« Madame se meurt ! Madame est morte ! » s’exclame Bossuet dans son oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre, la première Madame, en juin 1670. Il faut à Monsieur, frère de Louis XIV, une nouvelle épouse : ce sera Elisabeth-Charlotte de Bavière. Le mariage a lieu en novembre 1671 : Liselotte devient « La Palatine ». Monsieur en aura trois enfants, dont deux survivront : Philippe, duc de Chartres, puis d’Orléans à la mort de son père, régent de France de 1715 à 1723, et Elisabeth-Charlotte, qui épousera le duc de Lorraine. Monsieur n’aime pas les femmes et n’éprouve guère d’attirance pour la sienne, bien que, nous dit Saint-Simon, elle tînt « en tout beaucoup plus de l’homme que de la femme »1. Dans la chronique de 1715, il en donne un portrait pour le moins contrasté :
Madame était une princesse de l’ancien temps, attachée à l'honneur, à la vertu, au rang, à la grandeur, inexorable sur les bienséances. Elle ne manquait point d'esprit, et ce qu'elle voyait elle le voyait très bien. Bonne et fidèle amie, sûre, vraie, droite, aisée à prévenir et à choquer, fort difficile à ramener ; grossière, dangereuse à faire des sorties publiques, fort Allemande dans toutes ses mœurs et franche, ignorant toute commodité et toute délicatesse pour soi et pour les autres, sobre, sauvage et ayant ses fantaisies. Elle aimait les chiens et les chevaux, passionnément la chasse et les spectacles, n'était jamais qu'en grand habit ou en perruque d'homme et en habit de cheval, et avait plus de soixante ans que, saine ou malade, et elle ne l'était guère, qu’elle2 n'avait pas connu une robe de chambre3.
À sa mort, en 1722, il en donne – ce qui est très rare dans les Mémoires – un second portrait :
Elle était forte, courageuse, allemande au dernier point, franche, droite, bonne et bienfaisante, noble et grande en toutes ses manières, et petite au dernier point sur tout ce qui regardait ce qui lui était dû. Elle était sauvage, toujours enfermée à écrire, hors les courts temps de cour chez elle, du reste seule avec ses dames ; dure, rude, se prenant aisément d'aversion, et redoutable par les sorties qu'elle faisait quelquefois, et sur quiconque ; nulle complaisance ; nul tour dans l'esprit, quoiqu'elle ne manquât pas d'esprit, nulle flexibilité ; jalouse, comme on l'a dit, jusqu'à la dernière petitesse, de tout ce qui lui était dû ; la figure et le rustre d'un Suisse, capable avec cela d'une amitié tendre et inviolable4.
On en retiendra que Madame était « toujours enfermée à écrire ». Le biographe de la princesse, Dirk Van Der Cruysse, donne des chiffres extraordinaires : Madame aurait écrit dans les soixante mille lettres, la moitié en français, qu’elle parlait depuis son enfance, comme toute l’Europe aristocratique. Des trente mille lettres françaises, 849 sont parvenues jusqu’à nous ; tout le reste est parti en fumée, soit que, selon l’usage, elles aient été jetées au feu dès réception, soit que, selon un second usage, elles aient été détruites par les héritiers, soit que les bombes américaines les aient réduites en cendres en 1945. Il subsiste en revanche sept mille lettres en allemand.
Madame écrit à toute sa famille, en particulier à ses proches : à la reine d’Espagne, deuxième épouse de Charles II et fille aînée du premier mariage de Monsieur (on estime qu’elle lui a adressé à peu près mille lettres – il n’en reste aucune) ; à Anne-Marie d’Orléans, fille cadette de ce premier mariage (dans les trois mille cinq cents lettres – pas une ne subsiste) ; tous les jours à ses petits-enfants, qu’elle adore (mais de ce flot, il ne reste qu’une seule lettre) ; à son amie intime, la comtesse de Beuvron (sept mille lettres – dont nous ne gardons absolument rien) ; à son intendant et ami, Étienne Polier de Bottens (trois cent soixante lettres ont traversé le temps) ; à bien d’autres. Madame écrit des dizaine de milliers de lettres que nous ne lirons jamais : c’est là une catastrophe épistolaire, mais c’est ainsi.
Les Lettres françaises, publiées par Dirk Van Der Cruysse5, s’adressent à soixante-sept correspondants. On notera que les quatre mille lettres à l’électrice de Hanovre devaient constituer dans les trente-quatre mille pages, soit l’équivalent d’un volume des Mémoires de Saint-Simon en Pléiade. On notera également qu’une lettre de Madame occupe volontiers vingt à trente feuilles, d’une grande écriture ronde, assez lisible si on la compare aux écritures du temps. Madame, note Saint-Simon, « passait toute la journée dans un cabinet qu'elle s'était choisi6, où les fenêtres étaient à plus de dix pieds de terre, à considérer les portraits des Palatins et d'autres princes allemands dont elle l'avait tapissé, et à écrire des volumes de lettres tous les jours de sa vie, et de sa main, dont elle faisait elle-même les copies, qu'elle gardait »7. Voilà une correspondante exceptionnelle.
Madame est une princesse du plus haut rang, belle-sœur du Roi ; elle a autour d’elle une « maison ». De la mort de Monsieur, en 1701, à la mort de Louis XIV, puis sous la Régence, elle participe à la vie de la cour, où elle est très considérée, tout en n’ayant aucun pouvoir. Sa correspondance est essentiellement privée, mais ses lettres – comme toutes les lettres – sont surveillées : « Il est très certain, écrit-elle au duc de Gramont en septembre 1707, que toutes mes lettres sont ouvertes à la poste. Souvent on me les rend sans me les recacheter »8. On lit ce qu’elle envoie, mais aussi ce qu’elle reçoit : c’est là le rôle du « cabinet noir », qui prépare des extraits de lettres pour Louis XIV et ses ministres.
Dans ces conditions, comment écrire librement ? Beaucoup utilisent des codes chiffrés ou alphabétiques plus ou moins complexes, donc plus ou moins difficiles à décrypter ; les plus riches font appel à des porteurs privés, à des courriers qui apportent directement la lettre à son destinataire, mais ceux-ci peuvent trahir l’expéditeur, ou se faire voler leur missive. Madame se joue de ces complications en ne codant aucune de ces lettres, qu’elle rédige de sa propre main, à la différence de nombre de seigneurs qui font appel à un secrétaire.
L’envoi et la réception de la lettre aux bons soins de la poste royale sont aléatoires : « Votre lettre, écrit-elle à Étienne Polier de Bottens en septembre 1693, a été longtemps en chemin, ce ne fut pas que je ne crus qu’elle ne fût écrite le même jour de la date, mais seulement qu’elle avait traîné quelque part avant que de venir ici »9. Plus loin on lit, dans un courrier à Sophie de Hanovre d’octobre 1702 : « Je m’étais trop vantée que la poste allait bien ! Elle re-va pis que jamais »10. Une lettre partie de Berlin le 22 septembre arrive à Fontainebleau le 2 octobre, dix jours plus tard ; la lettre suivante met douze jours. Ce ne sont pas les chevaux qui sont en cause, mais les lecteurs sournois et débordés du « cabinet noir ». Pour que ses lettres circulent plus vite, Madame ira même jusqu’à passer de l’allemand au français dans sa correspondance avec Sophie de Hanovre, ce qui permet aux espions de la poste de faire l’économie d’un traducteur. Mais rien n’y fait : les lettres traînent en route, ce qui oblige leurs auteurs à inclure tout un discours méta-épistolaire dans leurs propos : on précise les lettres qu’on a envoyées, qu’on attend, qu’on va envoyer. Les lettres se croisent ; on s’écrit pour se dire qu’on les guette, puis qu’elles sont arrivées, ou évoquer celles qui sont en route, dont on est sûr ou qu’on suppose. En un mot, il est malaisé de correspondre sous Louis XIV. Peut-on au moins dire ce que l’on veut ? Chacun ne pratique-t-il pas une forme d’autocensure ?
On rappellera l’anecdote contée par Saint-Simon où Madame reçoit une visite de Mme de Maintenon qui brandit une lettre où la princesse parle du « concubinage » du Roi et de cette dernière :
La poste l’avait ouverte, comme elle les ouvrait et les ouvre encore presque toutes, et l’avait trouvée trop forte pour se contenter à l’ordinaire d’en donner un extrait, et l’avait envoyée au Roi en original. On peut penser si, à cet aspect et à cette lecture, Madame pensa mourir sur l’heure11.
Crise, larmes, confusion, excuses, pardons – suit une scène de la plus belle eau. « Tout se sait enfin dans les cours »12, commente le mémorialiste. Inversement, quand Madame traite Mme de Maintenon de « vieille ripopée »13, la lettre passe entre les mailles du filet.
Correspondre, c’est ainsi s’exercer à l’art de dire sans dire, à l’allusion, à l’implicite. Mais c’est aussi écrire beaucoup : « Voici ma treizième lettre d’aujourd’hui que je commence »14, note Madame le 17 juin 1708, en haut d’une lettre au duc de Gramont. Le but est de noyer le censeur, d’engloutir le voyeur épistolaire dans un flot de lettres, dont certaines font trente pages, et par là de provoquer sa lassitude ou son exaspération au point qu’il ne lise que partiellement tout ce qui passe par le « cabinet noir ». Le temps qu’il lise les treize lettres du 17 juin, d’autres arrivent, d’autres sont envoyées, et la « ripopée », ou une autre amabilité, échappe à ses filtres. Madame invente ce faisant la conversation à distance : « Je me sens bien en humeur de jaser, écrit-elle à son fils, alors duc de Chartres, en août 1692, et je parlerais jusques à demain »15. Mais de quoi parle-t-elle donc ?
De tout et de rien, et Proust ne s’y est pas trompé, qui évoque, dans Sodome et Gomorrhe « la princesse Palatine, toujours en habit de cheval et qui, ayant pris de son mari plus que la virilité, épousant les défauts des hommes qui n’aiment pas les femmes, dénonce dans ses lettres de commère les relations qu’ont entre eux les grands seigneurs de la cour de Louis XIV »16. Arrivée à dix-neuf ans à Saint-Cloud, palais de Monsieur, Madame a été à bonne école. Monsieur, en effet, selon Saint-Simon, avait « un goût abominable que ses dons et les fortunes qu’il fit à ceux qu’il avait pris en fantaisie avaient rendu public avec le plus grand scandale, et qui n’avait point de bornes pour le nombre ni pour les temps »17. Sa cour, très composite et très animée, est, plus encore que celle de son frère, un haut lieu du potin et de la médisance. Pour y participer le moins possible, Madame vit avec ses dames de compagnie. Son papotage est essentiellement épistolaire.
Dans ses lettres, la princesse parle d’elle, de sa vie répétitive, de ses maladies, de ses enfants, de ses amitiés, parfois des événements, souvent de Dieu et de la mort. Grâce à son témoignage, nous entrons de plain-pied dans le quotidien de la cour ; en même temps, chaque lettre est un fragment d’un long autoportrait. Quelques « biographèmes »18 permettront de l’esquisser.
Madame est une femme de cabinet, mais aussi, pendant de longues années, de grand air : elle aime passionnément la chasse à courre19. Elle court le cerf pendant trois heures sans la moindre fatigue. Au contraire, écrit-elle, « la chasse m’a remise, ayant été la plus belle qu’on puisse voir »20. Le 11 octobre 1702, elle entre dans les détails :
Il y a une heure que nous sommes revenus de la chasse qui n’a pas été trop belle. Le cerf a passé la rivière, et nous ne savons si on l’a pris ou non, mais on pourrait bien le manquer, car il n’y a point de relais de l’autre côté, et il fait chaud aujourd’hui comme au cœur de l’été21.
La princesse ne suit pas la chasse depuis une voiture : elle monte à cheval comme un homme. Ce n’est qu’à la fin de sa vie, quand elle prendra de l’embonpoint, qu’elle courra le cerf en calèche. Elle passe des heures à caracoler dans les forêts et en donne un jour la raison : « Nous avons couru le cerf tout l’après-midi ; cela m’empêche de pouvoir faire aucun raisonnement ce soir »22. La chasse l’empêche de se retrouver face à elle-même, dans la solitude de ses appartements, entourée des portraits des siens. Pour échapper à la morosité et, des années après son arrivée à la cour, à ce qu’il faut bien appeler le mal du pays, elle se dit capable de chasser « dix heures d’arrache-pied sans [se] lasser »23.
Chose rare dans la littérature du temps, Madame note le temps qu’il fait : les « affreux brouillards » de novembre 1675, le « beau temps » de mars 1691, l’été indien de septembre 1709, les orages de juin 171124. La météo est exceptionnelle chez les mémorialistes : elle n’appartient pas à l’histoire, à moins qu’elle ne joue un rôle dans le sort d’une bataille. L’épistolaire autorise ce discours du temps qu’il fait, cette approche matérielle et contextuelle des choses.
On me dit hier qu’à Paris on vendait des fraises en quantité dans les rues comme au printemps ou du moins comme au mois de juin, et je ne crois pas que cela se soit guère vu qu’on serve au fruit des fraises et des raisins ensemble. Les pommiers sont quasi tous fleuris25.
Mais ce qui peut nous toucher davantage et rapprocher Madame de notre sensibilité, ce sont les chiens. La princesse a effet la passion des épagneuls, que Furetière appelle aussi « espagnols », ce qui marque leur origine. Dans une scène célèbre des Mémoires de Saint-Simon, la princesse des Ursins se présente devant Louis XIV avec un de ces petits chiens :
Ce qui parut extrêmement singulier, ce fut de voir celle-ci paraître dans le salon avec un petit épagneul sous le bras, comme si elle eût été chez elle. On ne revenait point d'étonnement d'une familiarité que même la duchesse de Bourgogne n'eût osé hasarder ; encore moins à ces bals de voir le Roi caresser le petit chien, et à plusieurs reprises26.
Madame, tout rondement, déclare : « Mes toutous [sont] de bons petits chiens qui me divertissent »27. Et de continuer ainsi :
J’ai connu une dame qui avait fort haï les chiens pendant qu’elle était jeune, et qui les aima fort en vieillissant. Monsieur lui demanda la raison de ce changement. Elle lui répondit : « Pendant que j’étais jeune, je trouvais assez de personnes pour m’aimer, mais en vieillissant on ne peut être sûr de l’amitié que de ces pauvres animaux qui vous aiment, quel changement de visage que l’on puisse avoir, et il est toujours doux d’être aimé. » Voilà tout ce que je puis dire en faveur de mes bons toutous, et je ne crois pas que la reine ma grand-mère les ait pu aimer plus que je fais.
On l’aura noté : la princesse Palatine a un rapport direct au monde, non décanté par un genre littéraire, une idéologie, une posture ou le souci du style. Elle s’adresse à des intimes, et non à la postérité : aussi écrit-elle d’un seul jet, sans ratures, mais aussi sans souci de donner des leçons. Dès que la lettre est terminée, elle l’envoie. Le monde qu’elle met en mots est son monde immédiat ; elle note ce qu’elle a sous les yeux, ce qu’elle vient de vivre, ce qu’elle pense. Ses lettres n’ont pas le poli, le subtil, l’esprit de Mme de Sévigné : ce sont des tranches de vie. Et ce qu’elle a de plus proche, c’est son corps.
Les lettres de la Palatine sont un journal de sa santé, l’éphéméride de ses maux, de ses douleurs, de son fonctionnement. On n’en finirait pas de recenser tous les incidents physiques qui sont évoqués au fil de la plume :
Je me suis trouvée mal aujourd’hui : j’ai eu une colique dans la rate, j’ai vomi trois grandes fois, et j’ai été six fois à la garde-robe, mais des bassinées jusques en haut toutes pleines d’une bile fort jaune avec beaucoup d’écume. La maréchale de Rochefort m’a donné une eau qui m’a ôté ma colique, mais pas le dévoiement, et je crois que ce n’en est pas, puisque cette bile sort. Voici un récit bien sale, mais comme je crois que vous auriez (par l’amitié que vous avez pour moi) pu avoir quelque inquiétude si on vous avait appris mon mal sans dire ce que c’est, j’ai mieux aimé vous l’apprendre moi-même28.
Rien ne nous sera épargné de ses évacuations, avec une absence de pudeur qui est un des traits de l’époque. Cela donne, à Sophie de Hanovre, une lettre mémorable, écrite à Fontainebleau le 9 octobre 1694 :
Il est très chagrinant que mes plaisirs soient traversés par des étrons. Je voudrais que le premier qui a inventé de chier ne pût chier, lui et toute sa race, qu’à coups de bâton ! Comment, mordi !, qu’il faille qu’on ne puisse vivre sans chier ? Soyez à table avec la meilleure compagnie du monde ; qu’il vous prenne envie de chier, il faut aller chier. Soyez avec une jolie fille, ou femme qui vous plaise ; qu’il vous prenne envie de chier, il faut aller chier ou crever. Ah maudit chier ! Je ne sache point de plus vilaine chose que de chier. Voyez passer une jolie personne, bien mignonne, bien propre ; vous vous récriez : « Ah, que cela serait joli si cela ne chiait pas ! »29.
Ces variations scatologiques sont un exercice de style, un petit galop rabelaisien ; elles s’inscrivent dans une écriture épistolaire du corps qui tient du bilan médical par fragments et du récit physiologique aux innombrables péripéties : ici une entorse, là un essoufflement, plus loin un gros rhume30. Le corps est un sujet inépuisable, un embrayeur de conversation, par conséquent de cet échange différé qu’est la correspondance. Il permet d’écrire beaucoup et souvent : on écrit sur son propre corps, on commente les maux d’autrui, on échange conseils et remèdes. La machine humaine est un thème toujours semblable et toujours différent. La formuler, c’est s’incarner auprès de ses correspondants : la lettre est un substitut de la présence.
Madame est très physique, mais aussi très maternelle, et quel sujet, pour une mère, que ses enfants, au premier rang desquels figure le duc de Chartres, qui devient duc d’Orléans en 1701, à la mort de Monsieur. On connaît la scène où, apprenant son mariage avec Mlle de Blois, fille de Louis XIV et de Mme de Montespan, sa mère, qui, en bonne princesse allemande, a la phobie de la bâtardise, le gifle devant toute la cour :
Le lendemain toute la cour fut chez Monsieur, chez Madame et chez M. le duc de Chartres, mais sans dire une parole ; on se contentait de faire la révérence, et tout s'y passa en parfait silence. On alla ensuite attendre à l'ordinaire la levée du Conseil dans la galerie et la messe du Roi. Madame y vint. Monsieur son fils s'approcha d'elle comme il faisait tous les jours pour lui baiser la main ; en ce moment, Madame lui appliqua un soufflet si sonore qu'il fut entendu de quelques pas, et qui, en présence de toute la cour, couvrit de confusion ce pauvre prince, et combla les infinis spectateurs, dont j'étais, d'un prodigieux étonnement. Ce même jour l'immense dot fut déclarée, et, le jour suivant, le Roi alla rendre visite à Monsieur et à Madame, qui se passa fort tristement ; et depuis on ne songea plus qu'aux préparatifs de la noce31.
On découvre, dans les Lettres françaises, la correspondance de Madame avec l’abbé Dubois, répétiteur de latin du prince qui deviendra son premier ministre sous la Régence et, de mentor immoral, devient, sous la plume de Saint-Simon, son âme damnée, celui qui lui a enseigné la débauche et l’athéisme. Dès 1692, la Palatine déplore que son fils s’abandonne au « bel air », c’est-à-dire aux futilités de la mode, et aux « plaisirs »32. Elle écrit à un correspondant :
Pour ce qui est de mon fils, il est bien vrai qu’il a assez de quoi en lui pour faire un honnête homme. Mais je lui vois une si grande facilité à suivre de mauvais exemples (dont le nombre est tellement grand que je crains, je vous l’avoue, qu’il ne se laisse entraîner par l’usage), et ensuite, croyant par là plaire au monde, [oublier] ce qu’il peut avoir de bon en lui. Et c’est pourquoi je le prêche sans cesse, espérant le réveiller par la raison, et lui montrer les abus de ces gens du bel air33.
En 1696, les expériences sataniques du duc de Chartres lui glacent le sang : ne prétend-il pas invoquer le diable dans les carrières de Vaugirard pour s’entretenir avec lui ? Or, on vient d’arrêter une sorcière. Aussitôt, elle prend la plume, et le duc de Chartres peut lire : « [Le Roi] a pris la peine de vous empêcher qu’on n’ait lu vos lettres en pleine justice d’une de vos chères confidentes qui sera peut-être brûlée vive »34. Après l’ironie, que goûte son fils, l’angoisse maternelle éclate : « Les cheveux m’en dressent quand j’y songe. […] Vous l’avez échappé belle, mais au nom de Dieu, que cela vous serve d’avertissement à ne plus jamais tomber dans de tels malheurs ». Débauche, impiété, diableries, alchimie – le duc de Chartres n’écoute personne, surtout pas sa mère, qui redoute plus que tout un scandale qui le perdrait et rejaillirait jusqu’à elle.
En 1712, Madame a au moins l’occasion de se réjouir d’un mariage : celui de Mademoiselle, fille du duc d’Orléans, avec le duc de Berry, troisième petit-fils du Roi, mais elle déchantera bien vite, car la nouvelle mariée se révèle bientôt alcoolique et nymphomane.
Pendant la Régence, la Palatine est très entourée, très considérée, très visitée, mais, pas plus sous le « règne » de son fils que sous celui de son beau-frère elle ne jouit du moindre pouvoir. D’où, chez cette femme solide et active, une fuite dans l’écriture, où elle peut dépenser la même énergie qu’à cheval : les mots se bousculent comme les chevaux galopent après le cerf. De plus en plus recluse dans son cabinet, elle suit de loin, la plume à la main, les accouchements de sa fille, la mort d’un enfant, la politique du duc de Lorraine. L’histoire familiale se mêle à l’Histoire – comme dans toutes les dynasties d’Ancien Régime. Les lettres de la Palatine sont ainsi un témoignage sur les coulisses des événements, un éclairage original sur les forces en présence à la cour, les stratégies des uns et des autres, mais aussi un mélange d’éloge et de condamnation, car la princesse, n’en déplaise aux lecteurs de l’ombre, ne mâche pas ses mots. Elle évoque ainsi, en juillet 1718, le duc et la duchesse du Maine35 : « Mon fils a un maudit beau-frère et belle-sœur plus faux que le diable qui poussent tout contre lui. Cette petite crapaudine est bien méchante : je parle de Mme du Maine »36. Le ton était très différent en avril 1711, à la mort de Monseigneur, fils unique du Roi :
Il m’est impossible de dire autre chose pour ce soir, sinon que je n’ai pas fermé l’œil cette nuit. Car comme Monsieur le Dauphin est mort cette nuit à onze heures, le pourpre37 s’étant joint à la petite vérole qui l’a étouffé, j’ai été jusques à trois heures occupée à être avec ses enfants affligés. Je me suis couchée après, mais je n’ai pu dormir. À sept heures, il a fallu me relever pour aller à Marly voir le Roi qui y est venu cette nuit, et je m’y suis rendue à son lever. Il est pénétré de douleur, mais il soutient sa douleur avec résignation toute chrétienne à la volonté de Dieu qui rend sa douleur encore plus touchante38.
À Versailles, tout le monde pleure, ou feint de pleurer. Saint-Simon conte la scène où Madame, en pleine nuit, se joint aux gémissements universels : « Madame, rhabillée, en grand habit, arriva hurlante, ne sachant bonnement pourquoi ni l'un ni l'autre, les inonda tous de ses larmes en les embrassant, fit retentir le château d'un renouvellement de cris, et fournit un spectacle bizarre d'une princesse qui se remet en cérémonie, en pleine nuit, pour venir pleurer et crier parmi une foule de femmes en déshabillé de nuit, presque en mascarades »39. Un « grand habit » incongru dans la confusion des circonstances, mais la princesse a le sens du spectacle de cour et de la nécessité de représentation de la famille royale.
Aux antipodes de ces moments tragiques, la Palatine sait être, dans sa correspondance, d’un prosaïsme déconcertant, par exemple pour rappeler à de nombreuses reprises qu’elle n’a pas le sou, qu’elle vit à crédit – comme la majorité des nobles sous l’Ancien-Régime – et que son trésorier, qui finira par se suicider, la vole. On lit, dans l’inventaire après décès, que son linge est « fort usé » et ses chevaux « hors d’âge ». Le 8 décembre 1722, la deuxième Madame se meurt, la deuxième Madame est morte. Dans de nombreuses lettres, elle s’en remettait, et ce n’était pas qu’une formule, « à la volonté de Dieu ». « J’y ajoute, écrit-elle à Étienne Polier de Bottens en juillet 1703, que comme nous ne savons pas notre destin, qu’il ne faut rien négliger et toujours suivre ce que la raison nous dicte, mais ne penser à ce destin que lorsque nous ne pouvons réussir, pour nous bien soumettre à la volonté de Dieu »40. Car la foi de Madame est robuste, elle traverse toute sa correspondance, comme en septembre 1710, au même : « Sans la foi on ne peut craindre que la mort, car qui n’aurait pas de foi qui donne la crainte d’un châtiment éternel, que craindrait-on ? On aurait regret de quitter la vie, mais sans craindre la mort. La foi seule peut donner la crainte du châtiment éternel. Il arrivera bien à ceux qui ne croient pas, mais cela leur arrivera sans crainte »41.
Sa dernière lettre connue date de février 1722. Elle est adressée au cardinal Gualterio, nonce du pape et ami de Saint-Simon. Le mémorialiste décrit ainsi le duc d’Orléans à la disparition de sa mère :
Il ne la quitta point pendant sa maladie, et lui avait toujours rendu de grands devoirs ; mais il ne se conduisit jamais par elle. Il en fut fort affligé. Je passai le lendemain de cette mort plusieurs heures seul avec lui à Versailles, et je le vis pleurer amèrement42.
Ainsi va la correspondance : de la chaise percée au tragique. La lire d’un trait abolit les solutions de continuité et suscite un récit artificiel, fait d’une multitude de fragments où thèmes et personnages se bousculent. Encore n’en découvrons-nous, il faut le souligner à nouveau, qu’une bien faible part. Si l’on considère qu’il nous manque environ vingt-neuf mille lettres françaises, le calcul est simple : elles occuperaient trente-quatre volumes comme celui – de huit cents pages – publié par Dirk Van Der Cruysse, soit un manque à gagner, ou à lire, de plus de vingt-sept mille pages. Peut-on parler de graphomanie ?
Le Grand Larousse de la Langue Française définit ainsi le mot : « Besoin pathologique d’écrire ; manie d’écrire ». De fait, Madame écrit tous les jours des billets ou de longues lettres à des dizaines de correspondants. « Manie » sous-entend obsession, retour cyclique des mêmes thèmes, enfermement dans un discours adressé, mais en partie solipsiste. Mais la manie, c’est aussi le plaisir d’écrire, une ivresse de la plume et de l’encre, une liberté de parole comme on en voit peu sous l’Ancien-Régime. Quand la princesse s’enferme pour dialoguer avec des absents, ses lettres constituent une série de récits parallèles, une sorte de feuilleton à épisodes. Madame mène ainsi une double vie : celle de la cour, avec ses contraintes et son ennui, et celle qui court sur le papier, la vraie vie peut-être pour elle. Elle court les mots comme elle court le cerf.
La chasse, on l’a vu, empêche de « faire aucun raisonnement ». « Raisonner » – penser à soi – serait reconnaître une nostalgie, voire une souffrance : l’histoire oblige les princes à se séparer à jamais de leurs proches, à quitter leur terre natale, voire à abandonner leur langue maternelle. Quand Philippe V quitte Versailles pour aller régner en Espagne, il laisse son grand-père, son père et ses deux frères en larmes43.
Courir le cerf, ou plutôt « courre le cerf », selon l’expression du temps, n’est-ce pas tenter indéfiniment d’attraper un animal qui ne cesse de se dérober, comme dans une lettre on court après un aveu, une vérité que les mots n’attrapent jamais ? Si la littérature propose à l’invention des genres clos, codifiés (le sonnet, la tragédie...), l’épistolaire offre à la plume une liberté de tons qui varie selon l’humeur, le correspondant et les sujets abordés. Chaque destinataire permet ainsi une fuite en avant de la parole qui repose sur des informations à transmettre, mais aussi une série de topiques comme l’état du ciel, le corps ou l’amour des proches, topiques qui ne cessent d’évoluer tout en se perpétuant : le temps change, la maladie se développe et décroît, les sentiments sont inépuisables en nuances et variations. Sans oublier que l’histoire parfois propose un condiment : un grand événement, une grande nouvelle dont les vibrations d’excitation se mêlent à la basse continue des idées fixes.
Courir le cerf, c’est chercher de l’inattendu, de l’aléatoire, des péripéties dans une vie réglée comme un métronome. Si elle n’avait pas chassé, si elle n’avait pas écrit, Madame serait morte d’ennui. L’épistolaire a sauvé la Palatine. Madame, agitée de l’encrier, Madame, à cheval à travers les forêts, est en essence un personnage baroque.
[1] SAINT-SIMON, Mémoires, Yves COIRAULT (éd.), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 8 vol., 1983-1988, VIII, p. 553.
[2] Sic. Redoublement de la conjonction, fréquent dans les Mémoires.
[3] SAINT-SIMON, Mémoires, op. cit., V, p. 264.
[4] SAINT-SIMON, Mémoires, op. cit., VIII, p. 553.
[5] Dirk VAN DER CRUYSSE (éd.), Lettres françaises / Madame Palatine, Paris, Fayard, 1989. On pourra lire aussi id., Madame Palatine, princesse européenne, Paris, Fayard, 1988.
[6] À Saint-Cloud, résidence de Monsieur.
[7] SAINT-SIMON, Mémoires, op. cit., II, p. 13.
[8] Lettres françaises, op. cit., p. 351.
[9] Lettres françaises, op. cit., p. 120.
[10] Lettres françaises, op. cit., p. 201.
[11] SAINT-SIMON, Mémoires, op. cit., II, p. 17-18.
[12] Ibid., II, p. 19.
[13] Furetière (1690) définit ainsi la « ripopée » : « Terme populaire, dont on se sert pour exprimer du meschant vin gasté, meslé, frelaté, ou qui est demeuré de reste dans les pots & les bacquets ».
[14] Lettres françaises, op. cit., p. 377.
[15] Lettres françaises, op. cit., p. 109.
[16] Sodome et Gomorrhe, Paris, Gallimard, Folio, 1981, p. 58.
[17] SAINT-SIMON, Mémoires, op. cit., II, p. 14.
[18] On emprunte le néologisme à Roland Barthes, qui l’emploie dans la préface de Sade, Fourier, Loyola.
[19] Rappelons que la chasse à courre, que nous tenons aujourd’hui pour une abomination, a été pendant des siècles l’activité principale, voire la passion, des rois de France et des princes.
[20] Lettres françaises, op. cit., p. 41. Septembre 1678, à la princesse de Mecklembourg.
[21] Lettres françaises, op. cit., p. 217. À Sophie de Hanovre.
[22] Lettres françaises, op. cit., p. 279. Mai 1705, à Étienne Polier de Bottens.
[23] Lettres françaises, op. cit., p. 169. Mars 1701, à sa fille Élisabeth Charlotte, duchesse de Lorraine.
[24] Lettres françaises, op. cit., respectivement p. 39, 89, 406 et 478.
[25] Lettres françaises, op. cit., p. 228. À Sophie de Hanovre. Le « fruit » est ce que nous appelons le dessert.
[26] SAINT-SIMON, Mémoires, op. cit., II, p. 580.
[27] Lettres françaises, op. cit., p. 232. Octobre 1702 ; à Sophie de Hanovre.
[28] Lettres françaises, op. cit., p. 49. Août 1684, à Étienne Polier de Bottens.
[29] Lettres françaises, op. cit., p. 126-127. Octobre 1694, à Sophie de Hanovre. Il y en a ainsi plusieurs paragraphes, avant une conclusion hyperbolique : « Tout l’univers est rempli de chieurs, et les rues de Fontainebleau de merde […]. »
[30] Respectivement lettres 517, 657, 337.
[31] SAINT-SIMON, Mémoires, op. cit., I, p. 38.
[32] Lettres françaises, op. cit., p. 99. « L’âpreté qu’il a pour les plaisirs me fait grand peur pour lui », écrit à M. de Vacognes la mère inquiète.
[33] Lettres françaises, op. cit., p. 102. Août 1692, à M. de Vacognes. Les « gens du bel air » sont les gens à la mode.
[34] Lettres françaises, op. cit., p. 132. Au duc de Chartres, « à Marly, ce 18 de juin 1696, à 7 heures 3 quarts du soir ».
[35] Le premier, bâtard de Louis XIV, et la seconde, fille de Monsieur le Prince, de la maison de Bourbon-Condé, par conséquent du meilleur sang de France.
[36] Lettres françaises, op. cit., p. 576-577. Juillet 1718, à Mme de Ludres.
[37] « Anciennement, nom d'une maladie fébrile avec taches de ce genre, dont le caractère n'est pas bien déterminé, et qui a dû être confondu avec des rougeoles et des scarlatines malignes » (Littré).
[38] Lettres françaises, op. cit., p. 471. 15 avril 1711, à Étienne Polier de Bottens.
[39] SAINT-SIMON, Mémoires, op. cit., IV, p. 72.
[40] Lettres françaises, op. cit., p. 248.
[41] Lettres françaises, op. cit., p. 436.
[42] SAINT-SIMON, Mémoires, op. cit., VIII, p. 553.
[43] « La porte était ouverte à deux battants, et, du salon, on les voyait tous pleurer avec amertume. » SAINT-SIMON, Mémoires, op. cit., I, p. 789.
Résumé
La Palatine, deuxième épouse de Monsieur, frère de Louis XIV, est l’auteur d’une correspondance où l’on peut suivre à la fois le quotidien de Versailles et les états d’âme d’une princesse nostalgique des siens et de son pays. Très considérée à la cour, mais en même temps solitaire à l’écritoire, Madame compose un long autoportrait, fruit d’une passion épistolaire qui donne sens à sa solitude et d’une fine analyse des êtres, des croyances et des atmosphères de son temps. Ses lettres sont un témoignage historique et la confession fragmentée d’une princesse passionnée par la vie et par les mots.
Abstract
The Princess Palatine, the second spouse of Monsieur, brother of Louis XIV, authored a correspondence that recounts the daily events at Versailles as well as the soul-searching of a princess nostalgic of her relatives and country. Held in high esteem at the palace, yet solitary at her writing-desk, Madame composed an elaborate self-portrait that derives from her passion for the epistolary as a meaningful ploy to her solitude and from a thorough analysis of the people, creeds and moods of her era. Her letters provide a historical testimony through the fragmented confessions of a princess keen on life and words.
François RAVIEZ
Univ. Artois, EA 4028, Textes et Cultures, F-62000 Arras, France
LEGIBRE, Arlette, La Princesse Palatine, Paris, Albin Michel, 1986.
« Madame Palatine », Cahiers Saint-Simon, 14, 1986.
SAINT-SIMON, Mémoires, Yves COIRAULT (éd.), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 8 vol., 1983-1988.
VAN DER CRUYSSE, Dirk, Madame Palatine, princesse européenne, Paris, Fayard, 1988.
— (éd.), Lettres françaises / Madame Palatine, Paris, Fayard, 1989.