », Le Dépaysement, op. cit., p. 134.
[39] André du BOUCHET, L’Incohérence, Hachette, 1979. Les citations renvoient désormais à ce texte, non paginé.
Résumé
Alors que la notion de dépaysement en poésie du XXe siècle conduit plus spontanément le regard vers les esthétiques d’avant-garde, il s’agit ici de montrer que les poétiques du retour à la « réalité concrète » du paysage dans la seconde moitié du XXe déploient une puissance de dépaysement tout aussi radicale, mais paradoxale. En privilégiant l’étude des espaces nus chez André du Bouchet, en prenant appui sur le texte que celui-ci consacre à la relation de Cézanne à la Sainte-Victoire et en convoquant les travaux de Jean-Christophe Bailly, cet article travaille sur la notion de « résurgences invisibles », sur la tension entre présence immédiate et « masse d’oubli » et sur la potentialité d’un ce qui pourrait être venant hanter ces espaces vacants. Interrogeant l’« injonction silencieuse » (Dupin) ou l’« apostrophe muette » (Bailly) logés dans ces espaces dépouillés, l’étude s’attache aux formes qu’elles empruntent. Une attention particulière est portée sur l’approche des blancs de la page qui, inquiétant la linéarité de la lecture et les relations entre signe et non-signe, font émerger et littéralement advenir une dimension perdue du lieu.
Abstract
Although the notion of disorientation in 20th poetry seems to lead directly our attention to avant-garde aesthetics, the paper aims to show that the poetic creations based on the return to the concrete reality of a landscape, in the second part of the 20th, have a paradoxical and a radical power of disorientation. The study of the “espaces nus” of André du Bouchet, of its writing about the connection between Cézanne and the Sainte-Victoire Mountain, and the works of Jean-Christophe Bailly are the bases of this paper. It enhances the notions of “invisible upsurges”, the tension between immediate presence and “mass of oblivion” and the possibility of what could be, all notions applied to those unoccupied landscapes. It analyses the way “silent injunction” (in the words of Jacques Dupin) or “mute apostrophe” (Jean-Christophe Bailly) of those bare landscapes are rendered. The whitening of the paper sheets is specially focused. Disturbing the linear reading and the connections between linguistic or non-linguistic sign, those whit blanks reveal a lost dimension of the landscape.
Anne GOURIO
Univ. de Caen Normandie, LASLAR (EA 4256)
BAILLY, Jean-Christophe, Le Dépaysement. Voyages en France, Paris, Points, 2012.
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