En février 20171, j’ai publié une étude2 sur « un petit film de famille » qui serait passée inaperçue si on ne pouvait y voir Marcel Proust descendant les marches de l’église de la Madeleine à l’occasion d’un mariage, celui de son ami Armand de Guiche avec Elaine Greffulhe, le lundi 14 novembre 1904. Je fais alors l’expérience inattendue d’un buzz planétaire : les questions de journalistes fusent, les articles se multiplient. Un tweet notamment, posté à 6h20 du matin, le 13 février 2017, a mis le feu aux poudres : c’est celui de Jérôme Bastianelli, qui parle de « révélation » et de « première ». Dès lors les interviews se succèdent, 48h durant. Mais la plus intéressante sera donnée deux mois plus tard, jour pour jour, par Charles Dantzig, pour France Culture3.
Qu’en était-il de ce petit film issu des archives Gramont, et que quelques proustiens connaissaient pourtant, mais sans que l’identité de Marcel Proust ait jamais été formellement attestée ? Mon article, quant à lui, réunissait un faisceau de preuves issues d’une minutieuse enquête, qui put convaincre d’éminents spécialistes de l’écrivain tels que Luc Fraisse, Jérôme Bastianelli, ou Jean-Yves Tadié. Mais une question demeurait : comment un simple film, une apparition de quelques secondes sur une pellicule de 35 mm avait-elle pu créer un tel buzz médiatique, au point que, dès le 2e jour, on pouvait compter – m’a-t-on dit – 13 000 mentions sur internet, dans le monde entier ? Car, après tout, Marcel Proust n’était pas le soldat inconnu : de nombreuses photos étaient déjà connues, et livraient les traits de son visage quand ce film-là n’offrait qu’une image fugace, mal cadrée.
Le « grand monde » de Proust : mariage d’Armand de Guiche avec Elaine Greffuhle, 14 novembre 1904, durée : 1 min. 13 sec. Capture d’écran (40e seconde).
Pour la séquence intégrale, voir le site du CNC. Lien : https://www.cnc.fr/cinema/actualites/le--grand-monde--de-proust--dans-les-archives-de-la-famille-greffulhe_1835161
La position la plus répandue au sujet des rapports entre Proust et le cinéma est double : d’un côté, on prétend que l’auteur de la Recherche détestait le cinéma; de l’autre, on affirme qu’il n’est jamais allé au cinéma. D’aucuns enchaînent même ces deux lieux communs sans voir qu’ils se contredisent. Mais outre le fait que Proust a vu des films, il importe de rappeler qu’il baigne aussi dans le climat cinéphobe des années 1910, sans que cela ne l’empêche d’être fortement intéressé par le cinématographe : il n’y a qu’à considérer le nombre de références cinématographiques qui traversent la Recherche. Considérer le rapport de Proust au cinéma, c’est un peu comme examiner le rapport de Baudelaire à la photographie : si un article hostile du critique d’art4 a pu fixer une position radicale transmise par l’histoire littéraire, le devoir de contextualisation, qui prend en compte la photophobie de son époque, ainsi qu’une considération diachronique plus précise, permettent de restituer bien des nuances. Baudelaire s’est fait tirer le portrait de nombreuses fois…
Il n’empêche, Proust considère le roman par rapport au cinéma, et selon un rapport de supériorité : le roman peut faire tout ce que peut faire le cinéma, mais en mieux ; il est donc, en quelque sorte, un mode de narration « surcinématographique ». Dans tous les cas, le cinéma permet de penser la littérature, quitte à réduire la puissance esthétique du 7e art lorsque, par exemple, loin de le considérer dans la complexité de ses diverses opérations (le découpage, le montage…), Proust critique le parti-pris « absurde » qui consiste à réduire le roman à « une sorte de défilé cinématographique des choses ». On voit bien ici que le cinéma devient le point d’appui d’une critique de la littérature de notation qui serait sans rapport avec le passé ou le futur ; dès lors le cinéma serait, pour reprendre l’expression proustienne, la restitution d’une réalité conçue, dans sa dimension la plus pauvre, comme un « déchet de l’expérience »5. Si Proust évoque bien, notamment dans une lettre écrite depuis Cabourg à Michel Plantevignes en septembre 1908, le « guignol cinématographique »6, il n’évoque pas moins, dans cette même lettre, son expérience de « l’appareil morne et magique »7 devant une vue montrant Saint-Omer. Ce témoignage prouve qu’il a bien vu des images animées, et sans doute ce ne sont pas les seules qu’il a pu voir. Dans le même temps, dans la Recherche, le cinéma se résume à un « défilé » de « vues » cinématographiques, telles que celles qu’on associe aux frères Lumière, et qui semblent se réduire à la capture du présent.
Dans Rhétorique de l’image, en 1964, Roland Barthes parle du « cela a été »8 qui serait propre à la photographie, laquelle serait ainsi une image, pourrait-on dire, au passé composé. Le cinéma, au contraire, serait perçu comme un art du présent, la durée produisant une actualisation permanente de l’image. C’est l’idée, donc, selon laquelle l’image est toujours au présent, même lorsqu’elle évoque un fait passé, ce qui nous rapproche alors, dans une certaine mesure, du présent historique, ou de narration. Pour André Gaudreault et François Jost9, l’image de cinéma est imperfective, puisqu’elle marque un processus qui se produit dans la durée (celles du présent simultané, du présent du passé, ou, dans le cas du « flashforward », du présent du futur). Pour Christian Metz, le présent cinématographique est un surgissement événementiel, de telle sorte que selon lui, ce n’est pas d’un « avoir-été-là » qu’il s’agit, mais d’un « être-là vivant ».
Allons plus loin : la photographie étant en quelque sorte la trace d’un spectacle passé, comme le disait André Bazin, on s’attendrait à ce que la photographie animée (c’est-à-dire le cinéma) soit ressentie de façon parallèle comme la trace d’un mouvement passé. En fait, il n’en est rien, car le spectateur perçoit toujours le mouvement comme actuel (même s’il « reproduit » un mouvement passé), de sorte que la « pondération temporelle » dont parle Roland Barthes – cette impression d’un « autrefois » qui irréalise la visée d’une photographie – cesse de jouer devant le spectacle d’un mouvement. Les objets et les personnages que nous donne à voir le film n’y apparaissent qu’en effigie, mais le mouvement dont ils sont animés n’est pas une effigie de mouvement, il apparaît réellement10.
Notons sur ce point un problème technique posé par le film du mariage Greffuhle, puisqu’ayant été probablement tourné en 18 images/seconde, il est projeté en 24 images/seconde, ce qui donne l’impression de voir des pantins s’agiter de façon accélérée. Quand on tâche de rétablir la vitesse de tournage (18 images/seconde), le résultat visuel et temporel est différent, plus « réel ».
En vérité, les commentateurs du premier cinéma ont vu en lui une capacité à perpétuer l’image du mouvement. Chaque photogramme est donc un « avoir-été-là », mais auquel le mouvement, indice très puissant, donne cette très grande illusion de réalité. Pour autant, il ne faut pas oublier que la durée s’inscrit aussi dans la photographie, qui a un temps d’exposition. Dans cette vue stéréoscopique de 1870 par exemple, qui représente la cathédrale de Québec, on est à la frontière de la photographie instantanée, puisqu’avec la trace fantomatique laissée par un personnage qui a bougé pendant la pose, elle enregistre son déplacement.
La cathédrale de Québec. 1870. Détail.
Or, aucun photogramme n’est réellement instantané : avec une prise de vue à 16 images/seconde, la captation chimique du cinéma était, à ses débuts, relativement longue. Pour les spectateurs de l’époque, le mouvement est produit par un développement de la photographie : la photographie n’est pas passive ; elle est l’agent du mouvement. Un journaliste d’alors dit même, au sujet de la première projection du Grand Café : « La photographie a cessé de fixer l’immobilité, elle perpétue l’image du mouvement »11. Souvent, les premiers commentateurs parlent ainsi de l’ « épreuve » d’une scène vivante, de sorte que pour les journalistes, loin de s’y opposer, la cinématographie est une photographie qu’on serait parvenu à animer. C’est pourquoi la formule « moving picture » est plus fidèle à cette perception d’un présent continu qui progresse, d’un présent imperfectif.
Il existe donc un paradoxe entre le cinéma, art du présent, et la photographie, artefact du passé. Le réel cinématographique vieillit mal, alors qu’il n’en est pas de même d’un roman, ni d’une peinture ou d’une photographie. Une photographie ancienne acquiert un charme, une aura, une valeur ajoutée, quand peu de films traversent l’épreuve du temps. Plusieurs raisons à cela : l’évolution de la technique cinématographique, qui devient rapidement surannée ; la dégradation de la copie d’un film ; les changements des mœurs, et des conventions du jeu, phénomène qui n’affecte pas la photographie.
Dans le compte-rendu précédemment cité de la séance du Grand Café, on peut en outre lire ceci :
Lorsque ces appareils seront livrés au public, lorsque tous pourront photographier les êtres qui leur sont chers, non plus dans leur forme immobile, mais dans leur mouvement, dans leur action, dans leurs gestes familiers, avec la parole au bout des lèvres, la mort cessera d’être absolue. Nous conserverons le souvenir, pour ainsi dire, vivant de ceux que nous regrettons. La vie aura laissé une trace indélébile. Combien donnerions-nous pour revoir dans leurs actions les parents ou amis perdus ?12
Ici, le pouvoir du cinéma, phénoménologiquement parlant, relève moins du présent que du futur antérieur, ce qui implique de laisser s’écouler un temps suffisant, celui de la perte, entre le moment filmé et le visionnage.
Pour les spectateurs de l’époque, le film s’inscrit plutôt dans le temps de l’actualité, les images filmées étant présentées quelques jours après leur tournage sur les écrans. Mais pour nous, un film de 1896 est un passé qui redevient vivant. On sait pourtant, à l’époque, que le cinéma aura un jour le pouvoir christique de ressusciter les morts. Le premier mythe du cinéma, c’est la résurrection de Lazare, quand la photographie fige l’image vivante d’un être cher. C’est ce que j’ai évoqué dans ma thèse13 en expliquant que le cinéma est un mort-vivant qui rejoue éternellement ses gestes. Et c’est bien aussi ce qui a suscité l’émoi des Proustiens : voir revivre, sortir de la tombe, marcher devant nous, près d’un siècle après sa mort, Marcel Proust. Pour les premiers commentateurs de la photographie, ce ne sont pas seulement les êtres chers qui pourront être perpétués, mais également nous-mêmes :
Le côté émotion possible est vraiment considérable dans cette nouvelle invention. Tous ceux que nous aimons, tous ceux que nous perdrons peut-être, nous pourrons, avec cet appareil popularisé sans doute un jour, les faire revivre devant nous, ramenés à une circonstance de leur vie et de la nôtre dont le souvenir nous est particulièrement précieux. Nous reverrons leur regard et leur sourire, leurs lèvres remuer sur des paroles qui sonnent encore à nos oreilles, nous retrouverons leurs gestes familiers comme s’ils nous appelaient vers eux. Et nous-mêmes nous pourrons laisser à ceux que nous aimions un souvenir vivant pénétrer, nous absents, dans leur vie, non pas comme une simple image, mais par la mémoire plus complète d’un fait d’une durée indéfinie14.
C’est le fantasme partagé par la Recherche: redonner vie aux êtres adorés, les retrouver non par la mémoire de l’intelligence, mais par la mémoire involontaire. Or le cinéma, reproduction mécanique, n’est-il pas également une mémoire involontaire ? De façon différente, mais tout aussi puissante : c’est du moins ce que pensait André Bazin15. Pour ses premiers spectateurs, le cinéma offre une mémoire plus complète d’une durée indéfinie. La madeleine proustienne répond au même désir, mais avec les cinq sens.
[1] Ce texte est la transcription, faite par Martine LAVAUD et validée par Jean-Pierre SIROIS-TRAHAN, de la conférence qu’il a donnée à distance le 2 décembre 2021, dans le cadre du colloque « Portraits fugitifs et naissance du mouvement (1880-1927)».
[2] « Le plus beau film du monde. Proust et le cinématographe », Revue d’études proustiennes, vol. 2, no 4 (Proust au temps du cinématographe : un écrivain face aux médias ), Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 219-284.
[3] « Le secret professionnel de la découverte de Marcel Proust filmé », France Culture, 9 avril 2017. Voir URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/secret-professionnel/le-secret-professionnel-de-la-decouverte-de-marcel-proust-filme-4168670.
[4] Charles BAUDELAIRE, « Le public moderne et la photographie » (lettres à Jean Morel, directeur de La Revue française, in Salon de 1859, voir la reproduction de l’article dans Études photographiques [En ligne], 6 | Mai 1999, mis en ligne le , consulté le 22 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/185.
[5] « Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément – rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s’éloigne par là d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui – rapport unique que l’écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents. On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style. Même, ainsi que la vie, quand en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l’une et l’autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore. » (Marcel Proust, Le Temps retrouvé, éd. présentée par Pierre-Louis Rey, établie par Pierre-Edmond Robert et annotée par Jacques Robichez, avec la collaboration de Pierre-Edmond Robert et Brian G. Rogers, Gallimard, « Folio classique », 1990, p. 196). C’est moi qui souligne.
[6] « Puisse-t-il du moins, s’il traverse, ce livre à la main, Amiens, par quelque jour glacé d’automne ou d’hiver, comme dit Ruskin, se souvenir que ce guide lui fut donné un triste soir de septembre à Cabourg, au moment où allait commencer le guignol cinématographique et trouver à visiter les vieilles pierres sacrées de la Venise du Nord en compagnie de ce pèlerin mélancolique, un peu de la douceur que j’avais la veille à voir à côté de lui dans l’appareil morne et magique venir à nous Saint-Omer, appelée par un programme, ruskinien peut-être sans le savoir, la Venise du Nord. » (Marcel Proust, Lettre à Marcel Plantevignes, Cabourg, septembre 1908).
[7] Ibid.
[8] Roland BARTHES, « Rhétorique de l'image », dans Communications, 4, 1964, p. 40-51.
[9] André GAUDREAULT et François JOST, Le Récit cinématographique, Malakoff, Armand Colin, Coll. « Cinéma / Arts Visuels », 2017.
[10] Christian METZ, Essai sur la signification au cinéma, vol. 1, Paris, Kincksieck, 1968, p. 18.
[11] La Poste, 30 décembre 1895.
[12] Ibid. C’est moi qui souligne.
[13] Découpage, automates et réception : aspects du cinéma et de ses débuts (1886-1915), thèse de doctorat en études cinématographiques et audiovisuelles, André Gaudreault et Roger Odin (dir.), Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle / Université de Montréal, 2007.
[14] « A.S. », Lyon républicain, dimanche 26 janvier 1896. C’est moi qui souligne.
[15] André BAZIN, Qu'est-ce que le cinéma ?, Paris, Éd. du Cerf, 1976.
Résumé
En février 2017, le travail de Jean-Pierre Sirois-Trahan sur l’identification de Marcel Proust dans une courte séquence filmée en 1904 fait grand bruit. Pourtant, les photographies de Proust sont suffisamment nombreuses pour que le visage du grand romancier ne soit pas inconnu. Qu’est-ce donc, dans ce cas, qui put susciter un tel émoi ? Jean-Pierre Sirois-Trahan, au cours d’une conférence de présentation de la séquence proposée pour le colloque « Portraits fugitifs et naissance du mouvement (1887-1927) », donne quelques clefs d’explication. Ce texte est la transcription de sa conférence.
Abstract
In February 2017, Jean-Pierre Sirois-Trahan's work on the identification of Marcel Proust in a short sequence filmed in 1904 caused quite a stir. And yet, there are enough photographs of Proust, and the face of the great novelist is not unknown. So what is it, then, that has caused such a stir? Jean-Pierre Sirois-Trahan, in a lecture introducing the sequence proposed for the symposium “Portraits fugitifs et naissance du mouvement (1887-1927)", offers a few keys to an explanation. This text is a transcript of his conference.
Jean-Pierre SIROIS-TRAHAN
Université de Laval (Québec) / FLSH
BARTHES, Roland, « Rhétorique de l'image », dans Communications, 4, 1964, p. 40-51.
BAZIN, André, Qu'est-ce que le cinéma ?, Paris, Éd. du Cerf, 1976.
GAUDREAULT André et JOST, François, Le Récit cinématographique, Malakoff, Armand Colin, Coll. « Cinéma / Arts Visuels », 2017.
METZ, Christian, Essai sur la signification au cinéma, vol. 1, Paris, Kincksieck, 1968, p. 18.
PROUST, Marcel, Le Temps retrouvé, éd. présentée par Pierre-Louis Rey, établie par Pierre-Edmond Robert et annotée par Jacques Robichez, avec la collaboration de Pierre-Edmond Robert et Brian G. Rogers, Gallimard, « Folio classique », 1990.
SIROIS-TRAHAN, Jean-Pierre, Découpage, automates et réception : aspects du cinéma et de ses débuts (1886-1915), thèse de doctorat en études cinématographiques et audiovisuelles, André Gaudreault et Roger Odin (dir.), Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle / Université de Montréal, 2007.
—, « Le plus beau film du monde. Proust et le cinématographe », Revue d’études proustiennes, vol. 2, no 4 (Proust au temps du cinématographe : un écrivain face aux médias ), Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 219-284.