Ce dossier propose des contributions issues des travaux du séminaire inter-laboratoire « Territoires et frontières en littérature de jeunesse »1. Formé en 2018 à l’Université Grenoble Alpes, ce groupe de chercheurs en littérature de jeunesse réunit des scientifiques affiliés au laboratoire ILCEA42 et à l’UMR Litt&Arts3. Il explore la littérature de jeunesse à partir des notions connexes de « frontière » et de « territoire », appréhendées sous des formes diverses et variées : genres littéraires, sujets, destinataires des textes, frontières linguistiques, géographiques ou symboliques. Partout, la frontière s’est révélée floue et poreuse. Des relations, des collaborations et des communications se sont dessinées entre les territoires et les acteurs que ces frontières permettaient d’identifier, sans les séparer irrévocablement. Si la frontière définit le territoire en le délimitant, si elle souligne sa singularité en le séparant d’un Autre différent, elle s’est aussi révélée espace liminaire et lieu de passage. Cette plasticité et cette multiplicité de la frontière se retrouvent dans les contributions offertes ici à l’attention du lecteur.
Leur point commun est de questionner la ligne de démarcation qui constituerait la littérature de jeunesse en un ensemble singulier à l’intérieur du champ littéraire. On peut, certes, suivre la loi française n°49-956 du 16 juillet 1949 pour définir la littérature de jeunesse comme l’ensemble des publications « qui, par leur caractère, leur présentation ou leur objet, apparaissent comme principalement destinées aux enfants et aux adolescents »4 (art. 1). On peut, bien entendu, songer à cette approche, longtemps dominante, qui n’y identifie qu’un outil au service de l’apprentissage de la lecture ou des valeurs morales. On peut également évoquer ce préjugé qui veut que la littérature de jeunesse réponde aux capacités limitées de son jeune lecteur, ou à une simple logique commerciale, n’y voyant qu’une forme de littérature mineure.
Cependant, le lecteur averti considérera bien vite que la frontière entre la littérature destinée aux adultes et celle destinée à la jeunesse est en réalité traversée dans les deux sens à de multiples reprises. Les adultes lisent Harry Potter ; Clémentine Beauvais, auteure reconnue de littérature de jeunesse, s’adresse aux adultes dans Décomposée, et Sainte Marguerite-Marie et moi, respectivement roman en vers inspiré de Baudelaire et récit d’une enquête sur son aïeule parus en 2021. Quant aux jeunes lecteurs, ils n’attendent certainement pas leur majorité pour puiser dans la bibliothèque parentale, et l’école les initie à la lecture d'œuvres originellement destinées par leur auteur aux adultes. Cette porosité de la frontière entre ces deux formes a priori de littérature est évoquée dans la contribution de Christian Grenier (« La préhistoire dans la littérature de science-fiction »), qui cite plusieurs exemples de textes de science-fiction initialement écrits pour des adultes, mais adressés à la jeunesse à l’occasion d’une réédition.
Ce lecteur se souviendra également que la littérature de jeunesse a en réalité un double destinataire, et donne lieu à une double lecture5. C’est bien souvent l’adulte qui choisit et fournit le livre à l’enfant. L’adulte met en voix le texte encore inaccessible aux petits enfants, dans un partage essentiel à leur développement. L’oralité, la mise en voix restent de mise dans les pièces de théâtre jeunesse auxquelles est consacrée la contribution de Marie Bernanoce (« De l’humour multicolore dans les écritures théâtrales jeunesse »). Cette dernière montre d’ailleurs que l’adresse à la jeunesse est pour l’écrivain une façon privilégiée de solliciter sa part d’enfance dans le processus de création. Quant à l’album, selon la notion de dual address proposée par Maria Nikolajeva et Carole Scott dans How Picturebooks Work6, il propose deux parcours de lecture distincts : à l’adulte, le texte et les références inter-textuelles ou inter-iconiques ; à l’enfant, l’image dont jaillit le sens avant même l’oralisation par l’adulte. Ainsi la contribution d’Eléonore Hamaide-Jager (« Thierry Dedieu, peintre animalier ? ») expose-t-elle la manière dont les illustrations de Thierry Dedieu interrogent le monde et l’être au monde même auprès des plus jeunes. Le livre de jeunesse est alors ce lieu où se produit une expérience singulière de rencontre entre l’adulte et l’enfant. Tous deux sont touchés dans leur être par leur lecture, ainsi que le rappelle Anne-Marie Monluçon en conclusion de son article (« Ecologie, politique et transmission dans Nous sommes l’étincelle de Vincent Villeminot (2019) ») : comme le conte, le roman d’anticipation agit tant comme une « école des enfants » que comme une « école des parents ».
Les thèmes, eux aussi, franchissent aisément la barrière séparant l’adulte de l’enfant. Dans un stimulant petit traité où il livre son expérience de pédopsychiatre et de médiateur de la littérature de jeunesse, Patrick Ben Soussan affirme qu’« [i]ls parlent, ces livres, de la vie, rien que de la vie, c’est-à-dire de la sexualité, de violence, de mort, de peines et de souffrances »7. Et c’est bien ce que font les textes étudiés dans les présentes contributions. Une planète dans la tête de Sally Gardner, dont Eléonore Cartellier étudie le rapport avec son hypotexte 1984, de George Orwell, déploie devant son jeune lecteur un monde totalitaire où le manque, la guerre et le contrôle affectent jusqu’au langage (“Nineteen Eighty-Four’s legacy in Sally Gardner’s Maggot Moon: Rewriting dystopian themes for teenagers”). Dans le roman Nous sommes l’étincelle, Vincent Villeminot propose un monde post-transition écologique empreint de violence, dont Anne-Marie Monluçon décrypte les questionnements, écologiques et politiques, et relève les nombreuses références à la vie intellectuelle et à l’histoire récentes. L’action destructrice des humains sur les écosystèmes est également au cœur de la trilogie A la croisée des mondes, examinée par Sybille Doucet (« Effondrement écologique et responsabilité individuelle dans A la croisée des mondes de Philippe Pullman »). Les pièces de théâtre destinées à la jeunesse évoquées par Marie Bernanoce sont nombreuses à offrir une réflexion sur des sujets graves : mort, guerre, violence, divorce, folie… Souvent distinguées par les comités de lecture réunissant des enfants et des jeunes, plusieurs d’entre elles n’avaient pourtant pas été destinées à la jeunesse par leur auteur.
C’est sans doute qu’en faisant ainsi entrer dans la diégèse des pans du monde réel où évolue son jeune lecteur, la littérature de jeunesse accompagne celui-ci dans sa croissance et sa maturation. Elle lui propose, sinon des réponses, du moins des questionnements et une forme de transmission de l’expérience accumulée par les générations. Elle nourrit le monde psychique de l’enfant, lui « prêt[e] des pensées [...], des images, des associations, du sens, des émotions, de l’imagination »8. Le détour par la fiction permettrait alors au jeune lecteur, en retour, de mieux affronter le réel. Ce faisant, la fiction adressée à la jeunesse « crée du soi, fabrique du sujet »9.
Ce cheminement psychique se double d’une interrogation éthique sur la place de l’homme dans le vivant manifeste dans les contributions de Christian Grenier, Anne-Marie Monluçon, Sibylle Doucet et Eléonore Hamaide-Jager. Les deux dernières montrent que, dans son interrogation sur l’essence de l’être humain, la littérature de jeunesse va jusqu’à brouiller la frontière entre humain et animal. Si l’anthropomorphisation de l’animal est un attribut essentiel de la littérature de jeunesse, en période de réchauffement climatique et d’éco-anxiété, elle prend, nous semble-t-il, un sens différent : dans cette littérature qui aide le jeune lecteur à penser et à se penser, elle l’inviterait désormais à inventer une posture nouvelle face au vivant.
Après les travaux pionniers d’Isabelle Nières-Chevrel, Francis Marcoin, Christian Chelebourg, Nathalie Prince et nombre d’autres, il n’est sans doute plus nécessaire de démontrer la complexité de la littérature de jeunesse, que nous n’avons ici fait qu’esquisser. S’il fallait toutefois encore convaincre le lecteur de sa richesse et de sa profondeur, nous espérons que les contributions réunies dans ce texte seraient à même de le faire. Nos plus chaleureux remerciements vont à toutes les personnes qui ont permis que ce dossier voie le jour, tout particulièrement aux auteurs des contributions et aux experts qui ont évalué leurs textes.
[1] https://ldjgrenoble.hypotheses.org/.
Parmi les autres travaux issus de l’activité des membres du séminaire, on notera le numéro de la revue ILCEA « Jusqu’où le regard me porte : horizons et perspectives en littérature de jeunesse » (https://journals.openedition.org/ilcea/16041), dirigé par Sylvie Martin-Mercier et Natacha Rimasson-Fertin.
[5] Nathalie PRINCE (1e éd. 2010), La littérature de jeunesse, pour une théorie littéraire, 3e éd., Armand Colin, 2021, p. 14 : « Il ne s'agit pas ici d'envisager l'enfant ni sa culture, mais l'adulte, ou plus spécifiquement ce qui est resté chez l'adulte de l'enfant qu'il a été » (entre autres passages).
[6] Marija NIKOLAJEVA, Carole SCOTT (1e éd : London/New-York, Garland Pub., 2000), How picturebooks work, New-York, Routledge, 2006.
[7] Patrick BEN SOUSSAN (livre électronique), Qu’apporte la littérature jeunesse aux enfants ?, Toulouse, ERES/Cairn.info, 2014, emplacement 1813.
[8] Ibid., emplacement 2653.
[9] Loc. cit.
Laure THIBONNIER
Univ. Grenoble Alpes, ILCEA4, 38000 Grenoble, France
Chiara RAMERO
Université Grenoble Alpes, UMR Litt&Arts
BEN SOUSSAN, Patrick (livre électronique), Qu’apporte la littérature jeunesse aux enfants ?, Toulouse, ERES/Cairn.info, 2014, emplacement 1813.
NIKOLAJEVA, Maria, SCOTT, Carole (1e éd : London/New-York, Garland Pub., 2000), How picturebooks work, New-York, Routledge, 2006.
PRINCE, Nathalie (1e éd. 2010), La littérature de jeunesse, pour une théorie littéraire, 3e éd., Armand Colin, 2021.