Le dépaysement peut sembler une notion inactuelle, voire vide de sens dans un monde globalisé. Le terme n’aurait-il pour autant qu’une fonction de slogan publicitaire pour les marchands de tourisme ? Loin de là. Car, sitôt que nous effectuons un pas de côté, c’est-à-dire un déplacement de point de vue, nous mesurons immédiatement à quel point cette notion nourrit notre actuel rapport au monde comme inscription dans un espace élargi, dans lequel, précisément, nous sommes invités, ou enjoints, à nous déplacer. Il se pourrait bien même que l’expérience du dépaysement, qui a caractérisé le vécu des Occidentaux, soit plus que jamais désirable. La crise de la conscience occidentale – ou plutôt les crises répétées qui ont fondé la culture occidentale – se mesure aux révolutions anthropologiques successivement représentées par la révolution copernicienne, le darwinisme et l’invention de l’inconscient, comme le rappelait Jacques Poirier en introduisant le colloque qui s’est tenu à Caen en octobre 2017, dont ce numéro est le fruit. L’Occidental est celui qui n’a cessé de se déporter de l’ordre théologique vers l’ordre politique, de se dépayser, géographiquement et culturellement. La découverte du Nouveau monde amplifia ce décentrement. La curiosité, émotion moderne par excellence, s’assouvit et se creusa d’un même mouvement. En même temps qu’elle favorisait le déplacement physique et le décentrement mental, elle les menaçait, puisque la prétention à l’universalisme inscrite dans le Christianisme inspirait l’esprit colonisateur, au risque de réduire les différences, donc les conditions de possibilité du dépaysement. L’inquiétude contemporaine issue de la mondialisation suscite une réflexion capitale sur cette perte objective, et sur son prix subjectif. Elle est en outre nourrie par le développement des revendications post-coloniales, qui témoignent de la richesse de la diversité, de la discordance et de la polyphonie de cultures menacées par cette uniformisation. Étudier les œuvres cinématographiques et littéraires qui mettent en récit, en voix ou en scène cette épreuve est ainsi singulièrement opportun.
La formation du mot dé-pays-ement conduit d’abord à interroger les sédimentations sémantiques du mot à travers le temps, à partir du radical « pays ». Le sens objectif du déplacement et de la perte de repères – privation sur laquelle insiste le préfixe – s’est doté de la dimension subjective de la désorientation et du désarroi. Au mot « pays » sont appariés des termes comme « lieu » et « terre », bien différents de « circonscription » et « espace ». Les partages entre eux créent un contraste entre les connotations affectives ou les invitations au vagabondage d’une part, et d’autre part, la délimitation administrative de régions étiquetées, qui, auparavant, étaient des pays autonomes, avec leurs coutumes et leurs droits. Ces écarts font apparaître les oppositions entre la dimension d’exploration et celle d’appropriation et entre la dimension d’inscription mémorielle, de traces, par distinction avec le découpage géographique. Ils ont un aspect tout à la fois politique et existentiel.
L’image de l’arrachement à un pays que mobilise l’étymologie (dé-payser) fonctionne comme une métaphore de l’être contemporain mondialisé, qui cherche néanmoins sans cesse à configurer un lieu qui lui corresponde. Elle porte le tiraillement entre sentiment de perte et envie de voyage et d’aventures. Car comme l’écrit Malraux, « L’aventure commence par le dépaysement, au travers duquel l’aventurier finira roi, fou ou solitaire ». Et comme le mot « départ », elle implique ce dont il faudra se départir et ce qu’il conviendra de découvrir, pourvu d’un regard neuf et vierge.
Le dépaysement est l’opposé de l’exotisme, qui évoque un pittoresque un peu superficiel, l’exploration d’un ailleurs déjà balisé et vu du point de vue centripète de l’occidental. Le dépaysement au contraire s’associe à l’errance, au mouvement sans but établi, sans tâche à accomplir, libérant l’attention à l’inconnu du moment. Conçu comme égarement, il offre la chance d’une perte compensée par l’invention d’un cheminement propre, inédit, original, par l’occasion d’une acclimatation et d’une appropriation de l’espace et du temps. En effet, la suspension de la finalité favorise l’approfondissement de l’instant plutôt que le minutage réglé de la consommation d’espaces naturels ou socialisés.
Au-delà de la notion qui unit espace et déterritorialisation, l’émotion du dépaysement recouvre l’impression mêlée que relatent certains écrivains lorsqu’ils se trouvent déroutés dans des lieux aux bornes incertaines, et l’étonnement fécond qui conduit à interroger la notion même de frontière et, plus avant, celle de norme. Elle suppose, outre une disponibilité intellectuelle et sensuelle à l’autre, une diction singulière et singularisante. Elle renvoie aux possibilités de découverte qu’offrent ces échappées dans des paysages qui relèvent d’une géographie physique mais aussi mentale, linguistique et poétique. Perdre ses repères et ses idiomes familiers mène à relativiser les valeurs établies, à percevoir préjugés et clichés. En empruntant des chemins non balisés, la pensée comme le corps et la langue détellent, et se confrontent à ce qui diffère. Ce bouleversement perceptif et cette rupture des amarres peuvent être déstabilisants et inquiétants pour l’identité de tout sujet, dans la mesure où celle-ci est entée sur une somme d’habitudes, c’est-à-dire sur ce que l’on n’examine pas, ou plus. La désorientation fait ressurgir les interrogations sur l’affiliation et la provenance. Elle met en branle l’idée même d’un point d’attache, d’un sol ou d’une langue qui fonctionnerait comme un socle fondateur et protecteur. Réfléchir aux conditions de possibilité du dé-paysement permet de mettre à l’épreuve les concepts d’unité et d’organicité implicités par le radical du mot, et d’en envisager les implications politiques dans le sillage de l’essai écrit par Jean-Christophe Bailly en 2011, Le Dépaysement. Voyages en France.
La puissance des images, la force de proposition des métaphores ne sont-elles pas au cœur de l’expression et de la transmission de l’expérience dépaysante ? En tant qu’elles déplacent un objet de notre perception habituelle vers une autre, elles permettent d’en révéler la bordure d’invisible et l’aspect impensé. Le transport métaphorique introduit l’inédit dans le quotidien, et déroute le bon sens. Comme expérimentation formelle, le dépaysement linguistique, stylistique ou générique invite le public ou le lectorat à participer à l’expérience phénoménologique vécue, à coopérer, sur le plan et dans le temps de la réception, à l’esthétique de la surprise, qui en passe par le décadrage et le transfert. Du créateur au récepteur, sont requises une forme d’audace, une prise de risque, une manière aussi de faire place à la chance entendue comme évènement qui survient sans raison, qui interrompt l’enchaînement rationnel et traditionnel ou les codes de lisibilité conventionnels.
Les communications réunies dans ce volume donnent à lire la variété des approches de cette notion, esthétiques – poétiques, romanesques, dramatiques et cinématographiques – mais aussi ethnologiques, anthropologiques et ontologiques. Le dépaysement conduisant à se voir, et même à se vivre, comme un autre. Loin de se limiter à la géographie, la notion apparaît comme un carrefour de champs disciplinaires.
La succession des articles permet d’abord de revenir avec Anne-Isabelle François sur le syntagme commun : « la langue maternelle ». Elle s’intéresse aux écrivains qui cherchent à « déconstruire la naturalité supposée de cette expression ». Par la défamiliarisation qu’induit l’hétérolinguisme, le mélange des alphabets/idéogrammes et des typographies, certains vont jusqu’à déployer des écritures dans lesquelles demeurent des zones opaques, résistant à toute compréhension simple, à toute évidente traductibilité. Cette entreprise a partie liée avec des contextes postcoloniaux. Interrogeant par la discordance polyphonique non seulement l’identité mais aussi l’autorité, ces « écrivains tentent de négocier les différentes forces culturelles et politiques qui interagissent avec une intensité accrue ».
Se sentant étrangers, ou encore classés comme tels dans leur pays d’origine ou d’exil, ils se recréent une affiliation linguistique. Dans une même période de mise en question de la colonisation, l’écrivain Albert Camus, dont Pierre-Louis Rey présente l’œuvre, ne se départira jamais d’un sentiment d’exil, loin du soleil de son Algérie natale, imaginairement associée à la Grèce antique et au deuil d’une origine que la modernité a désespérément recouverte. Il n’a d’autre recours que d’adopter la langue française comme nouvelle patrie. Claire Lechevalier analyse également des personnages rejetés, exclus de leur communauté d’origine. La pièce de Peter Handke, Par les villages, reprend cette idée, chère à l’auteur, selon laquelle la patrie ne peut s’identifier au pays natal réel, mais doit se redéfinir par le détour, se réinventer par l’écriture : ici, la non-reconnaissance du lieu d’origine n’est pas déceptive, elle appelle le recours à l’origine tragique du théâtre qui assume l’énigme et la question. Ainsi libérée du drame et du sens, la parole peut transmettre l’expérience sensible d’un re-paysement fondé non sur la filiation mais sur le désir de partage.
Ce détour, ce léger décalage produit dans le genre dramatique par l’appel à la tragédie grecque peut être créé par un choix non pas générique, mais grammatical : celui de faire un usage inédit des conjugaisons verbales. Christian Doumet met en valeur l’analyse proustienne de la phrase de Flaubert. L’introduction de « l’éternel imparfait », temps « partagé entre le révolu et l’irrésolu », déclenche une sorte d’ondulation mélancolique et de battement d’impatience qui, sans se replier sur le passé, ouvre l’horizon existentiel de l’attente. D’ailleurs, ce déport caractérise la fonction narrative depuis Flaubert : ouvrir la voie aux aventures ordinaires, mais singulières, en se détournant des destins tragiques et des récits épiques.
Le flottement du temps et de l’être sensible chez Flaubert est également au centre de l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint. Selon Nicolas Pien le narrateur d’Autoportrait à l’étranger, qui séjourne en des lieux incertains et indéchiffrables, construit sur fond de traces sensibles, et grâce au dépaysement, une identité et un parcours qui subsument l’angoisse de la mort. L’incertitude caractérise aussi les narrateurs et les personnages de Modiano. Au lieu que les signes se réduisent en traces, les traces deviennent signes à la faveur d’un paradoxe temporel. Dans les trois romans Quartier perdu, Vestiaire de l’enfance et Voyage de noces, Évelyne Thoizet analyse les « deux régimes temporels contradictoires du dépaysement » : s’il ressemble d’abord, par sa fulgurance, à une émotion subite et très brève (désarroi, surprise, malaise, ou intense bonheur), il affleure d’une sédimentation lente, profonde, inconsciente. Ce paradoxe de « résurgence et de dormance » (Bailly) fait du dépaysement l’expérience d’une « fausse méconnaissance ». Il renvoie à une conception phénoménologique de la mémoire et du temps qui se déploie aussi dans la poésie d’André du Bouchet. Anne Gourio rappelle à son propos que le « retour à l’ici concret du paysage » et aux espaces nus fait advenir des « résurgences invisibles » qui confrontent le sujet, « débouté de sa centralité », à la richesse du présent, entre traces issues d’une masse d’oubli et potentialités à venir.
Ce vacillement du sujet dépaysé est l’un des points centraux soulignés par Jacques Poirier. Il distingue « les désemparés, qui attend[a]nt tout de l’ailleurs, ont l’impression de ne pas vivre là où ils auraient dû être » des « dépaysés – ceux qui ont fait l’expérience d’un dépaysement tout intérieur — [qui] s’aperçoivent soudain qu’ils ne sont plus où ils croyaient ». La mélancolie qui les renvoie tous à leurs propres limites leur épargne l’enracinement physique et mental des « universalistes » qui parcourent le monde tout en demeurant identiques à eux-mêmes. Pour eux, le déplacement n’est que « confirmation » de leur jugement pré-établi ; ils manquent la positivité du dépaysement qui ouvre et relance.
Camille Gendrault et Isabelle Bernard poursuivent cette réflexion. Elles exposent deux visions de la mondialisation. Le cinéaste Alain Gomis fait la « part belle à la multiplicité des lieux dans un contexte de mobilité généralisée trop souvent réduit à la menace d’une uniformisation galopante ». Il image les possibilités de passage de l’un à l’autre en donnant à voir l’exaltante complexité des déterritorialisations et d’inédites mises en contact. L’écrivain Patrick Deville s’attache lui aussi aux espaces de transit, mais son humeur est plus dubitative. Il se considère comme un « passeur » à la fois au sens où il passe de continent en continent et où il transmet une conception de l’identité définie comme « infinité de départs possibles ». Mais c’est par l’hybridation des formes littéraires que son écriture crée un monde où soient encore possibles voyage et dépaysement. En tant qu’écrivain voyageur, il rejoint Philippe Vasset et Sylvain Tesson qui arpentent également l’espace, mais à l’échelle de la France. Tous deux empruntent « des chemins de traverse pour faire exister une carte alternative, une carte du dépaysement qui propose un autre point de vue sur le territoire en [se superposant] à la carte institutionnelle du pays ». Violaine Sauty fait apparaître chez le second la nostalgie d’une France piétonne, fantasmée, la tentation d’un repli barrésien, « comme un retour solitaire dans le passé ». Vasset au contraire « ouvre des pistes multiples, défriche et projette des excursions collectives futures » en résistant à la vision identitaire étroite et figée des cartes IGN, en pénétrant dans des interstices exclus du territoire réel/légal. Claire Allouche propose une autre exploration de ces territoires relégués. Prenant appui sur l’histoire tourmentée de l’Argentine, elle rappelle le partage entre la capitale et « l’interior » et la survalorisation portègne qu’ébranlent les révolutions formelles accomplies par de nouveaux cinéastes. Leur regard sur l’ensemble du pays, intégrant la pluralisation de l’identité argentine et décadré de toute approche idéologique, confirme la signification politique de toute esthétique.
Cet objectif est aussi celui de Jean-Marie Straub et de Danièle Huillet. Dans leur film Fortini/Cani, ils créent un contraste entre les images utilisées comme vecteurs de messages politiques et des images sans fonctionnalité apparente. Les premières sont des « preuves » dans les combats qui se nouent autour de la guerre des Six Jours et des souvenirs du fascisme qu’elle entraîne en Italie. Les secondes, « pensées comme réceptacles des manifestations du monde », dépaysent le spectateur. L’analyse de Fabien Meynier met en lumière l’étonnement fécond que produit ce cinéma non diégétique qui, en multipliant les points de vue sur des paysages méditerranéens connus, en dévoile la méconnaissance, en fait surgir l’inconnu. Le politique est repensé comme inscription sensible et variée dans un paysage redécouvert.
Les contributeurs de ce volume déploient ainsi les significations des verbes « se déplacer », « être désorienté » ou « dépaysé », avec leurs connotations affectives de troubles et d’émois, de chagrins et de surprises. Ils s’attachent également aux verbes « habiter » et « occuper », en ménageant leurs nuances, en scrutant leurs possibilités ou impossibilités dans la mesure où habiter n’est peut-être que faire d’un lieu « la surface d’inscription d’un rêve »1. Ils donnent à repenser l’aventure mobile, intellectuelle et physique que constitue l’existence humaine, le branle de l’être qu’elle induit avec ses enchantements et ses déconvenues. Et, parallèlement, le propre de l’expérience esthétique qui noue l’imaginaire aux espaces en les décadrant, c’est-à-dire en les inventant au sens où celui qui découvre un trésor en est dit l’inventeur. Peut-être, finalement, le dépaysement nomme-t-il la fonction de l’art moderne ?
[1] Philippe VASSET, Une vie en l’air, Paris, Fayard, 2018, p. 141.
Marie-Hélène BOBLET et Marie HARTMANN
Univ. de Caen Normandie, LASLAR, EA 4256