La prison est un espace spécifique : celui des privations de liberté. La personne est incarcérée parce qu’elle est en attente d’être jugée, d’être transférée ou pour purger sa peine. Deux raisons principales à cet isolement : la première, parce que l’on estime qu’elle fait courir un risque potentiel à la société ; la réclusion est alors un moyen de pallier une dangerosité, au moins momentanément. La deuxième, parce que l’on espère que la période d’incarcération permettra de mener une réflexion individuelle en vue d’une réhabilitation morale, psychologique et, bien sûr, sociale. Cette réhabilitation se construit notamment pour la personne détenue au moyen de moments collectifs qui, s’ils peuvent engendrer des tensions, voire des conflits, constituent avant tout des moments d’échanges et de rencontres. Comme pour tout collectif, quel qu’il soit, ceux-ci sont les lieux d’une possible résilience.
Lorsque nous sommes intervenues en prison – la première fois lors d’un atelier d’écriture mené pendant quatre ans à la prison de Bapaume (62) – nous sommes entrées dans un lieu de vie collectif qui constitue un monde à part. Cet environnement, nouveau pour nous, nous a demandé une adaptation et a nécessité un positionnement quant à notre posture d’accompagnatrice ou d’animatrice. L’espace dans lequel nous nous sommes intégrées nous a mises à l’épreuve d’un temps particulier, celui de l’attente (tant la nôtre que celle des détenus). Nous avons éprouvé la sensation d’évoluer dans une sorte de « hors-temps », qui suspend voire exacerbe le temps ordinaire. Nous avons passé des sas, en étant surveillées, en ayant conscience que la situation pouvait être dangereuse, nous l’avons oublié en partie, par moment, mais jamais totalement.
L’atelier d’écriture, quant à lui, est un espace d’expérimentation des mots, un espace de liberté intellectuelle, mais aussi un espace de contraintes (temporelles, spatiales, techniques) qui se trouve intégré dans les contraintes imposées par la logistique du monde carcéral1, par l’environnement physique et par l’animateur lui-même. Des textes sont écrits à la main, écoutés, discutés, tapés, retravaillés et peuvent donner lieu à des publications ou des représentations scéniques ou théâtrales si les auteurs le souhaitent. Ces ateliers sont aussi, et peut-être avant tout, un espace d’échange et de rencontre avec l’Autre à l’intérieur (avec l’animateur et les autres participants) comme à l’extérieur de la prison (à travers les mots qui seront lus ou écoutés). De plus, l’écriture y est perçue comme un « instrument » davantage que comme une fin en soi, dans l’esprit de ce que suggère Alexandre Gefen quant aux usages contemporains de la littérature :
La littérature qui nous est contemporaine refuse les genres littéraires traditionnels, se penche sur son présent, décide de faire résonner les voix d’anonymes […], s’inquiète des vulnérabilités et des dépendances, promeut un rapport renouvelé aux formes de vie les plus variées et aux milieux. Elle est attentive à être perçue par tous, ne s’inquiète plus de se distinguer des cultures populaires par l’originalité de sa langue, ne se sépare pas des amateurs, et préfère se combiner à d’autres arts que de poursuivre l’aventure de la forme pure. […] au lieu d’une littérature pensée comme un idéal en elle-même, c’est une littérature conçue comme instrument d’action sociale et politique qu’il s’agirait plutôt de promouvoir2.
Dans le cadre de cet article, nous nous demanderons de quelle manière créer les conditions de la libération de la parole à partir d’un parcours d’écriture mené avec des personnes en détention. Quelles sont les contraintes - spécifiques à la prison - imposées à l’écriture tant du point de vue du cadre (l’espace fermé), du temps (la durée des interventions) que des contraintes d’écriture elles-mêmes (écrire à partir d’un objet, d’une photographie, etc.) qui permettraient de différencier ces ateliers d’autres ateliers menés en milieux empêchés ? C’est à travers une posture d’observation participante que nous analyserons les protocoles des rencontres à l’origine de cette étude.
Pour commencer, nous exposerons les résultats d’une enquête relative à ces pratiques, enquête menée au niveau national, ce qui nous permettra d’esquisser un état des lieux de la variété des pratiques littéraires et artistiques proposées en prison. Nous présenterons ensuite notre propre expérience : celle d’un atelier d’écriture mené pendant quatre ans à la prison de Bapaume, avec des détenus hommes. Enfin, nous exposerons les apports de l’atelier d’écriture et verrons de quelle manière la parole se libère dans de tels dispositifs.
L’atelier d’écriture est un dispositif courant dans les prisons françaises, comme en témoignent les résultats d’une enquête que nous avons menée en 2020 auprès des 135 maisons d’arrêt et centres de détention français dans l’optique de dresser un état des lieux des pratiques. Nous avons élaboré un questionnaire dont la relecture a été effectuée par Philippe Scholasch, (Directeur-adjoint de l’Unité Pédagogique Régionale de Lille). Il en a aussi assuré la diffusion. Le questionnaire comportait 17 questions à choix multiples3. Nous avons reçu 46 réponses, soit un taux de réponse de presque 25 %.
Sur les 46 établissements ayant donné une réponse, un seul n’organise pas d’ateliers d’écriture, preuve de l’engouement pour cette activité. Dans 60 % des cas, le Responsable Local d’Enseignement (RLE) seul ou avec un tiers, est à l’origine de cette mise en place. Or, le RLE est celui qui est au plus proche des détenus sur le plan pédagogique. Il constitue un interlocuteur privilégié pour les intervenants extérieurs. L’atelier d’écriture dépend du cadre dans lequel il s’inscrit : il peut être mobilisé lors du cours de français ( 65 % des cas) ou au sein d’une action culturelle4 (dans 35 % des cas).
Dans 98 % des cas, le public est volontaire : le détenu n’est donc pas là sous la contrainte, il n’est en rien forcé de participer. Dans 80 % des cas, ce sont des hommes qui sont concernés – ceci s’expliquant par le fait que la population carcérale est majoritairement masculine en France5. Ces ateliers sont particulièrement ouverts, puisque dans 82 % des cas, le public est de tout niveau : certains maîtrisent à peine la langue quand d’autres sont des lecteurs assidus. Dans presque la moitié des cas, le groupe est constitué de 10 à 12 personnes, ce qui est un chiffre assez élevé pour une activité proposée en milieu carcéral, où le nombre de participants dépasse rarement 8 personnes. Enfin, l’animateur est en général un enseignant rattaché à l’univers carcéral, accompagné ou non d’un intervenant extérieur. L’enseignant ayant l’habitude de son public, on peut supposer que la pédagogie qu’il met en œuvre dans ses ateliers se rapproche de celle qu’il pratique dans les cours obligatoires dispensés par la formation concernée. Ces dispositifs demandent organisation et régularité, car ils sont dans 56 % des cas mis en place durant toute l’année, à raison d’une séance d’une heure trente par semaine (rarement davantage).
L’approche se fait dans 71 % des cas par thème, et la forme des textes est d’une grande variété (narrative, poétique, philosophique, etc). Notons cependant que la forme théâtrale n’est sollicitée par l’animateur que dans 2 % des cas, mais une mise en voix est proposée dans 69 % des cas, ce qui témoigne de l’importance de la mise en commun, et donc de l’intérêt de ce type de dispositifs en termes de sociabilité. Toutefois, l’écriture se fait autant individuellement que collectivement, en fonction des propositions de l’animateur. Au demeurant, une importance particulière est accordée à la valorisation des écrits (qui rejaillit nécessairement sur la valorisation de soi) : dans 87 % des cas, les écrits ont été valorisés, sous des formes très variées (affichage, recueil interne, livre, BD, journal, etc.), cette valorisation étant le plus souvent assortie d’une diffusion dépassant les murs de l’établissement pénitentiaire6.
Il est cependant important de préciser que les ateliers d’écriture ne sont pas les seuls dispositifs mis en place : 91 % des établissements ayant répondu aux questionnaires organisent d’autres ateliers culturels tels que du théâtre, du cirque, de la danse ou des activités autour du cinéma par exemple.
Il résulte de cette enquête le constat suivant : l’atelier d’écriture est un dispositif régulièrement mis en place dans les prisons françaises, la plupart du temps sous l’impulsion de l’équipe pédagogique. C’est d’ailleurs le plus souvent un enseignant de l’ULE (Unité Locale d’Enseignement) qui l’anime. S’il est dans la majorité des cas intégré à l’enseignement de français, l’atelier peut également faire l’objet d’un module décroché, dans l’optique d’une participation à un concours, notamment. C’est une activité fondée sur le volontariat des détenus, dont les niveaux sont très variés. Dans 72 % des cas, l’atelier est proposé toute l’année, à raison d’une fois par semaine. Les productions sont élaborées à partir d’une approche par thème (davantage que par genre) et donnent lieu, dans la majorité des cas, à une mise en voix durant la séance, puis à une valorisation au sein et/ou en dehors de l’établissement. Dès lors, nous constatons un véritable engouement pour ce dispositif dans le milieu carcéral : c’est une des activités artistiques qui demandent le moins de matériel, et dont la mise en place peut paraître moins compliquée que d’autres dispositifs.
Cette enquête nous a permis de conforter notre action à un moment où nous expérimentions notre propre méthodologie de l’atelier en milieu carcéral ; le cadre tel qu’il avait été pensé (une salle de cours dans laquelle nous pouvions circuler autour des détenus), le format (le nombre de participants qui peut être variable car un détenu peut être appelé au parloir ou être pris momentanément par une autre activité dans la prison), la durée (dépendante des autres activités prévues), la fréquence, le déroulé (nous étions en binôme), toutes choses que nous avons ajustées dans un objectif d’amélioration continue.
Nous avons eu la possibilité d’intervenir durant quatre ans au quartier hommes de la prison de Bapaume, à raison d’une fois par mois pour des séances d’une durée d’une heure trente avec un public d’une dizaine de personnes en moyenne. Nous intervenions au sein d’un SPIP (Service Pénitentiaire d’Insertion de Probation). Sa mission de réinsertion est définie dans le Code de procédure pénal (article D.461) : « participer à prévenir les effets désocialisants de l’emprisonnement sur les détenus, favoriser le maintien de leurs liens sociaux et familiaux et les aider à préparer leur réadaptation sociale ». Le SPIP s’appuie sur des actions éducatives pour développer les connaissances des détenus, les replacer dans une dynamique de construction personnelle et les responsabiliser. Notre mission a donc été clairement définie en lien avec le responsable et nous avons exploré des pratiques d’écriture déjà mobilisées lors de nos cours à l’université (écriture pendant la séance, lecture devant le groupe, retours de tous sur le texte). S’y ajoutait le fait que nous tapions les textes à l’ordinateur pour les rendre à la séance suivante.
Le groupe était constitué d’hommes et était assez hétérogène en termes de niveau : certains étaient dotés d’une maîtrise faible de la langue écrite et orale, d’autres s’appuyaient sur des connaissances littéraires précises. La plupart des textes produits témoignaient d’un style individuel dont la personne prenait progressivement conscience en travaillant. D’autres ne maîtrisaient pas l’écrit et passaient par une oralisation à l’aide d’une dictée à l’animatrice, le fait que nous soyons plusieurs le permettant.
Notre travail portait sur la fiction7. En abordant le monologue, nous avons repris un déroulé déjà expérimenté à l’université qui interrogeait par l’écriture certaines notions de manière progressive : « le personnage se raconte » permet, suite à la lecture des textes écrits, d’amener par touches des éléments d’analyse de certains procédés littéraires et théâtraux (l’adresse, les registres épique et lyrique, etc.), « l’espace contraint » interroge la description d’un lieu, le rapport au corps de celui qui l’habite (on peut donner la mesure de l’espace en nombre de pas ou détailler précisément les sensations qu’il suscite). La forme poétique est abordée en écrivant tout en écoutant une musique (ce qui permet de faire sentir le rythme en disant le texte sur cette musique ensuite). La poursuite d’un texte d’auteur fait éprouver la manière de s’approprier un style (le texte initial devient comme une sorte de forme fixe dont on reprend les tournures de phrases). L’écriture à partir d’une photo, en s’appuyant sur les indices donnés par l’image, interroge notre rapport au réel8. Nous mobilisions donc dans un autre contexte des exercices et des notions abordés en cours à l’université avec la même exigence dans l’analyse des textes produits.
L’équipe d’encadrement a connu plusieurs changements. En 2016, Dorothée Catoen-Cooche a mis en place l’atelier avec Philippe Duchêne (Responsable Local d’Enseignement), en partenariat avec Philippe Scholasch. L’objectif était d’amener les détenus vers une écriture de fiction, à partir de textes d’auteurs et de supports photographiques. Dorothée Catoen-Cooche était accompagnée, durant la première année, de Lisa Bagès (étudiante en Master 1 Arts de la scène et du spectacle vivant de l’université d’Artois), qui souhaitait travailler sur le passage de l’atelier de jeu à l’atelier d’écriture. La présence et le regard de cette étudiante furent d’autant plus intéressants que cette dernière avait déjà une expérience d’atelier, menée à la prison de Melun deux ans auparavant.
En 2017, Françoise Heulot-Petit a rejoint Dorothée Catoen-Cooche pour expérimenter l’oralisation des textes. Cette arrivée a permis de modifier quelque peu le dispositif : il s’agissait alors de travailler sur des formes courtes, créées au cours de la séance qui durait deux heures, de les mettre en voix et de les commenter ensemble pendant l’atelier. En 2018, Manon Picard (étudiante en Master 1 Arts de la scène et du spectacle vivant de l’université d’Artois) a animé conjointement, puis parfois seule, l’atelier. Elle faisait alors un stage au sein de l’établissement, stage durant lequel elle a pu comparer l’attitude des écrivants de l’atelier avec leur posture d’élèves dans le cadre des cours ainsi que celle des enseignants, afin de mieux saisir les spécificités de la démarche d’atelier9.
En mai 2018, nous avons organisé une journée d’étude intitulée « Les ateliers d’écriture en prison : Théorie et pratique – États des lieux en Hauts-de-France » à l’université d’Artois. Cette journée a permis de rassembler des RLE et des animateurs qui étaient intervenus dans la région des Hauts-de-France sur une périodicité allant d’un an à plusieurs années. L’enjeu était de mettre en commun des expériences en envisageant une possible théorisation des pratiques.
En 2019, l’atelier a été repris à trois (Françoise Heulot-Petit, Dorothée Catoen-Cooche et Manon Picard). Un nouveau dispositif fut expérimenté à travers le choix de l’écriture d’une nouvelle : il s’agissait d’écrire un texte d’une dizaine de pages. Alors que l’écriture du texte court permettait l’oralisation, l’écriture d’une forme longue a conduit à un suivi davantage individualisé. Chaque animatrice s’est occupée de deux écrivants, ce qui nous est apparu comme positif au sens où nous avons pris davantage de temps avec chacun pour saisir ses objectifs d’écriture et l’accompagner à son rythme. Cependant, changer de méthode a fait perdre la possibilité d’écouter les textes des autres et donc de les commenter en groupe. L’écriture individuelle a laissé émerger des univers singuliers venus conforter pour certains la confiance en soi, le dispositif demandant un travail complet, achevé, mené sur le long terme : à titre d’exemple, un des participants a travaillé durant trois mois sur l’écriture d’une nouvelle fantastique, très imprégnée du romantisme noir. Il a d’abord créé la structure narrative, puis la forme, qu’il n’a eu de cesse de reprendre, en fonction de ses lectures, de nos retours, de ses envies et de son souci de précision. En 2020, les conditions sanitaires ont mis entre parenthèses l’atelier. Cependant, nous avons choisi de publier des textes qui en étaient issus et de faire un premier bilan de notre méthodologie.
Il nous a semblé important, dans le cadre de notre pratique, de valoriser les textes produits en les publiant. L’objectif était de fixer par l’édition des écrits réalisés en détention et donc de « faire sortir » la parole des détenus. Il s’agissait d’organiser un ensemble de textes en vue d’une lecture. C’était également une façon de montrer aux participants que leurs écrits pouvaient intéresser d’autres personnes que les seuls membres du collectif : la publication légitime, en effet, leur statut d’écrivants et peut les aider dans le processus de (re)prise de confiance en eux. Il s’agit aussi de prendre en compte l’individu dans un lieu où il peut être, d’une certaine manière, oublié au profit de la masse anonyme. Enfin, l’objectif était de libérer la parole, de la faire vivre et de lui permettre de franchir les murs de la prison.
Pour élaborer le recueil, nous avons d’abord repris l’intégralité de ce qui avait été écrit car les textes ayant été tapés à l’ordinateur au fur et à mesure, nous avions une trace de toutes les productions travaillées. À trois, nous avons pris un long temps pour lire à voix haute ces textes et retrouver les sensations que nous avions éprouvées lors de leur première écoute en prison, lorsque le détenu avait lu son texte devant tous. Certains textes avaient touché le groupe plus que d’autres et nous donnaient envie de les garder. Des thématiques ont émergé (le rapport à l’espace, au souvenir, à la femme, à l’objet) liées à la fois aux contraintes carcérales (le partage très étroit d’un même quotidien par les détenus) mais aussi à la nature des propositions des animatrices. La progression structurelle a été privilégié (des textes courts puis des textes longs) et un regroupement thématique (la place de l’objet d’abord, puis le souvenir et notamment des portraits de femmes). Nous avons constaté que ce montage mettait en valeur un changement de focale en s’attachant à ce qui était près du détenu d’un point de vue concret (l’objet qui fait partie de son quotidien) pour aborder ensuite ce qui relève de l’éloignement (des personnes réelles qui sont évoquées et dont le détenu a le souvenir). Cette progression traduisait un mouvement qui allait de l’écriture du réel vers l’imaginaire. Certains textes d’auteurs étaient plus présents que d’autres car ils avaient écrit davantage.
Nous avions envie de travailler avec un éditeur tourné vers les relations humaines car cela faisait sens avec notre action. Les éditions de la Licorne (situées à Amiens) ont accepté de publier les écrits, ces derniers entrant dans leur ligne éditoriale axée, en partie, sur des problématiques sociétales. La question de l’homogénéité des écritures a rapidement été posée par l’éditeur. Néanmoins, après discussion, nous avons décidé d’intervenir uniquement sur les fautes d’orthographe et non sur les structures ou la grammaire de la phrase, considérant que cet aspect constituait précisément le « style » et faisait l’originalité comme la richesse d’écrits que nous ne souhaitions pas dénaturer.
Le problème majeur qu’il a fallu surmonter fut celui des autorisations, car lorsque nous avions fait remplir les autorisations de publication aux détenus, nous n’avions pas le groupe dans son intégralité. Certains étaient déjà sortis, d’autres ne venaient plus à l’atelier. Nous avons donc dû remanier l’ouvrage en fonction de ce problème. Surtout, nous nous sommes retrouvées en possession d’autorisations dans lesquelles les détenus refusaient la diffusion commerciale de leurs textes. Notre contrat initial avec l’éditeur devenait alors caduc. Enfin, il nous a fallu obtenir l’autorisation de l’administration pénitentiaire : de ce fait, nous nous sommes aperçues des problèmes de communication interne et, surtout, de la difficulté à identifier le bon interlocuteur. Un temps considérable a donc été nécessaire pour parvenir à mener à bien cette action. Quelques écrivants publiés ont depuis quitté les murs de la prison : ces textes sont une trace laissée sur leur chemin de résilience.
Cette expérience a engendré de nombreuses interrogations et réflexions, que ce soit au niveau de notre posture, de notre perception de l’atelier ou des apports d’un tel dispositif.
Lorsque nous nous introduisons en prison, nous avons conscience d’intégrer un lieu spécifique, dans lequel le temps semble comme « suspendu ». Les rituels liés à l’entrée nous le rappellent : la première chose consiste à laisser son téléphone portable en dehors des murs, signe d’une déconnexion symbolique avec le monde extérieur et son quotidien. Elle nous prépare cependant à nous adonner entièrement à l’activité pour laquelle nous nous rendons en prison, à nous concentrer sur elle sans être aucunement perturbées. Il nous faut ensuite montrer notre pièce d’identité, puis passer les portiques. La première fois, nous nous sommes dit que c’était exactement les mêmes gestes que lorsque l’on s’apprêtait à prendre l’avion pour un « ailleurs », ce qui, d’une certaine façon, n’est pas faux... Après cette mise en condition, le gardien nous tend un badge « visiteur », preuve que nous intégrons un territoire qui n’est pas le nôtre, dans lequel nous sommes « étrangères » : c’est à nous d’apprivoiser les règles du lieu. Nous passons plusieurs sas, sommes vues par les gardiens sans que la réciproque soit vraie, comme pour signifier que notre liberté de gestes est limitée, mais aussi que nous ne sommes pas seules en cas de danger. Nous nous sentons à la fois surveillées et protégées. La première fois, ce cheminement est vécu et analysé de l’intérieur : la curiosité pousse à observer chaque détail. Au fur et à mesure, nous faisons ce parcours sans plus l’intellectualiser, presque machinalement. Toutefois, à certaines périodes, une tension peut se rendre palpable, et la vigilance s’accroît.
Ces moments qui précèdent l’atelier sont une mise en condition : nous nous préparons à suspendre notre temps durant deux heures, mais aussi à partager un temps et un lieu avec les détenus. La salle de cours est l’espace de rassemblement, dans lequel nous nous trouvons presque dans un rapport de réciprocité puisque, même en étant proches du lieu de vie des prisonniers, nous ne le connaissons pas (sauf si nous avons été convié/es à visiter les cellules pour une raison ou pour une autre), pas plus qu’ils ne connaissent le nôtre. En d’autres termes, l’espace où a lieu l’atelier est neutre, et les termes « dehors » et « dedans » prennent, pour un temps, la même signification pour eux que pour nous. Nous partageons alors quelque chose, même si ce « quelque chose » est constitué de nuisances sonores ou de contraintes spatiales. Ainsi avons-nous assuré une séance alors que des travaux se déroulaient sur le toit. Le bruit assourdissant donnait le sentiment que des bombes nous tombaient dessus. Des détenus attendaient dans le couloir pour un cours et nous regardaient, il y avait là aussi un brouhaha. La concentration sur le texte lu n’était pas facile. Pour autant, les participants sont parvenus à se concentrer pour écrire, prouvant leur capacité à s’adapter tant bien que mal à un tel mode de vie. Pourtant, ce constat est relatif : un des détenus nous a expliqué que ce qui l’avait effrayé en arrivant à Bapaume était le « silence » (il venait de la prison de Sequedin (59) et avait cru ne pas pouvoir supporter ce « silence assourdissant »).
Si nous partageons, pendant un moment, un lieu commun, nous partageons également un temps commun, toutes les semaines ou tous les mois. Ce rapport au temps est à comprendre sur plusieurs plans : il y a le temps de l’atelier, qui entre souvent dans un dispositif pédagogique et peut donc être vécu comme un cours au même titre que les autres par le détenu (venant ainsi rythmer le temps hebdomadaire). Cependant, il y a aussi, de façon plus générale, le temps chronologique vécu par les détenus. Or, un grand nombre d’entre eux se trouvent en situation d’attente (de permission, de transfert, de sortie). Dès lors, s’agit-il, pour eux, d’un « non-temps », d’un temps comme « arrêté » ? Ou, au contraire, la longue peine permet-elle de s’inscrire dans un temps long, voire « étiré » ? Même si l’atelier ne cherche pas à mobiliser le passé des participants, celui-ci est sans cesse convoqué dans l’écriture, témoignant de la difficulté des détenus à s’inscrire dans leur présent et à se représenter l’avenir. De plus, ce passé constitue précisément, pour l’animateur, ce qui lui semble devoir être évité, dans la mesure où c’est à cause d’une partie de ce passé que les détenus se trouvent devant lui. Là se situe peut-être l’une des spécificités de l’atelier d’écriture en prison. Un des détenus nous disait un jour qu’il porterait le « poids de son passé sur ses épaules jusqu’à l’heure de sa sortie » : alors seulement, il pourrait poser son fardeau et le laisser à l’intérieur des murs de la prison. Dès lors, de quelle manière l’atelier peut-il mobiliser le présent du détenu en prenant en compte le contexte de la prison ou, d’une autre façon, en sollicitant son imaginaire ?
Dans notre cas, le recours à l’imaginaire fut essentiel, l’atelier ayant pour objectif de travailler l’écriture fictionnelle. Il semble d’ailleurs, d’après l’enquête mentionnée au début de cet article, que ce soit cette forme d’écriture qui est majoritairement convoquée par l’animateur en milieu carcéral. Se frotter expressément au geste autobiographique nous semblait en effet délicat dans ce contexte précis. Parfois, les choses peuvent cependant dériver, même en posant un cadre explicitement fictionnel – la fiction pouvant évidemment permettre de se raconter, l’écriture, alors, servant peu ou prou d’exutoire, permettant de prendre de la distance avec le vécu, et l’atelier d’écriture créative frôler l’art-thérapie. Dans la même optique, celle de ne pas contraindre les participants, lorsque le genre n’est pas imposé, la poésie surgit, notamment parce que c’est une forme courte comme le conte et que le temps court de l’atelier favorise ce format.
Ainsi nous avons travaillé une limite propre aux conditions de l’atelier au sein d’un « lieu de détention ». Le terme « détention » signifie « ce qui est à disposition » ; or, ce qui est à disposition des détenus s’avère limité en termes matériel. Il s’agit alors de puiser dans sa mémoire les souvenirs intimes, les connaissances acquises (voire des textes appris par cœur comme des poèmes ou des chansons) qui peuvent être réactivés par les inducteurs d’écriture proposés. L’atelier d’écriture en tant qu’espace de création est ce territoire du possible où la distance de la fiction permet de creuser dans ce terreau du passé. Il est en cela différent de l’espace de soin qui mobilise le passé pour interroger la possibilité de se projeter vers un ailleurs et un futur. Dans tous les cas, comment gérer cette parole sous contrôle ? Car comme le précise Thierry Maricourt dans son ouvrage Aux marches du savoir : les ateliers d’écriture : « Les mots qui ont du mal à sortir ne sont-ils pas aussi les plus emplis de force et d’émotion ? »10 Dans notre propre expérience, les détenus ont rarement évoqué la violence de l’incarcération - même si certaines remarques lancées ont fait entendre des rapports de force - mais ils ont abordé explicitement la solitude de leur détention.
L’un des intérêts de tels ateliers est qu’ils constituent, comme les autres dispositifs pédagogiques mis en place dans le milieu carcéral, un rendez-vous fixe, entre des personnes qui viennent se retrouver pour un temps donné. Ils offrent donc un lieu de socialisation avec les autres détenus, mais également avec l’animateur. Ce dernier propose un dispositif élaboré à partir de ses habitudes de pratique et de l’identité qu’il souhaite donner à son atelier. Lorsqu’il est issu d’une formation d’enseignant, il ne peut adopter les réflexes auxquels l’a habitué le système institutionnel et scolaire. Dans notre cas, nous avons été amenées à réfléchir à la façon dont nous considérions les participants et à ne pas partir avec l’idée que nous venions pallier un manque (d’orthographe, de vocabulaire, de motivation, de culture, etc.). Ainsi s’est posée la question des problèmes d’orthographe : l’atelier n’a pas pour vocation d’apprendre l’écriture, mais bien de faire l’expérience de l’écriture. L’objectif n’était donc pas un savoir, mais un vécu. Dès lors, rendre des textes couverts de rouge n’aurait eu aucun sens. Elisabeth Bing s’était d’ailleurs insurgée contre cette idée11, en montrant combien le système impose des règles, freine la créativité et livre une vision utilitariste de l’écriture, celle-là même d’ailleurs que peuvent avoir les détenus, puisqu’écrire, dans le contexte qui est le leur, est surtout, voire exclusivement, liée aux demandes administratives. De plus, passer par la « correction » signifierait qu’il existe, dans l’écriture, un état de perfection, ce qui, évidemment, relèverait de l’absurdité la plus totale. Au début, nous corrigions les textes presque systématiquement (au noir, jamais au rouge), en mentionnant le terme « proposition » plutôt que « correction ». Et puis un jour, sur un des textes, nous nous sommes aperçues que nous étions responsables d’une forme de dénaturation et que nous intervenions sur la langue12, alors que la laisser telle quelle donnait une force au texte.
L’animateur ne peut s’inscrire dans un rapport hiérarchique : pour que le dispositif fonctionne, il ne peut se positionner « au-dessus ». La différence entre le « jugement de beauté », qui n’est possible qu’entre personnes engagées dans un même travail (et donc sur un même pied d’égalité, dans un climat d’échanges) et le « jugement d’utilité », prodigué par la hiérarchie ou des experts, est donc très importante. L’animateur amène des connaissances sur des objets littéraires (le fonctionnement d’une description dans un texte littéraire, ou l’usage de l’objet au théâtre), et le commentaire sur les textes peut le conduire à convoquer des outils théoriques. Mais là n’est pas l’objet principal : l’atelier mobilise un principe de « droit à la créativité pour tous » lié à des conditions spécifiques. Dans notre cas, néanmoins, l’atelier a conservé un ancrage pédagogique qui, même s’il cherchait à mener vers une écriture créative, invitait à une production normée reposant sur des contraintes de forme. Les bénéfices de telles pratiques s’observent du côté de l’animateur, invité à repenser sa pédagogie, mais aussi et surtout du côté des détenus.
Ceux qui venaient à notre atelier étaient impliqués dans une démarche de formation car l’atelier pouvait donner des points utiles pour les demandes de remises de peine. Certains venaient une fois, pour voir, et ne revenaient pas. Ceux qui revenaient étaient assidus et inscrits dans une démarche volontaire et obligatoire (les participants s’étaient engagés à suivre les ateliers toute l’année). L’atelier relevait donc moins d’une logique occupationnelle qu’intéressée. Une fois inscrits, les participants respectaient le contrat passé et rendaient des textes de façon régulière. Ceux-ci pouvaient être un premier jet qui était tapé ensuite par le détenu (en lien avec un atelier informatique) ou par nous-mêmes.
Lorsque nous avons interrogé les détenus sur les bénéfices qu’ils tiraient d’un tel dispositif, les termes qui sont revenus le plus souvent étaient « liberté » et « évasion ». L’atelier d’écriture était un espace propice à la déconnexion avec leur réalité, déconnexion aussi nécessaire que rare. L’atelier d’écriture permettait, entre autres, un regain de l’estime de soi, car les participants ont compris que le processus de création13 à travers l’écriture, leur était accessible. Une autre manière d’aider à retrouver l’estime de soi résidait dans le travail théâtral : le détenu était amené, alors, à mobiliser la pensée et le corps (ainsi, dans le travail théâtral sur le monologue, cherchions-nous à mobiliser l’adresse devant les autres et le fait de s’affirmer dans la prise de parole). Donner à entendre aussitôt quelque chose qui est écrit pour être lu ou entendu (pour les formes orales) peut aussi être un des enjeux du dispositif. La lecture a parfois touché l’un et pas l’autre, a suscité des images, renvoyé à des référents communs. Le passage de l’écrit à l’oral a nécessité une bienveillance des commentaires faits sur les textes des autres. Parfois, après la lecture, certains détenus ont été amenés à expliquer ce qui relevait de leurs connaissances personnelles. Comme le précise Thierry Maricourt :
C’est la démarche d’acquisition qui se trouve ici au centre de l’atelier et qui va donner l’impression d’apprendre. L’échange d’expériences va nourrir la réflexion de chacun. Le savoir qui se répand durant l’atelier d’écriture n’est pas classé, pas hiérarchisé. Cet apprentissage proche de celui que pratiquent les autodidactes n’est, de fait, pas similaire à celui que réclame l’Éducation nationale, par exemple. De nature pragmatique, peut-être correspond-il mieux à des adultes14.
Nous étions également là pour inciter à préciser, relancer un débat par des questions, donner un conseil technique, souligner des effets stylistiques non perçus par l’écrivant. Très souvent, les participants revenaient aux mêmes thématiques, aux mêmes procédés d’écriture. Nous nous sommes demandé si, dans ce contexte, certains thèmes étaient tabous, dans la mesure où dans cet établissement, les hommes incarcérés sont pour la plupart des criminels sexuels. Une de nos propositions consistait à dresser des portraits de femmes. Beaucoup ont écrit sur leur mère, leur grand-mère. Les textes produits relevaient d’une nostalgie qui suscitait l’envie d’évoquer certains souvenirs et nous ont invitées aussi à interroger leurs regards sur les femmes et la place de celles-ci dans la société. Nous avons en cela adopté la position de Violaine Houdart-Merot et Christine Mongenot :
Écrire suppose toujours l’investissement d’une subjectivité diffuse que l’animateur ne doit ni brider ni canaliser mais plutôt alimenter et orienter souplement par de très nombreuses propositions, par de riches apports culturels et en laissant s’exprimer la variété des réceptions pour un même texte produit et lu dans le groupe15.
Le souhait de faire entrer l’atelier d’écriture en prison peut relever à la fois d’un enjeu de paix sociale (trouver une activité occupationnelle pour les peines de longue durée) mais nous avons pu constater qu’il donnait un sens à la réclusion en approfondissant une réflexion sur soi et sur l’Autre. L’atelier est également un vecteur d’insertion puisqu’il s’envisage au sein d’une collectivité dans laquelle l’échange est essentiel. Ce faisant, il participe à construire des savoirs (qui concernent la culture littéraire notamment, même s’ils ne sont pas toujours conscientisés), des savoir-faire (l’expérience de l’écriture) et des savoir-être (des valeurs souvent implicites).
En tant qu’animatrices nous nous faisions médiatrices avec l’extérieur, en évoluant dans un espace neutre qui pouvait permettre de parler des conditions de détention (« il y a trop de bruit », « des travaux sont gênants », « il n’y pas de chauffage dans les salles de cours », « il y a des tensions entre les détenus », etc.). Nous étions là pour accompagner au mieux, la dimension singulière de notre démarche provenant peut-être du fait que nous étions nous-mêmes animées par le plaisir d’expérimenter l’écriture dans un « partage du sensible »16 qui donnait aux détenus le sentiment d’être écoutés et de pouvoir partager : des mots, une expérience, un vécu. Le bilan de notre dernière année d’intervention s’est ainsi terminé par ces mots d’un détenu : « Quand on vient ici, c’est comme une petite bulle de douceur ».
Nous avons pris le parti de nous placer dans une posture de pédagogues ou, plutôt, fortes d’une expérience d’enseignantes depuis plus de vingt ans, nous ne cherchions pas à l’écarter. Cette expérience nous a permis de poser un cadre et d’en mesurer les limites. Nous avons pu ainsi nous référer à un travail sur la langue lorsque le sensible prenait trop de place au sein d’un texte. Nous avons parfois mis en place une relation cathartique dont nous avons dû réaménager sans cesse les bornes et avoir conscience en permanence des libertés que nous autorisions par les mots.
La parole se libère au sein de l’atelier et peut aller au-delà des murs dans des occasions spécifiques : lors de mises en voix ou de publications. Cependant, pour faire sortir les textes de la prison, nous avons pris en charge cette parole et nous avons dû obtenir l’autorisation d’un supérieur hiérarchique : par-là, nous avons éprouvé la possibilité de faire circuler une parole libre alors même que les corps, eux, restaient derrière les barreaux.
Enfin, nous joignons à cet article nos derniers retours personnels sur cette expérience.
Les belles âmes
Dorothée CATOEN-COOCHE
D’abord une réunion formelle. Très formelle. Un constat, puis une envie. Une nécessité ? Peut-être pas…quoique… peut-être pour moi.
Et me voilà, devant ces dix paires d’yeux, qui me scrutent et m’attendent.
Pourquoi trembler ainsi ? J’ai pourtant l’habitude ! Les responsables, les jurys, les directeurs…je n’en ai pas peur ! Mais là, tout de suite… les paroles de mon entourage virevoltent dans mon esprit. « Mais pourquoi tu fais ça ? », « Qu’est-ce que tu veux changer ? », « Non, mais, bénévolement en plus ! Tu es vraiment la bonne poire, toi ! ».
Les premiers mots sortent, les premiers sourires s’esquissent. J’ai comme l’impression que nous pourrons cheminer ensemble. Peut-être même que j’ai quelque chose à leur apporter. Mais ne serait-ce pas réciproque ? Que suis-je venue chercher au juste ? Une preuve, sûrement, ou au moins des réponses.
Les séances se suivent et ne se ressemblent pas. Parfois, les dix sont là, écrivent, m’étonnent par leur style et leur maîtrise de la langue. L’un a une culture hallucinante, l’autre a un style étonnant. Certains s’amusent avec les mots, d’autres prennent la plume pour un exutoire. Mais tous ont quelque chose à dire, à exprimer ou à sortir. Et même à donner.
Une telle richesse, dans ce lieu atypique, rend vraiment ce public « particulier ».
Je prépare mes affaires dès le dimanche, pour justement aller recevoir…et donner à mon tour, un tout petit peu. Apporter une pierre à l’édifice. Parfois avec envie, fatigue et/ou appréhension. Mais toujours avec l’idée que poursuivre cet objectif n’est pas totalement inutile.
L’entrée dans le bâtiment est, à chaque fois, un peu étrange, à cause des longs couloirs, du sol vert, et des portes qui s’ouvrent au son des bips, sans que nous arrivions toujours à savoir de où ils ont été déclenchés. Il m’arrive de regarder autour de moi, et de me rappeler où je suis, comme si l’habitude me permettait déjà de l’oublier.
Animée par le même enthousiasme que moi, Lisa, une étudiante, se joint à l’expérience. Elle observe, commente, et, à son tour, sent qu’elle a la possibilité de guider… tout simplement parce que cela relève davantage d’un potentiel humain que de compétences universitaires ou théoriques.
La première année s’achève, le bilan se profile. Les mots « liberté » et « évasion » reviennent constamment sur les lèvres. Même si le corps est enfermé, l’esprit peut vagabonder. Le temps se suspend chaque mois : deux heures pour se donner entièrement à l’écriture, et pour que chacun révèle son potentiel artistique. Car chacun en possède un… il faut juste ouvrir une fenêtre et le laisser sortir.
Cette expérience attire et intrigue. Françoise, ma collègue universitaire, sort des sentiers battus, vient elle aussi se confronter à ses peurs et mène ce public sur une route un peu plus avancée. Après la mise en mots, passons à la mise en voix ! Chacun se découvre, se surpasse et ose.
Quand cette expérience s’arrêtera-t-elle ? Quand plus aucun n’aura envie d’apporter, ou de donner. Quand tomberont pour eux les barreaux, quand s’ouvrira cette porte qui constitue une frontière. Quand ils reviendront à cette vie qui les a tant abîmés.
Du monologue au dialogue
Françoise HEULOT-PETIT
J’interviens depuis septembre 2016 à la prison de Bapaume pour animer, avec Dorothée Cooche-Catoen un module de formation à l’écriture créative. Je me suis lancée pour la suivre, pour découvrir un lieu que je ne connaissais pas. J’ai fait confiance à son enthousiasme. Elle a mené cet atelier depuis un an. Les détenus écrivent, elle tape leurs textes, ils retravaillent. Je ne sais pas ce que je viens y chercher. Je sais juste que je veux dépasser mes peurs, mes a priori et surtout, étant enseignante à L’Université depuis 2003, découvrir un autre public. J’y vais en considérant que mes compétences peuvent peut-être servir ailleurs. Contrairement à mon habitude, je ne me documente pas, je ne me forme pas. Ma collègue me donne des consignes de base. J’y vais avec le souhait de rencontrer d’autres élèves.
Je découvre le sas où il faut déposer ses clés, donner son passeport et prendre un badge d’entrée. Je découvre les différentes grilles qu’il faut pousser pour les atteindre. Je découvre les couloirs qui ressemblent à ceux de l’hôpital, l’odeur est un peu la même faite d’eau de javel. Je vois le potager intérieur et je vois des hommes qui travaillent malgré le froid. J’arrive à la salle de cours qui ressemble à toutes les salles de cours et je suis ma collègue.
La première fois, je les regarde, j’essaie de déceler dans leurs yeux ce qu’il y a de différent. Je suis surprise de la jeunesse de certains. Ils ressemblent à mes étudiants. Mêmes lunettes, mêmes écharpes sur le côté. Je suis surprise de la bonne humeur de ma collègue, je ne suis pas à l’aise. J’ai peur lorsqu’elle sort de la pièce. L’un d’eux nous pose des questions sur la place de l’obsession dans l’écriture. Je n’aime pas la façon dont il nous pousse dans nos retranchements. Nous sommes deux à lui répondre et j’y ressens une tentative de prise de pouvoir de sa part.
La deuxième fois, je prends du temps pour travailler avec l’un d’entre eux de manière individuelle en tête à tête, parmi les autres, sur son texte que j’ai lu préalablement. Une heure pour lui expliquer les répétitions, les précisions à donner, les problèmes de temps verbaux. Il note tout, il est très réceptif et intéressé.
La troisième fois, je passe une heure avec la personne qui m’avait inquiétée. Nous parlons de l’autobiographie et je souhaite le faire aller vers l’écriture de fiction. Il ne cesse de revenir à son histoire personnelle. Je trouve les endroits où l’on peut glisser une distance. Nous parlons de la différence entre ce qu’il raconte à son psy et ce qu’il écrit là. La fiction est l’espace d’une distance avec le réel. Je ne cherche pas à le convaincre, je lui donne des pistes pour aller ailleurs. Je me rends compte que notre intérêt commun pour la littérature m’a fait oublier mes peurs. Je ne suis que dans une situation d’échange et de transmission de savoir. Je ne cherche plus à aller au-delà des apparences, je suis dans l’action, le débat et la littérature. Je repars en ayant envie de relire des choses sur l’autobiographie.
La séance suivante, ma collègue me demande de commencer un travail sur le monologue. Après l’avoir accompagnée dans le prolongement de ce qu’elle avait mis en place l’année précédente autour de l’écriture de fiction, j’ai initié cette année un module d’écriture du monologue théâtral. Mon objectif est de faire découvrir cette forme par l’écriture et d’amener à la mise en voix et en jeu.
La première séance, j’ai articulé le travail en plusieurs temps : un moment rapide de présentation des enjeux du monologue, une écriture avec des contraintes précises, une lecture adressée des productions écrites. Le peu de temps à disposition a pourtant permis d’aller au bout de l’objectif de la séance : les entendre dire un texte, le regard porté vers nous.
La seconde séance, j’ai travaillé à partir de l’objet. J’ai pris ce qui était à disposition dans la salle d’à côté : boite de mouchoir, éponge, verre en plastique, petite cuillère, stylo, clé de voiture, rapporteur et nous sommes passés par un certain nombre d’exercices de manipulation. Le travail me permet de montrer les fonctions d’un objet à la scène : accessoire d’une histoire et personnage de l’histoire, la place du manipulateur, l’importance du regard porté sur l’objet et vers les spectateurs. Je commente des détails de manipulation, la place du corps par rapport à l’objet. Les participants sont déjà dans une situation de jeu théâtral. Ensuite, je leur demande d’écrire un monologue qu’ils devront dire avec l’objet à la main, en le manipulant. Après un temps d’écriture silencieuse, ils viennent tour à tour dire leur texte avec l’objet. Le premier est plutôt un texte argumentatif qui vient expliquer les fonctions de l’objet, le second parle de l’attirance de l’alcool en manipulant un verre, on peut déjà y souligner l’importance de l’implicite.
Je sens le plaisir d’être ensemble, de jouer, d’être devant les autres et de se regarder. Je vais vers l’écriture théâtrale pour cet être ensemble, cette parole adressée devant les autres. Ils arrivent assez facilement à lever le regard de la feuille, à nous regarder en tant qu’assemblée. Mais ils révèlent une forme de timidité.
La fin de la séance est gaie. Ils nous demandent ce que nous pensons de leur travail, nous soulignons toutes les difficultés qu’ils ont surmontées en peu de temps. L’un d’eux dit que ça fait plaisir d’être encouragé par des dames. Je crois qu’ils ont senti que mon regard sur eux avait changé. Le cadre ne s’oublie pas, mais dans la poignée de main de la fin, il y a juste la satisfaction d’avoir travaillé ensemble. J’attends d’eux qu’ils aient retravaillé pour la prochaine fois, c’est le moyen de voir comment ils ont perçu ce que nous avons abordé.
Aujourd’hui, je récupère des textes et je passe à une autre étape : je les tape pour eux. Leurs paroles s’échappent de l’univers carcéral et viennent se poser là, sur mon écran. Je découvre ce que notre travail a laissé comme trace et qui m’incite à poursuivre…
Trois années sont passées, j’ai poursuivi cet atelier d’écriture qui est aussi le lieu d’un travail commun avec ma collègue et une étudiante qui est venue se former auprès de nous. J’y ai vécu des moments forts de liberté de parole alors même que nous sommes dans un lieu contraint. Je sais mieux ce que j’y viens y chercher : le dialogue suscité par l’écriture. D’abord les mots écrits dans le silence où résonnent les cris dans le couloir et les grincements des portes, et ensuite les mots dits – bredouillés, posés, maîtrisés, adressés – comme autant de petites victoires sur le chemin d’une reconstruction possible.
[1] Les contraintes logistiques inhérentes au milieu carcéral sont nombreuses : les déplacements sont limités, les horaires sont stricts, le matériel restreint. Chaque livre amené doit être signalé une semaine en amont. L’environnement est souvent bruyant, peu lumineux et exigu. La communication avec les surveillants est constante, afin d’assurer le plus haut niveau de sécurité possible.
[2] Alexandre Gefen, L’Idée de littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’intervention, Paris, Éditions Corti, 2021, p. 12-13.
[3] Le questionnaire se trouve en annexe.
[4] Il s’agit alors de participation à des concours (Au-delà des lignes, concours de poésie) qui cherchent précisément à « faire sortir » une parole et libérer la créativité. Il peut également s’agir d’un module décroché (donc qui ne s’inscrit pas dans les enseignements et se déroule en dehors des heures de cours) afin d’écrire un journal interne, par exemple.
[5] Au 1er janvier 2023, les femmes représentaient 3,2 % de la population carcérale (source : https://www.justice.gouv.fr/sites/default/files/migrations/portail/art_pix/statistiques_etablissements_personnes_ecrouees_france_202301.pdf, consulté le 22 juin 2024.
[6] Les modes de diffusion n’ont pas été précisés dans les questionnaires. En revanche, l’enquête montre que la diffusion s’est faite de façon interne à l’établissement (dans 40 % des cas) et au-delà des murs de l’établissement (dans 49 % des cas).
[7] Nous nous sommes appuyées notamment sur certaines propositions de François Bon dans son ouvrage Tous les mots sont adultes : méthode pour l’atelier d’écriture, Paris, Fayard, 2005.
[8] Ce processus a été analysé dans : Françoise HEULOT-PETIT, « Écrire des monologues : restitution et mise en perspective d’une expérience universitaire », in Violaine HOUDART-MEROT et Christine MONGENOT (dir), Pratiques d’écriture à l’université, Paris, Éditions Honoré Champion, 2013, p. 189-207.
[9] À l’issue de cette expérience, Manon PICARD a soutenu un Master 1 (sous la direction de Françoise HEULOT-PETIT) intitulé La réaffirmation de la parole en prison : expérience d’ateliers d’écriture en milieu carcéral. L’année suivante, elle a étudié l’accompagnement individuel en atelier d’écriture à travers un mémoire de Master 2 intitulé De l’atelier d’écriture à l’art-thérapie en milieu empêché : quand l’art se fait soin.
[10] Thierry MARICOURT, Aux marches du savoir : les ateliers d’écriture, Amiens, Éditions Licorne, diffusion L’Harmattan, 2009, p. 43.
[11] Elisabeth BING, … et je nageais jusqu’à la page, Paris, Éditions des Femmes, 1976, p. 89.
[12] Par exemple, nous modifiions la concordance des temps, afin que le texte soit « grammaticalement » correct. Nous nous sommes également posé la question en ce qui concerne la langue oralisée (par exemple, l’absence du corrélatif dans une tournure négative).
[13] L’objectif est de faire éprouver cette « oscillation existentielle du créateur entre maîtrise et non-maîtrise qui, seule, donne à la création artistique sa pleine valeur humanisatrice », Michèle MONTE dans Odette et Michel NEUMAYER, Animer un atelier d’écriture : faire de l’écriture un bien partagé, Paris, ESF éditeur, 2003, p. 14.
[14] Thierry MARICOURT, Aux marches du savoir : les ateliers d’écriture, op. cit., p. 131.
[15] Violaine HOUDARD-MEROT et Christine MONGENOT, Pratiques d’écriture littéraire à l’université, op. cit., p. 26.
[16] Jacques RANCIÈRE, Le partage du sensible, Paris, La Fabrique Éditions, 2000.
Résumé
Cet article interroge de quelle manière sont créées les conditions de la libération de la parole à partir d’un parcours d’écriture mené avec des personnes en détention. Les autrices exposent d’abord les résultats d’une enquête relative à ces dispositifs menée au niveau national, ce qui permet d’esquisser un état des lieux de la variété des pratiques littéraires et artistiques. Elles présentent ensuite l’expérience d’un atelier d’écriture qu’elles ont animé pendant quatre ans à la prison de Bapaume (France), avec des détenus hommes. Elles étudient les contraintes imposées à l’écriture tant du point de vue du cadre (espace fermé), du temps (la durée des interventions), des contraintes d’écriture elle-même (écrire à partir d’un objet, d’une photo, etc.) mais aussi comment ces mots peuvent sortir via la publication. Enfin, elles explorent les apports de l’atelier d’écriture et notamment la façon dont la parole se libère dans de tels dispositifs.
Abstract
This article looks at how the conditions for freeing the speech are created, based on a writing project carried out with people in detention. The authors begin by presenting the results of a national survey on these schemes, which provides an overview of the variety of literary and artistic practices. They then present the experience of a writing workshop they ran for four years with male prisoners in Bapaume prison (France). They looked at the constraints imposed on writing in terms of the setting (a closed space), time (the length of the sessions), the constraints of writing itself (writing using an object, a photo, etc.) and also how these words can be published. Finally, they explore the benefits of writing workshops, and in particular how words are freed up in such settings.
Situer notre pratique : une enquête nationale et une expérience locale
Dorothée CATOEN-COOCHE
Françoise HEULOT-PETIT
Université d’Artois, Textes et Cultures (UR 4028)
BING, Elisabeth, … et je nageais jusqu’à la page, Paris, Éditions des Femmes, 1976.
BON, François, Tous les mots sont adultes : méthode pour l’atelier d’écriture, Paris, Fayard, 2005.
GEFEN, Alexandre, L’idée de littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’intervention, Paris, Éditions Corti, 2021.
HOUDART-MEROT, Violaine et MONGENOT, Christine, Pratiques d’écriture à l’université, Paris, Éditions Honoré Champion, 2013.
MARICOURT, Thierry, Aux marches du savoir : les ateliers d’écriture, Amiens, Éditions Licorne, diffusion l’Harmattan, 2009.
NEUMAYER, Odette et Michel, Animer un atelier d’écriture : faire de l’écriture un bien partagé, Paris, ESF éditeur, 2003.
RANCIÈRE, Jacques, Le Partage du sensible, Paris, La Fabrique Éditions, 2000.