Dans la petite société d’amis qui comptait Fontanes, Joubert et Pauline de Beaumont, Chateaubriand avait été surnommé « le Chat »1 : d’où son intérêt pour les oiseaux.
Un intérêt ancien, car dès 1802, dans le Génie du christianisme, il leur consacre plusieurs chapitres dans la partie intitulée « Existence de Dieu prouvée par les merveilles de la création »2. On les retrouve sous des couleurs exotiques dans Atala, et surtout dans René, en particulier lorsque le héros, avant d’appeler les « orages désirés », déclare : « Souvent j’ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les climats lointains où ils se rendent ; j’aurais voulu être sur leurs ailes »3. Le tropisme aviaire de Chateaubriand se poursuit, à la fin de son œuvre, dans les Mémoires d’outre-tombe, que l’on peut considérer comme une véritable volière. Cependant, avant d’y entrer, il nous faut faire un détour par le Génie du christianisme et son apologétique ornithologique.
Les oiseaux y sont lus en effet comme un signe du divin. Signe très concret, car Chateaubriand les a bien observés, il les connaît, il les nomme. En cinq chapitres, plus d’une trentaine d’oiseaux sont évoqués, du roitelet au colibri, en passant par le corbeau, l’hirondelle, le hibou, mais aussi la poule d’eau, la mauve, l’alouette marine ou le procellaria. L’exégète de la nature évoque leur biotope, leurs mœurs, et se met lui-même en scène :
Le bouvreuil niche dans les aubépines, dans les groseilliers et dans les buissons de nos jardins : ses œufs sont ardoisés comme la chape de son dos. Nous nous rappelons avoir trouvé une fois un de ces nids dans un rosier ; il ressemblait à une conque de nacre contenant quatre perles bleues. Une rose pendait au-dessus, tout humide ; le bouvreuil mâle se tenait immobile sur un arbuste voisin, comme une fleur de pourpre et d’azur. Ces objets étaient répétés dans l’eau d’un étang avec l’ombrage d’un noyer, qui servait de fond à la scène, et derrière lequel on voyait se lever l’aurore. Dieu nous donna dans ce petit tableau une idée des grâces dont il a paré la nature4.
L’oiseau, comme tout ce qui vit, s’inscrit dans le plan divin : son corps, son chant, ses œufs, tout prouve la perfection de la création. Aimer les oiseaux, c’est ainsi rendre hommage à Dieu ; écrire l’oiseau est une prière.
Les années bretonnes, le voyage en Amérique, l’itinéraire autour de la Méditerranée, enfin sa vie à la Vallée-aux-Loups, où il plante lui-même un parc, tout témoigne de l’empathie de Chateaubriand avec le réel, avec les plantes, avec les bêtes. Plus encore, il est un des premiers écrivains français à avoir conscience de la sensibilité de l’animal. L’oiseau n’est donc pas, dans le Génie, un prétexte ou un symbole, mais une créature à part entière, que le croyant commence par admirer, première étape de l’apologétique :
Le roitelet, qui se plaît dans ces haies de ronces et d’arbousiers qui sont pour lui de grandes solitudes, est pourvu d’une double paupière, afin de préserver ses yeux de tout accident. Mais, admirables fins de la nature ! cette paupière est transparente, et le chantre des chaumières peut abaisser ce voile diaphane sans être privé de la vue. La Providence n’a pas voulu qu’il s’égarât en portant une goutte d’eau ou le grain de mil à son nid, et qu’il y eût sous le buisson une petite famille qui se plaignît d’elle5.
Ce sont ensuite les « ingénieux ressorts » des pieds des oiseaux qu’il admire, puis la variété de leurs chants, la complexité de leurs nids, la « loi de la couleur des œufs » : « l’œuf est blanc chez les oiseaux où le mâle a plusieurs femelles »6, assure-t-il, ce qui laisse perplexe les naturalistes. Il a lu Buffon, dont il se réclame : « Il ne manquerait rien à Buffon, écrit-il, s’il avait autant de sensibilité que d’éloquence »7. Être sensible, c’est être ouvert à Dieu, un Dieu dont il ressent partout dans la nature la présence et le mystère, car Il reste « un profond secret »8. Dieu parle par énigmes, mais aussi, pour qui sait voir, par chacune de ses créations. Écrire l’oiseau tient donc de l’hymne, et impose au créateur une qualité d’écriture qui soit digne du Créateur :
Nous vîmes un jour aux Açores une compagnie de sarcelles bleues, que la lassitude contraignit de s’abattre sur un figuier. Cet arbre n’avait point de feuilles, mais il portait des fruits rouges enchaînés deux à deux comme des cristaux. Quand il fut couvert de cette nuée d’oiseaux, qui laissaient pendre leurs ailes fatiguées, il offrit un spectacle singulier : les fruits paraissaient d’une pourpre éclatante sur les rameaux ombragés, tandis que l’arbre, par un prodige, semblait avoir poussé tout à coup un feuillage d’azur9.
La quête de la beauté du monde est ainsi quête d’une présence supérieure que la langue tente de transmettre. La prose poétique du Génie, puis celle des Mémoires, est le ramage du croyant. Dans le Génie du christianisme, Chateaubriand lit la nature, lit à travers la nature, au-delà du monde visible, et s’emploie, dans le langage, à en imiter les harmonies. La démarche est la même dans les Mémoires d’outre-tombe, à une essentielle différence près : dans son autobiographie, il devient l’auteur des signes, le dispensateur du sens, le metteur en scène des énigmes. Comme Dieu se donne à deviner dans son œuvre, le mémorialiste se donne à lire dans les nombreux volatiles dont il parsème son récit.
Les oiseaux de l’outre-tombe obéissent, on va le voir, à une stratégie structurelle, mais ils ouvrent aussi le sens et déploient, dans un texte d’essence historique, le plumage incongru de leurs connotations.
Pour en goûter les nuances, il peut être utile de rappeler un des principes de composition des Mémoires : au sein d’une stricte chronologie, tout épisode peut révéler par transparence des épisodes antérieurs, voire, par un effet de prophétie à rebours, annoncer des scènes à venir. Toute page trouve ainsi des échos dans le passé et dans l’avenir.
L’exemple emblématique de ce feuilleté temporel est celui de la grive de Montboissier, qui succède aux pervenches de Rousseau et annonce la madeleine de Proust. Réveillé par un stimulus sensoriel, tout un passé, que l’on croyait oublié, ressurgit. Dans les Mémoires d’outre-tombe, le chant d’un oiseau provoque chez Chateaubriand l’expérience dite de mémoire involontaire :
Hier au soir je me promenais seul ; le ciel ressemblait à un ciel d’automne ; un vent froid soufflait par intervalles. A la percée d’un fourré, je m’arrêtai pour regarder le soleil : il s’enfonçait dans des nuages au-dessus de la tour d’Alluye, d’où Gabrielle, habitante de cette tour, avait vu comme moi le soleil se coucher il y a deux cents ans. Que sont devenus Henri et Gabrielle ? Ce que je serai devenu quand ces Mémoires seront publiés. Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d’une grive perchée sur la plus haute branche d’un bouleau. A l’instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel. J’oubliai les catastrophes dont je venais d’être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j’entendis si souvent siffler la grive10.
Le texte est daté de Montboissier, juillet 1817. Il évoque le couple formé par Henri IV et Gabrielle d’Estrées en 1617 et, entre ces deux dates, la jeunesse du mémorialiste à Combourg, vers 1785. Au centre du dispositif, une grive et son « gazouillement ». En juillet 1817, Chateaubriand vient d’être destitué de son titre de ministre d’État, il doit vendre sa propriété de la Vallée-aux-loups, il n’a plus un sou. Hébergé au château de Montboissier, à la limite du Perche, il a quelques raisons d’être morose, par conséquent de méditer – thème récurrent des Mémoires – sur l’impermanence de toutes choses : les régimes, la faveur, les états d’âme, les lieux eux-mêmes. Au sein de ce flux perpétuel, la grive est ce qui demeure : un chant qui, d’âge en âge, ne varie pas, un « gazouillement » qui traverse le temps. L’oiseau est extratemporel.
On peut par exemple l’entendre dans l’Antiquité : « La grive d’Agrippine gazouillait des mots grecs sur les balustrades des palais de Rome »11. Des siècles plus tard, Chateaubriand la retrouve dans une cage, en 1833, lors de son voyage à Prague : « Les villes sont remplies de rossignols, de fauvettes, de grives, de cailles ; plaintifs prisonniers et prisonnières qui vous saluent aux barreaux de leur geôle quand vous passez »12.
L’oiseau traverse ainsi les siècles, comme si, à la différence des hommes, il n’avait pas d’histoire propre, ou comme s’il était perché, comme s’il chantait en surplomb de l’histoire. Dans les Mémoires d’outre-tombe, l’épisode intime de Montboissier se rattache, par la grive, à l’histoire de France, et la limite se fait de plus en plus ténue entre la mémoire privée et la mémoire collective. L’oiseau les associe, les réunit, les confond.
Il en va de même de l’alouette, que l’on trouve d’abord dans une description de la Bretagne, au livre premier des Mémoires : « Entre la mer et la terre s’étendent des campagnes pélagiennes, frontières indécises des deux éléments : l’alouette de champ y vole avec l’alouette marine ; la charrue et la barque à un jet de pierre l’une de l’autre sillonnent la terre et l’eau »13. Ces « frontières indécises » ne sont-elles pas analogiques de celles qui séparent et réunissent à la fois la mémoire et l’histoire ? L’alouette réapparaît dans les « deux années de délire » d’une adolescence difficile : « Le vent du soir qui brisait les réseaux tendus par l’insecte sur la pointe des herbes, l’alouette de bruyère qui se posait sur un caillou, me rappelaient à la réalité : je reprenais le chemin du manoir, le cœur serré, le visage abattu »14. La revoici pendant la traversée de l’Atlantique, quand Chateaubriand part pour l’Amérique en 1791 :
Le vieux matelot ressemble au vieux laboureur. Leurs moissons sont différentes, il est vrai : le matelot a mené une vie errante, le laboureur n’a jamais quitté son champ ; mais ils connaissent également les étoiles et prédisent l’avenir en creusant leurs sillons. À l’un, l’alouette, le rouge-gorge, le rossignol ; à l’autre, la procellaria, le courlis, l’alcyon, – leurs prophètes15.
Enfin, poursuivant son périple dans le texte et le souvenir, l’oiseau se fait entendre lors du siège de Thionville, en 1792, auquel Chateaubriand participe dans l’armée des émigrés :
Si les combats avaient lieu à l’aube, il arrivait que l’hymne de l’alouette succédait au bruit de la mousqueterie, tandis que les canons qui ne tiraient plus, nous regardaient bouche béante silencieusement par les embrasures. Le chant de l’oiseau, en rappelant les souvenirs de la vie pastorale, semblait faire un reproche aux hommes16.
Blessé, mourant, le futur mémorialiste sera sauvé par les fourgons d’un autre mémorialiste, le prince de Ligne. Il aura eu le temps, auparavant, de se livrer à quelques observations ornithologiques et de remarquer « quelques corneilles, quelques alouettes, quelques bruants, espèce de gros pigeons [qui] trottaient sur le chemin »17. On aurait tort de tenir cette énumération pour incongrue quand se joue le sort de la France et de l’Europe : l’alouette fait le lien entre les divers épisodes de la vie du mémorialiste et rappelle que, dans le chaos des événements, il reste un individu, un être qui a une histoire, une sensibilité.
Tel est le génie de Chateaubriand non seulement d’associer, mais de confondre sa personne avec le destin d’un peuple comme avec celui de la monarchie, et d’inscrire son histoire dans le récit national. En 1803, voyageant dans les Alpes, il va jusqu’à s’identifier à l’oiseau, qui devient le symbole de la continuité dans les mutations de son temps : « j’étais, dit-il, comme cette alouette qui traversait, en même temps que moi, le plateau glacé »18. Il la retrouvera perchée sur l’Escurial à son retour de Jérusalem en 1807 sous le nom de « mauvis, alouette de bruyère »19, puis lors du congrès de Vérone, en 1822 : « aucun voyageur n’entendra jamais chanter l’alouette dans les champs de Vérone sans se rappeler Shakespeare »20.
L’oiseau traverse le temps et l’espace, il vole d’un pays et d’une époque à l’autre. L’homme vieillit, le soldat blessé devient ministre, les amours se succèdent, mais c’est la même alouette qui accompagne le voyageur dans son itinéraire terrestre. L’Histoire est tragique, nous le savons et Chateaubriand le savait avant nous : un enchaînement à peine compréhensible d’événements. L’oiseau permet de retrouver la communion fondamentale avec la nature et, en deçà des avatars sociaux que revêt notre personne, de rester à l’écoute de notre être premier, immuable comme cette boule de plume qui jalonne notre itinéraire terrestre. Dans l’écriture historiographique des Mémoires, l’oiseau surprend, mais il ne cesse de redire la constance d’un individu dans la mouvance universelle.
Plus intime que l’alouette, l’hirondelle, cette « fille de roi »21, rythme le récit de vie. Elle est d’abord, avec le loriot, le coucou, la caille et le rossignol, l’un des cinq oiseaux qui annoncent le printemps en Bretagne22. Les hirondelles écrit Chateaubriand, « [sont] plus fidèles à leur nid que l’homme à sa maison »23, réflexion annonciatrice des méditations sur la perte et sur le manque qui sont la basse continue des Mémoires. Ne sont-elles pas les « compagnes de [son] enfance » ? Chateaubriand, pour les évoquer, retrouve la musicalité du Génie du christianisme :
Le soir je m’embarquais sur l’étang, conduisant seul mon bateau au milieu des joncs et des larges feuilles flottantes du nénuphar. Là, se réunissaient les hirondelles prêtes à quitter nos climats. Je ne perdais pas un seul de leurs gazouillis : Tavernier enfant était moins attentif au récit d’un voyageur. Elles se jouaient sur l’eau au tomber du soleil, poursuivaient les insectes, s’élançaient ensemble dans les airs, comme pour éprouver leurs ailes, se rabattaient à la surface du lac, puis se venaient suspendre aux roseaux que leur poids courbait à peine, et qu’elles remplissaient de leur ramage confus24.
L’évocation est précise ; il s’y ajoute une note prémonitoire : le mémorialiste lui-même, en s’embarquant pour l’Amérique ou pour la Terre Sainte, est l’homme qui ne cesse de quitter les « climats » de ses origines, en accordant à ce mot, en plus de son sens météorologique, sa valeur de terroir et d’enracinement. Quand il quitte Combourg pour la dernière fois, « je vis, écrit Chateaubriand, les roseaux de mes hirondelles »25. En réalité, il ne les quitte pas, car il les revoit bientôt de l’autre côté de l’Atlantique, « volant sur les eaux comme sur l’étang de Combourg »26. Beaucoup plus tard, l’oiseau est toujours là pendant les longues séances nocturnes à la Chambre, lorsque l’homme politique revoit en pensée « l’hirondelle qui [le] réveillait dans [sa] jeunesse »27.
La récurrence de l’oiseau confine peu à peu à l’assimilation métaphorique : « Quand les hirondelles approchent du moment de leur départ, il y en a une qui s’envole la première pour annoncer le passage prochain des autres : j’étais la première aile qui devançait le dernier vol de la légitimité »28. L’hirondelle est l’enfance que l’on garde en soi et avec laquelle on traverse la vie. L’oiseau-fétiche est un repère et, au cœur des bouleversements de l’âge adulte, la certitude d’une fidélité à soi-même qui permet d’affronter le chaos. Au terme de son récit, Chateaubriand va jusqu’à imaginer un dialogue entre lui et l’hirondelle qui est une des plus belles pages des Mémoires :
À Bischofsheim, où j’ai dîné, une jolie curieuse s’est présentée à mon grand couvert : une hirondelle, vraie Procné, à la poitrine rougeâtre, s’est venue percher à ma fenêtre ouverte, sur la barre de fer qui soutenait l’enseigne du Soleil d’Or ; puis elle a ramagé le plus doucement du monde, en me regardant d’un air de connaissance et sans montrer la moindre frayeur. Je ne me suis jamais plaint d’être réveillé par la fille de Pandion, je ne l’ai jamais appelée babillarde, comme Anacréon ; j’ai toujours, au contraire, salué son retour de la chanson des enfants de l’île de Rhodes : « Elle vient, elle vient l’hirondelle, ramenant le beau temps et les belles années ! ouvrez, ne dédaignez pas l’hirondelle ».
« François, m’a dit ma convive de Bischofsheim, ma trisaïeule logeait à Combourg, sous les chevrons de la couverture de ta tourelle ; tu lui tenais compagnie chaque année en automne, dans les roseaux de l’étang, quand tu rêvais le soir avec ta sylphide. Elle aborda ton rocher natal le jour même que tu t’embarquais pour l’Amérique, et elle suivit quelque temps ta voile. Ma grand-mère nichait à la croisée de Charlotte ; huit ans après, elle arriva à Jaffa avec toi ; tu l’as remarqué dans ton Itinéraire. Ma mère, en gazouillant à l’aurore, tomba un jour par la cheminée dans ton cabinet aux Affaires étrangères ; tu lui ouvris la fenêtre. Ma mère a eu plusieurs enfants ; moi qui te parle, je suis de son dernier nid ; je t’ai déjà rencontré sur l’ancienne voie de Tivoli dans la campagne de Rome : t’en souviens-tu ? Mes plumes étaient si noires et si lustrées ! tu me regardas tristement. Veux-tu que nous nous envolions ensemble ? »
– Hélas ! ma chère hirondelle, qui sais si bien mon histoire, tu es extrêmement gentille ; mais je suis un pauvre oiseau mué, et mes plumes ne reviendront plus ; je ne puis donc m’envoler avec toi. Trop lourd de chagrins et d’années, me porter te serait impossible. Et puis, où irions-nous ? le printemps et les beaux climats ne sont plus de ma saison. A toi l’air et les amours, à moi la terre et l’isolement. Tu pars ; que la rosée rafraîchisse tes ailes ! qu’une vergue hospitalière se présente à ton vol fatigué, lorsque tu traverseras la mer d’Ionie ! qu’un octobre serein te sauve du naufrage ! Salue pour moi les oliviers d’Athènes et les palmiers de Rosette. Si je ne suis plus quand les fleurs te ramèneront, je t’invite à mon banquet funèbre : viens au soleil couchant happer des moucherons sur l’herbe de ma tombe ; comme toi, j’ai aimé la liberté, et j’ai vécu de peu29.
Deux créatures de Dieu sont face à face et se comprennent. Elles partagent le même passé et se côtoient depuis des décennies. Pourquoi l’écrivain devrait-il ne parler qu’aux hommes, si peu capables de l’entendre ? Dialoguer avec l’oiseau, c’est converser avec soi-même en une remémoration à la fois érudite et détachée. Cet oiseau dont l’aristocrate ébauche cum grano salis la généalogie est ainsi un oiseau-miroir : sa prosopopée sonne comme un bilan désabusé, mais non désespéré. L’hirondelle, pour reprendre une expression de Jean-Pierre Richard, est un « objet mémoratif ». Sa présence dans le texte crée une polyphonie qui permet de dessiner « l’architecture d’une vie » : « Édifice construit […] sur le volatile du vécu : car le plus volatile, ici, c’est le plus sûr »30. En même temps, la libre hirondelle ouvre le sens, libère de l’intérieur l’écriture historiographique et devient un des éléments de la mise en scène du moi à l’intérieur du plan divin, car la divine Providence n’interdit pas à l’homme de se peindre comme il l’entend. Dans un récit où le témoignage s’accommode du « mentir-vrai », il induit une image de soi à la fois spéculaire et fabuleuse.
Le célèbre épisode de la Sylphide31, acmé des « Deux années de délire », peut être lu comme un rêve aérien qui voit d’abord la nuit descendre sur l’étang de Combourg : « la caravane emplumée, poules d’eau, sarcelles, martins-pêcheurs, bécassines, se taisait »32. Alors, dans les ténèbres, s’élève une « incantation » à la femme et à l’amour qui transforme le jeune homme en créature volante : « Je montais avec ma magicienne sur les nuages : roulé dans ses cheveux et dans ses voiles, j’allais, au gré des tempêtes, agiter la cime des forêts, ébranler le sommet des montagnes, ou tourbillonner sur les mers »33. Le couple vole au milieu des éléments déchaînés, avant que le narrateur ne retombe sur [sa] couche, en proie à la désolation et à la solitude. Le rêve est de nature sexuelle, sans doute, mais il manifeste surtout un fantasme de liberté que l’oiseau incarne à de multiples reprises dans les Mémoires. Le vol fou des amants dans la tempête est l’expérience d’une fusion dynamique avec la nature dont l’être, aliéné par sa naissance, son éducation, son « délire », sort brisé. Dès lors, chaque apparition de l’oiseau dans le texte nous rappelle l’espace ouvert à l’exaltation du vol, mais aussi l’espace mental de l’adolescent illimité que fut, en sa tour médiévale, l’oiseau rare d’une trop vieille famille.
Sur la trentaine de volatiles du Génie du christianisme, vingt-quatre se retrouvent dans les Mémoires d’outre-tombe, où les rejoignent, parmi d’autres, l’aigle, la mésange, la cigogne, le vautour, la mouette. L’empathie du mémorialiste pour la gent ailée ne faiblit pas, et l’homme et l’oiseau finissent par se confondre dans le même vocable : « Il fallut quelque temps à un hibou de mon espèce pour s’accoutumer à la cage d’un collège et régler sa volée au son d’une cloche »34, écrit Chateaubriand en évoquant son arrivée au collège de Dol en 1777. L’enfant devient, en 1790, un nocturne parisien qui perd son temps au théâtre, « m’ennuyant pour me désennuyer, comme un hibou dans un trou de mur »35. Le « hibou » métaphorique, nous dit Littré, est « un homme mélancolique et qui fuit la société ». Réel ou figuré, le hibou est, avec l’hirondelle, un oiseau totémique des Mémoires d’outre-tombe, comme les corbeaux et les corneilles, qui transportent le château paternel en différents points du texte. Les corbeaux, par exemple, hantent l’ambassade de Berlin, en 1821 :
De vieux corbeaux, mes éternels amis, venaient se percher sur les tilleuls devant ma fenêtre ; je leur jetais à manger : avec une adresse inimaginable, quand ils avaient saisi un morceau de pain trop gros, ils le rejetaient pour en saisir un plus petit ; de manière qu’ils pouvaient en prendre un autre un peu plus gros, et ainsi de suite jusqu’au morceau capital qui, à la pointe de leur bec, le tenait ouvert, sans qu’aucune des couches croissantes de la nourriture pût tomber. Le repas fait, l’oiseau chantait à sa manière : cantus cornicum ut saecla vetusta . J’errais dans les espaces déserts de Berlin glacé36.
On notera que l’ambassadeur reste l’ornithophile du Génie, et c’est à trois corbeaux, ses « vieux amis de Combourg »37, que Chateaubriand se représente en train de parler du duc d’Enghien : la nature entre dans l’histoire, et la communication intuitive du mémorialiste avec les trois corvidés n’est pas sans rappeler saint François d’Assise, son patron. À la fin du livre 41, Chateaubriand se livre à un vibrant éloge du saint. Il loue sa « tendresse fraternelle » envers les animaux : François « leur parlait comme s’ils l’eussent entendu ; il leur donnait le nom de frères et de sœurs »38.
Près de Baveno, comme il passait, une multitude d’oiseaux s’assemblèrent autour de lui ; il les salua et leur dit : « Mes frères ailés, aimez et louez Dieu, car il vous a vêtus de plumes et vous a donné le pouvoir de voler dans le ciel39.
La fin des Mémoires coïncide ainsi avec le début du Génie. « J’ai reçu de mon patron, continue Chateaubriand, la pauvreté, l’amour des petits et des humbles, la compassion pour les animaux », cette compassion qu’on entendra en sa plus vaste acception : charité, solidarité, intuition de l’autre, compréhension immédiate de ce qui vit, union de destins, transcendance.
La connaissance qu’a Chateaubriand des oiseaux est précise ; il sait les nommer, décrire leurs mœurs, leur biotope. En même temps il se projette en eux, s’identifie à certains d’entre eux dont il fait les héros furtifs de ses Mémoires. Retz, Saint-Simon ou le prince de Ligne ne vivent pas ce rapport d’intimité avec le monde, avec « des oiseaux, petits et gros », pour reprendre le titre de Pasolini40. Chateaubriand se décrit en empathie active et affective avec ce qui vit, avec l’hirondelle, le corbeau, et même, lors de son voyage à Prague en 1833, le poulet qu’il va manger, qu’on vient de tuer pour lui.
Mon déjeuner solitaire en société des voyageurs repus couchés sous ma fenêtre, aurait été selon mes goûts si une mort trop récente ne m’eût affligé : j’avais entendu crier la geline servie à mon festin. Pauvre poussin ! il était si heureux cinq minutes avant mon arrivée ! il se promenait parmi les herbes, les légumes et les fleurs ; il courait au milieu des troupeaux de chèvres descendues de la montagne ; ce soir il se serait couché avec le soleil et il était encore assez petit pour dormir sous l’aile de sa mère41.
Il le pleure, mais il le mange. Cette fois, l’homme de plume et la créature emplumée ne font plus qu’un.
[1] Fontanes était le Sanglier, Joubert le Cerf et Pauline de Beaumont l’Hirondelle. Mme de Chateaubriand fut d’abord la Gazelle, puis la Chatte.
[2] Première partie, livre cinquième du Génie du christianisme (GC), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978.
[3] Chateaubriand, René, Paris, Librairie Générale Française, « Le Livre de Poche classique », 1971, p. 152.
[4] GC, op. cit., p. 570.
[5] Ibid., p. 562.
[6] Ibid., p. 570.
[7] Ibid., p. 869.
[8] Ibid., p. 578.
[9] Ibid., p. 575.
[10] On utilise ici l’édition Berchet des Mémoires d’outre-tombe (MOT) parue en quatre volumes dans la collection « Classiques de Poche », Hachette, Paris, 2001-2002. Ici, tome I, p. 260.
[11] Ibid., p. 498.
[12] MOT, op. cit., IV, p. 358.
[13] MOT, op. cit., I, p. 217.
[14] Ibid., p. 284.
[15] Ibid., p. 433.
[16] Ibid., p. 596.
[17] Ibid., p. 617.
[18] MOT, op. cit., II, p. 117-118.
[19] Ibid., p. 433.
[20] MOT, op. cit., IV, p. 386-387.
[21] GC, op. cit., p. 572.
[22] MOT, op. cit., I, p. 216.
[23] Ibid., p. 249.
[24] Ibid., p. 287.
[25] Ibid., p. 296. Nous soulignons.
[26] Ibid., p. 458.
[27] MOT, op. cit., III, p. 42.
[28] Ibid., p. 441.
[29] MOT, op. cit., IV, p. 349-350.
[30] Jean-Pierre Richard, Paysage de Chateaubriand, Paris, Seuil, 1967, p. 66-67.
[31] MOT, Livre 3, chapitre 11 : « Incantation ».
[32] MOT, op. cit., I, p. 287.
[33] Ibid., p. 288.
[34] Ibid., p. 225.
[35] Ibid., p. 415.
[36] MOT, op. cit., III, p. 86. La dernière phrase peut être considérée comme une phrase parfaite.
[37] MOT, op. cit., II, p. 633. « À l’aube, je vis des corbeaux descendre paisiblement des ormes du grand chemin où ils avaient passé la nuit pour prendre aux champs leur premier repas, sans s’embarrasser de Louis XVIII et de Napoléon : ils n’étaient pas, eux, obligés de quitter leur patrie, et, grâce à leurs ailes, ils se moquaient de la mauvaise route où j’étais cahoté. Vieux amis de Combourg ! nous nous ressemblions davantage quand jadis, au lever du jour, nous déjeunions des mûres de la ronce dans nos halliers de la Bretagne ! »
[38] MOT, op. cit., IV, p. 506.
[39] Ibid., p. 507.
[40] Uccelacci et uccelini (1966).
[41] Ibid., p. 481.
Résumé
Chateaubriand connaît les oiseaux : dans le Génie du christianisme comme dans les Mémoires d’outre-tombe, il les observe, les décrit et surtout les intègre à son récit de vie. Repères intemporels dans la fuite des années, les oiseaux balisent la mémoire, provoquent le souvenir et permettent de lire en transparence les épisodes les plus éloignés. Cette sympathie avec, en particulier, l’hirondelle ou le corbeau tient de l’identification symbolique, du mimétisme narcissique et d’une connivence quasi spirituelle avec le petit monde des créatures à plume, omniprésent dans l’histoire poétique et métaphysique d’un homme, d’une époque et d’un destin.
Abstract
Chateaubriand knows birds: in the Génie du christianisme as in the Mémoires d’Outre-Tombe, he observes them, describes them and especially integrates them into its account of life. Timeless reference marks in the escape of the years, the birds mark out the memory, cause the memory and make it possible to read in transparency the most distant episodes. This sympathy with, in particular, the swallow or the corbel holds of a symbolic identification, a narcissistic imitation and a quasi spiritual complicity with the small world of the creatures with feather, omnipresent in the poetic and metaphysical history of a man, one time and a destiny.
François RAVIEZ
Univ. Artois, EA 4028, Textes & Cultures, F-62000 Arras, France
Chateaubriand, René, Paris, Librairie Générale Française, « Le Livre de Poche classique », 1971.
—, Génie du christianisme, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978.
—, Mémoires d’outre-tombe, 4 vol., Paris, Hachette, « Classiques de Poche », 2001-2002.
Richard, Jean-Pierre, Paysage de Chateaubriand, Paris, Seuil, 1967.